Du dramaturge au philosophe : le Prométhée Enchaîné et la Poétique d’Aristote
p. 109-116
Texte intégral
1Mon intention ici n’est pas de rendre compte de toutes mes rencontres bibliographiques avec Diego Lanza (DL). Le « dialogue » a commencé tôt : les élèves de Nicole Loraux héritaient, en quelque sorte, de sa grande estime pour DL. Depuis, cette estime héritée est passée à l’épreuve de l’usage plus personnel de ses travaux et récemment au plaisir d’une collaboration directe. Dans cet hommage, je propose un exercice de lecture, un va-et-vient entre deux œuvres appartenant à des univers différents, la Poétique d’Aristote et le Prométhée Enchaîné, pour témoigner d’un moment de rencontre, d’un instant qui est sûrement très familier pour ses lecteurs : marcher parfois à contre-courant et en recroisant DL, avancer avec plus de certitude1.
2Étudier le Prométhée à la lumière de la Poétique revient à s’interroger sur la nature même de la tragédie, car si l’on s’en tient à la Poétique, la pièce relève d’une catégorie inférieure quant à l’essence même du tragique. En 1455b et suiv., Aristote présente les différentes espèces de tragédie, dans un passage qui pose beaucoup de problèmes d’interprétation. C’est dans ce contexte qu’il mentionne le Prométhée tragique : τὸ δὲ τέταρτον ὄψις, οἷον αἵ τε Φορκίδες καὶ ὁ Προμηθεὺς… καὶ ὅσα ἐν ἅιδου. La restitution du texte corrompu par ὄψις au 56a3 est incertaine. Or, même si cette correction se trouve débattue, tout l’esprit de la Poétique plaide pour ce qu’Aristote semble concevoir comme un déséquilibre esthétique : la prédominance du visuel sur l’histoire. Comme le disent R. Dupont-Roc et J. Lallot, qui optent pour la correction de Bywater2 : « la “tragédie-spectacle” apparaîtrait donc comme un type extrême dans lequel l’hypertrophie du spectaculaire inhérent à l’effet violent peut aller de pair avec une extrême simplicité de l’histoire »3. Ne pouvant développer ce point, je me limiterai ici à rappeler la position d’Aristote sur le spectacle, en citant le passage célèbre sur la primauté du muthos sur la mise en scène :
La frayeur et la pitié peuvent assurément naître du spectacle mais elles peuvent naître aussi du système des faits lui-même : c’est là le procédé qui tient le premier rang et révèle le meilleur poète. Il faut en effet qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est ce qu’on ressentirait en écoutant l’histoire d’Œdipe. Produire cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art : c’est affaire de mise en scène. Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent non l’effrayant, mais seulement le monstrueux, n’ont rien à voir avec la tragédie ; car ce n’est pas n’importe quel plaisir qu’il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est propre (Poétique, 14 53b 1-11, traduction Dupont-Roc, Lallot)
3Le grand nombre de commentaires érudits sur ce passage n’élimine pas le sentiment d’un paradoxe qui m’a intriguée longtemps : comme je lisais dans le Prométhée Enchaîné ce qu’on appelle en termes modernes une dimension métathéâtrale forte, il me semblait important de creuser ce que je considérais comme un écart notable entre la vision du théâtre exposée par Aristote et celle pratiquée par l’Eschyle du Prométhée. Au fil des lectures croisées, le constat m’a paru inéluctable et le paradoxe patent : Aristote n’est pas la bonne grille de lecture pour le Prométhée. Or la controverse érudite moderne qui entoure la pièce est fortement tributaire de la Poétique.
4En effet, la théorie aristotélicienne de la tragédie et surtout la classification en quatre espèces a défini l’attitude érudite à l’égard de la pièce. Je citerai un exemple éloquent : un des lecteurs les plus avertis d’Eschyle, O. Taplin, postule que le visuel a une signification dramatique partout ailleurs chez Eschyle sauf dans le Prométhée. Venant de celui qui a fait beaucoup pour réhabiliter le soi-disant spectaculaire dans le théâtre eschylien, ce jugement invite vraiment à en creuser les fondements de manière plus générale. Malgré son attitude très critique à l’égard de la Poétique, dans le cas présent, O. Taplin semble réactiver les catégories aristotéliciennes, en joignant à la critique du visuel la thèse courante d’une tragédie pauvre en action et décousue, d’une exception dans la technique dramatique eschylienne4.
5Trop « simple » ou « trop spectaculaire » : ces deux catégories-« repoussoirs »5 de la théorie aristotélicienne du tragique ont énormément influencé la dévalorisation si fréquente du Prométhée. Néanmoins, si l’on parvient à faire abstraction de son caractère normatif, le témoignage d’Aristote peut s’avérer précieux à plusieurs égards : dans notre cas, il permet de supposer que les œuvres de type « Prométhée »6 étaient suffisamment sui generis pour justifier l’existence d’une catégorie particulière regroupant des pièces à thèmes infernaux, ou plus généralement surnaturels. D’ailleurs, cette dernière espèce pourrait viser prioritairement Eschyle, parce que deux de ses pièces sont citées dans ce passage de la Poétique et que ta en aidou font partie de sa production connue. Il ne s’agit donc pas de « réfuter » Aristote, mais de se servir de ses réticences d’une autre manière, pour se demander si un certain théâtre religieux pouvait soulever des questions idéologiques importantes. Pour anticiper sur mes conclusions, ce que le philosophe semble reléguer à la dernière espèce et qui semble s’éloigner le plus de son idéal du tragique, c’est justement un domaine de création dramaturgique qui, à en juger par le corpus existant et par la tradition, a interpellé Eschyle de manière particulière.
6Aristote pratique le prototype de la lecture qui marginalise expressément l’espace scénique comme porteur de sens en lui même. Dans le cas du Prométhée Enchaîné la question, formulée en des termes aristotéliciens, pourrait être comme suit : si on enlevait la présence constante du Titan souffrant sur scène, « l’absorption du visuel par les mots (NL, p. 160) » suffirait-elle, comme le voudrait Aristote ? Sans le spectacle et ses éléments sensationnels (la souffrance criante du supplicié), le texte et ses messages fonctionneraient-ils moins bien, du moins dans une société croyante comme la société grecque ? J’y reviendrai.
7Pour résumer la question : ce que le philosophe tient pour spectaculaire et/ou simple, ce surplus ou cet excès d’expression scénique, que peut-il offrir à la problématique de la pièce, au message fort qu’elle délivre ? Peut-on, du point de vue moderne, minimiser l’importance de ce message qui touche le cœur de la tradition religieuse et de ses récits, pour évoquer des raisons stylistiques, non concluantes par ailleurs, comme si Eschyle ne pouvait pas adapter la forme au thème ? D’autant plus qu’Eschyle appartient à l’âge de l’histoire dramaturgique grecque où les auteurs étaient des hommes de théâtre « complets », autant responsables des mots que de leur réalisation scénique7. Pour plusieurs raisons dont certaines seront commentées par la suite, le Prométhée peut être envisagé comme un cas particulièrement exigeant sur le plan de l’organisation scénique et thématique, nécessitant l’invention d’une mise en scène adéquate pour ne visualiser rien de moins que le mythe fondateur du rituel civique.
8L’aura de la Poétique fait « oublier » l’évidence de l’antériorité chronologique d’Eschyle, qui a composé ses pièces bien avant qu’Aristote ne forme ses analyses. J’invite le lecteur à se focaliser sur cette « évidence », qui me permet d’évoquer le moment où mes tribulations sur la Poétique ont croisé le travail de DL, notamment son article « Redondances » (Lanza 1988). Comme le dit DL, « si nous prenons en considération les tragédies du Ve siècle, nous pouvons remarquer que la situation est bien différente de celle exposée par Aristote »8. Dans les pages qui suivent, il s’agira d’aborder plus concrètement certains aspects de ce problème.
9Au cœur de l’article de DL, l’usage aristotélicien du mot muthos. Aristote se sert de ce mot de façon très ambiguë, dit DL, et ceci est connu. DL élaborera sur cette ambiguïté tout au long de son analyse, pour souligner de façon très éclairante le rapport entre temporalité de l’action sur scène et ensemble mythique dont cette action scénique est tirée. « Celle-ci fonctionne comme tragédie seulement si son intrigue reste strictement liée aux événements qui précèdent le moment où elle commence » (p 142). Cette ambiguïté ferait partie de la stratégie théorique de la Poétique : muthos - récit traditionnel, muthos - intrigue. DL se concentre sur les tragédies du Ve s., pour constater les écarts entre la description aristotélicienne des œuvres et les œuvres tragiques elles mêmes, pour insister sur l’importance de l’usage de la matière traditionnelle dans la construction tragique. L’exemple qu’il privilégie est l’Iphigénie en Tauride, dont Aristote résume l’intrigue comme paradigme de l’unité de l’action. DL remarque qu’Aristote omet dans son résumé l’élément important de la recherche de la statue d’Artémis par Oreste et évoque deux motifs pour cette omission : cacher le lien de l’homme avec la divinité, taire les antécédents mythiques de l’intrigue tragique. Le matricide d’Oreste devient insignifiant (Lanza 1988, p. 142) dans le résumé d’Aristote, or il est loin d’être insignifiant dans la tragédie en question.
10D’autres événements mythiques sont également supprimés de cette manière. La construction dramatique euripidéenne « cache une série très riche de traits rituels qui sont pourtant présents dans l’action jouée ». De plus l’Iphigénie en Tauride récupère presque tout le mythe des Atrides et renvoie aussi à des épisodes mythiques distincts de l’action jouée (le passage d’Io en Asie, l’histoire d’Alcyon, la naissance d’Apollon et sa conquête de Delphes). DL utilise cet exemple pour donner l’image du mythe dramatisé comme « segment assez bref d’une chaîne mythique plus étendue » (Lanza 1988, p. 143).
11Dans cet article, DL est aux prises avec le phénomène, toujours étrange pour nous modernes, d’une forme littéraire qui, à partir d’un certain moment, se construit quasi-exclusivement sur une intrigue connue des spectateurs. Ce qu’il appelle élégamment « redondance du mythe » l’incite à réfléchir « sur le jeu de rapports entre le public du théâtre du Ve s. et le système mythologique structuré par la tradition poétique, une question qui porte sur le rapport entre le monde des hommes dans la vie quotidienne et le monde des héros visés dans leur totalité ». Je continue de citer : « Il s’ensuit donc que l’on peut bien réduire la plus grande partie des mythes à des récits simples, structurés en fonctions, et de cette façon les rendre comparables, sinon identifiables les uns aux autres ». Mais cette opération, continue DL en offrant une critique succincte de l’analyse structurale, c’est comme les fouilles archéologiques qui donnent des informations précieuses sur les fondations, mais pas sur les emplois successifs d’un bâtiment. Car DL s’attaque à une question très difficile, celle du muthos, du rapport à la tradition et, même s’il ne la pose pas ainsi, il ouvre néanmoins une voie pour resituer l’auteur tragique, le dramaturge, entre redondance et création. Il le dit de façon plus réservée : le poète « tente d’interpréter » le mythe connu.
12Ce que DL appelle un segment mythique est équivalent au muthos d’Aristote dans le sens de l’intrigue. Dans le cas du Prométhée, la focalisation visuelle et thématique sur le segment mythique « châtiment du Titan » peut être un élément fort de resémantisation de la chaîne mythique étendue, qui plus est d’une chaîne mythique qui sous-tend le système rituel de la cité9.
13Si l’on opère une analyse interne, en restant particulièrement attentif aux éléments qui renvoient à la mise en scène, il apparaît que l’opsis est partie intégrante du sens de la pièce, car dans le Prométhée le visuel règne, mais il règne avant tout dans les mots. Aucune pièce d’Eschyle – pas même l’Œdipe Roi de Sophocle – ne comporte autant d’expressions relatives à la vision. Parmi toutes les tragédies existantes, le Prométhée présente la plus haute densité de « mots qui voient », plus de 75 occurrences, dont la plupart sont associées à Prométhée lui-même. Dans le texte, le supplice est avant tout appel constant à la vue, spectacle d’une horreur inévitable. L’intention de l’auteur - homme de théâtre vise une double opération : le dieu souffrant ne quitte jamais la scène et le langage érige cette présence ininterrompue en élément dramaturgique important.
14Au fil de mes multiples relectures de la pièce, le choix scénique de cette présence inévitable m’a paru construire une dimension métathéâtrale forte, qui relève de la réflexion systématique sur la pitié et la terreur, très présente et intentionnellement inscrite dans la tragédie en général. Le Prométhée devait être un des exemples le plus parlants de cette interrogation fondamentale pour les tragiques, d’autant plus que le mythe prométhéen fait dépendre la relation entre dieux et hommes de l’élément de la compassion (rappelons-nous que pour Aristote φιλανθρωπία est un des ingrédients principaux du tragique). À mes yeux, cette dimension métathéâtrale du Prométhée, Aristote a pu la solliciter beaucoup plus qu’il ne le laisse transparaître. Car Aristote est un grand lecteur de la poésie (et le Lycée un lieu d’étude approfondie de celle-ci), dans laquelle il se forme en tant que poéticien (et accessoirement poète), pour laquelle il avoue son admiration et même sa préférence (par exemple, par rapport à l’histoire10). Il n’invente donc pas les ingrédients principaux du tragique, les poètes l’ont sciemment fait avant lui.
15Le théoricien de la Poétique ne pouvait ignorer l’élaboration eschylienne d’une réflexion sur la pitié et la terreur (et les moyens scéniques et verbaux pour créer l’effet adéquat), qui forme le noyau du Prométhée. Pour résumer seulement mes hypothèses à ce propos, je dirai que c’est justement dans cette pièce qu’Eschyle donne aux mots ΦΟΒΟΣ, ΟΙΚΤΟΣ, ΕΛΕΟΣ le statut de thèmes-clefs. La mise en spectacle devrait contribuer considérablement et de façon complexe à l’effet recherché par ce réseau thématique : la « temporalisation » (ou le segment mythique) choisie par Eschyle consiste avant tout en une focalisation sur les émotions comme ressort fondamental de l’intrigue et comme thème dominant dans une réflexion sur la justice. Dès lors, la question se formule ainsi, inévitablement : comment une telle tragédie, qui se déroule essentiellement en milieu divin pourrait-elle ressembler aux autres ? La pièce emprunte le thème mythique le plus adéquat pour faire une « archéologie » de l’émotion tragique, une élaboration de la notion de la compassion (la compassion des dieux pour les hommes étant un des problèmes majeurs). Choisir de mettre en scène le conflit et les passions dans le monde divin, c’est remonter à ce temps indécis où dieux et hommes, encore proches, avaient en commun l’expérience de la souffrance. Eschyle remonte vers cette ère confuse, vers un monde divin ébranlé par la matière par excellence du tragique, le pathos, et choisit pour cela un personnage théâtral aux contours atypiques. J’ai donc fait l’hypothèse qu’on peut voir en cette pièce un extraordinaire « laboratoire » de l’émotion tragique et de ses origines. La récurrence et l’agencement des thèmes indique un intérêt poétique particulier pour la pitié et la terreur, chaînons importants de cette construction dramatique peu commode qu’est le Prométhée, dont l’univers est divisé entre ceux qui éprouvent et ceux qui n’éprouvent pas ces sentiments tragiques par excellence. J’ai parlé du problème de la compassion des dieux pour les hommes, qui peut, à première vue, ne pas paraître pertinent dans un cadre polythéiste. Cependant, le texte tragique ne laisse aucun doute, Prométhée lui-même fait de la philanthropie la cause fondamentale de son comportement » : dià tèn lían philóteta brotôn. (123), il a agi « par amour excessif des hommes ». Le danger théologique est réel : la philanthropie réintroduit le tragique là où il ne devrait avoir aucune place, par définition : dans le monde divin, ou, pour être plus précis, là où il n’a de place que quand les humains s’en mêlent.
16Pour revenir à la question de la réception moderne, on peut voir dans la forte dominante « théologique » de la pièce le facteur décisif de sa dévalorisation en tant que tragédie. La tendance fréquente à « laïciser d’entrée de jeu la cité »11 peut-elle bloquer l’évaluation sereine du religieux comme dimension majeure du tragique, qui fonctionnait puissamment devant un public concerné par cette matière ? Pensons à la mise en scène des Euménides et aux réactions du public effrayé par le spectacle des Erinyes : le spectaculaire, ou comme le dit Loraux, le déséquilibre entre œil et oreille12, a été en l’occurrence un des moyens privilégiés pour véhiculer la puissance chtonienne sanglante des Déesses infernales de la Vengeance. Il me semble cependant que s’il y a une condition nécessaire pour que le Prométhée redevienne une tragédie à part entière, c’est d’accepter, avec Reinhardt, que dans cette pièce – peut-être plus que dans toute autre – Eschyle « prend les dieux à cœur ». Pour le dire en termes scéniques, les dieux sont eux-mêmes acteurs sur scène, ils n’interviennent pas ex machina. Minimiser ce ressort fondamental du tragique réduit fatalement le Prométhée à un mélodrame sans profondeur.
17Cette tendance « laïcisante » se trouve renforcée si on utilise la Poétique comme grille – anachronique – d’interprétation de la tragédie, vu l’implicite projet aristotélicien d’épurer la tragédie du religieux. DL observe ce même ordre de phénomènes dans l’analyse aristotélicienne de l’Iphigénie en Tauride : alors que la cohérence de la construction dramatique euripidienne contient une série très riche d’éléments rituels, Aristote cache les liens de l’homme avec la divinité. Pourtant, ces traits rituels sont présents dans l’action : la plainte pour la mort (supposée) d’Oreste et la grande cérémonie de purification qui sert de prétexte à la fuite du frère et de la sœur.
18Si le mot muthos devient souverain dans la construction d’Aristote, s’il acquiert de nouveau des lettres de noblesse après Platon, c’est peut-être parce qu’il reproduit la notion de discours unitaire, en tant que « discours » attaché à une instance organisatrice, un créateur. DL pose avec beaucoup de sensibilité la question de l’usage tragique du mythe, travaillant sur les notions de « segment » et de « chaîne mythique plus étendue ». À partir de cette analyse, il démonte patiemment les moments où notre Aristote, lecteur de la tragédie, semble, selon nos critères, manquer de rigueur13. Et pour revenir une dernière fois au muthos aristotélicien, DL montre que celui-ci n’a pas, ne peut avoir, l’autonomie que veut lui donner Aristote (Lanza 1988, p. 143).
19Si j’emprunte l’expression de DL, je dirais qu’il y a des « segments mythiques » qui sont focalisés par la dramatisation. Si j’affine encore l’usage de ce vocabulaire à propos du Prométhée, je dirais que c’est une pièce d’hyperfocalisation sur un segment, une hyperfocalisation très orientée vers la forme du plaidoyer, à tel point que l’action dans le sens de la « péripétie » et de la metabolé, applicable dans les affaires humaines, se perd et nombre de lecteurs modernes expriment un malaise. Dans ce sens je dirais volontiers, en jouant sur l’anachronisme, que le Prométhée est la moins aristotélicienne des pièces dont nous disposons, car elle met à mal les catégories de la Poétique, fortement enracinées dans le registre humain. Entre dieu et homme, Prométhée brouille les ressorts du tragique et ce brouillage donne à Eschyle l’occasion de faire réfléchir sur le divin, l’humain, le pouvoir, la souffrance et avant tout sur la force de l’art théâtral qu’il a magistralement servi.
Bibliographie
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Dupont-Roc R., Lallot J. (1980), Aristote, La Poétique, Paris.
Lanza D. (1988), « Redondances du mythe dans la tragédie », dans C. Calame (éd.) Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Génève, p. 141-14.
Loraux N. (1989), « Les mots qui voient », dans C. Reichler (éd.), L’interprétation des textes, Paris, p. 158-182.
Loraux N. (1997), La citée divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris.
Papadopoulou I. (2003), « Les mots qui voient : le tragique dans le Promethée enchaîné », Kernos 16, p. 43-57.
Scullion S. (1994), Three Studies in Athenian Dramaturgy, Beiträge zur Altertumskunde (vol. 25), Stuttgart.
10.1515/9783110950533 :Taplin O. (1977), The Stagecraft of Aeschylus, Oxford.
Vernant J.-P. (1979), « À la table des hommes. Mythe de fondation du sacrifice chez Hésiode », dans M. Detienne, J.-P. Vernant (éds), La cuisine du sacrifice en Grèce ancienne, Paris, p. 37-132.
Notes de bas de page
1 Je me réfère à Papadopoulou 2003. Les articles de DL et de Nicole Loraux que je cite ici sont respectivement Lanza 1988 et Loraux 1989.
2 Dans leur note à ce passage, Dupont-Roc, Lallot 1980 développent plus longuement les arguments qui plaident en faveur de ὄψις, de la correction de Bywater. Voir les réserves de Loraux 1989 concernant la traduction de ce terme.
3 Dupont-Roc, Lallot 1980, p. 298. C’est en essayant d’établir une analogie entre l’épopée simple et la tragédie- spectacle que les auteurs procèdent à ces raisonnements qui me paraissent tout à fait fondés et qui sont inspirés de la totalité du contexte de la Poétique. Voir aussi le commentaire à 58a 5.
4 Taplin 1977, Appendix F.
5 Expression de Dupont-Roc, Lallot.
6 Pour un aperçu des positions modernes sur la mise en scène du Promethée, voir Scullion1994.
7 Cette perspective est chère à DL, qui est particulièrement conscient de l’écart entre les approches purement textuelles et celles qui tiennent compte de l’espace et de la pratique scéniques.
8 Lanza 1988, p. 141.
9 Les articles de Vernant explicitent le rapport entre mythe prométhéen et rite civique. Voir en particulier Vernant 1979, p. 37-132.
10 Poétique 1451b 5-15.
11 Loraux 1997, p. 15.
12 Loraux 1989, p. 166.
13 Le corpus des œuvres qui fonde les classifications de la Poétique est très orienté : DL le dit dans son commentaire au passage de la Poétique, à propos des quatre espèces : cette classification d’Aristote est axiologique, tirée des exemples qu’il choisit de commenter.
Auteur
Center for Hellenic Studies, Harvard
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