Deux notes à la Poétique de Diego Lanza
p. 117-120
Texte intégral
11On peut affirmer que dès le début de ses recherches, Lanza a partagé le point de vue de Socrate dans le Banquet de Platon. On sait que le philosophe, de façon provocatrice, obligeait Aristophane et Agathon à admettre que le poète tragique possède la techne nécessaire pour être également poète comique. Lanza s’est occupé des deux genres du théâtre institutionnel d’Athènes. Ce n’est pas un hasard si sa première étude est consacrée à l’Oreste d’Euripide, une tragédie ambiguë dans laquelle les anciens commentateurs voyaient déjà des éléments comiques alors que les interprètes modernes y retrouvent des influences du dithyrambe. Plus tard aussi, Lanza consacrera à Euripide une attention particulière qui lui permettra de commenter de façon de plus en plus précise les citations de cet auteur dans la Poétique, comme par exemple le passage sur le personnage de Ménélas dans l’Oreste. Aristote juge « non nécessaire » la méchanceté (poneria) de Ménélas : Lanza explique qu’il s’agit de l’inefficacité de ce défaut et donc d’une erreur de caractérisation du personnage selon la vision d’Aristote. Aujourd’hui, à la lumière des lectures plus récentes de la tragédie, on pourrait se demander si cette poneria doit être entendue comme bassesse, lâcheté plutôt que méchanceté. Ceci, bien sûr, ne change pas le sens du jugement d’Aristote et ne met pas en doute le commentaire de Lanza. Mais il convient de rappeler que la production scientifique à propos du théâtre et pas seulement du théâtre implique une attention particulière pour la culture grecque, l’anthropologie, la philosophie, la science et la politique et aussi pour la langue et les langages techniques. Lanza lit et interprète la Poétique en la situant dans le cadre de toute la production aristotélicienne. Il se penche particulièrement sur la classification des œuvres biologiques, et sur le système d’évaluation de l’Éthique à Nicomaque.
2Je voudrais souligner ici certains aspects de la méthode philologique que Lanza a appliquée à la lecture de la Poétique, un texte brachylogique « composé de discontinuité et de tensions ». Ses exégèses sont prudentes et équilibrées, elles soulignent constamment leur caractère provisoire, car elles sont soutenues par une lecture attentive des indices et par des argumentations rigoureuses. L’attention à la constitution du texte révèle que celle-ci est un moment fondateur de l’exégèse. Lanza montre que même la lecture la plus attentive de la tradition se produit à travers la loupe déformante de notre culture et des interrogations qui en découlent. L’histoire de l’exégèse de la Poétique, lue et commentée dès la Renaissance, en est un bon exemple.
3On se penchera ici sur deux passages importants de la Poétique.
4Il s’agit de deux passages problématiques, deux des quatre qui concernent l’élément de l’opsis et qui par conséquent obligent le lecteur à réfléchir sur la conception du spectacle qui ressort de la Poétique, texte théorique d’un lecteur de tragédie plutôt que d’un habitué du théâtre. Le premier concerne la célèbre expression opsis echei pan du sixième chapitre (1450a 14s.), qui suit la célèbre liste des six parties de la tragédie. Kassel a signalé les trois mots par deux cruces desperationis. Il a certainement préféré voir une difficulté textuelle plutôt qu’admettre que l’opsis, un élément jugé atechnos, pouvait recevoir un rôle englobant, malgré le privilège qu’Aristote accordait à l’intrigue.
5Lanza refuse les corrections extravagantes qui renversent la syntaxe de la phrase et attribuent à Aristote un pléonasme (à savoir que chaque tragédie, en plus du spectacle, présente également toutes les autres parties). Il conserve le texte transmis, mais corrige les exégèses traditionnelles. Citant un passage de la Métaphysique (1023a 9-11), il entend le verbe echei au sens de « dominer » et non de « contenir » : une lecture qui tient conte de différents niveaux (théorique, historique, normatif) entre lesquels se déplace continuellement le philosophe, dont les contradictions sont souvent uniquement apparentes.
6Par un mouvement inverse mais en faisant preuve de la même mesure, Lanza n’accepte pas la correction du passage du chap. XVIII (1456a 14s.) qui devrait attribuer au quatrième type de tragédie la qualification de tragédie spectaculaire, après la tragédie complexe, la tragédie d’émotions et la tragédie de caractère. De fait beaucoup d’éditeurs adoptent la conjecture opsis proposée par Bywater. Cette fois-ci Lanza est fidèle à Kassel qui a signalé par deux cruces desperationis trois lettres difficilement compréhensibles.
7Pourquoi la conjecture est-elle généralement acceptée ? pourquoi Aristote classe-t-il dans ce type de tragédie les Phorcides, drame satyrique d’Eschyle, le Prométhée, dont le texte montre des éléments spectaculaires - comme l’enchaînement - et toutes les tragédies qui avaient lieu dans l’Hadès ? Or, en ce qui concerne le Prométhée, nous ne savons pas quel texte lisait Aristote. Pour les autres cas nous ne pouvons rien dire : seuls deux fragments des Phorcides nous ont été transmis. L’analyse du passage entier conduit Lanza à suspendre son jugement sur la quatrième partie d’une classification qui pourrait ne pas être exactement aristotélicienne, mais plutôt liée au théâtre de son temps. Je crois que cette précaution apporte au moins un résultat : elle n’induit pas à lire le Prométhée comme une tragédie uniquement spectaculaire. Cette pièce pourrait être également classée comme tragédie à intrigue simple, voire comme tragédie de caractères, ou, pour certains vers, comme tragédie pathetiké.
8Ces modalités d’interprétation ou de suspension du jugement vont de pair avec une extrême attention portée aux modalités de communication du théâtre grec, en tant qu’héritier d’une antique tradition culturelle. J’aimerais souligner la clarté avec laquelle Lanza cerne la notion de katharsis en la libérant des lectures platoniciennes et néoplatoniciennes qui ont obscurci son sens premier. Lanza purifie (permettez-moi ce jeu de mots) l’interprétation du célèbre passage aristotélicien en se rangeant aux côtés de Bernays et de Flashar : Aristote définit le processus de libération émotive induit par la tragédie d’après l’exemple de la thérapeutique d’Hippocrate.
9Je pourrais citer d’autres passages, mais je conclus en remarquant que Lanza préfère ne pas trop intervenir sur le texte de la Poétique ; il exprime des doutes ou émet des hypothèses formulées de façon rigoureuse. Vingt ans après sa publication, l’interprétation de ce texte si difficile répond à de nombreuses interrogations. C’est l’ampleur de cette vision qui fait de Lanza un philologue à la fois sensible, respectueux et critique envers la tradition du texte.
Notes de bas de page
1 Aristotele, Poetica, introduzione, traduzione e note di DL, testo greco a fronte, Biblioteca Universale Rizzoli, Milan, 1987 ; plusieurs reimpressions.
Auteur
Université de Ferrare
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