L’Anaxagore de Diego Lanza : quelques réflexions
p. 51-84
Texte intégral
1Le système d’Anaxagore est un labyrinthe où l’on se perd et dont on peine à trouver l’issue, une énigme dont on ne peut pourtant s’empêcher de chercher la solution. Mais cette solution, objet de la quête de tout interprète franchissant le seuil du labyrinthe, a-t-elle jamais existé ? Était-elle exposée par Anaxagore dans les textes qui ont disparu sans doute à jamais ? Anaxagore voyait-il lui-même les contradictions internes qu’ont décelées ses critiques ? Si oui, les assumait-il lui-même ? Lorsqu’on interprète des textes (et à plus forte raison lorsqu’ils sont fragmentaires), on recherche une cohérence qui rende intelligible l’ensemble. En ce qui concerne Anaxagore, on le fait le plus souvent en introduisant des éléments que les textes ne mentionnent pas, trouvant sans doute dans l’aspect fragmentaire du corpus une raison qui légitime une telle démarche. Il y a autant d’interprétations et d’hypothèses que d’interprètes1, et, dans le cas d’Anaxagore, cette multitude de voix discordantes rend plus complexe encore la structure du labyrinthe, si bien qu’on désespère d’en trouver un jour l’issue.
2Dans ce bruissement de voix multiples qui ne cesse de s’amplifier, dans cette quête effrénée de la solution, la lecture des travaux de Lanza nous invite à faire une pause, à nous éloigner du vacarme et à nous taire, pour écouter et réfléchir. Car ce qui distingue la démarche de Lanza, c’est justement qu’elle engage le lecteur à un travail réflexif, à un retour sur son propre travail d’interprète. Si donc les thèses de Lanza peuvent trouver leur place dans une doxographie des interprétations, l’important en réalité n’est pas là (ou pas seulement), mais dans le fait qu’il se situe en dehors car son geste dépasse le cadre général des interprétations : il se situe hors-champ, pour ainsi dire. Certains estimeront ou ont estimé sans doute qu’il reste en deçà ; je dirai pour ma part qu’il va au-delà et qu’il nous emmène au-delà du cadre balisé. Tout dépend de ce que l’on cherche : le Socrate du Théétète ne parvient pas au but officiel ou explicite du dialogue, mais il fait avancer considérablement ses interlocuteurs (et les lecteurs) dans la démarche de la recherche, et ce faisant, il atteint le but véritable. Ce que Lanza donne au lecteur est moins un contenu que les moyens de se faire sa propre interprétation, les moyens de la construire de la façon la moins naïve et la plus consciente possible. Quels que soient les résultats qu’il obtient en terme de compréhension du système d’Anaxagore, quelles que soient les hypothèses qu’il propose, ce genre de considération suffit à rendre son travail original et utile aujourd’hui encore.
3Si son travail est daté, c’est « par accident » : parce qu’il se situe dans les années 1960, à une époque où les interprétations majeures (anglo-saxonnes pour la plupart) étaient orientées vers une conception particulariste (ou corpusculariste) des éléments d’Anaxagore. Bien que l’objectif de Lanza ne soit pas polémique, il est évident qu’il a construit sa propre interprétation en opposition à ce genre de reconstructions - cela apparaît comme un leitmotiv dans ses commentaires. Dans ce qui suit, je ne prendrai pas position sur ces questions passionnantes mais assez datées, ni sur la question de savoir si Lanza a raison d’attribuer à ces interprètes des confusions entre Anaxagore et l’atomisme. En revanche, j’insisterai sur les points forts de son travail, qui ont ceci de remarquable qu’ils ne sont pas atteints, eux, par la contingence ni soumis aux vicissitudes du temps. Comme nous le verrons, cette solidité tient au fait que Lanza évolue dans la sphère du vraisemblable et qu’il se montre sensible au fait que son objet possède une unité.
4Je présenterai d’abord les éléments remarquables de l’interprétation de Lanza, après quoi j’exposerai un point épineux de la réception ancienne et moderne (la question des homéomères) qui a particulièrement intéressé Lanza et au sujet duquel il a une thèse forte qu’il convient d’examiner2.
Le choix du vraisemblable
5Pour le dire en quelques mots, la posture de Lanza mériterait d’être qualifiée de respectueuse. On comprend assez rapidement en effet lorsqu’on le lit que ce qui importe à Lanza c’est d’éviter d’attribuer abusivement à Anaxagore des choses qu’il ne dit pas. La surinterprétation semble être pour lui l’erreur à éviter à tout prix. Sa méthode est fructueuse dans le sens où, comme nous le verrons, elle produit des résultats philosophiquement intéressants quant à la compréhension qu’on peut avoir d’Anaxagore. Mais ce n’est pas tout : elle est aussi une invitation implicite à réfléchir à ce qu’interpréter veut dire : y a-t-il une interprétation qui ne soit pas une surinterprétation ? Il semblerait que l’expression aux allures proverbiales du fragment B21a DK (ὄψις τῶν ἀδήλων τὰ φαινόμενα) ne doive pas être appliquée à notre lecture des fragments. Du moins, si on explicite le geste de Lanza, on pourrait dire que celui-ci ne cherche pas à rendre manifeste ce qui ne l’est pas. Il s’attache à ce qui est dit, et uniquement à ce qui est dit, alors que la plupart des interprètes introduisent dans son système des éléments qui lui sont étrangers. Ainsi, l’attitude de Lanza n’est pas seulement prudente, elle est respectueuse. S’il ne cherche pas à en dire plus que ce que disent les textes, ce n’est pas parce qu’il est prudent de suspendre son jugement, c’est parce que, au fond, il estime que ce qu’Anaxagore « veut dire » est ce qu’il dit et qu’il n’a pas besoin qu’on parle à sa place, même si l’état fragmentaire du corpus incite à céder à la tentation.
6Le plus souvent, lorsqu’on interprète un auteur présocratique, on cherche à retrouver la substance du système de pensée considéré, ce qui implique qu’on attribue des thèses à l’auteur étudié et qu’on tente d’expliciter ces thèses qui ne sont que partiellement énoncées, si elles le sont. Ainsi, pour prendre un exemple, lorsque Anaxagore dit « Toutes les choses étaient ensemble », certains identifient les choses aux éléments, d’autres aux contraires, d’autres aux choses constituées, etc. Pour prendre un autre exemple, lorsque Anaxagore dit en B4a DK que « cette séparation pourrait avoir lieu non seulement chez nous, mais aussi ailleurs », certains voient là une expérience de pensée, d’autres une allusion à d’autres mondes semblables au nôtre, d’autres encore émettent l’hypothèse qu’il s’agit là de mondes microscopiques présents dans les choses de notre monde, etc. Bref, nous cherchons tous ce que cela veut dire, et c’est la raison pour laquelle il y a tant de débats interprétatifs. L’horizon que nous cherchons à atteindre est la vérité du fait. Et lorsque nous sommes engagés dans ce type de recherche, nous avons l’espoir, sinon la certitude, que la quête n’est pas vaine. Il y a quelque chose à chercher (c’est une certitude), et même à trouver, même si la quête est vouée à l’incertitude parce que l’horizon se dérobe sans cesse (ce qui justifie que la quête se poursuive, d’ailleurs). Remarquons que cela n’est pas propre aux présocratiques (parce que les données dont nous disposons sont fragmentaires) : c’est vrai de toute tentative d’interprétation. Mais la médaille a un revers. Y a-t-il une preuve que cette interprétation soit la bonne ? On a des indices, des témoins que l’on peut convoquer, des arguments que l’on peut avancer. Mais aussi sérieux soient-ils, ils ne permettent pas d’avoir la certitude que la vérité est atteinte. La probabilité d’erreur est grande. Le vraisemblable n’est pas le vrai. Donner une interprétation, c’est peut-être justement franchir cette limite, avec le risque de ne pas dire ce que le texte dit, de lui imposer un sens qui est le nôtre avant d’être le sien, c’est peut-être substituer à sa nécessité propre, la contingence de notre interprétation (toute orientée et déterminée qu’elle est par la tradition et le contexte dans lesquels nous nous inscrivons, que nous les acceptions ou non).
7Dans ce contexte, Lanza a adopté une démarche particulièrement originale. On pourrait dire qu’il se montre attentif tout autant à ce qui n’est pas dit qu’à ce qui est dit. Plutôt que de chercher à expliciter l’implicite (que celui-ci soit accidentel ou non), Lanza délimite un champ, le champ du vraisemblable, au sein duquel se trouve la vérité sans que celle-ci soit jamais réellement énoncée. Lanza n’a pas de thèse à proprement parler, mais cela ne l’empêche pas de réfuter. Tel Socrate pratiquant l’elenchos, sans pour autant savoir quelle est la vérité recherchée, Lanza exerce sa sagacité sur les interprétations d’Anaxagore sans pour autant proposer une interprétation qui se situe sur le même terrain. La démarche est heuristique et le demeure. On dit moins ce qui est qu’on n’élimine ce qui n’est pas. Une telle méthode pourrait paraître déflationniste ou déceptive, mais elle est en réalité assez fructueuse.
8L’état fragmentaire du corpus, le silence des sources sur certains points induisent une situation d’aporie. Il semble que l’idée sous-jacente à la méthode de Lanza soit de laisser subsister ce silence sans chercher à tout prix à combler le vide. Mais cela ne signifie pas qu’il s’efface complètement et répète simplement ce que les textes disent, suspendant son jugement sur le sens à donner à tout cela. Il ne cherche pas la solution en remplissant les vides, mais tout au contraire en ne s’attachant qu’à ce qui est et dont on dispose. Pour faire comprendre un point qui me semble important dans la démarche de Lanza, je la comparerai à la recherche que l’historien Alain Corbin a menée dans les années 1990 et qui a abouti à un livre intitulé Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Sur les traces d’un inconnu (1798-1876). L’auteur explique dans la préface comment il a choisi (absolument au hasard) le parfait inconnu qui allait faire l’objet de son travail d’historien et dont la seule trace est le registre d’État civil d’un village de l’Orne d’où était originaire l’individu, sabotier de son état. Il expose également quels sont son but et sa démarche. Je citerai quelques passages significatifs : « Mon but est, ici, d’opérer un rassemblement, puis d’effectuer un assemblage de traces dont aucune n’a été produite par le désir de construire l’existence de Louis-François Pinagot en destin, ni même de le désigner comme un individu susceptible d’en avoir un. En bref, il s’agit de recomposer un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés ; et, ce faisant, d’écrire sur les engloutis, les effacés, sans pour autant prétendre porter témoignage. Cette méditation sur la disparition vise à faire exister une seconde fois un être dont le souvenir est aboli, auquel aucun lien affectif ne me rattache ; avec lequel je ne partage, a priori, aucune croyance, aucune mission, aucun engagement. Il s’agit de le re-créer, de lui offrir une seconde chance - assez solide dans l’immédiat - d’entrer dans la mémoire de son siècle » (p. 8). « Louis-François Pinagot a probablement songé à laisser une trace (…). Quoi qu’il en soit, il n’en reste rien. Il nous faut donc prendre appui sur le vide et sur le silence afin d’approcher un Jean Valjean qui n’aurait jamais volé de pain » (p. 9). « Il me fallait élire un individu sur lequel seuls nous renseignent des documents qui n’ont pas été suscités par des curiosités et des procédures d’enquête visant particulièrement sa personne. Ma tâche, ensuite, consistait à s’appuyer sur des données certaines, vérifiables ; à enchâsser en quelque sorte la trace minuscule et à décrire tout ce qui a gravité, à coup sûr, autour de l’individu choisi ; puis à fournir au lecteur des éléments qui lui permettent de recréer le possible et le probable ; d’esquisser une histoire virtuelle du paysage, de l’entourage et des ambiances (…) » (ibid.). « Il nous faudra pratiquer une histoire en creux, de ce qui est révélé par le silence même » (p. 13).
9Avant d’insister sur les différences entre le cas d’Anaxagore et celui de Louis-François Pinagot, nous pouvons noter les similitudes qui rapprochent les démarches de Lanza et de Corbin. Il y a en effet dans les deux cas un silence irréductible que les deux chercheurs assument, un point aveugle qui ne sera jamais mis en lumière (la vie personnelle de l’individu, ses émotions et ses pensées, dans le cas du sabotier, et l’œuvre disparue dans le cas d’Anaxagore). Un même souci les anime : donner au lecteur l’accès au vraisemblable et au probable en prêtant attention au contexte ambiant et en s’appuyant sur des données vérifiables. Faire l’histoire en creux, c’est dire tout ce qui peut être dit autour de l’objet et faire en sorte que le périmètre du silence s’amenuise le plus possible sans pour autant tenter l’impossible, à savoir parler à la place du silence, le remplir de paroles. La limite ne doit pas être franchie, parce qu’elle ne le peut ; on peut tout au plus faire en sorte de s’en approcher au plus près et de la circonscrire le plus précisément possible.
10Cela dit, il existe une différence fondamentale entre Anaxagore et l’illustre inconnu : c’est un auteur qui a produit une œuvre dont il nous reste des citations littérales et il a bénéficié d’une grande notoriété dans l’antiquité. Dans son cas, le dossier est donc beaucoup plus fourni, même s’il est lacunaire. C’est une raison d’être optimiste, mais c’est aussi contraignant. Optimisme dans le sens où on peut espérer faire des découvertes dans ce dont on dispose ; contrainte dans le sens où le chemin est balisé - il faut donc être attentif aux signes qui le bordent si l’on souhaite sinon parvenir au but, du moins s’en approcher autant qu’il est possible. Et ces signes sont nombreux pour peu qu’on y prête attention. Le fragment est-il une trace, un symptôme, ou a-t-il sa valeur propre ? Ce qui a disparu est-il plus important que ce qui est là dans le texte transmis par la tradition ? Et si, après tout, nous disposions de suffisamment d’éléments pour nous faire une idée, de même que nous pouvons imaginer le vase d’où proviennent tels tessons, parce que le vase en son entier ne nous en apprendrait pas davantage - ce serait juste plus beau à regarder ? Bien sûr, l’analogie ne fonctionne pas exactement. Il faudrait nuancer : on peut facilement reconstituer un vase à motifs géométriques répétitifs, ce qui est impossible dans le cas de vases représentant des scènes (s’il nous manque la moitié du vase, on ne pourra jamais le reconstituer en son entier). Néanmoins, même dans ce dernier cas, on peut concevoir que l’on puisse tirer un enseignement d’un quart de vase figuratif : on peut y distinguer un style propre au peintre, des éléments de structure significatifs, etc. Un autre point de divergence entre la transmission des fragments de textes et celle des tessons de vases est le rôle du hasard. La raison pour laquelle tels tessons et non pas d’autres nous sont parvenus peut sembler aléatoire (certaines parties du vase ont été plus sensibles à l’usure du temps, par exemple, même si l’usure du temps est un phénomène nécessaire). Pour ce qui est des textes qui nous sont parvenus sous forme de citations, les choses sont moins simples. En tout cas, ils ont été sélectionnés par quelqu’un dans un but précis et pour une raison précise. Cette sélection n’est pas le fruit du hasard. Dans le cas d’Anaxagore, les fragments et les témoignages sont suffisamment nombreux pour qu’une étude de ce qu’on y trouve puisse porter ses fruits. Il me semble que c’est un présupposé de ce genre qui sous-tend le travail de Lanza. Il s’agit d’étudier les tessons en tirant un enseignement à la fois de ce qu’ils montrent eux-mêmes mais aussi du lieu où on les a trouvés et de la comparaison avec d’autres de la même époque, mais cela ne signifie pas qu’on reconstitue la partie du vase perdue.
11Comme je le disais plus haut, l’interprétation de Lanza s’est construite en opposition à certaines interprétations, notamment aux interprétations (majoritairement anglo-saxonnes) qui attribuent à Anaxagore une conception particulariste, et qui, selon Lanza, assimilent de ce fait le système d’Anaxagore à une sorte d’atomisme. Je commencerai par citer un passage qui se trouve à la fin de son article sur les homéoméries : « En réalité, il manque à Anaxagore non seulement le concept de particule lié à celui de vide, mais aussi le concept de matière. (…) Il en résulte un concept de φύσις (non de matière) continue. Anaxagore parle toujours de χρήματα ; et on a vu comment Aristote identifie dans les χρήματα d’Anaxagore quelque chose de très analogue à ses propres ὁμοιομερῆ, en raison de leur irréductibilité à une qualité pure. Cela est important. L’irréductibilité des objets de l’expérience à une combinaison de qualités primaires (les ῥιζώματα d’Empédocle en sont la représentation la plus claire) élimine la hiérarchie des substances qui (…) demeure toujours le schéma conceptuel des écoles ioniennes »3. Ce texte résume très bien les enjeux de la lecture que propose Lanza. L’erreur des modernes (qui trouve, selon Lanza, comme nous le verrons, son origine chez les anciens) est double : d’une part, on attribue à tort à Anaxagore une doctrine particulariste quand on considère que les homéomères sont des particules infimes ; et d’autre part, on commet également une erreur lorsqu’on pense qu’il existe une hiérarchie entre les éléments et les objets de l’expérience. En réalité, dit Lanza, il n’y a ni particules ni matière : il n’y a qu’une nature continue irréductible à des éléments simples - il n’y a en fait pas d’éléments, seulement des χρήματα.
12On pourrait imaginer que la critique à l’égard de ce genre d’interprétations aboutisse à l’énoncé d’une thèse adverse (par exemple, comme certains interprètes l’ont fait depuis, on pourrait dire que les éléments d’Anaxagore ne sont pas des corpuscules mais des fluides qui peuvent se mélanger de façon homogène). Mais en réalité, ce n’est pas ce que propose Lanza. Son interprétation ne se situe pas sur le même terrain. Plutôt que de chercher à identifier les référents des termes, il s’intéresse aux fonctions des termes, aux structures, à la logique du système. Ainsi, plutôt que de chercher, comme le font tous les interprètes, ce que désigne le terme χρήματα dans le fragment B1 DK, Lanza insiste sur le fait que ce terme banal a un sens très général en grec et qu’il faut donc le prendre comme tel, sans chercher à savoir à quelles entités déterminées il renvoie (T&F, ad loc. et PA, p. 246). Prenons un exemple : si nous disons que, avant le Big Bang, toutes les choses étaient contenues dans une boule pas plus grande qu’une orange, y aurait-il un sens à chercher à savoir si ce que contenait cette boule était les individus, ou les espèces, ou leurs semences, ou leurs tissus et matériaux, ou leurs éléments, ou… etc. ? L’important n’est pas là. Lanza fait observer que le fragment B1 DK, qui se situe au tout début de l’ouvrage d’Anaxagore, a une fonction introductive qui empêche qu’on attribue aux termes utilisés un sens technique. Après avoir passé en revue les différentes tentatives d’identification qui ont été faites par les modernes (σπέρματα, qualités, fluides-qualités, substances élémentaires), Lanza écrit : « Mais précisément, toutes ces solutions partielles et inconciliables et leur comparaison avec le lexique d’Anaxagore démontrent que le terme est bien plus général que ce que ne veulent entendre beaucoup d’interprètes (…). Rien n’autorise donc à lui conférer un sens plus spécifique que celui de “chose”, et à le considérer comme une forme plus pleine, mais on doit l’estimer comme équivalant tout à fait au simple neutre substantivé »4. Voilà un exemple qui pourrait justifier que l’on juge l’interprétation de Lanza comme déflationniste. La décision de ne pas chercher à donner un sens technique au terme ne traduit pas une attitude sceptique mais repose sur des considérations qui mettent en jeu la vraisemblance historique. Ce n’est pas qu’on ne soit pas capable de décider quel sens à donner par manque d’informations, c’est tout simplement qu’il ne faut pas chercher à donner au terme un sens qu’il n’a pas, pour peu que l’on prête attention au contexte.
13Lanza adopte une démarche similaire à propos de πλῆθος, σπέρματα et ἀποκρίνεσθαι. Il est évident que, dans ces cas également, l’adversaire principal est l’interprétation particulariste (Lanza le dit explicitement à plusieurs reprises). Ici aussi, c’est l’étude du contexte historico-linguistique qui permet de proposer une lecture alternative.
14Ainsi, se fondant sur les usages anciens de πλῆθος (chez Hérodote, notamment), Lanza soutient (PA, p. 243ss.) que la connotation numérique ne doit pas être nécessairement impliquée par le terme. La distinction conceptuelle entre πλῆθος (quantité discrète) et μέγεθος (quantité continue) est faite pour la première fois par Aristote (Catégories, 4b20). D’après Lanza, Anaxagore ne fait pas la distinction, fondamentale pour Aristote, entre géométrie et arithmétique, entre τὸ πολύ et τὰ πολλά. L’usage pré-aristotélicien du terme oscille entre le sens de « multitude » et celui de « volume » ou de « masse ». L’interprétation particulariste ne peut donc se fonder sur ce terme pour étayer la thèse selon laquelle les choses comprises dans le mélange initial sont des corpuscules.
15On interprète souvent ἀποκρίνεσθαι comme signifiant « se séparer ». Lanza, en étudiant les occurrences de ce terme dans le Corpus Hippocraticum et les écrits biologiques d’Aristote, observe que le verbe signifie plus précisément « se former par séparation » (tumeur, calcul, fœtus, etc.) (PA, p. 251ss.). Il ne s’agit donc pas d’une séparation purement mécanique telle que celle qui serait opérée par un crible, par exemple. Ce qui importe ici, c’est moins l’idée de séparation que celle de formation. Διακρίνεσθαι en revanche signifie « se diviser ». « Si donc ἀποκρίνομαι implique un mode particulier de venir à l’être, bien que pas absolument ἐφ’ ἑαυτοῦ, διακρίνομαι se situe au pôle sémantique opposé, s’identifiant au fait de disparaître. διακρίνομαι signifie donc la division d’une chose conçue de façon unitaire, et donc sa disparition comme ἕν. ἀποκρίνεσθαι indique au contraire le venir à l’être d’un individu spécifiquement qualifiable, s’opposant à l’impersonnel ὁμοῦ εἶναι »5.
16C’est également sur la connotation biologique qu’insiste Lanza à propos des σπέρματα (PA, p. 257ss.), prenant position ici encore contre l’interprétation particulariste qui voit là un terme technique qui désignerait les particules élémentaires entrant dans la composition des choses, au même titre que les atomes chez les Épicuriens (σπέρματα est utilisé par Épicure à propos des atomes, semina chez Lucrèce). Lanza fait observer que l’usage métaphorique de ce terme à l’époque archaïque est très limité ; il se réduit en fait à deux sens (fils, lignée, d’une part, et étincelle de feu, d’autre part), deux sens qui reposent sur une extension analogique du sens propre biologique. Dans ce contexte, il est peu vraisemblable qu’Anaxagore ait utilisé ce terme dans un sens technique similaire à celui qu’il a plus tard chez Épicure, à savoir celui d’élément. En examinant les deux seules occurrences du terme chez Anaxagore (fragments B4a DK et B4b DK), Lanza remarque que les σπέρματα se caractérisent uniquement par leur indétermination quantitative et par le fait qu’ils sont tous différents les uns des autres (ἀπείρων πλῆθος οὐδὲ ἐοικότων ἀλλήλοις, B4b DK). Il poursuit : « Cette seconde particularité devrait suffire amplement à écarter leur réductibilité à des particules contenant un peu de tout. Si tel était le cas, ils seraient tous semblables et non tous dissemblables. Mais il y a quelque chose de plus important encore : Anaxagore ne fait pas mention des dimensions des σπέρματα. Il est donc arbitraire de voir en eux un minimum quantitatif de décomposition de la matière, ou une ébauche de l’infinitésimal. Si l’on se souvient, en revanche, des nuances sémantiques de ἀποκρίνομαι et de ἀπόκρισις mises en lumière plus haut, il apparaît assez clair qu’il y a dans les σπέρματα l’intuition d’une potentialité des choses encore en germe, c’est-à-dire avant leur pleine existence sensible, de la même façon que dans les σπέρματα animaux et végétaux est déjà contenu tout ce qui deviendra l’animal ou la plante »6. D’après Lanza, Anaxagore tire de la biologie un modèle organique de formation des choses ; les choses ne se forment pas par παράθεσις comme la tradition doxographique tardive pourrait le laisser croire, assimilant par là le modèle d’Anaxagore à l’atomisme. L’« intuition d’une potentialité des choses encore en germe », pour reprendre l’expression de Lanza, est perçue d’après lui par Aristote, qui utilise son propre schéma de distinction entre l’acte et la puissance pour parler d’Anaxagore, ainsi que le montre bien cette phrase : ὅταν γὰρ ἐν παντὶ φῇ παντὸς εἶναι μοῖραν, οὐδὲν μᾶλλον εἶναί φησι γλυκὺ ἢ πικρὸν ἢ τῶν λοιπῶν ἐναντιώσεων, εἴπερ ἐν ἅπαντι πᾶν ὑπάρχει μὴ δυνάμει μόνον ἀλλ’ ἐνεργείᾳ καὶ ἀποκεκριμένον (Métaphysique, 1063b26). Cette phrase montre, d’après Lanza, qu’Aristote perçoit l’ἀπόκρισις d’Anaxagore comme un passage de ce qui est en puissance à ce qui est en acte, l’ἀποκεκριμένον étant en acte. Il n’y a rien d’invraisemblable dans cette interprétation de Lanza. Même si Aristote est l’inventeur de la distinction conceptuelle acte/puissance, il n’a pas fallu l’attendre pour découvrir que la graine devient une plante…
17Ainsi, les χρήματα sont les choses, les σπέρματα les semences, et ἀποκρίνεσθαι désigne la formation par séparation. Mais Lanza n’en dira pas plus. Cela dit, comme nous l’avons vu, ces énoncés ne sont pas symptomatiques d’une attitude sceptique ; ils reposent au contraire sur un présupposé (implicite) assez fort, à savoir qu’on ne peut pas parler à la place d’Anaxagore et qu’il faut se cantonner au vraisemblable, non pas parce qu’on ne dispose pas de suffisamment de sources pour en dire plus, mais parce que les sources révèlent qu’Anaxagore n’en disait pas plus. Ces énoncés ne sont pas non plus purement tautologiques. Interpréter ne consiste pas simplement à « traduire » le grec dans nos langues modernes. Lanza construit son interprétation contre des interprétations qui attribuent un sens technique particulier à chacun de ces termes, et qui, de ce fait, se condamnent elles-mêmes à une partialité arbitraire. Dire que ces termes n’ont pas un sens technique peut être vu comme un manque d’audace de la part de l’interprète. Mais il me semble au contraire que, dans le contexte des interprétations modernes qui se livrent à des complications et des raffinements toujours plus complexes, ce geste est assez fort. C’est une des raisons pour lesquelles cette interprétation résiste à l’épreuve du temps et vaut la peine d’être lue aujourd’hui encore. Comme le dit Lanza à propos du passage de l’Apologie de Socrate 26d (= A35 DK), où les paroles de Socrate sont sans ambiguïté quant à la large diffusion de l’écrit d’Anaxagore, « Ce passage a valeur de témoignage d’autorité attestant la diffusion de l’œuvre d’Anaxagore à la portée du plus grand nombre, d’un point de vue non seulement commercial mais aussi doctrinal, le lecteur n’ayant de toute évidence pas besoin d’un interprète spécialisé »7. N’y a-t-il pas là quelque chose d’apaisant pour qui se perd dans le labyrinthe, quelque chose comme la promesse d’une issue possible ?
18Mais le travail de Lanza ne se résume pas, bien évidemment, à étudier des termes. À la fin de PA (282ss.), Lanza regrette que les études modernes n’aient pas davantage cherché à mettre en évidence la place d’Anaxagore dans l’histoire de la philosophie. L’interprétation de Zeller, qui attribue à Anaxagore une place charnière dans la succession Natur/Geist, a le mérite, malgré ses défauts, d’insister sur l’unité de son système. Les analyses ultérieures, en revanche, se scindent, selon Lanza, en deux parties. On étudie, comme s’ils étaient disjoints, deux problèmes : d’une part, celui de la conception physique du « tout dans tout » et de la divisibilité infinie, et d’autre part celui du νοῦς. Il manque à ces études, d’après Lanza, l’énoncé de partis-pris interprétatifs fondamentaux, ce qui a pour conséquence qu’on a du mal a en tirer le sens global de la pensée d’Anaxagore dans l’histoire culturelle grecque. L’autre critique générale que Lanza objecte aux interprètes modernes concerne leur traitement des sources. Il déplore l’usage qui est fait de la tradition doxographique, qui se traduit soit par une utilisation sans distinction des témoignages contradictoires, soit par un refus pur et simple de prendre en compte la tradition indirecte, malgré sa richesse si on la compare aux textes originaux conservés.
19Concernant ce dernier point, le jugement de Lanza, qui repose sur une généralisation peu nuancée, est peut-être un peu sévère. Cependant, on peut reconnaître que son travail sur les sources est exemplaire. Lanza accorde une place très importante au contexte et à la réception (ancienne et moderne). Son édition Anassagora, Testimonianze e frammenti (Nuova Italia, Florence, 1966) n’est pas une simple traduction du Diels-Kranz. Le classement de DK est conservé, ainsi que la numérotation des fragments et témoignages, mais Lanza a ajouté dans maintes entrées de nouveaux textes, afin de fournir au lecteur davantage d’éléments permettant de replacer les textes sélectionnés par Diels dans leur contexte (il a également ajouté deux entrées : A100a et B22a). Faire ici la liste de ces très nombreux ajouts serait fastidieux et inutile (ils sont signalés par une astérisque dans T&F). La plupart des textes ajoutés sont de Platon, Aristote et Simplicius, mais ce ne sont pas les seuls. Aujourd’hui, il apparaît comme une évidence que l’histoire de la réception est fondamentale pour quiconque cherche à interpréter les présocratiques mais cela ne l’était pas autant dans les années 1960. Même si l’introduction de textes absents du Diels-Kranz est l’une des caractéristiques des volumes sur les Présocratiques édités par la Nuova Italia et n’est donc pas propre au travail de Lanza, c’était une démarche assez rare à l’époque, et en ce qui concerne Anaxagore, elle est, à ma connaissance, unique. Et tout récemment encore, obéissant aux contraintes de son éditeur, P. Curd a publié une traduction commentée des fragments et témoignages8 qui ne propose pas d’autres textes que ceux du Diels-Kranz, ce que l’on peut déplorer. Dans un même ordre d’idée, un autre point remarquable est que Lanza propose un commentaire, non seulement de chaque fragment, mais aussi de chaque témoignage, ce en quoi il fait aussi exception. Grâce à l’état de la question qu’il présente dans le commentaire de chaque fragment et de la grande majorité des témoignages, il donne au lecteur les moyens d’entrer dans le débat. Nous reviendrons plus en détail, dans la deuxième partie de cet article, sur son étude des sources à travers l’examen de l’étude qu’il a faite de la réception antique relative aux homéomères.
20En ce qui concerne le premier point de la critique (le fait que l’on étudie trop souvent séparément la physique et l’intellect), il faut dire que la solution de Lanza est remarquable. Son interprétation traduit en effet le souci de considérer l’œuvre dans son unité. Cette unité, Lanza la trouve dans ce qu’on pourrait appeler le « dualisme » d’Anaxagore. Certes, attribuer une conception dualiste à Anaxagore n’est pas nouveau ; cela remonte à l’Antiquité. Que l’on songe au « résumé » qui devait être fréquent et que l’on trouve énoncé chez Diogène Laërce (DL II, 6 = A1 DK), qui présente cette phrase célèbre comme une citation littérale du début du livre : πάντα χρήματα ἦν ὁμοῦ εἶτα νοῦς ἐλθὼν αὐτὰ διεκόσμησεν. Que l’on songe également à la distinction entre cause matérielle et cause efficiente qu’Aristote applique à Anaxagore, ou encore au passage de Métaphysique A8, 989a30-b21, où Aristote, explicitant ce qu’Anaxagore « veut dire » (ἃ βούλεται λέγειν, 989b5), traduit son système en un dualisme distinguant deux principes opposés : « l’Un » (le νοῦς, simple et sans mélange), et « l’Autre » (le mélange de toutes choses, dépourvu de toute détermination), passage dont s’inspire sans aucun doute Théophraste (Phys. Op. fragment 4, cité par Simplicius, In Physicam 27,17ss.). En quoi consiste donc le dualisme d’Anaxagore selon Lanza ? Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une opposition entre matière et immatériel, distinction qu’Anaxagore n’avait pas faite selon Lanza. Pour exclure cette lecture, Lanza s’appuie sur un certain nombre d’éléments. Bien que les témoignages ne parlent pas de matérialité à propos du νοῦς, et bien qu’Aristote semble admettre implicitement son immatérialité lorsqu’il rapproche dans le De Anima le νοῦς d’Anaxagore de l’intellect agent, la terminologie d’Anaxagore lui-même ne semble pas permettre que l’on considère le νοῦς comme immatériel, car le vocabulaire qu’il emploie est le même que celui dont il se sert pour décrire les χρήματα. En quoi alors Anaxagore est-il dualiste ? Il s’agit en fait d’un dualisme que je qualifierais de logique ou de structurel (pour le distinguer d’un dualisme métaphysique ou ontologique) : le νοῦς s’oppose aux χρήματα comme l’absolu au relatif. Ce dualisme se traduit grammaticalement par le fait que les χρήματα sont qualifiés par des comparatifs et le νοῦς par des superlatifs. Bien que le νοῦς fasse partie des χρήματα en un sens (il n’est pas transcendant), il a un statut à part : il est absolu, ou absolument ce qu’il est. Ici encore, la lecture que propose Lanza brille par sa simplicité et son intelligence. Il est indéniable qu’elle permet d’éclairer non seulement le fragment B12 DK mais également les fragments B3 DK et B6 DK. Il est impossible de reprendre en détail ici l’argumentation admirable que Lanza développe sur plus de vingt pages (PA, 260-282). Nous nous contenterons donc d’une présentation succincte.
21À la fin du fragment B12 DK, Anaxagore énonce clairement une opposition entre les choses et le νοῦς : νοῦς δὲ πᾶς ὅμοιός ἐστι καὶ ὁ μείζων καὶ ὁ ἐλάττων, ἕτερον δὲ οὐδέν ἐστιν ὅμοιον οὐδενί, αλλ’ ὅτων πλεῖστα ἔνι, ταῦτα ἐνδηλότατα ἓν ἕκαστόν ἐστι καὶ ἦν. Notant que chaque chose autre (ἕτερον) que le νοῦς est une (ἕν) seulement du fait de la prédominance en elle des choses les plus visibles, par opposition au νοῦς qui est parfaitement homogène (ὅμοιος), Lanza conteste que la prédominance implique une conception particulariste comme on le croit trop souvent. L’opposition se fonde en réalité sur l’homogénéité, caractéristique du νοῦς et étrangère aux choses. L’homogénéité du νοῦς, qui est homogénéité à soi (et non ressemblance à autre chose), est celle que Parménide attribue à l’étant : οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν, ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖον (Parménide B8, 22 DK). C’est en raison de l’homogénéité à soi que l’étant est indivisible, car l’homogénéité empêche que l’on distingue en lui des parties. De même, le νοῦς d’Anaxagore est exempt de μοῖραι, comme on peut le voir dans les phrases suivantes : ἐν παντὶ παντὸς μοῖρα ἔνεστι πλὴν νοῦ (B11 DK) ; τὰ μὲν ἄλλα παντὸς μοῖραν μετέχει, νοῦς δέ ἐστιν ἄπειρον καὶ αὐτοκρατὲς καὶ μέμεικται οὐδενὶ χρήματι, ἀλλὰ μόνος αὐτὸς ἐπ’ ἐωυτοῦ ἐστιν (début de B12 DK). Je citerai deux commentaires significatifs de Lanza : « L’être ὅμοιος signifie le fait de ne pas avoir de μοῖραι, parce que les μοῖραι ne désignent pas les parties au sens quantitatif (on ne comprendrait pas sinon que l’ὄν parménidien, étant οὖλον puisse être également ἀδιαίρετον) mais la participation mutuelle des χρήματα non ὅμοια »9 ; « La μοῖρα παντὸς est donc la participation de tout à tout, c’est l’être ὁμοῦ τὰ χρήματα, en effet Anaxagore nie οὐδὲ χωρὶς ἔστι εἶναι, ἀλλὰ πάντα παντὸς μοῖραν μετέχει »10. Notons que si Lanza s’oppose aux interprétations particularistes ou physico-chimiques, il ne propose pas de solution concernant la modalité de cette participation réciproque des choses. Ici aussi, il s’en tient à ce que dit Anaxagore, et ce que dit Anaxagore, c’est cette opposition entre deux modes d’être : celui des choses, qui sont toutes mêlées, et celui du νοῦς, qui est homogène à lui-même. Mais de même que Lanza n’a pas dit ce que sont les choses, de même il ne dira pas non plus comment les choses sont mêlées.
22Lanza fait des commentaires passionnants à propos des prédicats qualifiant le νοῦς. Il s’intéresse d’abord à la subtilité et la pureté : ἔστι γὰρ λεπτότατόν τε πάντων χρημάτων καὶ καθαρώτατον (B12 DK). Après avoir remarqué que cette phrase fait apparaître le caractère générique de χρήματα (ce qui va à l’encontre des interprétations qui donnent à ce terme un sens technique), il note que, dans l’opposition entre le νοῦς et les choses, le νοῦς semble curieusement être inséré dans un schéma πύκνωσις/μάνωσις. Mais, bien que λεπτότατον ressortisse au vocabulaire physique, ce qui importe ici, c’est qu’il soit au superlatif. Il en conclut : « Comme on l’a vu, Anaxagore ne pouvait admettre sur le plan linguistique un superlatif comme sur le plan conceptuel un absolu, un élément limite. Or le νοῦς, qui μόνος αὐτὸς ἐπ’ ἐωυτοῦ ἐστι, représente justement une limite. En deçà d’une définition unificatrice de la matière (σῶμα démocritéen ou ὕλη aristotélicienne), et enfermé plutôt dans l’expression générique et peu riche sur le plan linguistique de τὰ χρήματα, bien qu’assez importante du point de vue conceptuel. Anaxagore définit le νοῦς par contraste avec ces χρήματα. Quelque chose donc qui, en devenant pour la première fois une “chose”, c’est-à-dire sujet d’attributs et de prédicats, se qualifie néanmoins par opposition aux autres ‘choses’. La seule qui ne participe pas au mélange dont les χρήματα ne peuvent se démêler, la seule qui soit égale à elle-même. Ce qui était la faculté générique d’intuition se concrétise dans la pensée d’Anaxagore comme “chose” et se qualifie donc dans son rapport aux autres, sans perdre les caractéristiques d’abstraction qui lui sont propres. C’est la seule façon, pour qui ne possède pas encore le concept de matière, de pouvoir avoir l’intuition de l’immatériel »11. L’intellect est donc une « chose », mais pas une chose comme les autres, ni une chose parmi d’autres. C’est le cas limite, l’autre des choses.
23Et c’est cette altérité vis-à-vis de l’ensemble qui permet au νοῦς d’avoir un pouvoir sur elles. Lanza en arrive en effet, après avoir étayé son interprétation au moyen de l’examen des autres prédicats, à une réflexion sur la causalité. De même que le concept d’immatérialité manque à Anaxagore - bien que celui-ci s’en approche -, ainsi que le langage qui lui serait adéquat, de même pour le concept de cause, ce qui explique les jugements de Platon et d’Aristote à son égard. Néanmoins, si on le replace dans son contexte, on peut mesurer l’importance de la contribution d’Anaxagore dans l’histoire de la réflexion sur la causalité. Je citerai un passage assez long, car il me semble que Lanza y met très clairement et très pertinemment en évidence cette corrélation entre cause et altérité : « En effet ce n’est qu’en replaçant la spéculation d’Anaxagore dans son contexte historique que l’on peut mesurer toute l’importance que comporte la formulation du νοῦς qui, concrétisé en “chose”, est “cause” du κινεῖν des χρήματα. Pour κινεῖν comme pour γιγνώσκειν, c’est-à-dire pour avoir du pouvoir (κρατεῖν) sur les χρήματα, le νοῦς est défini comme séparé de ceux-ci : s’établit ainsi un ἕτερον qui, à la différence de la pensée éléatique, n’est pas οὐδέν, bien qu’étant privé de μέγεθος. Cette intuition d’un autre, c’est-à-dire de quelque chose qui échappe à l’ensemble du système des χρήματα parce qu’il se place face à lui comme principe de connaissance et de mouvement, ne doit cependant pas conduire à la tentation souvent éprouvée d’opposer une sphère logique à une sphère matérielle. C’est justement la première intuition du νοῦς comme ἕτερον par rapport aux χρήματα qui exclut de la pensée d’Anaxagore la possibilité du développement d’une sphère noétique autonome. La schématisation aristotélicienne οὐσία/συμβεβηκός est évidemment inadéquate pour expliquer le rapport νοῦς-χρήματα. Chaque prédicat du νοῦς est encore solidement lié du point de vue lingusitique à la sphère des χρήματα, et le νοῦς lui-même, même dans l’ardeur hymnographique de sa définition, est seulement l’élément-limite d’un système, mais justement en tant qu’élément-limite il devient en même temps étranger et hétérogène au système lui-même »12.
24Ainsi, d’après Lanza, si Anaxagore est resté au seuil d’une conceptualisation qui allait se développer plus tard pour ce qui regarde la cause, la matière et la distinction entre sphère logique et sphère matérielle, il n’en demeure pas moins qu’il a eu un rôle charnière dans l’histoire (ou la préhistoire) de ces concepts. L’étude de la pensée d’Anaxagore que propose Lanza est bien sûr beaucoup plus étendue et détaillée que la sélection que j’ai opérée ici. Il aurait fallu parler davantage des liens du système d’Anaxagore avec ceux des écoles ionienne et éléate, et avec la tradition médicale, liens que Lanza préfère désigner par l’expression « environnement culturel » (« ambiente culturale », PA, p. 286), plutôt que de parler de filiation intellectuelle et/ou de polémique entre Anaxagore et tel ou tel penseur. On pourrait également discuter de l’hypothèse que Lanza propose à la fin de PA, selon laquelle le νοῦς d’Anaxagore serait le fruit de la rencontre entre Anaxagore et Athènes, entre la conception naturaliste ionienne et la pensée morale et politique athénienne.
25Cela dit, il me semble que les exemples que nous avons examinés permettent de tirer quelques conclusions sur la démarche de Lanza. Il est évident que Lanza ne se situe pas sur le même plan que les autres interprètes. Il ne cherche pas à « traduire » le général en particulier (les χρήματα ne sont pas des choses particulières, ce sont « les choses », etc.), ni le concret en abstrait (par exemple, Lanza ne dit nulle part que les prédicats du νοῦς sont métaphoriques, ni qu’ils sont une façon de parler). Le souci de la vraisemblance, les considérations historico-linguistiques destinées à contrer tout anachronisme, l’observation attentive des textes, la confiance dans l’existence d’une unité de l’œuvre se révèlent suffisamment féconds en ce qu’ils produisent des résultats qui sont de nature à durer. On dira peut-être que cette interprétation est faible, du fait qu’elle ne franchit pas un certain seuil. Disons que sa faiblesse est sa force : certes, Lanza reste au seuil, mais ce qu’il dit devrait être un minimum à prendre en compte dans toute interprétation plus complexe, et sur lequel toute interprétation devrait reposer. Ce n’est peut-être pas une condition suffisante pour produire une interprétation complète, mais c’est une condition nécessaire.
26L’un des mérites remarquables de cette interprétation est qu’elle dédramatise l’étude d’Anaxagore. Si elle ne résoud pas les problèmes et les contradictions que voient les modernes dans le système d’Anaxagore c’est qu’elle met tout simplement en cause l’existence de tels problèmes. C’est pourquoi cette interprétation est à part. Le souci de la vraisemblance historique, qui est un garde-fou contre certaines dérives interprétatives, est aussi un guide. Il ne permet pas seulement de procéder par élimination : il permet également de progresser, comme le montrent les résultats importants qu’obtient Lanza lorsqu’il tire de l’observation des textes des conclusions quant au rôle d’Anaxagore dans l’histoire de la philosophie.
27Pour conclure cette partie, on pourrait dire que Lanza prend le parti des anciens contre les modernes. En effet, l’image du système d’Anaxagore qui ressort de son interprétation est beaucoup plus simple que celle que nous en avons habituellement, marqués que nous sommes par les débats interprétatifs complexes sur la structure du mélange, la nature et/ou l’existence d’éléments, l’infini, etc. C’est une interprétation plus simple, dans le sens où elle parvient à réconcilier Anaxagore avec lui-même, à trouver une cohérence dans son système en refusant d’y voir les contradictions qu’on y trouve habituellement. Autrement dit, Lanza ne considère pas le système d’Anaxagore comme quelque chose de bizarre et de compliqué. C’est en cela qu’on peut dire qu’il se range aux côtés des anciens.
28Il y a en effet quelque chose d’assez étonnant si l’on compare la réception ancienne et les interprétations modernes : les anciens ne voient pas dans la pensée d’Anaxagore les contradictions qu’y trouvent les modernes. Certes, l’atopie d’Anaxagore est une constante, aussi bien chez les anciens que chez les modernes. Mais il est assez intéressant de voir que les raisons de ce jugement ont changé. Ce fait mériterait une étude approfondie, néanmoins, comme ce n’est pas l’objet du présent article, je me contenterai de mentionner ici quelques exemples. Les anciens critiquent Anaxagore pour des raisons doctrinales : pour Aristote et Simplicius, Anaxagore est ἄτοπος parce qu’il pose des principes qui contreviennent aux principes d’Aristote (par exemple, son système implique la thèse de l’existence d’un infini en acte dans une grandeur limitée ; ou encore, il emploie à tort le terme d’ἀλλοίωσις pour décrire la génération ; ou encore, le νοῦς est ἄτοπος parce qu’il recherche des choses impossibles, cherchant à séparer ce qui n’est pas séparable pour Aristote, à savoir les grandeurs minimales et les qualités - mais Aristote ne mentionne aucunement la contradiction dont se rend victime Anaxagore en posant à la fois que le νοῦς sépare toutes choses et que toutes choses sont dans toutes maintenant comme à l’origine) ; pour le Socrate du Phédon, Anaxagore pose un principe ordonnateur du monde qui n’a du νοῦς que le nom. Pour les modernes, en revanche, l’atopie d’Anaxagore tient au fait qu’il pose des principes contradictoires. Ainsi, l’une des questions qui ne cessent de préoccuper les chercheurs est celle de savoir comment concilier le principe d’homéomérité, le principe de mélange universel et le principe de prédominance. Remarquons que Lucrèce, qui présente clairement les trois principes, ne fonde en aucun cas sa critique sur la contradiction que constitue leur ensemble. Dans la présentation qu’il donne de la doctrine d’Anaxagore, il introduit le principe de prédominance comme une ruse (quaedam latitandi copia tenuis, I, 875) à laquelle Anaxagore a recours pour concilier les deux autres principes, mais loin de s’attaquer au stratagème, sa critique porte sur le principe lui-même, et elle repose sur un argument assez faible, à savoir que si le blé contenait du sang, celui-ci apparaîtrait sous la meule qui le broie, etc. (I, 880ss.). Bref, jamais les anciens ne relèvent dans la pensée d’Anaxagore une incohérence interne ; jamais non plus ils ne présentent son système comme quelque chose de compliqué13. Bien qu’il soit très souvent qualifié d’ἄλογος ou d’ἄτοπος, ce n’est jamais en raison d’un problème de logique dans le raisonnement ou le système. On peut se demander quel enseignement tirer de ce constat. Il n’en demeure pas moins que la disparité entre la réception ancienne et les interprétations modernes est frappante. Et il faudrait sans doute la prendre sérieusement en compte pour proposer une interprétation qui respecte la vraisemblance historique.
29Lanza ne fait pas vraiment état de cette disparité, mais, comme nous l’avons vu, il s’appuie sur ce que dit Socrate dans l’Apologie pour dire que la lecture du livre d’Anaxagore ne demandait pas une expertise particulière. Quoi qu’il en soit, l’interprétation qu’il propose ne prend pas pour objet ces problèmes décelés par les modernes, contrairement à ce que l’on fait en général. C’est la raison pour laquelle je disais qu’il se range du côté des anciens. Les modernes au contraire cherchent une solution qui lève les contradictions qu’ils trouvent dans le système - ou dont ils héritent -, mais souvent au prix de complications supplémentaires. Le résultat est un feuilletage d’hypothèses qui pourrait se poursuivre indéfiniment, ou plutôt une intrication de nœuds dont la complexité va croissant, un tourbillon étourdissant. Lanza, au contraire, offre à l’interprète pris dans le flux du devenir, et en proie à un scepticisme grandissant, les moyens de se fabriquer des balises fermes et stables.
30Une précision pour finir, qui servira de transition. Quand je dis que Lanza se range au côté des anciens, je veux dire que, comme les anciens, il ne voit pas dans le système d’Anaxagore les problèmes soulevés par les modernes. Mais je ne veux pas dire qu’il souscrive aux interprétations anciennes, ce qui serait absurde, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas une interprétation unanime de la pensée d’Anaxagore dans l’Antiquité. C’est précisément à un aspect de cette disparité au sein de la réception antique que Lanza s’est intéressé dans l’article qu’il a consacré aux « homéoméries »14.
Les homéoméries dans la tradition doxographique anaxagoréenne
31Je commencerai par citer la synthèse que Lanza a faite lui-même de son article dans T&F, p. 203s. (dans son commentaire de καὶ σπέρματα πάντων χρημάτων du fragment B4a DK). Ce texte résume bien les enjeux de sa recherche concernant les homéoméries :
32« καὶ σπέρματα πάντων χρημάτων : l’explication donnée par Schaubach 85 : “σπέρματα πάντων χρημάτων sunt homoeomeriae, e quibus corpora componuntur” s’est maintenue, bien qu’interprétée de façon diverse, dans une très grande partie de la critique, qui attribue à A. une conception corpusculaire de la matière. Je me dispense de répéter ici la démonstration de la façon dont s’est formée dans l’antiquité cette tradition erronée (…) ; la conclusion est que chez A. il n’existe pas de structure corpusculaire et que, au contraire, une conception corpusculaire est étrangère à toute spéculation grecque antérieure à l’atomisme, parce qu’elle se fonde sur la conscience du concept unitaire de matière opposé à l’immatériel (vide) et sur la quantification qui en découle (…). Comme on le voit assez bien également dans les autres fragments et en particulier dans les fragments cosmogoniques, chez A. n’est absolument pas formulée une priorité d’éléments originels dans la configuration du monde. Au contraire, son langage est toujours général. Il peut donc sembler singulier qu’il introduise ces σπέρματα (…) dans lesquels la critique antique voulait reconnaître la formulation anaxagoréenne des soi-disant homéoméries. Ce faisant on assimilait les σπέρματα aux ἄτομα démocritéens, en attribuant donc à A. un langage métaphorique (…). Cependant, non seulement la métaphore en général est étrangère au style anaxagoréen, et elle le serait d’autant plus pour une innovation d’une telle importance, mais dans ce cas précis la métaphore aurait même été incompréhensible, parce que le grec ne connaît pas d’usage métaphorique de σπέρμα comparable à l’usage latin de semen (…). Donc, si σπέρματα doit suggérer quelque chose, il ne s’agit certainement pas d’un minimum quantitatif (A. ne fait pas mention des dimensions), étant donné le cadre biologique auquel renvoient déjà ἀποκρίνομαι et ἀπόκρισις (…). Les σπέρματα ne sont donc pas les constituants des χρήματα, mais ce à partir de quoi les χρήματα se sont produits : en effet, ils se rapportent uniquement à un moment initial de l’ἀπόκρισις (…). Toutes les interprétations corpusculaires en font au contraire, comme on l’a dit, quelque chose de très semblable aux homéoméries de Simplicius ; mais, alors que Simplicius arrive à démontrer leur absurdité, les critiques modernes acceptent et attribuent à A. des antinomies irréductibles entre une conception corpusculaire et le reste de la pensée anaxagoréenne »15.
33Comme on le voit, l’erreur que Lanza identifie dans les interprétations particularistes a selon lui son origine dans certaines interprétations anciennes qui auraient assimilé à tort les principes anaxagoréens, qu’elles désignent au moyen du substantif ὁμοιομέρειαι, aux atomes. Dans ce qui suit, je ne m’intéresserai pas à la question de savoir si Lanza a raison d’interpréter comme il le fait les interprétations modernes - cela a assez peu d’importance pour ce qui nous occupe ici. En revanche, j’aimerais examiner la lecture qu’il propose des témoignages anciens concernant l’usage des homéoméries. Lanza observe que Simplicius emploie deux termes distincts à propos d’Anaxagore : l’adjectif ὁμοιομερής et le substantif ὁμοιομέρεια, alors qu’Aristote n’emploie que l’adjectif. Lanza considère que Simplicius utilise ces deux formes grammaticales pour désigner deux types d’objets distincts : alors que l’homéomère est homogène et divisible à l’infini sans que cela affecte sa forme (Lanza dit qu’il a une structure infinitésimale), l’homéomérie est hétérogène et n’est pas divisible car elle a sa forme propre. Lanza entreprend alors de faire l’histoire de l’apparition de l’homéomérie dans la doxographie d’Anaxagore, afin d’expliquer la disparité entre les témoignages d’Aristote et ceux de Simplicius.
34J’exposerai d’abord le raisonnement de Lanza, après quoi je présenterai un certain nombre de critiques qu’on pourrait lui objecter.
La thèse de Lanza : homéomères vs homéoméries
35S’appuyant sur un certain nombre de textes de Simplicius, qu’il cite également dans T&F, p. 44-55 (= A41 DK), Lanza repère une différence entre homéomères et homéoméries. « Les ὁμοιομέρειαι pour Simplicus sont des particules contenant toutes les choses simples (ὁμοιομερῆ) »16. Il cite le texte suivant, à l’appui de ce commentaire : ἔνεστιν ἄρα ἐν τῇ ὁμοιομερείᾳ καὶ σὰρξ καὶ ὀστοῦν καὶ αἷμα καὶ χρυσὸς καὶ μόλυβδος καὶ γλυκὺ καὶ λευκόν, ἀλλὰ διὰ μικρότητα ἀναίσθητα ἡμῖν ἐστιν, ὄντα πάντα ἐν πᾶσι (in Phys. 162, 31). « Elles sont infinies (…) et ont chacune leur qualité propre (…). Simplicius explique cette contradiction apparente : contenir des parties de toutes les substances et être en même temps soi-même qualifié, en expliquant comment chaque ὁμοιομέρεια se qualifie par la prédominance (ἐπικρατεῖν) en elle d’une substance sur les autres »17. Simplicius explique que les homéoméries sont indivisibles du fait qu’elles ont une unité formelle propre. En tant que grandeurs, elles sont divisibles à l’infini, mais pas en tant que corps. Les homéoméries ne sont pas de simples grandeurs, mais des grandeurs pourvues d’un εἶδος qu’elles doivent conserver (cf. in Phys. 167, 12ss.). Je cite ici littéralement ce que dit Lanza, car cela permet de bien voir comment il comprend le problème de Simplicius : « La distinction aristotélicienne entre δύναμις et ἐνέργεια est ici, comme on le voit, fondamentale pour comprendre le raisonnement de Simplicius. Si Anaxagore a conçu les ἀρχαί comme σάρξ, ὀστοῦν, χρυσός etc., de telles ἀρχαί sont évidemment ἄφθαρτοι et donc ἀδιαίρετοι ἐνεργείᾳ. Il y a donc une contradiction insurmontable entre le principe de division infinitésimale et la conception physique catégoriale aristotélicienne qu’utilise Simplicius, en la considérant comme naturelle et universelle, et donc capable d’inclure la pensée d’Anaxagore. Les ὁμοιομέρειαι sont donc conçues comme les plus petites parties de la matière dans lesquelles se vérifie le ‘tout dans tout’ ; leur division ultérieure entraînerait la φθορὰ εἴδους. L’absurdité, aux yeux de Simplicius, consiste dans le fait que les ὁμοιομέρειαι, imaginées comme ἄτομοι qualitativement déterminées et cependant de grandeur limitée, se révèlent néanmoins être infinies en nombre et porteuses d’infini en elles-mêmes »18. À propos de in Phys. 168, 25ss., où Simplicius parle de σαρκία, Lanza dit : « Nous voyons surtout que Simplicius pose les ὁμοιομέρειαι de la chair comme σαρκία ; de façon analogue les ὁμοιομέρειαι de l’os, du sang etc. Nous sommes donc devant une structure corpusculaire de la matière »19. En in Phys. 172, 20ss., Simplicius commente la cinquième objection qu’Aristote fait à Anaxagore en Physique I, 4, 188a2ss. où Aristote dit que « dans les corps infinis, il y aura déjà chair, sang, et cervelle infinis, séparés les uns des autres mais n’en existant pas moins, et chacun étant infini », en disant « dans chaque homéomérie, il y aura des chairs, des os, du sang et de la cervelle infinis et toutes les autres choses qui sont infinies ». Et comme le ‘tout dans tout’ se répercute au sein des infinis compris dans chaque homéomérie, chacune sera infiniment infinie (τὰ δὲ ἄπειρα ἐν τῷδε τῷ σαρκίῳ καὶ ἐν ἑκάστῳ τῶν ἀπείρων ἄπειρα καὶ τοῦτο ἐπ’ ἄπειρον). Voici le commentaire de Lanza : « Il s’agit de la structure infinitésimale intrinsèque des ὁμοιομέρειαι, qui sont cependant toujours conçues atomiquement comme σαρκία etc., c’est-à-dire comme particules de matière ayant une qualité propre et donc une forme propre. Cette structure infinitésimale intrinsèque, inévitable en raison de certaines affirmations littérales d’Anaxagore, met souvent Simplicius dans l’embarras, et il définit l’affirmation d’Anaxagore comme ἄλογον ou ἄτοπον comme l’avait déjà fait Aristote. (…) on peut affirmer avec certitude que, selon Simplicius, les ὁμοιομέρειαι sont des particules de matière contenant des parties des ὁμοιομερῆ (l’explication de ce vocable n’est pas donnée, mais comme c’est un terme technique de la biologie aristotélicienne, il est selon toute probabilité utilisé selon le sens propre d’Aristote). Des ὁμοιομερῆ justement les ὁμοιομέρειαι prennent le nom qui n’a pour elles aucun poids étymologique »20.
36Après un examen des homéomères chez Aristote, qui met en évidence l’originalité de Simplicius, Lanza cherche l’origine de l’interprétation de Simplicius et entreprend donc de faire l’histoire de l’apparition des homéoméries dans la réception d’Anaxagore.
37Il observe que Théophraste, que cite Simplicius, ne parle pas d’homéoméries mais d’ὑλικαί et de σωματικαὶ ἀρχαί. Selon Lanza, il n’y a pas de doute qu’il entend par là les matériaux homogènes, appelés par Aristote « homéomères », infinis en variété selon Anaxagore, et non des particules (Om., p. 283). L’expression ὑλικαί ἀρχαί se retrouve chez Hippolyte (Réfut. I, 8, 1), mais elle est remplacée dans les passages parallèles de Diogène Laërce (II, 6, 8) et d’Aétius (I, 3, 5) par ὁμοιομέρειαι. La question est donc : d’où provient ce terme qui apparaît chez Aétius et qui est présent dans toute la doxographie anaxagoréenne qui le suit (sauf chez Hippolyte) ?
38Dans ce qui suit, je présenterai une paraphrase de ce que dit Lanza (Om. 284ss.).
39C’est chez Lucrèce (I, 830s.) que l’homéomérie apparaît pour la première fois à propos d’Anaxagore :
Nunc et Anaxagorae scrutemur homoeomerian
quam Grai memorant, nec nostra dicere lingua
concedit nobis patris sermonis egestas,
sed tamen ipsam rem facilest exponere verbis.
principio, rerum quam dicit homoeomerian (…)
40Anaxagore conçoit chaque substance (os, sang, or, etc) comme constituée de parties de la même substance. Il n’y a pas de vide et il n’y a pas d’obstacle à la division des corps à l’infini :
nec tamen esse ulla idem ex parte in rebus inane
concedit, neque corporibus finem esse secandis.
41L’homoeomeria est donc la divisibilité des choses en parties homogènes. Lucrèce l’emploie quasiment comme nom de la doctrine anaxagoréenne. Ce substantif abstrait, forgé sur ὁμοιομερής, signifie « l’être ὁμοιομερής ». Lucrèce tire cette homéomérie abstraite d’Épicure, chez qui elle signifie la « ressemblance » (cf. 27, 27, 1 Arrighetti).
42Lanza poursuit : On sait qu’Épicure avait une connaissance directe des textes d’Empédocle et d’Anaxagore à l’École de Nausiphane, ce qui n’est pas étrange si on considère que l’école anaxagoréenne de Lampsaque a continué pendant une bonne partie du IVe siècle. Il n’est donc pas risqué d’affirmer que les épicuriens devaient connaître Anaxagore par une tradition différente de celle de Théophraste. Cela peut expliquer l’existence d’un substantif abstrait qui suggère efficacement l’homogénéité substantielle de la matière, condition implicite du principe de divisibilité à l’infini d’Anaxagore. « Mais même ce substantif abstrait épicurien, repris littéralement par Lucrèce, exclut clairement une possible conception atomiste »21.
43Cicéron, quelques années après Lucrèce, offre un témoignage bien différent : « Anaxagoras, materiam infinitam, sed ex ea particulas, similes inter se, minutas ; eas primum confusas, postea in ordinem adductas a mente divina » (Acad. pr. II, 37, 118 = A 49 DK). Il semble que Cicéron traduise un texte grec dans lequel figure ὁμοιομέρειαι22. Mais il ne s’agit pas d’un texte de Théophraste, ni d’un texte dérivant directement de celui-ci.
44La thèse de Diels était que l’auteur des Vetusta Placita (Ier s. av. J.-C.), la source d’Aétius selon lui, était tributaire d’une double tradition ; s’il s’appuyait en grande partie sur Théophraste, il devait également s’inspirer de la traduction épicurienne. L’origine d’une nouvelle systématisation doxographique se trouve probablement dans le cercle de Posidonius. Il est probable que l’auteur des Vetusta Placita, ou sa source, avait à sa disposition une doxographie anaxagoréenne traduite en termes atomistes. Lanza poursuit : « L’ὁμοιομέρεια que Lucrèce attribue à l’univers (mais on peut déjà entrevoir dans l’exposé de Lucrèce une tentative de rapporter la pensée d’Anaxagore à des présupposés de minima quantitatifs de caractère atomiste) est transférée explicitement aux atomes qui (…) reproduisent toutes les caractéristiques distinctives de l’ὄν selon la conception éléatique, au premier rang desquelles l’inexistence de vide en eux. Seuls les atomes, en effet, excluant le vide, peuvent admettre cette continuité de l’être qui est un présupposé fondamental dans la pensée d’Anaxagore. Les atomes, d’autre part, selon Épicure, ne sont pas ἀμερῆ : au contraire, leur étendue, bien qu’imperceptible, implique l’existence de parties. Selon Aétius, les parties des ὁμοιομέρειαι sont λόγῳ θεωρητὰ μόρια, c’est-à-dire qu’elles échappent à l’αἴσθησις. Nous sommes, comme on le voit, dans un contexte conceptuel et lexical atomiste. Je crois qu’on n’est pas loin de la vérité en formulant l’hypothèse qu’aux alentours du Ier siècle avant J.-C. la pensée physique d’Anaxagore commence à être considérée comme une sorte de variante de la pensée atomiste. Démocrite lui-même, bien que dans un but polémique, a contribué à faire connaître Anaxagore. La création d’un terme comme ὁμοιομέρειαι qui renvoie à des entités physiques conceptuellement analogues aux ἄτομα, devait sanctionner ce lien. Le vocable est utilisé communément par les doxographes (…), mais quand Simplicius veut en donner une explication, il se trouve, comme on l’a vu, face à des apories insolubles »23.
45Lanza propose donc deux traditions principales dans la doxographie anaxagoréenne (Théophraste d’une part, et l’atomisme d’autre part) et propose le stemma suivant concernant la question du terme ὁμοιομέρεια / ὁμοιομέρειαι (Om., p. 289) :
46On peut donc résumer ainsi le raisonnement de Lanza : chez Lucrèce, l’homéomérie apparaît au singulier et est un terme abstrait qui signifie l’homogénéité comme chez Épicure ; chez les auteurs dérivant d’Aétius, on trouve les homéoméries, qui remplacent les ὑλικαί ἀρχαί de Théophraste (qui sont présentes aussi chez Hippolyte), et qui sont conçues comme des atomes. D’où le problème que rencontre Simplicius lorsqu’il tente de concilier l’inconciliable : des atomes qui ont une structure infinitésimale, composés qu’ils sont d’une partie de tous les homéomères. C’est au Ier s. avant J.-C. que ce serait faite la contamination des deux traditions.
47Cette hypothèse est séduisante, néanmoins, il me semble qu’on peut la mettre en cause. J’exposerai des objections à trois thèses que Lanza défend : (1) le fait que l’homéomérie appartienne à la tradition épicurienne mais soit absente chez Théophraste ; (2) le fait que les atomistes soient responsables, à leur corps défendant, de l’assimilation du système d’Anaxagore à l’atomisme ; (3) le fait que Simplicius fasse une distinction entre homéomères et homéoméries.
Critique de l’interprétation de Lanza
48(1) D’après Lanza, l’homéomérie chez Lucrèce comme chez Épicure est un terme abstrait qui signifie « la ressemblance ». C’est pourquoi on le trouve chez eux au singulier. On peut cependant ajouter la chose suivante : s’il est vraisemblable que dans le texte d’Épicure que Lanza cite (extrait du livre XIV, col. 6, du Περὶ φύσεως, 27, 27, 1 Arrighetti) ὁμοιομέρεια désigne la ressemblance24 entre l’élément et le phénomène (il s’agit du feu du Timée), il existe d’autres occurrences du terme dans d’autres contextes, en particulier, dans les fragments du livre XV du Περὶ φύσεως (ὁμοιομερει[, 7, 5 ; ὁμ[οιο]μέρεια, 25, 4 ; ὁμοιομερῶν, 11, 5). Or, Sedley (1998, 123ss.) soutient que le livre XV du Περὶ φύσεως contenait une critique d’Anaxagore (cette hypothèse avait déjà été proposée par Millot 1977, p. 28ss.). Outre la présence des termes cités, Sedley mentionne les points suivants, qui sont des arguments assez probants :
- Le principe de prédominance énoncé à la fin de B12 et que l’on trouve chez Lucrèce (I, 877s.) apparaît au fragment 11 Millot25 du livre XV, que Sedley traduit ainsi (p. 125) : « For [it is claimed that] the respect in which it is spoken of - because it is evident - is the respect according to which it is made out of a majority of such and such things, namely the homoiomeries26… » (Millot, p. 17, traduit ainsi : « Selon en effet la façon dont on nomme ce qui est d’après lui manifeste, constituée, selon cette façon-là, en majorité de certains corps particuliers, c’est des homéomères que (…) et non de (…) »).
- La référence possible au réarrangement des atomes au fr. 14 du livre XV rappelle l’argument de Lucrèce contre Anaxagore (I, 897-914) selon lequel les phénomènes tels que la combustion par friction sont expliqués d’une façon plus satisfaisante par le réarrangement atomique que par le principe anaxagoréen selon lequel il y a une portion de tout dans tout.
49Or, Sedley soutient que, dans les livres XIV et XV du Περὶ φύσεως, Épicure organise les théories qu’il critique en suivant l’ordre d’Aristote (Phys. I, 2, 184b15ss.) et de Théophraste : monisme, pluralisme, infinitisme, précisément l’ordre que l’on trouve chez Lucrèce (I, 635-920) et Diogène d’Œnanda. Il soutient également qu’Épicure s’appuie davantage sur Théophraste que sur Aristote (p. 182s.).
50Il ne serait donc pas absurde que, comme le dit Wigodsky (2007, p. 537), l’inventeur du terme ὁμοιομέρεια soit Théophraste et non Épicure27. Mais même en admettant qu’Épicure ait inventé le terme, il est sans doute plus vraisemblable de penser qu’il s’est davantage inspiré de Théophraste qu’il n’a eu lui-même une connaissance directe d’Anaxagore (s’il a eu une connaissance directe des écrits d’Anaxagore, nous devrons considérer à nouveaux frais la thèse unanimement admise aujourd’hui selon laquelle Anaxagore n’a jamais employé le terme « homéomère »28). Si tel est le cas, pourquoi supposer une tradition doxographique atomiste indépendante de Théophraste ?
51(2) Même en admettant l’existence de cette tradition doxographique atomiste indépendante de Théophraste, pourquoi penser que c’est elle qui serait responsable de l’assimilation erronée d’Anaxagore à l’atomisme ? N’y aurait-il pas là quelque chose d’absurde ? Étrange coïncidence (ou ironie du sort) que celle qui ferait des Épicuriens les responsables d’une confusion qu’ils ont explicitement refusée, pour avoir introduit l’homéomérie dans la doxographie !
52Quoi qu’il en soit, la confusion a-t-elle réellement existé ? Reprenons les témoignages sur lesquels Lanza s’appuie pour soutenir qu’une telle confusion s’est produite.
53Lanza pense que même si Lucrèce distingue explicitement le système d’Anaxagore de l’atomisme, son témoignage a pu contribuer à alimenter (ou faire naître) la confusion. Que Lucrèce fasse expressément cette distinction entre les deux doctrines est manifeste : à la fin de son exposé de la doctrine d’Anaxagore, il critique la thèse du « tout dans tout » en disant :
Quorum nil fieri quoniam manifesta docet res,
scire licet non esse in rebus res ita mixtas,
uerum semina multimodis inmixta latere
multarum rerum in rebus communia debent. (I, 993-96)
54(« Les faits nous montrent de toute évidence que rien de cela ne se produit, et il est permis de savoir que les choses ne sont pas mélangées ainsi dans les choses, mais des semences communes à une multitude de choses doivent y être cachées, mélangées en elles de multiples façons ».)
55Les choses d’Anaxagore ne sont donc pas les atomes (semina).
56Pourquoi alors a-t-on pu s’appuyer sur Lucrèce pour assimiler le système d’Anaxagore à l’atomisme ? C’est, d’après Lanza, à cause de la façon dont Lucrèce présente l’homéomérie :
Principio, rerum quam dicit homoeomerian,
ossa videlicet e pauxillis atque minutis
ossibus hic, et de pauxillis atque minutis
uisceribus uiscus gigni, sanguenque creari
sangunis inter se multis coeuntibu’ guttis,
ex aurique putat micis consistere posse
aurum, et de terris terram concrescere paruis,
ignibus ex ignis, umorem umoribus esse ;
cetera consimili fingit ratione putatque. (I, 834-42)
57On peut voir en effet avec quelle insistance Lucrèce met l’accent sur la petitesse des choses qui donnent naissance aux grandes ; il n’y aurait donc qu’un pas pour en conclure qu’Anaxagore posait des particules comme principes ; et c’est ce que Cicéron semble faire lorsqu’il présente, comme nous l’avons vu, les principes d’Anaxagore comme de « petites particules semblables entre elles » (particulas, similes inter se, minutas, cité supra). Mais cela suffit-il à faire du système d’Anaxagore une variante de l’atomisme ? Lanza reconnaît lui-même que Lucrèce distingue les deux systèmes : de fait, Lucrèce dit qu’Anaxagore n’admet pas de terme à la division des corps (I, 843s., cité par Lanza, cf. supra) ; par ailleurs, les principes ne méritent pas le nom de « principes » : ils sont, dit Lucrèce, « bien trop fragiles » (imbecilla nimis primordia fingit, I, 847), s’ils sont soumis comme les choses à la mort. Enfin, comme nous venons de le voir, le fait que les choses d’Anaxagore ne soient pas des atomes (semina) suffit à empêcher le confusion.
58Il convient ici de s’arrêter quelques instants pour faire un point sur l’usage des termes. Lanza semble utiliser d’une façon assez lâche les termes « atome » et « particule ». Or, il eût été souhaitable qu’il propose une distinction terminologique qui permette d’éviter toute confusion29. En effet, si « particule » est un terme général qui n’implique pas nécessairement une conception atomiste au sens fort, ce n’est pas le cas de l’atome (sauf à prendre « atome » dans le sens faible de particule imperceptible). On pourrait dire que si la particule se distingue par sa petitesse, cela ne suffit pas à faire d’elle un « atome » au sens technique du terme, celui-ci se caractérisant par son insécabilité (qu’il s’agisse de l’atome de Démocrite, de celui d’Épicure, des triangles du Timée ou de la forme aristotélicienne). Remarquons également qu’un système atomiste n’implique pas nécessairement l’existence du vide (cf. le Timée) ; lorsqu’Aristote réduit le système pluraliste contiguïste à un système contenant du vide, il ne parle pas en son nom propre mais expose le raisonnement des Éléates30.
59Si ce qui est déterminant pour Lanza, c’est la petitesse, notons que les témoignages d’Aristote pourraient suffire à alimenter la thèse particulariste. En effet, en Physique I, 4, il dit que la génération se produit « à partir de choses qui sont et qui sont comprises <dans ce dont elles proviennent>, mais qui nous sont imperceptibles en raison de la petitesse des volumes » (ἐξ ὄντων μὲν καὶ ἐνυπαρχόντων γίγνεσθαι, διὰ μικρότητα δὲ τῶν ὄγκων ἐξ ἀναισθήτων ἡμῖν, 187a36-b1). Du reste, Anaxagore lui-même dans le fragment B1 DK insiste sur l’invisibilité des choses mélangées en raison de leur petitesse. Quant à l’explication du processus de génération par l’association du même au même, elle est clairement attribuée par Aristote à Anaxagore dans un texte de la Génération des animaux (que ne citent curieusement ni Diels ni Lanza, mais que Schofield31 prend en considération) dans lequel il critique ceux qui pensent que le sperme provient de toutes les parties du corps :
De plus, les parties se définissent les unes par une faculté et les autres par des propriétés, les anhoméomères par le fait qu’elles sont capables de faire quelque chose, comme la langue et la main, et les homéomères par la dureté, la mollesse et les autres propriétés de ce genre. Ce n’est donc pas n’importe quoi qui est sang ou chair (οὐ πάντως οὖν ἔχον αἷμα οὐδε σάρξ). Par conséquent, il est évident qu’il est impossible que ce qui provient <des parents> ait le même nom (συνώνυμον) que les parties, par exemple que du sang provienne du sang, ou de la chair de la chair. Mais si c’est de quelque chose de différent que le sang est engendré, la cause de la similitude ne saurait être non plus, comme le disent ceux qui parlent ainsi, que la <semence> provient de toutes les parties (ἀπὸ πάντων τῶν μορίων). Il suffit en effet qu’elle provienne d’une seule, si le sang ne naît justement pas du sang. Car pourquoi toutes les parties ne seraient-elles pas engendrées à partir d’une seule ? Cela semble en effet être le même raisonnement que celui d’Anaxagore selon lequel rien n’est engendré parmi les homéomères (μηθὲν γίνεσθαι τῶν ὁμοιομερῶν) ; à ceci près que, alors que lui pose cela pour toutes les choses, eux le posent pour la génération des animaux. Ensuite, comment croîtront ces parties qui proviennent de tout <le corps> ? En effet, Anaxagore dit de façon cohérente que des chairs32 provenant de la nourriture s’ajoutent aux chairs (Ἀναξαγόρας μὲν γὰρ εὐλόγως φησὶ σάρκας ἐκ τῆς τροφῆς προσιέναι ταῖς σαρξίν) ; mais pour ceux qui ne parlent pas ainsi, et qui disent en même temps que <la semence> provient de tout <le corps>, comment pourra-t-il y avoir croissance par adjonction de quelque chose de différent sans que ce qui est ajouté change ? Mais si ce qui s’ajoute peut changer, pourquoi la semence n’est-elle pas telle dès le début que d’elle puissent être engendrés du sang et des chairs, sans qu’elle soit elle-même du sang et des chairs ? (Génération des animaux, I, 18, 722b30-723a17).
60Il existe chez Anaxagore une cohérence qu’il n’y a pas chez les autres : les homéomères ne sont pas engendrés, et cette loi est universelle (elle ne concerne pas seulement la génération des animaux comme chez les pansomatistes qu’Aristote critique) ; comme cette loi est universelle, elle lui permet également d’expliquer la croissance par accrétion du même au même (les chairs contenues dans la nourriture s’ajoutent aux chairs du corps qu’elle nourrit). Les autres, en revanche, ne sont pas cohérents puisqu’ils reconnaissent que la croissance ne s’explique pas ainsi mais par transformation de la nourriture. Si donc ils acceptent cette transformation, ils devraient également l’accepter pour expliquer la formation du sperme et la formation de l’embryon à partir du sperme. En d’autres termes, la théorie d’Anaxagore est complètement fausse aux yeux d’Aristote, mais elle est cohérente, tandis que celle des autres est incohérente. On voit combien l’homéomérie de Lucrèce est proche de ce qui apparaît dans ce texte d’Aristote. La différence est qu’Aristote ne fait pas mention explicitement ici de la petitesse, même si l’on doit supposer qu’elle est implicite.
61Pour Lanza, comme nous l’avons vu, les signes de la contamination entre la conception d’Anaxagore et l’atomisme sont perceptibles essentiellement dans deux témoignages (si l’on excepte Simplicius) : celui de Cicéron cité supra et celui d’Aétius I, 3, 5. Réexaminons ces textes.
62Le témoignage de Cicéron (Anaxagoras, materiam infinitam, sed ex ea particulas, similes inter se, minutas ; eas primum confusas, postea in ordinem adductas a mente divina, Acad. pr. II, 37, 118 = A 49 DK) est difficilement compréhensible tel quel. La syntaxe comporte une bizarrerie (eas) que le point-virgule résoud dans une certaine mesure. Mais l’étrangeté réside surtout dans la mention de « particules semblables entre elles ». Il n’est pas impossible qu’il y ait ici une expression ramassée qui synthétise les informations telles qu’on les trouve dans les deux textes d’Aristote cités ci-dessus : il y a chez Aristote la mention à la fois de la petitesse et du processus du même au même. On pourrait donc penser que le texte de Cicéron signifie que l’intellect met en ordre les choses en triant les choses mélangées (confusas), c’est-à-dire (en séparant les dissemblables et) en rassemblant les semblables. Le fait que les choses soient désignées comme de « petites particules » pourrait résulter d’une interprétation de B1 DK, ou du témoignage d’Aristote, ou de la source de Cicéron.
63Le témoignage d’Aétius (I, 3, 5) est un cas plus complexe. Néanmoins, ici encore, la comparaison avec Aristote semble pouvoir porter ses fruits.
Anaxagore (…) affirmait que les homéoméries (ὁμοιομέρειαι) sont les principes des étants. Il lui semblait en effet tout à fait difficile de <dire> comment quelque chose peut naître de ce qui n’est pas et être détruit en ce qui n’est pas. En tout cas, nous ingérons une nourriture simple et homogène, du pain et de l’eau, et à partir de cette nourriture sont nourris cheveux, veine, artères, chair, nerfs et les autres parties (μόρια). Dans ces conditions, il faut admettre ceci : dans la nourriture ingérée se trouvent toutes les choses qui sont et toutes les choses sont augmentées à partir des choses qui sont. Et il y a dans cette nourriture des parties (μόρια) capables d’engendrer du sang, des nerfs, des os, et le reste, ces parties étant concevables par la raison (ἃ ἦν λόγῳ θεωρητὰ μόρια)33. Car il ne faut pas tout rapporter à la sensation <en disant> que ce sont le pain et l’eau qui produisent ces choses : mais <il faut dire que> dans ceux-ci il y a des parties concevables par la raison. Du fait donc que les parties (μέρη) contenues dans la nourriture sont semblables aux choses engendrées, il les a appelées homéoméries et a affirmé qu’elles sont les principes des choses qui sont (…) (Je traduis le texte grec tel qu’il est imprimé par Diels en A46 DK et par Lanza dans T&F, p. 78.)
64Comme le dit Lanza, on trouve chez Épicure l’expression λόγῳ θεωρητόν (ou διὰ λόγου θεωρητόν)34. Cela dit, cela suffit-il à en conclure à une assimilation des homéoméries aux atomes ? Ce qui semble mis en valeur par cette expression, c’est l’imperceptibilité que l’on trouve mentionnée chez Aristote en Physique I, 4, 187b1 (διὰ μικρότητα δὲ τῶν ὄγκων ἐξ ἀναισθήτων ἡμῖν, 187a36-b1, cité supra) et dans le fragment B1 DK (οὐδὲν ἔνδηλον ἦν ὑπὸ σμικρότητος). De fait, on ne perçoit pas le sang contenu dans le pain, bien qu’il y soit présent en acte. Seul le νοῦς a l’œil de Lyncée lui permettant de l’atteindre. Mais ce n’est pas le cas des hommes. Aussi, seul le raisonnement fondé sur l’observation des phénomènes d’une part, et sur l’interdit parménidien de l’impossibilité de la génération de l’être à partir du non-être d’autre part, peut nous permettre d’appréhender les choses contenues dans le pain. On voit que, ici encore, le témoignage d’Aristote (Phys. I, 4, 187a36-b1) mentionné supra, qui comprend ces deux prémisses, permet de rendre raison du texte d’Aétius. Même si le vocabulaire est épicurien, la chose ne l’est pas nécessairement. Par ailleurs, le texte de Génération des animaux mentionné plus haut constitue sans conteste un précédent permettant de comprendre la façon dont l’homéomérie est décrite chez Aétius. L’explication étymologique présente chez celui-ci est loin d’être injustifiée. L’homéomérie est une partie de la nourriture semblable au tout qu’elle va faire croître en s’y ajoutant ; de même en GA I, 18, les chairs qui proviennent de la nourriture s’ajoutent aux chairs qu’elles font croître. L’étymologie présentée par Aétius est donc cohérente avec ce texte d’Aristote. L’homéomérie n’est pas composite35. C’est la nourriture qui l’est, contenant toutes les homéoméries ainsi décrites. L’homéomère (ou homéomérie) dans ces témoignages d’Aristote et d’Aétius serait ainsi « une partie semblable », qu’il faudrait entendre comme une expression ramassée de « une partie semblable <au tout qu’elle va constituer par adjonction ou dont elle s’est extraite par séparation> ». Il n’y a rien dans le témoignage d’Aétius qui ne s’accorde avec ceux d’Aristote. Cela ne suffit pas à en faire un témoignage fidèle à la conception d’Anaxagore ; mais cela suffit à dire que la source d’Aétius était sur ce point particulièrement fidèle à ce qui est déjà énoncé chez Aristote36.
65On pourrait néanmoins repérer un point de divergence : chez Aristote, l’homéomère d’Anaxagore est très souvent non pas la partie semblable au tout, mais le tout (dont les parties sont semblables au tout qu’il constitue). Le terme désigne aussi bien la partie invisible que le tout visible constitué de ces parties invisibles, Aristote dirait aussi bien les éléments que les choses. Cela dit, comme il n’y a précisément pas de distinction entre élément (la partie imperceptible de sang) et chose constituée (le sang perceptible), si ce n’est une distinction par accident pour ainsi dire (en raison de la faiblesse des sensations qui nous empêche de voir le sang qui est pourtant là en acte dans le pain), on comprend que l’homéomère puisse désigner aussi bien la partie imperceptible que le tout perceptible. On pourrait dire que les homéomères sont des choses qui se définissent par la relation de similitude tout-partie ou partie-tout qui les caractérise. Rappelons que cette « synonymie » du tout et de la partie est mentionnée par Aristote en Génération et corruption I, 1, 314a18-20 à propos des homéomères d’Anaxagore ; et l’on voit dans le texte de Génération des animaux I, 18 ce terme de nouveau employé par Aristote lorsqu’il critique les pansomatistes pour dire qu’il est impossible que le sperme contienne des parties « synonymes » à celles des parents (par exemple du sang et de la chair). Si chez Cicéron et Aétius il est clairement question des invisibles, le texte de Lucrèce est plus difficile. Lorsque Lucrèce dit « Voici ce qu’il appelle l’homéomérie des choses : c’est qu’il est manifeste que les os naissent d’os petits et minuscules, etc. », on ne voit pas bien si l’homéomérie désigne la partie élémentaire, le tout, ou la relation entre les deux ; mais, en raison de la présence de rerum (rerum homoeomerian, I, 834), il est vraisemblable que ce soit cette dernière possibilité (l’homogénéité, comme le comprend Lanza en s’appuyant sur le sens qu’il a chez Épicure - ce qu’Aristote appelle la « synonymie »).
66Par conséquent, tous les témoignages examinés sont concordants : d’Aristote à Aétius, en passant par Lucrèce et Cicéron, les homéomères ou homéoméries se caractérisent par une « synonymie » (de la partie au tout, du tout à la partie, des parties entre elles). Et il n’y a là rien d’étrange au fond, si le tout ne se distingue de la partie que par la taille.
67Au terme de cet examen, on peut conclure qu’il n’y a pas de raison de supposer que les témoignages de Lucrèce, Cicéron et Aétius révèlent l’existence dans l’Antiquité d’une confusion entre Anaxagore et l’Atomisme. On pourrait faire la même remarque à propos des traditions doxographiques : l’hypothèse de Lanza, selon laquelle il y aurait eu une tradition épicurienne indépendante de celle issue de Théophraste (et Aristote), semble sujette à caution, et plus encore si l’on rend la première responsable (bien que malgré elle) de l’association d’Anaxagore à l’atomisme.
68Il nous reste donc à examiner le dernier point, qui était le point de départ de l’article de Lanza, à savoir l’usage que fait Simplicius des termes « homéomère » et « homéomérie ».
69(3) D’après Lanza, l’interprétation de Simplicius se fonderait sur une distinction entre l’homéomère (homogène) et l’homéomérie (hétérogène, composée des homéomères). J’essaierai de montrer pourquoi cette lecture de Lanza me semble erronée, ou du moins devoir être nuancée.
70Reprenons d’abord de façon précise l’interprétation de Lanza. Après avoir cité in Phys. 167, 12ss., Lanza fait la remarque suivante : « Dans cette explication, il y a implicitement un fort rapprochement des ὁμοιομέρειαι aux ὁμοιομερῆ, ce qui est compréhensible quand on pense que, dans l’interprétation de Simplicius, les ὁμοιομέρειαι, si elles sont d’un côté constituées de la présence de tous les ὁμοιομερῆ (chair, os, or, etc.), d’un autre côté, en se définissant selon la prédominance de chaque élément (χρυσιὸς γὰρ φαίνεται ἐκεῖνο, ἐν ᾧ πολὺ χρυσιόν ἐστι καίτοι πάντων ἐνόντων) (27, 8) constituent à leur tour les ὁμοιομερῆ, et les composés d’ὁμοιομερῆ »37. Ainsi, selon Lanza, les homéoméries sont composées d’homéomères mais se définissent par la prédominance de l’un d’eux, et elles composent à leur tour les homéomères. Pour le dire en d’autres termes, les homéomères1 (homogènes) entreraient dans la composition des homéoméries (composites, mais chacune ayant la forme de l’homéomère1 qui prédomine en elle), et ces homéoméries à leur tour formeraient l’homéomère2 par le rassemblement d’homéoméries de même forme. Donc, la différence entre homéomérie et homéomère2 correspondrait à la distinction que nous avons rencontrée plus haut entre partie invisible (ici l’homéomérie) et le tout visible (ici l’homéomère2) qu’elle constitue en s’associant avec d’autres de même forme. Comme nous l’avons vu tout à l’heure, l’homéomérie de Simplicius serait, selon Lanza, la plus petite particule dans laquelle se vérifie le « tout dans tout », tout en étant douée d’une forme propre ; elle serait donc assimilable à un atome car sa division lui ferait perdre cette forme. Simplicius ferait ainsi la synthèse entre l’homéomérie particule et le principe du ‘tout dans tout’, et il verrait dans cette homéomérie quelque chose d’ἄτοπον parce que contradictoire (à la fois indivisible en tant que particule ayant une forme, et divisible à l’infini, les homéomères qui la composent étant infinies en nombre).
71Cette hypothèse est intéressante, cependant elle peut être critiquée. Jamais Simplicius ne propose explicitement de distinguer les homéoméries des homéomères. En maints endroits, Simplicius emploie indifféremment homéomère et homéomérie et passe de l’un à l’autre comme si ces termes étaient absolument synonymes. Par exemple, en in Phys. 154s., Simplicius désigne les principes matériels d’Anaxagore au moyen du terme « homéoméries » plusieurs fois de suite, puis il emploie en 155, 17-19 « homéomères » (à deux reprises) pour désigner exactement la même chose (les principes d’Anaxagore, par opposition aux quatre στοιχεῖα d’Empédocle). Autre exemple : en 155, 23-26, avant de citer à la suite les fragments B1, B2, B4 et B5, il écrit « Qu’Anaxagore dise que d’un mélange unique se séparent des homéomères infinis en nombre, tous étant dans tous mais chacun étant caractérisé par ce qui prédomine, il le montre en disant (…) », et après avoir cité les fragments, il conclut « Voilà donc pour ce qui est du mélange et des homéoméries ». Ici encore, Simplicius est passé sans commentaire d’une expression à l’autre. On peut citer également la page 167 (lignes 2, 9, 13, 19), et d’autres encore. Dans le in De Caelo, on observe la même chose (par exemple, en 603ss.). Bref, inutile de poursuivre : il n’y a pas de doute que Simplicius ne fait pas de distinction entre les deux termes.
72Maintenant, je voudrais examiner la thèse de Lanza selon laquelle l’homéomérie de Simplicius ne saurait être divisée sans perdre sa forme propre. Lanza a l’air de penser que Simplicius attribue cette conception à Anaxagore. Or, il n’en est rien. Simplicius est en train de commenter Physique I, 4, 187b13-21 où Aristote réfute précisément la thèse anaxagoréenne de l’inexistence d’un minimum et d’un maximum absolus (énoncée dans le fragment B3 DK) dans les parties des animaux et des plantes (chair, os, fruits). Aristote précise ce qu’il entend par « parties » (μόρια) : il s’agit de parties présentes (en acte) dans l’animal (ou la plante) et en lesquelles il (ou elle) peut se diviser (187b15s.). Comme l’animal ne peut être de n’importe quelle grandeur (il est impossible qu’il soit plus grand qu’une certaine taille maximale, ou plus petit qu’une taille minimale), il en résulte que les parties ne pourront pas non plus être de n’importe quelle grandeur. C’est pour expliquer cette limite de grandeur que Simplicius a recours à l’unité formelle insécable de la chair. Mais cette thèse n’est précisément pas celle d’Anaxagore puisqu’Aristote l’attaque sur ce point justement – à savoir qu’Anaxagore prétend qu’il n’y a pas de plus grand ni de plus petit absolu. On peut comparer avec le commentaire de Philopon, in Phys., 97, 21ss. : « Il y a en tout cas une certaine grandeur telle que la forme de la chair ne pourrait pas subsister dans une plus petite. Il y a donc une chair insécable et minimale. Et il en va de même pour tout homéomère » (ἔστι τι πάντως μέγεθος οὗ ἐν τῷ ἐλάττονι οὐκ ἂν συσταίη τὸ εἶδος τῆς σαρκός. ἔστιν ἄρα τις ἄτομος καὶ ἐλαχίστη σάρξ. ὁμοίως καὶ ἐπὶ παντὸς ὁμοιομεροῦς). Cela ne signifie pas qu’Anaxagore pense qu’il y ait une chair de grandeur minimale, bien au contraire. Philopon, comme Simplicius, distingue grandeur et corps : en tant que grandeur, la chair est divisible à l’infini, mais pas en tant que corps (in Phys., 98, 13ss.). Il nous faut donc reconsidérer de plus près le commentaire de Simplicius.
73Simplicius commente Phys. I, 4, 187b13-21 (l’impossibilité qu’une partie de l’animal ou de la plante soit de n’importe quelle grandeur, ce qui constitue la deuxième des cinq réfutations d’Anaxagore par Aristote) en in Phys. 166-169. Il commence par citer une partie du fragment B3 DK qui affirme l’impossibilité qu’il existe un minimum absolu. Ensuite, il cite le commentaire de Théophraste, tiré de son livre sur Anaxagore (« Ensuite, le fait de dire que toutes choses sont dans toutes pour cette raison qu’elles sont infinies à la fois en grandeur et en petitesse, et qu’il n’est possible d’atteindre ni le minimum ni le maximum, n’est pas susceptible de convaincre »). Après cela, Simplicius dit qu’Aristote fait d’une pierre deux coups : il réfute Anaxagore, et en même temps il démontre quelque chose dont il va se servir dans pratiquement tout ce qui suit, à savoir qu’il existe une <chair> minimale (ἅμα μὲν ἀναιρεῖ τοῦτο ὁ Ἀριστοτέλης, ἅμα δὲ ὡς χρήσιμον αὐτῷ τὸ εἶναι τὴν ἐλαχίστην πρὸς τὰ ἐφεξῆς σχεδὸν ἅπαντα προαποδείκνυσι, 166, 20s.). Autrement dit, il n’y a aucune ambiguïté : Simplicius ne pense pas que l’existence d’une chair minimale soit la thèse d’Anaxagore. Par conséquent, toutes les contradictions que Simplicius relève par la suite ne sont pas des contradictions internes à la pensée d’Anaxagore. Dans tout ce qui suit, Simplicius ne commente pas Anaxagore mais Aristote. Il explicite le raisonnement d’Aristote : l’existence d’une chair minimale est quelque chose qu’Aristote démontre dans cette deuxième réfutation, précisément pour réfuter B3 DK. Ensuite, il s’en servira comme prémisse dans ses autres réfutations, faisant comme si Anaxagore avait accepté le raisonnement établissant la prémisse, mais Simplicius, aussi bien qu’Aristote, sait qu’il n’en est rien. Par conséquent, en aucun cas nous ne devons prendre la suite du commentaire des cinq réfutations comme un témoignage de Simplicius sur Anaxagore. Encore une fois, c’est Aristote que Simplicius commente, et non Anaxagore. Le commentaire des réfutations 2 à 5 (187b13-188a5) s’étend sur neuf pages (166, 15 - 175, 8). Alors que Diels ne fait figurer en A41 DK que le tout début du commentaire (citation de B3 DK et citation de Théophraste, 166, 15-20), Lanza ajoute en A41 (T&F, p. 50-54) quatre passages dont trois sont assez longs (167, 12-29 ; 168, 25 - 169, 2 ; 171, 31 - 172, 1 ; 172, 20-33). Cette fois, je donnerais raison à Diels. L’autre solution aurait été de citer les neuf pages dans leur intégralité (ce qui est difficilement envisageable). Mais la solution intermédiaire était à éviter, car elle induit en erreur en donnant l’illusion que Simplicius commente Anaxagore.
74Au terme de cet examen critique de l’étude de l’homéomérie qu’a proposée Lanza, nous pouvons, je pense, conclure d’une part qu’il n’y a pas de distinction entre homéomère et homéomérie dans la doxographie anaxagoréenne, et d’autre part que l’assimilation du système d’Anaxagore à l’atomisme n’a pas été faite dans l’Antiquité. Resterait à savoir si les modernes l’ont réellement faite, mais cela nous mènerait trop loin de l’objectif du présent travail.
75Pour terminer, je tiens à dire que les critiques présentées dans la deuxième partie de cette étude ne remettent en rien en cause ce que j’ai dit dans la première partie. Même si certains des résultats que Lanza obtient sont critiquables, la méthode (ou l’intention) me semble être la bonne. Trop souvent, encore aujourd’hui, on se cantonne aux choix opérés par Diels, et on s’intéresse davantage aux problèmes débattus par les modernes qu’on ne retourne aux textes et à leur(s) contexte(s). Trop souvent également, on a tendance à donner plus d’importance aux fragments qu’aux témoignages. Or, il est évident que nous ne pouvons espérer avancer que si nous portons une égale attention aux témoignages, mais à condition qu’on les lise eux-mêmes dans leur contexte, et non tels qu’ils ont été découpés par Diels. C’est une tâche énorme, mais elle est la seule, à mon sens, à pouvoir porter ses fruits. C’est pourquoi je pense que la démarche de Lanza est bien plus féconde que ne le sont maintes études qui font abstraction de ce type de considérations.
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10.1017/S0009838807000547 :Notes de bas de page
1 Pour un état de la question récent, voir Curd 2007.
2 J’utilise les abréviations suivantes : « Om. » pour Lanza 1963, « PA » pour Lanza 1965, et « T&F » pour Lanza 1966.
3 « In realtà ad Anassagora manca non solo il concetto di particola connesso a quello di vuoto, ma anche il concetto di materia. (…) Ne risulta un concetto di φύσις (non di materia) continua. Anassagora parla sempre di χρήματα: e si è visto come Aristotele identifichi nei χρήματα anassagorei qualcosa di molto analogo ai propri ὁμοιομερῆ per la loro irreducibilità a una qualità pura. Questo è importante. La irreducibilità degli oggetti di esperienza a una combinazione di qualità primarie (i ῥιζώματα empedoclei ne sono la rappresentazione piú chiara), elimina quella gerarchia di sostanze che (…) resta però sempre lo schema concettuale delle scuole ioniche » (Om., p. 290).
4 « Ma proprio tutte queste soluzioni parziali e inconciliabili e un riscontro del lessico anassagoreo dimostrano che il termine è assai piú generico di quanto molti interpreti vogliano intendere (…). Nulla quindi autorizza a conferire un senso piú specifico che “cosa”, e a considerarlo forma piú piena, ma si deve ritenere in tutto equivalente al semplice neutro sostantivato » (T&F, p. 189s.).
5 « Se dunque ἀποκρίνομαι implica un particolare modo di venire ad essere, anche se non assolutamente ἐφ’ ἑαυτοῦ, διακρίνομαι si pone al polo semantico opposto, identificandosi con il venir meno. διακρίνομαι significa dunque divisione di qualche cosa concepita unitariamente, e quindi la sua scomparsa come ἕν. ἀποκρίνεσθαι indica invece il venire ad essere di un individuo specificamente qualificabile, contrapponendosi all’impersonale ὁμοῦ εἶναι » (PA, p. 256).
6 « Già questo secondo particolare dovrebbe servire egregiamente a scartare una loro reducibilità a particelle contenenti un po’ di tutto. In questo modo essi sarebbero tutti simili e non tutti dissimili. Ma c’è qualcosa di ancora più importante : Anassagora non fa cenno delle dimensioni degli σπέρματα. È quindi arbitrario vedere in essi un minimo quantitativo di scomposizione della materia, o un abbozzo di infinitesimo. Se si ricordano invece le sfumature di significato di ἀποκρίνομαι e di ἀποκρίσις messe in luce sopra, appare abbastanza chiaro come negli σπέρματα ci sia l’intuizione di una potenzialità delle cose ancora in germe, prima cioè della loro piena esistenza sensibile, così come negli σπέρματα animali e vegetali è già contenuto tutto ciò che diventerà l’animale o la pianta » (PA, p. 259s.).
7 « Il passo vale a testimoniare autorevolmente della diffusione dell’opera anassagorea alla portata di molti, non solo da un punto di vista commerciale, ma anche dottrinario, non occorrendo evidentemente al lettore un interprete specializzato » (T&F, p. 42).
8 Curd 2007.
9 « L’essere ὅμοιος significa non avere μοῖραι perché le μοῖραι non indicano le parti secondo un senso quantitativo (non si comprenderebbe come l’ὄν parmenideo, essendo οὖλον possa essere anche ἀδιαίρετον), ma la partecipabilità reciproca di χρήματα non ὅμοια » (PA, p. 267).
10 « La μοῖρα παντὸς è quindi la partecipazione di tutto a tutto, è l’essere ὁμοῦ τὰ χρήματα, infatti Anassagora nega οὐδὲ χωρὶς ἔστι εἶναι, ἀλλὰ πάντα παντὸς μοῖραν μετέχει » (PA, p. 268).
11 « Come si è visto, Anassagora non poteva ammettere sul piano linguistico un superlativo come sul piano concettuale un assoluto, un elemento limite. Ora il νοῦς, che μόνος αὐτὸς ἐπ’ ἐωυτοῦ ἐστι, rappresenta proprio un limite. Al di qua della definizione unificatrice di materia (σῶμα democriteo o ὕλη aristotelica), e fermo piuttosto all’espressione generica e poco pregnante sul piano linguistico di τὰ χρήματα, seppure concettualmente assai importante. Anassagora definisce il νοῦς in contrasto con questi χρήματα. Qualche cosa dunque che, diventando per la prima volta ‘cosa’, cioè soggetto di determinati attributi e predicati, si qualifica nondimeno per contrapposizione alle altre ‘cose’. L’unica che non partecipi della mescolanza da cui i χρήματα sono indistricabili, l’unica che sia uguale a sé stessa. Quella che era la generica facoltà di intuire si concreta nel pensiero anassagoreo come ‘cosa’ e si qualifica quindi nel rapporto con le altre, senza perdere le proprie caratteristiche di astrazione. È l’unico modo in cui è possibile intuire l’immateriale a chi non ha ancora il concetto di materia » (PA, p. 268s.).
12 « Solo se si restituisce infatti la speculazione anassagorea al suo contesto storico, si può notare tutta l’importanza che assume la formulazione di νοῦς che, concretato in ‘cosa’, è ‘causa’ del κινεῖν dei χρήματα. Per κινεῖν come per γιγνώσκειν cioè per avere potere (κρατεῖν) sui χρήματα, il νοῦ è definito separato da essi: si stabilisce così un ἕτερον che, a differenza del pensiero eleatico, non è οὐδέν, pur essendo privo di μέγεθος. Questa intuizione di un diverso, di qualche cosa cioè che sfugge all’intero sistema dei χρήματα perchè gli si pone di fronte come principio di conoscenza e di movimento, non deve però indurre alla tentazione spesso sentita di una contrapposizione di una sfera logica ad una sfera materiale. Proprio la prima intuizione del νοῦς come ἕτερον rispetto ai χρήματα, esclude dalla possibilità del pensiero anassagoreo lo sviluppo di una sfera noetica autonoma. La schematizzazione aristotelica οὐσία/συμβεβηκός è evidentemente inadeguata a spiegare il rapporto νοῦς-χρήματα. Ogni predicato del νοῦς è ancora linguisticamente saldamente legato alla sfera dei χρήματα, e il νοῦς stesso proprio nell’ardore innografico della sua definizione è soltanto l’elemento-limite di un sistema, ma proprio come elemento-limite diventa nello stesso tempo estraneo ed eterogeneo al sistema stesso » (PA, p. 273s.).
13 Le seul témoignage qui pourrait contredire cette affirmation est un texte mystérieux, le témoignage A40 DK, que l’on trouve dans un manuscrit du XVe siècle (Codex Monacensis 490) : « Certains disent qu’Anaxagore a écrit un traité sur des problèmes insolubles et qu’il l’a intitulé Courroies en raison du fait que les lecteurs, croyait-il, seraient ligotés dans les difficultés ». Mais on considère ce témoignage comme une plaisanterie qui ne concerne sans doute pas notre Anaxagore (Diels in DK ad loc., compare cela au « Anaxagoras peri semion », canular de Rabelais, Pantagruel, XVII). À part ce témoignage douteux, nous n’avons pas trace de difficultés particulières que les anciens auraient trouvées chez Anaxagore.
14 Lanza 1963.
15 « καὶ σπέρματα πάντων χρημάτων : la spiegazione offerta da Schaubach 85: “σπέρματα πάντων χρημάτων sunt homoeomeriae, e quibus corpora componuntur” ha resistito, per quanto diversamente interpretata, in grandissima parte della critica, che attribuisce ad A. una concezione corpuscolare della materia. Evito qui di ripetere la dimostrazione di come si sia formata dall’antichità questa tradizione erronea (…); la conclusione è che in A. non esiste una struttura corpuscolare e che anzi una concezione corpuscolare è estranea ad ogni speculazione greca anteriore all’atomismo, perché si fonda sulla consapevolezza del concetto unitario di materia contrapposto all’immateriale (vuoto) e sulla sua conseguente quantizzazione (…). Come si vede assai bene anche dagli altri frammenti ed in particolare da quelli cosmogonici, in A. non è assolutamente formulata una priorità di elementi originari nella conformazione del mondo. Il suo linguaggio è anzi sempre generico. Può dunque parere singolare l’introduzione di questi σπέρματα (…) in cui appunto già la critica antica volle riconoscere la formulazione anassagorea delle supposte omeomerie. Cosí facendo si assimilavano gli σπέρματα agli ἄτομα democritei, attribuendo dunque ad A. un linguaggio metaforico (…). Non solo però la metafora in generale è estranea allo stile anassagoreo, e tanto piú lo sarebbe per una novità di questa importanza, ma nel caso specifico la metafora sarebbe anche stata incomprensibile, perché il greco non conosce un uso metaforico di σπέρμα paragonabile a quello latino di semen (…). Se dunque σπέρματα deve suggerire qualcosa, non si tratta certo di un minimo quantitativo (A. non fa accenno alle dimensioni), quanto all’ambito biologico cui già ἀποκρίνομαι e ἀποκρίσις richiamano (…). Gli σπέρματα non sono dunque costituenti dei χρήματα, ma ciò da cui i χρήματα si sono prodotti: essi si riferiscono infatti solo ad un momento iniziale dell’ἀπόκρισις (…). Tutte le interpretazioni corpuscolaristiche ne fanno invece, come si è detto, qualcosa di molto simile alle omeomerie di Simplicio; ma, mentre Simplicio giunge alla dimostrazione dell’assurdità di esse, i critici moderni accettano ed attribuiscono ad A. irriducibili antinomie che una concezione corpusculare comporta col resto del pensiero anassagoreo ».
16 « Le ὁμοιομέρειαι per Simplicio sono particole contenenti tutte le cose semplici (ὁμοιομερῆ) » (Om., p. 259).
17 « Esse sono infinite (…) e aventi ciascuna una sua qualità (…). Simplicio spiega questa apparente contraddizione: contenere parte di tutte le sostanze ed essere contemporaneamente esse stesse qualificate, spiegando come ogni ὁμοιομέρεια si qualifichi dal prevalere (ἐπικρατεῖν) in essa di una sostanza sulle altre » (Om., p. 259).
18 « La distinzione aristotelica tra δύναμις ed ἐνέργεια è qui, si vede, fondamentale per intendere il ragionamento di Simplicio. Se Anassagora ha concepito le ἀρχαί come σάρξ, ὀστοῦν, χρυσός etc., tali ἀρχαί sono evidentemente ἄφθαρτοι e quindi ἀδιαίρετοι ἐνεργείᾳ. C’è dunque una contraddizione insuperabile tra il principio di divisione infinitesimale e la concezione categoriale fisica aristotelica che Simplicio usa, considerandola naturale ed universale, tale quindi da potervi iscrivere anche il pensiero anassagoreo. Le ὁμοιομέρειαι sono quindi concepite come le piú piccole parti della materia in cui si verifica il ‘tutto in tutto’; la loro ulteriore divisione comporterebbe la φθορὰ εἴδους. L’assurdità, agli occhi di Simplicio, consiste nel fatto che, immaginate le ὁμοιομέρειαι come ἄτομοι qualitativamente determinate e tuttavia di grandezza limitata, esse risultano nondimeno essere infinite di numero e portatrici in sé di infinito » (Om., p. 262).
19 « Vediamo anzitutto che Simplicio pone le ὁμοιομέρειαι della carne come σαρκία; analogamente le ὁμοιομέρειαι dell’osso, del sangue etc. Siamo dunque davanti ad una struttura corpuscolare della materia » (Om., p. 263).
20 « Si tratta della struttura intrinsecamente infinitesimale delle ὁμοιομέρειαι, che sono però sempre concepite atomisticamente come σαρκία etc., cioè come particole di materia aventi una propria qualità e quindi una propria forma. Questa intrinseca struttura infinitesimale, inevitabile per alcune affermazioni testuali di Anassagora, pone spesso Simplicio nell’imbarazzo, ed egli definisce ἄλογον o ἄτοπον l’affermazione anassagorea, come già l’aveva definita Aristotele. (…) si può con certezza affermare che, secondo Simplicio, le ὁμοιομέρειαι sono particelle di materia contenenti parti degli ὁμοιομερῆ (la spiegazione di tale vocabolo non è offerta, ma essendo termine tecnico della biologia aristotelica, con ogni probabilità è usato secondo il significato proprio di Aristotele). Dagli ὁμοιομερῆ appunto le ὁμοιομέρειαι prendono il nome che non ha per esse alcuna pregnanza etimologica » (Om, p. 264).
21 « Ma anche questo sostantivo astratto epicureo, ripreso letteralmente da Lucrezio, esclude chiaramente una possibile concezione atomistica » (Om., p. 285).
22 Lanza cite le commentaire de Diels où celui-ci relève que Cicéron se trompe en traduisant ὁμοιομερείας ainsi ; il signale également que Zeller a corrigé similes en dissimiles. Cf. Doxographi Graeci. p. 120.
23 « La ὁμοιομέρεια cioè che Lucrezio attribuisce all’universo (ma si può già intravedere nell’esposizione lucreziana un tentativo di riportare il pensiero anassagoreo ad alcuni presupposti di minimi quantitativi di carattere atomistico) viene trasferita esplicitamente agli atomi che (…) riproducono tutti i caratteri distintivi dell’ὄν secondo la concezione eleatica, primo tra tutti l’inesistenza in loro del vuoto. Solo gli atomi infatti, escludendo il vuoto, possono ammettere quella continuità dell’essere che nel pensiero di Anassagora è presupposto fondamentale. Gli atomi d’altra parte, secondo Epicuro, non sono ἀμερῆ: anzi la loro estensione, anche se impercepibile, implica l’esistenza di parti. Secondo Aezio le parti delle ὁμοιομέρειαι sono λόγῳ θεωρητὰ μόρια; esse sfuggono cioè all’αἴσθησις. Siamo, come si vede, in un ambito concettuale e lessicale atomistico. Credo che non si vada lontano dalla verità formulando l’ipotesi che nel I secolo circa a.C. il pensiero fisico di Anassagora cominciò ad essere considerato una sorta di variante di quello atomistico. Lo stesso Democrito, sia pur polemicamente, contribuí a far conoscere Anassagora. Il conio di un termine come ὁμοιομέρειαι che allude a entità fisiche analoghe concettualmente agli ἄτομα, dovette sancire questo legame. Il vocabolo è usato comunemente dai dossografi, come anche a noi risulta, ma, quando Simplicio vuole offrirne una spiegazione, si trova, come si è visto, davanti ad aporie irresolubili » (Om., p. 288s.).
24 Millot 1977, p. 28, comprend différemment τό γε ἤδη τὴν ὁμοιομέρειαν τῶι φαινομένωι κεκτημένον (XIV, col. 6) comme signifiant « ce qui a déjà la même composition que ce qui apparaît ». Wigodsky (2007) soutient que dans la doctrine d’Épicure les homéoméries (que l’on retrouve chez Aétius I, 7, 34) correspondent aux homéomères d’Aristote : selon son hypothèse, les στοιχεῖα sont les composés les plus simples (qui correspondent en gros aux quatre éléments d’Empédocle), et les homéoméries les composés de niveau de complexité immédiatement supérieur.
25 Fr. 11 Millot :. . ]ν συνε̣ . . . . κ̣ε . καθὸ γὰρπρ]ο̣σ̣αγορ̣ε̣ύετα̣ι̣ ὅ̣ τ̣ι̣ δῆ̣[λονεἶ]ναι κατ’ ἐκε[ῖ]ν̣ο ἐκ τῶνπ]λ̣είστων τῶν[δ]έ̣ τι̣νωνπε]ποι̣η̣[μ]ένη, ἐξ ὁ̣μ̣ο̣ι̣ομε-ρῶν ---------------------------] ο̣ὐκ ἐκ------------------------------------------ἐ̣κ̣ε̣ί̣νου
26 Sedley écrit ἐξ ὁμοιομε[ρειῶν.
27 L’hypothèse de Lanza selon laquelle Épicure était l’inventeur de ὁμοιομέρεια avait été acceptée par Schofield, 1975, p. 5.
28 Il faudrait savoir quel est le fondement du témoignage de Diogène Laërce sur la sympathie d’Épicure pour Anaxagore (X 12) et de celui de Philodème parlant d’Épicure qui, avant d’enseigner, passait la matinée avec Nausiphane qui lisait Anaxagore et Empédocle en coupant les cheveux en quatre de façon systématique (= Nausiphane A7 DK, Pap. Herc. 1005, fr. 24, extrait de Philodème).
29 Cela permettrait également de préciser les termes du débat avec les interprètes particularistes, et d’éviter les malentendus : le fait que les corpuscularistes parlent de « corpuscules » à propos d’Anaxagore ne les rend pas ipso facto coupables de la confusion que Lanza semble leur imputer. D’une façon significative, Vlastos précise dans une note accompagnant la réédition de son article de 1950 (« The Physical Theory of Anaxagoras ») qu’il a renoncé, dans la nouvelle version, à certains termes de l’ancienne pouvant prêter à confusion : « I have made no substantive changes in the text, with one exception: I have eliminated references to ‘the infinitesimal’ and even to ‘the infinitely small’ in Anaxagoras. As I have since come to see (in the course of trying to thread my way through Zeno’s paradoxes) the notion of ‘the infinitesimal’ is a confused one, and even the expression ‘infinitely small’ is misleading » (Vlastos 1974, p. 459).
30 « Certains parmi les Anciens pensaient que l’étant est nécessairement un et immobile ; en effet, le vide, selon eux, est non-étant et il ne saurait y avoir de mouvement s’il n’y a pas de vide existant séparément. De plus, il ne peut exister des étants multiples s’il n’existe pas quelque chose qui les sépare. Or, d’après eux, si l’on croit que l’univers n’est pas continu mais divisé et en contact, cela ne fait aucune différence avec le fait de dire que ce sont des étants multiples, et non un, et du vide » (Aristote, Génération et corruption, I, 8, 325a2-8).
31 Schofield 1975, p. 19ss. et 1980, p. 137.
32 Louis 1961, p. 22, traduit à tort σάρκας par « particules de chair ».
33 Le commentaire de Lanza cité supra (« Selon Aétius, les parties des ὁμοιομέρειαι sont λόγωι θεωρητὰ μόρια », Om., p. 288) est contestable : ce sont les parties contenues dans la nourriture, c’est-à-dire les homéoméries, qui sont λόγῳ θεωρητά, et non les parties de celles-ci.
34 Lettre à Hérodote, 47, 1 ; 62, 4-7.
35 Contrairement à ce que dit Lachenaud 1993, p. 203, n. 41 : « Nous pouvons désormais conclure sur les homéoméries. Le terme ne désigne pas les choses dont les parties sont identiques entre elles ou identiques à l’ensemble. La nourriture est dite homéomère, non parce qu’elle est homogène, mais parce qu’elle doit contenir tout ce qui se trouve dans les parties du corps ».
36 Schofield accepte au contraire l’hypothèse de Lanza selon laquelle le texte d’Aétius résulte d’une contamination du témoignage de Théophraste par une source épicurienne (1975, p. 4-7).
37 « In questa spiegazione è implicito un forte avvicinamento di ὁμοιομέρειαι a ὁμοιομερῆ, e ciò è comprensibile quando si pensi che, nella interpretazione di Simplicio, le ὁμοιομέρειαι se da una parte sono costituite dalla presenza di tutti gli ὁμοιομερῆ (carne, osso, oro, etc.), a loro volta, definendosi a seconda del prevalere di ciascun elemento (χρυσιὸς γὰρ φαίνεται ἐκεῖνο, ἐν ᾧ πολὺ χρυσιόν ἐστι καίτοι πάντων ἐνόντων) (27, 8) costituiscono a loro volta gli ὁμοιομερῆ, e i composti degli ὁμοιομερῆ » (Om., p. 260).
Auteur
UMR 8163, STL, Université Lille3
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