L’usage du laid : la scène de Thersite dans le Chant II de l’Iliade
p. 23-50
Texte intégral
1Dans le beau livre où il explore les figures du sot dans les traditions culturelles et les productions littéraires d’époques et de sociétés diverses, Diego Lanza rencontre, au détour d’une réflexion sur la laideur du « Vilain petit canard » de Hans Andersen, un personnage de l’Iliade dont la singularité, aussi bien que celle de la scène dont il est le protagoniste, ont suscité dès l’Antiquité la perplexité des lecteurs, l’Achéen Thersite, que l’aède décrit, usant d’une expression unique dans le poème, comme « l’homme le plus laid qui fût venu devant Ilion »1. Les pages denses qu’il consacre à l’interprétation de cet épisode souvent commenté sont guidées par l’exigence, formulée au début de l’ouvrage2, de ne pas butiner au fil de ses lectures ce qui peut servir sa démonstration, dans un « pillage » sans méthode dont il dénonce la pratique commune, mais de partir de l’étude du texte dans sa particularité, attentif à sa cohérence et à la spécificité de son contexte historique, soucieux de le comprendre d’abord dans « ce qu’il veut dire ». C’est au prix de cette patience que l’analyste peut espérer saisir le travail que le texte fait subir aux matériaux qu’il réutilise, – qu’il recontextualise et resémantise en les réinterprétant. Il y faut aussi, dit aussitôt Lanza, une condition supplémentaire, celle de ne pas se laisser séduire par les prestiges du dispositif textuel et de ne pas être moins attentif à ce qui se tait ou dissimule qu’à ce qui est dit – de ne pas hésiter non plus à poser au texte des questions qui ne sont pas les siennes mais que néanmoins il induit, rendant incertaine sa cohérence et faisant apparaître, comme un dépôt résiduel du sens originel, ce qui, de la matière utilisée, a résisté au travail de resémantisation. Or ce questionnement, et les critères du jugement qui identifie ce reste, ne vont pas de soi. On ne sera donc pas étonné sans doute qu’un herméneute puisse à son tour, devant une œuvre aussi forte qu’est l’Iliade, interroger l’analyste sur le point où celui-ci a choisi de s’arrêter dans la reconstitution du sens.
2C’est la laideur, bruttezza, de Thersite qui retient l’attention de Lanza. Elle s’oppose à celle, superficielle et provisoire, du faux canard dont la splendeur de la nature réelle se manifeste tardivement, aussi bien qu’à celle du Bertoldo de Croce, dont l’apparence bestiale dissimule, comme dans le Socrate-Silène du Banquet, l’exquise beauté de l’âme. Il n’y a pas de contradiction entre l’apparence physique, repoussante et grotesque, du personnage d’Homère et sa véritable nature, telle qu’elle s’exprime dans sa conduite et ses propos. Sa figure offre donc à Lanza un exemple plus intéressant à cet égard que les deux autres pour repérer la manière dont, dans une situation idéologique particulière, les pôles décriés et méprisés de la laideur et de la sottise peuvent déstabiliser les normes sociales de la vérité et de la raison.
3L’épisode du Chant II de l’Iliade dans lequel s’inscrivent les provocations et le châtiment de Thersite est connu. On n’en rappellera ici que les grandes lignes.
4Séduit par le songe trompeur que lui a envoyé Zeus, Agamemnon, après avoir exposé aux principaux chefs de l’armée le moyen détourné qu’il a conçu pour amener les troupes à s’armer pour la bataille, prononce devant l’assemblée des Achéens un discours dont la conclusion apparente, « fuyons sur nos navires et regagnons notre patrie », est exactement opposée à l’objectif qu’il se propose. Mais son stratagème n’a pas l’effet attendu. Les Achéens, prenant au mot l’appel à rentrer au pays sur lequel s’est achevée sa harangue et sans laisser à d’autres orateurs la possibilité de le contredire comme le prévoyait son plan, se précipitent tumultueusement vers leurs navires pour reprendre la mer. Au spectacle de ce tour désastreux des événements, Héra, envoie du ciel Athéna arrêter la débandade. La déesse charge Ulysse de cette mission et celui-ci, tenant en main le sceptre d’Agamemnon, convainc les chefs et enjoint aux hommes du rang de retourner à l’assemblée.
5C’est à ce point que Thersite intervient.
6Tandis que l’armée regagne ses places en bon ordre et s’assied, ce trublion, dont le portrait haut en couleur est dessiné avec une précision inhabituelle dans l’Iliade, reste seul debout à brailler, accablant le roi de récriminations injurieuses.
7Ses invectives s’en prennent d’abord à l’Atride, dénonçant par de feintes interrogations les motifs mesquins et méprisables qu’il suppose à l’apparent retournement d’Agamemnon, indigne d’un chef soucieux du salut de ceux qu’il commande. Dans un deuxième temps, il apostrophe les Achéens et les appelle à poursuivre leurs préparatifs de départ et abandonner un prince qui les traite aussi mal qu’il a traité Achille. Une réflexion sarcastique sur la passivité de ce dernier amène la flèche ultime, adressée à Agamemnon.
8Ulysse le rabroue vertement, lui enjoignant de cesser de se dresser seul contre les rois, de les insulter et d’appeler l’armée à rentrer dans ses foyers. Il relève ce qui, dans la situation incertaine où se trouve l’expédition, donne prétexte aux provocations injurieuses du pitre à l’Atride. Il menace enfin Thersite, s’il le reprend à parler à tort et à travers, de lui administrer une correction aussi brutale qu’humiliante.
9Et joignant le geste à la parole il frappe l’insolent entre les épaules avec le sceptre que lui a confié Agamemnon. Thersite, sous le coup, plie, ses pleurs jaillissent, une bosse ensanglantée enfle sur son dos ; il s’assied, pris de peur, et sous la douleur, essuie ses larmes d’un air hébété. Malgré leur humeur, les Achéens rient de plaisir de ce qui lui arrive, et leurs voix multiples louent Ulysse d’avoir réduit au silence le débiteur d’insultes et de lui avoir fait durablement passer l’envie de couvrir les rois de propos outrageux.
10Ulysse peut alors s’adresser à une assemblée attentive et sa harangue, qui se conclut par un appel à poursuivre la guerre jusqu’à la chute de Troie, recueille l’approbation bruyante de l’armée. Nestor, à son tour, reproche aux Achéens et à Agamemnon le temps précieux qu’ils perdent en palabres ; il exhorte les premiers à ne pas songer au retour avant d’avoir remporté la victoire, et le second à assumer résolument le commandement de l’armée et à la mener sans tarder au combat. Le roi reprenant alors la parole approuve l’avis de son conseiller et, après avoir rappelé et regretté la querelle qui l’a opposé à Achille et la division qui en est la conséquence, ordonne aux Achéens de se préparer pour la bataille. Sa harangue est acclamée et ses ordres sont aussitôt mis à exécution. L’épisode s’achève sur le tableau, déployé dans une suite de comparaisons, du rassemblement de l’armée autour d’Agamemnon.
11Le sens et la cohérence de cet enchaînement de scènes font problème et ont été l’objet de vives discussions entre philologues au fort de la querelle entre Analystes et Unitariens. Un bon représentant de la première école comme W. Leaf notait que peu de parties de l’Iliade avaient créé autant de difficultés que celle-là aux partisans de l’unité de composition du poème3. On en a longtemps critiqué, à des titres divers, l’invention, la motivation et la cohérence interne4. Comme il arrive souvent dans les études homériques, bon nombre de ces objections ont été plutôt oubliées ou négligées que réfutées et réellement dépassées, même lorsqu’elles attiraient l’attention sur des particularités de la composition qui demandaient d’être relevées et interprétées. Les blancs et les discontinuités de la narration où la Haute Critique décelait les cicatrices d’une genèse tourmentée, appartiennent peut-être pleinement en effet au discours et à la poétique de l’Iliade.
12La présentation des événements a de quoi surprendre. Elle a été conçue pour cela. Pourquoi Agamemnon imagine-t-il, pour convaincre les Achéens de s’armer pour la guerre, l’étrange manœuvre rhétorique qu’il expose à ses conseillers, cette mise à l’épreuve justifiée par un « comme il est d’usage », ou « de droit » qui laisse rêveur5 ? D’où vient, et que signifie, le spectaculaire échec du plan – la débandade inattendue de l’assemblée et l’inaction des membres du conseil ? Pourquoi sont-ce les deux déesses, et non Zeus, qui s’alarment de ce désastre imprévu, contraire aux arrêts du destin (et aux traditions poétiques concernant la guerre de Troie) ? Comment doit-on comprendre le rôle qu’Athéna fait jouer à Ulysse dans cette affaire ? Et lorsque les débats reprennent, comment expliquer qu’il ne soit plus question du Songe, ni de la diapeira en tant que telle ?
13Pour en venir au passage et au personnage qui nous concernent, quel sens et quelle fonction faut-il reconnaître à l’épisode de Thersite dans le contexte du récit de cette assemblée agitée ? Comment la scène se relie-t-elle, si elle le fait, à celles qui la précèdent ? Suppose-t-elle la manœuvre d’Agamemnon et ses effets inattendus ? Les invectives de Thersite n’en disent rien, l’algarade d’Ulysse non plus. Comment se fait-il d’ailleurs que le premier ne s’attaque qu’au roi et ne fasse pas même allusion au second, cible accoutumée pourtant de ses sarcasmes ? Plus généralement, que vient faire ce personnage présenté par l’aède comme un pitre grotesque à ce moment du drame ? Et qui est-il ?
14On ne reviendra pas, pour répondre à cette dernière question, sur les travaux qui, s’interrogeant sur les investissements idéologiques de l’Iliade, ont reconnu en Thersite, directement ou indirectement, un représentant caricatural ou caricaturé des classes dominées, ou de la troupe, dressées contre l’aristocratie qui leur impose de poursuivre une guerre dont elles ne voient pas la fin. Non qu’on entende dénier ici la pertinence pour leur propos des approches théoriques dont se réclament ces études, notamment lorsqu’elles s’inspirent de Marx et d’Althusser, mais leur application directe à la lecture de la scène de Thersite fait l’économie des médiations culturelles et du travail poétique par lequel le sens se construit dans, mais aussi contre, ce qui en commande la production. Elle reconduit insidieusement à un fonctionnalisme dont le matérialisme dialectique permet justement de critiquer la cécité6. Rien n’assure par exemple, comme on l’a affirmé, que le jugement de l’aède, du narrateur, sur son personnage, coïncide avec celui d’Ulysse. Les similitudes et les convergences de surface, soulignées par les reprises verbales, peuvent être trompeuses – à dessein. Le conflit latent qui sert de fond et de prétexte aux sarcasmes du hâbleur n’oppose pas en effet les soldats du rang aux seigneurs qui les commandent, mais l’ensemble de l’armée – aux membres du conseil près, peut-être – à Agamemnon. Les distinctions de statut, et leur retraduction en termes de valeurs, sont assurément marquées dans la manière dont Ulysse reprend les gens qui comptent et les hommes du « peuple » ; certains des traits qui caractérisent la mise au pas des braillards de la troupe se retrouvent dans la scène qui suit7 ; les cibles accoutumées du moqueur sont désignées collectivement comme un groupe social, les rois, et l’on a pu dire de ses plaisanteries et du rire qu’elles cherchent à susciter qu’ils étaient dirigés du bas vers le haut, « dal basso in alto » écrit Lanza8. Mais ce bas d’où parle Thersite et que nous percevons comme tel n’est défini par le narrateur que par le conflit que son personnage entretient avec les rois, d’une part, et la double caractérisation de son aspect physique et de ses pratiques langagières. Il n’a pas de raison sociale statutairement ou hiérarchiquement déterminée à l’intérieur de la société que forme l’armée achéenne. Et il s’est trouvé des philologues pour estimer que le personnage de l’Iliade pouvait être un prince étolien, apparenté à Diomède, dont le témoignage des scholies, la Chrestomathie de Proclus et d’autres sources nous apprennent qu’il jouait un rôle important dans des traditions épiques ou légendaires, celle notamment de l’Ethiopide, dont on a débattu longtemps la datation relative9. Il ferait ainsi partie lui aussi de l’aristocratie, voire du groupe des rois qu’il accable de ses saillies. Le texte de l’Iliade ne va pas dans ce sens10, et il a ses raisons pour cela, qui marquent peut-être son attitude face à d’autres traditions poétiques. Thersite n’a pour l’introduire dans le récit que son nom, son apparence physique et son comportement habituel. Il n’a ni patronyme ni histoire et disparaît du poème lorsque les menaces et le coup de sceptre de son censeur l’ont effrayé et réduit au silence. Il n’appartient à aucun groupe ethnique ou social identifié. Il est seul – l’aède aussi bien qu’Ulysse le soulignent – sans parents ni compagnons d’armes, hors cadres. On a tort de faire de lui le porte-parole du mécontentement des dominés, même caricaturé par les préjugés de la classe dominante.
15La dénivellation que suppose le texte est d’un autre ordre, et s’inscrit dans le jeu d’opposition entre valeurs constitutives du système des représentations poétiques de l’épopée. K. Reinhardt a pu écrire de lui qu’il « est dans tous ses aspects le contraire de ce qui est héroïque, chargé de toutes les abjections imaginables »11. Le portrait que trace de lui le narrateur lorsqu’il le présente autorise le jugement qu’Ulysse porte sur lui pour déconsidérer ses propos et le rire dont l’armée salue le traitement qui lui est infligé12. La polarité essentielle est là. La moquerie part d’un bas défini par des traits opposés à ceux qui constituent l’image idéale de ce à quoi elle s’en prend.
16G. Nagy13 a reconnu dans le personnage de Thersite une figure de la poésie de blâme et d’invective construite, et rossée, par la tradition poétique de l’épopée, repérant dans l’opposition polaire des systèmes de valeurs liés à l’éloge et au blâme le principe de la dénivellation entre l’insulteur et ses cibles. L’adjectif qui introduit le tableau de la laideur de Thersite, αἴσχιστος, le désigne comme « le plus vil », « le plus bas » des Achéens, et relève d’un champ lexical utilisé pour caractériser la bassesse, ou la laideur, de la poésie de blâme. Les pratiques langagières du pitre sont décrites dans des termes qui le rapprochent du poète iambique tel que la poésie d’éloge le stigmatise : il querelle les rois et les invective sans discernement, ses paroles n’ont ni mesure, ni raison ni propriété, l’unique but de ses propos est de susciter le rire du public devant lequel (mais non auquel) il parle, il est particulièrement odieux aux deux principaux héros des deux grandes épopées homériques, Achille et Ulysse, en butte à ses attaques incessantes. La réprimande brutale qu’il reçoit du second est la conséquence et le retournement des blâmes dont il a couvert Agamemnon, et le rire que suscite sa punition la rétribution des attaques qu’il ne lançait que pour faire rire l’armée aux dépens des rois. Dans la joute qui oppose en filigrane les sarcasmes de la poésie iambique à l’épopée homérique, c’est cette dernière qui, par le truchement d’Ulysse et du sceptre d’Agamemnon, aurait « le dernier rire », si l’on peut dire, contre son ennemie14.
17L’une des questions que l’interprétation de Nagy soulève est celle des raisons qui ont déterminé « Homère » à introduire à ce moment de son récit une figure de la poésie de blâme et une confrontation entre traditions ou genres poétiques que le poème construit comme antagonistes15. Une autre est celle, qui retient Lanza, de la relation entre la manière dont le personnage est introduit et décrit par le narrateur, et les propos qui sont ensuite placés dans sa bouche.
18Examinons la seconde d’abord. Sa solution commande en partie la réponse à la première. On a observé en effet qu’il y avait une sorte de discordance entre ce que la présentation du trublion laisse attendre de son discours, et la tirade que nous lisons dans le poème transmis. Pourtant la manière dont le poète campe son personnage et dresse son portrait, avant de faire entendre directement sa voix, signale une cohérence exceptionnelle entre les traits négatifs de l’apparence physique et l’être intérieur ou le comportement verbal16. La difformité corporelle est placée au centre du tableau. Elle exprime l’identité du personnage et offre à l’auditoire une clé pour entendre la scène. L’homme qui poursuit les rois de ses railleries malsonnantes est un monstre dans le monde des héros. La phrase qui souligne sa laideur est construite sur un schéma exactement parallèle à celle qui caractérise dans le Catalogue des vaisseaux Nireus comme le plus beau des Danaens, – après Achille17. Peut-être, mais ce n’est pas dit. sa laideur prête-t-elle au rire que ses lazzi cherchent à susciter, comme celle du fou ou du bouffon18. Des traits de ce portrait, celui du milieu marque probablement la distance qui sépare Thersite des héros et des guerriers en général ; il n’est pas exclu qu’il fasse entrer le railleur dans un type convenu de figure négative ou grotesque, aussitôt reconnaissable par l’auditoire des rhapsodes, comme le bossu de nos contes ; il indique enfin par anticipation le point où le sceptre d’Ulysse infligera à Thersite la blessure qui réduira celui-ci au silence en suscitant l’hilarité du reste de l’armée. Les deux autres traits attirent l’attention par la précision et la singularité des détails, soulignées sans doute par le choix d’adjectifs rares ou étrangers à la langue de l’épopée. Par le bas comme par le haut Thersite n’offre pas seulement une image en tout point contraire à l’idéal héroïque, mais il est affecté d’infirmités qui font de lui, dans l’Iliade, l’exact opposé d’Achille – le héros que le formulaire épique et le récit de son aristie caractérisent par la vitesse et la fermeté de ses jambes, et que distingue la splendeur de sa chevelure, évoquée lorsqu’il en fait le sacrifice à Patrocle19. Cette opposition, sans aucun doute aisément perceptible par l’auditoire, est soulignée insidieusement par le narrateur dans le vers suivant, qui signale le retour du récit du portrait physique au thème des discours du blâmeur et nomme ses cibles privilégiées. Achille voue à Thersite une haine (ἔχθιστος, 220) qui répond dans la disposition du texte à la laideur (αἴσχιστος, 216) d’un personnage dont l’apparence offre l’image en négatif de la sienne.
19Un mot encore sur l’organisation formelle des treize vers qui introduisent la scène. Le fonctionnement de la composition annulaire apporte une confirmation intéressante, au niveau de la syntaxe du texte, aux analyses sémantiques de G. Nagy. La deuxième moitié de l’anneau intermédiaire (220-221a), conformément au principe de complémentarité mis en évidence par D. Lohmann dans les structures de ce type20, réinscrit dans le vocabulaire du blâme21, dont elle enrichit ici le sens, la description du comportement verbal habituel de Thersite, qui occupe la première moitié (213-216). Elle nomme, nous l’avons noté plus haut, les deux personnages qui servent dans les circonstances ordinaires de têtes de turc au satiriste, mais, renversant la relation qui lie les acteurs, elle souligne d’un superlatif qui fait écho à celui qui caractérise la laideur du pitre l’inimitié que celui-ci s’est attirée par ses dérisions de la part de ses victimes favorites. En vertu d’une règle dont on observe fréquemment l’application dans les dispositions en amande, le motif, narratif ou descriptif, placé au centre de la figure, le portrait physique de Thersite, avec ses implications sémantiques, détermine la relation entre la première et la seconde moitiés de l’anneau intermédiaire. L’introduction du deuxième élément de la couronne extérieure (221b-224) sépare nettement (τότ’ αὖτ’) la scène actuelle du cours habituel des choses, décrit dans l’anneau intermédiaire. La cible des paroles injurieuses et du blâme que Thersite piaille sans mesure22 est, cette fois, Agamemnon. On observera que cet élément est lui-même disposé en amande23. Les deux moitiés d’un anneau extérieur consacré aux propos du railleur enchâssent un commentaire sur le ressentiment et l’indignation des Achéens à l’égard d’un homme sur l’identité duquel les interprètes se sont partagés24. Le choix est entre Thersite lui-même et Agamemnon. Les deux constructions sont grammaticalement acceptables et ont été défendues25. Disons néanmoins que si notre analyse de la disposition de ces quatre vers est exacte, la deuxième interprétation, très naturelle dans sa syntaxe, est aussi plus cohérente pour le sens. Thersite s’en prend à Agamemnon parce que les Achéens nourrissent à l’égard du chef de l’armée des sentiments propres à mettre les rieurs de son côté. Les circonstances lui sont favorables26.
20Nagy, déchiffrant le métadiscours poétique de la scène, lit dans les invectives de Thersite contre Achille et Ulysse une attaque mal venue et promptement châtiée de la poésie de blâme, dont le premier est à ses yeux l’interprète, contre la tradition épique d’Homère représentée par les héros de ses deux grands poèmes, l’Iliade et l’Odyssée. L’idée est séduisante et vraie à un certain niveau de lecture du passage, perceptible à l’auditoire impliquée des aèdes, mais elle ne permet pas de rendre compte du sens du vers 220 dans le contexte dramatique de cette scène de l’Iliade.
21Nous avons avancé plus haut une explication possible de la mention d’Achille. Nous y reviendrons plus loin. À l’intérieur du poème la référence, dans cet épisode, au couple de figures héroïques que forment Achille et Ulysse doit s’expliquer d’abord à partir de la tension dialectique interne à l’intrigue de l’Iliade27. Dans la tradition épique ou la légende troyenne, c’est le second qui est le principal artisan de la prise et du sac de la ville, mais dans l’interprétation de l’histoire projetée par notre poème c’est au premier, au meurtrier d’Hector, que revient le titre de destructeur de Troie, même s’il lui est plusieurs fois rappelé que son destin, et la tradition poétique, ne lui ont pas accordé de conduire l’ultime assaut victorieux contre les Troyens. Au centre de ce long épisode du Chant II où le narrateur joue – sur le fond d’un plan de Zeus dont rien n’est révélé sinon le premier coup, l’envoi du Songe – avec l’idée d’un retour immédiat des Achéens dans leurs foyers, les noms des deux héros ne sont pas seulement réunis dans le vers 220 en raison de l’enjeu que la poursuite de la guerre constitue pour leurs destinées héroïques, fussent-elles rivales. Les allusions et leurs charges sémantiques s’inscrivent plus précisément dans la trame de l’action. Achille et Ulysse occupent des positions antagoniques au moment de l’histoire où nous sommes. Le premier vit retiré dans son ressentiment contre les Achéens et a cessé de participer à la guerre, obéissant aux instructions de sa mère28 ; il ne participe pas à l’assemblée et n’a été mentionné qu’une fois par le narrateur, au début du chant II, dans l’évocation de la méditation nocturne de Zeus29, une référence essentielle pour la compréhension de tout ce qui suit. Le second s’est une première fois rangé de fait au parti d’Agamemnon après l’assemblée de la querelle en reconduisant Chryséis chez son père et en procédant avec le prêtre d’Apollon aux rites propitiatoires destinés à apaiser la colère du dieu et à faire cesser la peste, évitant ainsi que l’expédition contre Troie tourne au désastre30. C’est encore à lui qu’Athéna, mandatée par Héra, confie la charge d’arrêter la débandade des Achéens – une tâche dont il s’acquitte à nouveau au nom du chef de l’armée, à qui il emprunte son sceptre. Le choix de le faire intervenir dans les deux scènes, et notamment dans la deuxième, doit s’expliquer par son rôle dans la tradition épique31. Dans le vers 220 ce sont donc bien les deux futurs destructeurs de Troie qui sont réunis et présentés comme les ennemis les plus déterminés de l’homme qui les poursuit de ses critiques, mais ils occupent à ce moment de l’intrigue des positions opposées à l’égard de la poursuite et de l’issue de la guerre à ce moment de l’intrigue.
22Est-il possible de faire un pas de plus et de confirmer cette observation, qui porte sur l’ensemble de l’épisode de la Diapeira, à l’intérieur de la scène de Thersite ? Nous le pensons. La chose est assez claire pour Ulysse. S’il est désigné dans la présentation du blâmeur comme l’un des ennemis jurés de celui-ci, c’est aussi parce que c’est lui qui, dans la suite du récit, administre au trublion la correction que ses propos méritent. Mais Achille32 ? La logique de l’argument recommande de faire de lui dans cette scène à la fois « l’ennemi » de Thersite et l’adversaire d’Ulysse. Ces deux propositions sont-elles compatibles ? Le texte admet-il cette lecture ?
23Oui, deux fois, si l’on accepte l’analyse que nous avons proposée plus haut du portrait du railleur. Thersite apparaît physiquement comme l’exact contraire, l’envers, pour ainsi dire, du fils de Pélée. Cette relation qui lie entre eux les deux personnages explique que le nom du deuxième soit introduit immédiatement après la description des traits les plus saillants de l’apparence corporelle du premier, comme un signe du narrateur à son auditoire. L’extrême inimitié qui oppose Achille à celui que l’on a pu caractériser, en se fondant sur les propos que le poème place dans sa bouche, comme le « singe » du héros33 ne se traduit pas, apparemment du moins et contrairement à ce qui se passe pour Ulysse, à la surface de l’action. Elle a valeur sémantique et signale, dans la scène que nous étudions, la distance et la proximité qui séparent et unissent le héros et son contraire.
24Au moment où il fait son apparition pour la première et la dernière fois dans le poème, comme surgi d’un vide ou d’une absence, entre le retour des Achéens dans l’assemblée qu’ils avaient fuie et la reprise des débats, c’est Agamemnon que Thersite invective de ses cris aigus. La forme et le contenu de sa tirade ont été diversement jugés et interprétés par la critique. On s’est interrogé dans le passé sur le choix du destinataire des insultes, Agamemnon, alors qu’Ulysse n’est même pas mentionné, l’opportunité et le contenu des reproche que rien, dans ce que le roi a dit, ne justifie, mais qui reviennent sur l’affaire déjà vieille de douze jours de la querelle et semblent ignorer le discours que le commandant en chef vient de tenir à son armée, sur la chute de la diatribe, et la reprise littérale par Thersite de vers que le Chant I plaçait dans la bouche d’Achille34. Il n’est pas nécessaire de reprendre l’ensemble de la discussion35.
25L’invective est construite avec soin, et son efficacité rhétorique ne doit pas être sous-estimée36. Ulysse, comme Thalmann l’a remarqué, serait moins prompt à réprimer le bavard si la médiocrité du sarcasme le rendait inoffensif. On ne reprendra donc pas sans précaution l’affirmation, juste en un sens, que Thersite est défait parce qu’il est le mauvais orateur, qu’il s’exprime dans la mauvaise occasion et que son discours est entaché de vices intrinsèques37. Les trois jugements sont généralement formulés comme si les points de vue du poème, de l’aède-narrateur, de l’auditoire, d’Ulysse, des Achéens et le nôtre coincidaient ou devaient coincider. Les choses sont sans doute plus compliquées. Y a-t-il identité par exemple entre la manière dont le narrateur présente son personnage et le jugement qu’Ulysse porte sur lui38 ? Ce n’est pas sûr, même s’il existe fréquemment une convergence entre l’apparence physique et la valeur d’un homme39. La similitude des formulations (214b = 247b, 216b ~ 249) n’impose pas l’identité, mais souligne l’écart, dans le contenu des énoncés comme dans la forme de l’acte de langage – même si les appréciations portées sur Thersite sont l’une et l’autre négatives. La laideur corporelle est sublimée par Ulysse, qui lui substitue une évaluation moins déterminée, et moins fondée, mais plus propre à dénier à son interlocuteur le droit à la parole40. L’abjection est affirmée, mais non justifiée par les « états de service » du pitre41. Elle n’est établie que par l’action verbale et physique, la réprimande menaçante et le coup de baton, du porte-parole du roi. Elle n’est pas sans rapport sans doute, pour l’auditoire du poème, avec la bassesse qui caractérise la personne et la rhétorique de Thersite selon l’aède, mais elle ne se confond pas avec celle-là et ne la présuppose pas nécessairement. Elle est produite dans l’affrontement d’un « je » contre un « tu » par une assertion performative emphatique42. Le vaincu n’est pas réduit au silence et ridiculisé devant l’assemblée par le seul effet de ce qu’il est, mais par une affirmation d’autorité et une démonstration de force commentées et approuvées comme telles par un public hilare dans une scène qui tourne ironiquement à la comédie, mais où il s’est réellement passé quelque chose. C’est cet événement dramatique que l’on manque lorsque l’on superpose sans précaution les regards de l’aède et d’Ulysse, et que l’on croit que la colère des Achéens, dans les vers 222-223, est dirigée contre Thersite et non, selon l’interprétation que nous avons défendue plus haut, contre Agamemnon. Le portrait que le narrateur dessine de son personnage rend intelligibles la scène et son dénouement, mais il ne les joue pas d’avance. Le récit est ouvert. L’intervention d’Ulysse ne modifie pas seulement la situation en faisant taire et en ridiculisant l’insulteur, elle ne satisfait pas une attente prédéterminée du public de la correction, mais, comme l’a montré Thalmann, elle retourne les Achéens qui, en dépit de leur chagrin (270), en rient avec plaisir et la louent comme un exploit. Leurs commentaires restent prudents, puisqu’ils ne mentionnent que « les rois », en général, et ne disent rien des attaques lancées contre Agamemnon par Thersite. Ils ne font en cela que se conformer à l’astuce d’Ulysse dont le discours recourt dans sa première partie (246-251) à l’euphémisme d’un pluriel général43 et ne nomme le chef de l’armée qu’ensuite, dans la partie centrale de la réprimande (252-256), pour disqualifier obliquement au passage les reproches du bossu. La menace solennelle et pittoresque qui conclut le tout (257-264) reprend et amplifie le geste oratoire de la première partie, sans redéfinir dans leur contenu ni leurs victimes les comportements désormais interdits au persifleur, mais en les désignant d’un participe qui les qualifie globalement (ἀφραίνοντα) accompagné d’une expression adverbiale déictique dont le référent est très précisément la conduite de Thersite à l’égard d’Agamemnon telle qu’Ulysse l’a caractérisée dans sa deuxième partie44. Ce sont donc bien en fait les invectives adressées à Agamemnon qui sont sanctionnées par Ulysse, avec l’approbation réjouie de ses auditeurs. Le terrain est ainsi dégagé pour la reprise des discussions dans l’assemblée. Le danger d’une révolte ou d’une dispersion de l’armée est conjuré.
26Pour rendre compte de l’introduction de la scène de Thersite à ce point du récit et expliquer le mécanisme de ce retournement de l’état d’esprit de l’armée, on fait appel depuis Usener45 au rite expiatoire du bouc-émissaire. D. Lanza recourt implicitement à ce schème explicatif pour décrire le processus : « Tutta l’inquieta aggressività che percorre l’esercito riunito viene da Ulisse convogliata e scatenata su di lui e il ludibrio di cui è oggetto serve a ricompattare gli animi. Il brutto è vittima rituale della comunità »46. L’attention de Lanza est arrêtée par ce que ce récit trahit, peut-être à son insu, des relations tourmentées entre la laideur et la vérité. Le discours qui attire sur Thersite le traitement qu’il subit contient en effet une large part de vrai et c’est précisément sur la répression et l’exclusion de cette vérité que, selon Lanza, se reconstitue l’harmonie de la communauté : « le sue inquietanti verità vengono travolte con lui e il gruppo può ritrovare la propria smarrita armonia. Nella figura di Tersite… la bruttezza dimostra dunque la propria funzionalità e il proprio tormentato rapporto con la verità. »
27L’interprétation du discours et l’évaluation de la performance de Thersite sont, nous l’avons rappelé plus haut, au centre des débats sur le sens de l’épisode. Dans quelle mesure cette harangue, sous la forme sous laquelle le poème nous la donne à lire, répond-elle aux attentes créées par la présentation de Thersite dans les vers qui l’introduisent ? La question est encore disputée. L’invective a déconcerté les modernes aussi bien, dans sa forme, par la vigueur de la composition et la tenue de la langue47 que, sur le fond, par la pertinence des reproches adressés à Agamemnon. Les réponses varient. Sans évoquer celles qui reposent sur des reconstructions conjecturales de la genèse de l’Iliade, on en examinera trois qui, pour différentes qu’elles soient, n’en sont pas pour autant incompatibles.
28La première consiste à montrer que la tirade de Thersite comporte réellement les « vices » que les jugements apparemment convergents de l’aède et d’Ulysse annoncent ou dénoncent, et qu’un auditoire cultivé devait entendre : inconvenance de ces vitupérations dans la bouche d’un homme qui n’a pas autorité pour blâmer, inadaptation du discours aux circonstances, manque de rigueur dans la disposition des matières, vulgarité délibérée d’une invention gouvernée par la volonté de tourner en dérision la cible de ses insultes, indices stylistiques de la bassesse (démagogique ?) d’une diction sans doute commandée d’abord, comme le choix des idées, par le désir de provoquer le rire de l’auditoire48. On peut opposer des objections à cette lecture. L’argument portant sur l’autorité du personnage, par exemple, repose sur la simple affirmation du démontré si on l’applique à l’analyse interne du discours49. Il confond en effet les jugements présumés des auditoires intradiégétique (les Achéens) et extradiégétique avec celui d’Ulysse qui a, lui, des raisons de réprimer un usage de la moquerie subversif dans cette circonstance particulière. On suivra Kirk lorsque, à propos du deuxième argument, il répond aux critiques « literaly-minded » que Thersite a conclu de l’évolution de la situation après l’intervention d’Ulysse qu’Agamemnon avait d’abord trompé son monde en appelant à rentrer en Grèce50 et qu’il se proposait en fait de réveiller la guerre contre Troie. L’analyse de la composition, nous l’avons déjà observé, ne confirme pas l’appréciation négative des critiques sur l’arrangement des thèmes dans ce discours construit pour égayer l’auditoire, sans doute, mais susceptible aussi de faire mouche et de peser sur l’humeur incertaine de l’assemblée51. Le choix même des thèmes en revanche, le ton et certains aspects de l’expression (éléments du vocabulaire, métrique et prosodie) laissent pointer des traits qui rapprochent la rhèsis de ce que l’introduction de la scène faisait attendre52 : réduction des raisons prêtées à Agamemnon pour vouloir poursuivre la guerre à des intérêts mesquins et des passions vulgaires – cupidité insatiable et lubricité, l’or et le sexe ; affleurement dans le discours de références triviales aux appétits sexuels du roi, sur un fond de frustrations habituel aux soldats en campagne53 ; usage, à côté de termes insultants qui appartiennent à la langue du blâme et de l’invective54, de mots dont le réalisme et la vigueur suggèrent, mais suggèrent seulement, des pratiques langagières conformes à ce qu’annonce le portrait tracé par le narrateur55 ; élocution particulière, plus provocante que confuse à notre avis, mais caractérisée, comme l’a montré R. Martin, par l’accumulation de traits comme la synizèse ou l’abrégement de voyelles longues et de diphtongues en hiatus au temps faible56. La voix que le poème met en scène se distingue certainement de celle des orateurs écoutés du monde héroïque, mais on n’admettra pas sans réserves l’idée que la harangue telle que nous la lisons révèle des défauts intrinsèques suffisants pour expliquer la déconfiture du railleur. L’invective satirique est forte et pourrait porter, dans l’atmosphère tendue de l’assemblée, si Ulysse ne réprimait pas en le ridiculisant le personnage grotesque qui la profère57.
29On a aussi expliqué la tenue stylistique du discours de Thersite par les règles du genre, et invoqué les restrictions que l’épopée impose à la représentation d’usages de la langue qui lui sont étrangers ou contraires. C’est le chemin qu’emprunte D. Lanza lorsqu’il propose de chercher sous la surface châtiée de la harangue telle qu’elle est rapportée par l’aède l’identité refoulée de son personnage. Tout se passe selon lui comme si une sorte de « censure épique » interdisait au poème de montrer et de faire entendre dans leur vérité la laideur et le grotesque des paroles de Thersite. Il retrouve l’explication de Nagy développée par Lowry, mais en s’intéressant moins à ce qui, dans le texte du narrateur et dans celui d’Ulysse, caractérise le pitre comme l’incarnation et le porte-parole de la poésie de blâme, ou de l’iambe, tels que les perçoivent la poésie d’éloge et l’épopée, qu’à la « normalisation » opérée par Homère de cette voix discordante : « Se i lazzi di Tersite avessero potuto conservare metro e dizione giambica, il suo ruolo sarebbe senza dubbio risultato piú chiaro, e trasparente il suo rapporto con il poeta Ipponatte »58. Les observations que nous avons faites dans le précédent paragraphe sur les indices thématiques, lexicaux et prosodiques qui signalent la singularité de la parole de Thersite appuient cette interprétation. La diction épique ferait en quelque sorte un geste vers une autre diction dont elle montrerait comment elle s’est substituée à elle pour la représenter. Cette explication est séduisante. Mais elle laisse ouverte la question de la manière dont nous devons lire ou entendre dans le contexte cette parole normalisée. Nagy ne s’intéresse pas directement au contenu des invectives de Thersite, en dehors de la pointe paradoxale sur laquelle elles se concluent et dans laquelle il perçoit une fausse représentation de la tradition poétique de l’Iliade caractéristique de la poésie de blâme ; il en subsume les thèmes et la forme sous les catégories poétiques qu’il décèle dans la présentation de l’aède (et le jugement d’Ulysse) ; la performance verbale de Thersite est englobée dans le sort que l’épisode réserve à la figure grotesque du poète satirique, sans reste ; l’auditoire est donc censé l’entendre de la manière dont le narrateur l’a caractérisée d’avance. Son interprétation, si juste et féconde qu’elle soit, ne rend pas compte de l’écart entre l’indécence comique des vitupérations annoncées et le discours effectivement tenu. Elle laisse indéterminées par conséquent les raisons qui expliquent l’insertion dans cette partie du poème de ce règlement de compte de la poésie épique avec les formes poétiques du blâme. Si Lanza distingue bien, lui, ce qu’on lit de ce qu’on s’attendrait à lire, c’est pour inviter à chercher sous la surface du discours apparent censuré par les contraintes du genre épique le vrai discours de Thersite, l’iambe qui se cache sous le mètre héroïque ; à déconstruire donc la normalisation épique pour recueillir l’authentique laideur de la parole du laid et interroger à ce niveau l’entrelacement, déconcertant et promptement réprimé par l’assaut d’Ulysse et le rire de la communauté, de la moquerie la plus grossière et de la vérité.
30L’explication est convaincante, comme l’est, dans ses grandes lignes, celle de Nagy, mais elle demande d’être précisée. La lecture qu’elle préconise pourrait en effet gommer, ou à tout le moins atténuer sensiblement, la signification poétique propre de la transposition épique de la langue du blâme, marquée pour nous par la surprise produite par le style du discours tel que nous le lisons, en réduisant au seul jeu des conventions stylistiques connues de l’auditoire impliqué la forme sous laquelle sont présentées les invectives de Thersite. L’hypertexte s’efface alors devant son hypotexte virtuel. Mais l’écart ménagé par le poème entre ce que l’auditoire attend et ce qu’il entend ne va pas mécaniquement de soi comme le suggérerait une interprétation fonctionnaliste de cette transposition. Il attire aussi l’attention sur des aspects du discours qu’une bordée de facéties malséantes, à supposer qu’elle fût possible, occulterait, et qu’occulte de la même façon la réduction de la citation en langue épique à son original « bas ». Il signale aux auditeurs de l’aède que le dire du bouffon ne se limite pas à ce qu’ils pourraient croire, rend audible la vérité travestie dans les sarcasmes et annonce les périls auxquels s’exposent Ulysse et les Achéens en refusant de prêter l’oreille à ces pitreries. Inversement, dans cette diatribe composée dans une langue châtiée les marqueurs de l’iambe accusent la contradiction entre les saillies comiques ou satiriques de l’effronté et la part de sérieux qui en forme le revers ou la doublure59. C’est cette ambiguïté que la troisième approche s’efforce d’éclairer.
31Évoquant brièvement le contenu de l’invective, W. Schadewaldt a observé que celle-ci revenait sur la cause du mal – la querelle entre Achille et Agamemnon – et offrait comme une image déformée des discours d’Achille dans le premier chant60. Il répondait ainsi aux hypothèses d’Analystes qui, comme Leaf, imaginaient que la harangue avait été conçue pour un état du poème (ou un poème) différent de celui que nous lisons, et que les quatre vers de la péroraison avec leur référence à la violence d’Agamemnon et la répétition exacte de deux vers du premier chant (I, 356 et 507 = II, 240 ; I, 232 = II, 242), étaient une addition secondaire. Son observation a été largement acceptée, et développée sous diverses formes, notamment à l’aide du concept de parodie61. Elle s’accorde bien avec l’interprétation du personnage comme le « singe » ou le « double comique » d’Achille, et met en lumière un aspect essentiel du discours et de l’épisode. La relation entre la figure de Thersite et celle d’Achille, et entre les paroles qui leur sont prêtées à l’un et à l’autre, est en effet décisive pour la compréhension du déroulement de la scène elle-même, et de la fonction que le récit assigne à celle-ci dans la suite d’événements ouverte par la décision de Zeus d’envoyer à Agamemnon un Songe qui invite trompeusement le roi à mettre l’armée sur le pied de guerre. Mais pour prévenir tout malentendu, il convient de préciser ce qu’on entend lorsque l’on décrit la harangue du pitre comme une parodie des discours d’Achille. Thersite en effet, contrairement à ce que l’on a parfois affirmé, ne parle pas comme s’il en était resté anachroniquement à l’épisode de la querelle. Son propos est adapté à la situation dans laquelle se trouve l’armée au moment où il prend la parole, comme le montrent, dans les vers placés au noyau de l’invective (235-238), la prise à partie des Achéens revenus à l’assemblée sous l’action d’Ulysse, et l’appel à reprendre la mer pour rentrer au pays62. L’attaque est elliptique et pique l’attention (225), mais ses présupposés sont clairs. Thersite, comme, sans doute, le reste des Achéens, a compris que le véritable objectif du roi était de relancer la guerre contre les Troyens. C’est ce dessein que sa harangue, sérieuse et bouffonne à la fois, dénonce et discrédite en le rapportant ironiquement à des motivations basses. La maxime qui clôt sentencieusement le premier mouvement (233-234) ne surgit pas par hasard ni sans ordre. Elle en revient au présupposé non formulé de l’apostrophe initiale, l’intention d’Agamemnon de conduire l’armée à la bataille. Mais elle se charge aussi de l’expérience de la peste attirée sur les Achéens par le refus du roi de libérer contre rançon la fille du prêtre d’Apollon. Cette allusion aux désastres d’un passé récent Thersite la prépare en effet par deux questions ironiques qui précisent l’accusation indirecte, et générale, de cupidité lancée à la figure du chef dans les quatre premiers vers (225-228). La deuxième question (232-233) évoque, dans un registre qui rappelle les grivoiseries de la poésie iambique, la cause de la peste et de la querelle, la captive qu’Agamemnon avait refusé de restituer à son père contre rançon et celle qu’il a ensuite enlevée à Achille. La première (229-232) en revanche semble avoir moins de rapport avec les événements désastreux du Chant I et l’on pourrait se demander si elle n’est pas lancée en l’air comme une simple plaisanterie63 – cette avidité d’or que rien n’a préparée dans ce qui précède, mais qui permet au pitre de se parer de mérites douteux. En y regardant de plus près cependant on note la parenté, au niveau du signifiant entre le nom du métal précieux, χρῦσος (229) et ceux du prêtre d’Apollon, Χρύσης, de sa fille Χρυσηίς, la captive d’Agamemnon, et de l’île de Χρύση, un jeu onomastique déjà suggéré dans le Chant I par l’évocation de la baguette d’or de Chrysès (I, 15) et, dans notre passage, par la reprise du thème de la rançon (ἀποίνα 230, cf. I, 17, 20 et 23). L’ombre de la peste plane bien sur ce que dit Thersite, mais dans la situation dans laquelle la harangue est prononcée la maxime prend une valeur prescriptive pour le présent. Elle dénonce et prédit les malheurs (κακῶν) dans lesquels le roi s’apprête à précipiter « les fils des Achéens » : la guerre que projette Agamemnon, poussé sans doute par les motifs qui ont déjà attiré le désastre sur l’armée, et dont la prolongation produira les mêmes effets64. La suite du discours laisse transparaître la cause de ce défaitisme affiché, la même sans doute qui avait incité Agamemnon à user de ruse pour circonvenir l’assemblée65, – le conflit qui l’a opposé à Achille et le retrait de celui-ci du combat. L’outrage infligé au héros est invoqué comme preuve à l’appui de l’argument avancé par Thersite pour appeler les Achéens à abandonner leur chef aveuglé par sa cupidité sur ce qu’il leur doit (239-240). Si l’on accepte l’idée, proposée par Lohmann, d’une construction annulaire de la rhèsis, les vers consacrés à Achille répondent aux trois interrogations ironiques des vers 225-233. Ils apportent sans doute, sur le plan de l’argumentation, un exemple qui justifie concrètement l’appel à refuser d’obéir à Agamemnon66, mais confirment que l’absence et l’humiliation d’Achille hantent tout le discours, comme elles hantent l’esprit des Achéens. Il n’est guère probable que, dans la bouche d’un soudard parlant à des frères d’armes, les malheurs (κακῶν) qu’annonce le vers 234 ne consistent que dans la reprise des combats ou la déception de voir se prolonger les peines et les frustrations d’une campagne de dix années. Il ne s’agit pas non plus d’une formule en l’air. Le danger contre lequel Thersite s’élève réside dans la volonté d’Agamemnon de reprendre les hostilités contre Troie en dépit du retrait d’Achille, « rempart des Achéens contre la guerre cruelle », et de ce que cela implique comme conséquences prévisibles67.
32La diatribe est ajustée à la situation dans laquelle elle est proférée et à l’état d’esprit de l’armée. Ses sarcasmes conviennent au ressentiment que les Achéens nourrissent contre leur chef. Les reproches qu’elle formule sont fondés. Elle signale le danger que le dessein d’Agamemnon fait courir à ses troupes. Elle évoque l’affront infligé à Achille, et elle est seule à le faire dans une assemblée dont la tenue et les péripéties sont pourtant entièrement déterminées par ses conséquences – qu’il s’agisse du songe envoyé par Zeus, de la mise à l’épreuve de l’armée par son chef ou de la débandande inattendue des Achéens. Elle met directement en cause enfin l’autorité de l’Atride et la légitimité de son commandement. Le discours de Thersite ne s’enferme pas dans la remémoration figée d’un passé récent. S’il revient sur la querelle c’est que celle-ci est au cœur de la crise présente. Et de ce point de vue, il frappe juste. Au prix bien sûr, nous l’avons noté, de réductions et de silences significatifs : les motifs de la violence d’Agamemnon, les raisons de l’expédition contre Troie, les serments prêtés par les Achéens – autant d’arguments sur lesquels reviendront les harangues d’Ulysse, Nestor et Agamemnon dans la suite des débats. Mais le gauchissement des faits à charge mérite attention. Il appartient sans doute aux procédés du genre d’éloquence que pratique ordinairement Thersite, dans des vitupérations où l’hyperbole comique et la dérision servent d’armes à la polémique68. Les commentateurs ont aussi prouvé, à la suite de Schadewaldt, que le discours du laid se modèle sur ceux d’Achille dans la scène de la querelle. Ce sont les mêmes accusations jetées à la face d’Agamemnon, de cupidité, d’âpreté à tirer profit d’exploits qui ne sont pas les siens, d’ingratitude à l’égard de ceux qui peinent pour sa cause, un rejet identique du commandement de l’Atride accompagné de l’annonce ou de la menace d’un retour immédiat en Grèce. Le silence même sur les enjeux de la guerre, réduits à la satisfaction d’intérêts bas, pourrait rappeler la manière dont Achille s’est exprimée à leur sujet69. L’évocation enfin de l’affront subi par le héros et la répétition de deux vers que le premier chant plaçait dans sa bouche attirent l’attention sur la nature de ces ressemblances et le sens de la relation construite par le poème entre les deux personnages. La parenté est affichée, mais sous une forme qui en exhibe simultanément les altérations.
33L’effet déformant du miroir dont parle Schadewaldt a été bien étudié70. Il tient à la fois à la différence des situation de parole et à celle des personnages, reflétée dans la manière de leurs discours. Pour la première, dont il a déjà été question plus haut, il suffit d’ajouter ici que les interlocuteurs n’occupent pas des positions identiques dans l’une et l’autre scènes. Achille a convoqué la première assemblée, il est le seul des orateurs qui tienne en main le symbole d’autorité qu’est le « sceptre » et les injures qu’il adresse à Agamemnon s’inscrivent dans un échange structuré de répliques entre personnes entre lesquelles l’inégalité de rang peut être objet de contestation. Ce n’est pas le cas de Thersite que le narrateur laisse délibérément en marge de l’organisation sociale, même si la correction que lui administre Ulysse semble le rapprocher de la troupe. Ses récriminations et ses invectives entrent dans un discours composé, une harangue adressée et destinée à l’ensemble des Achéens autant qu’au chef qu’elle prend pour cible.
34D’où une différence essentielle, notée par la critique, dans la pragmatique des deux types de paroles. Thersite emploie la première personne du pluriel et affecte de parler du milieu et au nom des Achéens, alors qu’Achille, dans le conflit qui l’oppose à Agamemnon, en vient vite à ne plus s’exprimer qu’en son nom propre, et à se dissocier du reste de l’armée, à partir du moment où le roi a évoqué la possibilité de lui enlever sa part d’honneur pour compenser la perte que le dieu lui a imposée71. L’usage du « nous » dans la bouche du pitre est évidemment un procédé rhétorique, que justifie d’ailleurs l’état d’esprit des Achéens lorsque Thersite prend la parole. Le confirme l’unique emploi de la première personne du singulier dans le vers 231, où le « je », apparu glorieusement, et comiquement, sur le devant de la scène, se dérobe à nouveau aussitôt après derrière l’ensemble des Achéens. Mais ce « nous » a un son discordant que rend sensible la comparaison entre les arguments d’Achille et ceux de Thersite qui leur font écho. Le premier dit par exemple : « Je ne reçois jamais part égale à la tienne lorsque les Achéens mettent à sac une ville bien peuplée des Troyens »72 ; le second : « Il y a dans tes baraques une foule de femmes de choix que nous, les Achéens, t’attribuons à toi le tout premier, lorsque nous nous sommes emparés d’une ville »73. Achille, lorsque monte sa colère contre Agamemnon, ne mentionne plus ses compagnons d’armes qu’à la troisième personne ; il ne s’inclut pas dans leur groupe – ou plutôt, il s’en sépare explicitement, après s’être fait un temps son porte-parole74. Rejetant l’autorité du roi, il rejette ceux qui s’y soumettent et les voue au désastre que son retrait des combats doit amener sur eux. Thersite affiche au contraire, face à Agamemnon, sa communauté d’intérêt et de destin avec les Achéens, mais son « nous », dans la situation de parole qui est la sienne, est forcé et faussé par une sorte de contradiction pragmatique entre le dire et le dit. Les autres sont revenus prendre leur place à l’assemblée, ils sont assis et leurs cris ont cessé. Lui seul, debout, prolonge le tumulte auquel l’intervention d’Ulysse a mis fin. Son aspect physique et ses manières de parler, sa laideur, le mettent à part du reste de l’armée et donnent une résonance burlesque aux postures oratoires qu’il prend lorsqu’il s’exprime au nom des Achéens ou s’attribue d’un ton faussement négligé des faits d’armes dont il feint d’atténuer l’éclat en en partageant le mérite avec les autres75. Le « je » qui s’exhibe complaisamment dans cette hâblerie contrefait celui d’Achille comparant son rôle dans la bataille et la récompense qu’il en tire au lot d’Agamemnon76.
35La fêlure du « nous » employé par Thersite apparaît avec une netteté particulière dans l’apostrophe injurieuse aux Achéens et l’appel à rentrer en Grèce qui occupent le noyau de la composition77. On attend une deuxième personne du pluriel après l’invective du vers 235, mais les deux verbes au subjonctif d’exhortation, νεώμεθα et ἐῶμεν, sont à la première personne. Thersite s’inclut grammaticalement dans le groupe de ceux qu’il insulte. Le tour est inhabituel dans l’épopée78, et il surprend ici. On est tenté d’y lire un trait de la manière du pitre en même temps qu’un indice de l’artifice ou de la rouerie qui caractérisent l’usage de la première personne du pluriel dans cette tirade. Mais il attire aussi l’attention sur une particularité des quatre vers de cet appel aux Achéens. Ils sont au cœur de la harangue et formulent la proposition d’action que celle-ci a pour objet de défendre – une motion adaptée dans ses deux aspects complémentaires, la mise à la mer des navires pour rentrer au pays et l’abandon d’Agamemnon en Troade, à la situation dans laquelle elle est présentée. Toutefois le premier terme (οἴκαδε… νεώμεθα) ne prolonge pas simplement l’ordre trompeur lancé par Agamemnon à la fin de son discours ; il en reprend la teneur, mais pour s’opposer aux objectifs réels du roi ; c’est le deuxième terme (τόνδε δ’ ἐῶμεν αὐτοῦ … γέρα πεσσέμεν) qui porte l’accent principal, préparé par les questions ironiques de la première partie et le jugement sentencieux qui les conclut ; la dénonciation de la cupidité du chef et l’exhortation à rejeter son autorité dictent l’invitation à regagner la Grèce, et non les raisons invoquées par Agamemnon dans sa harangue, nostalgie, lassitude ou découragement. Querelle et blâme priment. Or, si l’appel à « laisser cet homme ici, à Troie, digérer ses parts d’honneur » (236-237) reprend un thème développé dans ce qui précède, la raison avancée pour recommander cette désertion – « afin qu’il voie si nous aussi nous lui sommes de quelque secours, ou bien non » (237-238) – reste en l’air79. L’idée que l’Atride refuserait de reconnaître la protection que son armée – Thersite en tête ! – lui assure face à l’ennemi n’a pas été évoquée dans la harangue ; rien n’a préparé cette justification de l’appel à déserter le champ de bataille de Troie. Elle ne va pas non plus simplement de soi. Elle fait écho, juste avant que le nom du héros soit mentionné (239), aux menaces et prédictions d’Achille dans la scène de la querelle et à la réaction que celles-ci suscitent de la part de Nestor80. Mais avec des différences importantes, qui signalent la reprise parodique : glissement de l’annonce et de la menace à l’exhortation, de la première personne du singulier à la première du pluriel, de l’affirmation brutale à l’ insolence appuyée de l’interrogation indirecte double.
36L’interprétation du vers 238 est disputée, selon qu’on analyse χἠμεῖς en κε ἡμεῖς avec Mazon81 ou καὶ ἡμεῖς avec Leaf82 et corrélativement le verbe comme un aoriste du subjonctif ou un présent de l’indicatif. La première explication n’est pas exclue par l’appel de Thersite à reprendre la mer, quoi qu’en dise Leaf ; il suffit de considérer que l’alternative finale ὄφρα ἴδηται ἤ… ἦε … renvoie à l’incertitude qui a dicté à Agamemnon la mise à l’épreuve de l’armée83. La seconde semble néanmoins plus probable, et plus intéressante pour le sens, mais l’emploi de καί intrigue. Leaf pense qu’il oppose les hommes de la troupe, auxquels s’adresserait Thersite, aux chefs, mais rien ne permet d’affirmer dans la tirade que le terme « Achéens » y est pris dans cette acception restreinte. Latacz84 reprend avec raison l’explication du commentaire de J.U. Faesi, revu par F. R. Franke, selon laquelle καί opposerait l’ensemble des Achéens à un Agamemnon s’imaginant tout accomplir lui-même – ou mieux, si l’on veut serrer de plus près le sens du verbe προσαμύνω, méconnaissant que son salut dépend de son armée, comme il oublie que celui des Achéens dépend de la protection que leur assure Achille. Le parallèle est si clair que l’on est tenté de croire que c’est à ce dernier que χἠμεῖς s’oppose comme en surimpression dans le vers 238. Mais la réitération du motif – avec, comme nous l’avons noté plus haut, modulation du registre d’Achille à celui de Thersite, d’un « je » plein à un « nous » fêlé – prend un aspect caricatural que soulignent, outre la bizarrerie de l’invective exhortative à la première personne du pluriel, la familiarité de l’expression métaphorique γέρα πεσσέμεν, le ton didactique de la proposition ὄφρα ἴδηται et de l’interrogation indirecte qui dépend d’elle, et la nuance légèrement comique dans son insistance de χἠμεῖς « nous aussi » dans le vers 238.
37Les derniers vers de la harangue reviennent sur l’épisode de la querelle et citent même deux vers complets du premier chant. Schadewaldt a justement observé, contre les critiques qui tiraient de ces répétitions un argument supplémentaire pour éliminer la fin de la tirade, que cette référence insistante à l’histoire d’Achille soulignait la relation spéculaire, et déformante, entre le discours du pitre et les propos du héros. L’affront subi par celui-ci est cité comme preuve à l’appui d’un réquisitoire qu’il a entièrement inspiré. Ses conséquences, au premier rang desquelles figure le retrait du meilleur guerrier du camp achéen, rendent dangereusement incertaine la reprise des hostilités contre Troie et justifient une attitude de défiance à l’égard des desseins d’Agamemnon. Les thèmes des sarcasmes enfin aussi bien que l’appel à l’action sont modelés sur les protestations indignées et les déclarations menaçantes d’Achille au chef de l’armée, mais ils n’offrent, dans la bouche de Thersite, que l’image travestie de l’original. La pointe inattendue sur laquelle s’achève la diatribe permet de mieux appréhender le retournement parodique.
38À l’interrogation sarcastique sur les objectifs que poursuit Agamemnon et à la mise en garde contre la nocivité de ses intentions, à l’exhortation lancée aux Achéens à reprendre la mer et abandonner leur chef, toutes trois ouvertes sur l’avenir, succède, au passé, le rappel de l’affront qui confirme craintes et soupçons injurieux, et justifie l’appel à la désertion (239-240). Thersite se range pleinement au parti de l’outragé, dont il reprend l’échelle de valeur et la formule qui définit l’outrage85. On notera qu’il a pu entendre Achille revendiquer publiquement, face à Agamemnon, le titre de « meilleur des Achéens », mais que le vers 240 reproduit des mots prononcés par le héros dans l’intimité d’une prière adressée à sa mère, et répétés dans un dialogue entre divinités (I, 356 et 507). Le vers condense la définition autorisée de l’acte qui est à l’origine du drame mais n’a été accompli par l’Atride qu’après la dispersion de l’assemblée. C’est à ce titre qu’il figure dans la diatribe de Thersite86.
39Le contraste avec ce qui suit n’en est que plus frappant. L’affirmation, insultante selon le code héroïque, qu’Achille est incapable de colère et prêt à tout accepter (241), constitue, dans sa formulation paradoxale, une provocation évidente, mais dont la signification n’est pas claire pour autant. On ne peut sauter directement au sens second que Nagy lui a trouvé. Il faut d’abord en décrire le fonctionnement à l’intérieur de la harangue. Le matamore reprend le héros sur sa conduite après l’offense qu’Agamemnon lui a faite, une offense dont la gravité est consacrée par la formule même dans laquelle Achille l’a résumée. Le dernier vers « Autrement, fils d’Atrée, tu aurais commis là ton dernier outrage » (242) suggère ce qu’aurait dû faire l’offensé pour se conformer au modèle que préconise son censeur, celui, à n’en pas douter, auquel le flamboyant Thersite se serait conformé s’il s’était trouvé dans la même situation, mettre à mort de sa main l’offenseur. La détermination que les Achéens, entraînés par leur porte-parole, sont appelés à montrer à l’égard de leur chef est implicitement opposée, par juxtaposition, à la passivité d’Achille devant l’affront que le même personnage lui a infligé. La bravade est jolie, et l’on a un peu de mal à imaginer qu’elle n’ait pas été conçue pour faire rire.
40Mais elle masque un autre tour. Le vers 242 est lui aussi la citation exacte de paroles d’Achille, dans un contexte qu’il faut prendre en considération87. Ces mots se lisent en effet dans les invectives88 qu’Achille, sur les instructions d’Athéna, jette à la figure de son ennemi après s’être laissé persuader par la déesse de ne pas le tuer comme il s’apprêtait à le faire89. Le pitre a pu les entendre, mais il ignore tout de ce qui s’est passé entre l’homme et le dieu. L’auditoire de l’aède, en revanche, sait. Thersite rappelle inconsciemment un moment-clé de la scène que son discours évoque, celui où la colère d’Achille a été à l’instant de déboucher sur un meurtre avant que le Péléide convertisse sa violence physique en violence verbale et substitue à l’acte qu’il se préparait à accomplir une menace mortelle pour l’avenir. Mais il faut aussi tenir compte du vers qui précède immédiatement, dans la tirade du héros, celui que répète le dernier vers des invectives de Thersite. Achille y traite l’Atride de « roi mangeur de son peuple » et ajoute « parce que tu règnes sur des gens de rien » ἐπεὶ οὐτιδανοῖσιν ἀνάσσεις (I, 231). Pour l’un, si Agamemnon est encore en mesure de nuire, c’est que les gens sur lesquels il règne, les Achéens, ne valent rien. Pour l’autre, qui s’érige en mentor et porte-parole des Achéens, c’est l’inaction d’Achille qui a permis à Agamemnon de poursuivre ses méfaits. La répétition littérale du vers I, 232, après celle de I, 356, souligne l’inversion du discours et affiche l’intention parodique.
41Un mot encore sur ce jeu textuel. Pour engager les Achéens à faire effectivement payer à leur chef le mal que celui-ci leur a causé, Thersite les insulte et s’inclut lui-même parmi les cibles de son invective. Les termes qu’il emploie dans le vers 235, πέπονες « mollassons, mous », κάκ’ ἐλέγχεα « viles canailles », Ἀχαιίδες οὐκέτ’ Ἀχαιοί « Achéennes, et non plus Achéens », sont attestés ailleurs dans les admonestations de l’Iliade, mais leur combinaison dans notre passage est unique et elle correspond bien au sens de l’adjectif οὐτιδανός « sans valeur » tel qu’Achille l’applique aux Achéens dans les vers que parodie la fin de la tirade de Thersite90. Mais le reproche d’indolence (μεθήμων, 241), d’incapacité à faire preuve de colère, appartient au même champ sémantique que le qualificatif, injurieux dans ce contexte, de πέπονες. Si Thersite rend à Achille, au nom des Achéens, la monnaie de sa pièce, il commence par resservir à ceux-ci le compliment que celui-là leur avait adressé, en les invitant à prouver qu’ils ont assez de valeur pour refuser de se soumettre plus longtemps à l’autorité d’Agamemnon – et échapper ainsi au sort que les desseins du chef de l’armée leur ménage. Ainsi, jusque dans cette pique contre Achille, c’est encore la voix du héros qu’on entend, ses mots, mais aussi l’intention qui les anime, tout cela travesti, retourné, inversé, défiguré mais sans que l’on cesse pour autant d’en percevoir, brouillés mais reconnaissables, les traits originels. Y compris dans l’ultime paradoxe que la pirouette finale et la citation du dernier vers font éclater : si le pitre était entendu, si l’armée reprenait le chemin de la Grèce et désertait la cause d’Agamemnon, celui-ci serait défait et humilié, sans doute, mais l’offensé n’aurait pas obtenu de son ennemi la satisfaction annoncée et sa colère serait vaine. Il se serait privé lui-même de sa vengeance.
42Le discours de Thersite est à l’image de celui qui le vocifère. Le portrait campé par le narrateur prête en effet au pitre une laideur particulière dont nous avons noté plus haut qu’elle ne se présentait pas seulement, de manière générale, comme un concentré de tout ce qui est non-héroïque, mais qu’elle offrait des traits contraires, pour le bas et le haut du corps notamment, à ceux qui caractérisent Achille, la vitesse de ses jambes, l’abondance et l’éclat de sa chevelure. Il montre un être qui n’est pas tant le singe du héros que son exact opposé, son envers ou, pour reprendre la formule de Thalmann, son double comique. Les propos que tient cette figure grotesque sont la parodie de ceux du héros. Encore faut-il préciser ce que l’on veut dire par là. Le bouffon cherche à faire rire aux dépens des gens qu’il étrille, mais c’est Agamemnon qui est en cette occasion la cible de ses sarcasmes, non Achille. Le geste parodique n’est pas tant le sien que, dans son dos, celui de qui lui donne la parole, narrateur ou poète. Les attaques contre l’Atride et l’action à laquelle appelle la harangue sont fondamentalement les mêmes que celles d’Achille lors de l’assemblée de la querelle, mais adaptées à une situation autre et proférées par une bouche qui en subvertit la gravité terrible, sans pour autant les défigurer au point de faire oublier la voix qui les avait lancées. Nous retrouvons ici les explications de G. Nagy et de D. Lanza. La manière de Thersite est celle de la poésie basse, du blâme, de l’iambe, tels que les perçoit, avec hostilité, la poésie noble. Lorsque le bouffon prête sa voix aux paroles du héros offensé, il les défigure et transforme les formidables éclats de la colère en piaillements criards. La harangue que nous lisons laisse deviner sa forme iambique supposée sous la parodie dont l’iambe refoulé est le medium. Elle en exhibe et en dissimule la présence effacée. Mais elle rend perceptible aussi la raison pour laquelle elle est et n’est pas à la fois la diatribe que Thersite est censé prononcer. Les règles du genre épique sont investies dans leur usage d’une fonction poétique supplémentaire. Elles ne laissent pas passer les accents discordants de l’invective iambique, sans doute, mais elles rendent également audible la voix d’Achille dans les jacassements de Thersite, ainsi que le montrent entre autres signes les vers répétés de la fin.
43Dans sa personne comme dans ses discours le pitre est la caricature du héros dont il emprunte l’attitude et les propos. Il n’existe que par cela. Ses querelles et ses injures ne sont que la transposition travestie de la colère d’Achille. D’où la manière de son apparition dans le récit et le silence sur ses origines, l’absence de patronyme et d’ethnique en particulier. D’où, aussi, son nom, qui doit garder son ambiguïté. Le sens péjoratif, « l’effronté », n’est que le déguisement de l’autre face du personnage, « le hardi ». Le narrateur, qui sait ce qu’il fait, et Ulysse qui lui fait écho et se laisse prendre à son piège, lui prêtent l’habitude de « chercher querelle aux rois » ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν91, une formule que Nestor a déjà utilisée, dans sa vaine tentative de médiation, pour réfréner Achille92. La proximité est si grande, dans l’apparente opposition, que l’on est conduit à se dire que la caricature d’Achille n’est en fait qu’Achille caricaturé. Le pitre grotesque est le tenant lieu du héros rebelle dans une assemblée commandée et hantée silencieusement par l’absence de ce dernier.
44La scène trouve alors tout son sens à l’intérieur de l’épisode ouvert par la mise à l’épreuve de l’armée. Méconnaissable sous le travestissement grotesque du bouffon, c’est Achille, dont la colère et le retrait pèsent sourdement sur l’assemblée, qu’Ulysse réduit au silence, aux applaudissements du reste de l’armée. Le récit de l’humiliation de Thersite par Ulysse suit en effet un schéma analogue, sous une forme plus concise, à celui de l’affront infligé à Achille : reproches acerbes, menace, et mise à exécution de la menace. La concorde ne se recrée pas dans l’armée par le sacrifice d’un bouc-émissaire surgi du hasard. Le coup de sceptre du roi d’Ithaque et les approbations hilares qu’il recueille parmi les spectateurs font taire symboliquement la protestation d’Achille contre l’affront qu’il a subi, et conjurent illusoirement la menace que sa colère fait peser sur les Achéens. Le terrain est alors dégagé pour que s’affirme la solidarité de l’armée avec son chef, avec les conséquences désastreuses pour les Achéens qu’annonce la promesse de Zeus à Thétis.
45Comment comprendre alors l’irruption de cette figure burlesque à ce point du récit ? D’où vient, et que signifie, ce travestissement d’Achille ? On peut songer à deux explications, qui ne sont pas, du reste, incompatibles. Selon la première, l’apparence et la rhétorique de Thersite offriraient une représentation figurée, une incarnation, du jugement réprobateur que le parti d’Agamemnon est amené par le développement de l’action à porter sur la conduite du guerrier révolté. Vus sous l’angle du projet du roi et des espérances illusoires que celui-ci place dans le soutien de Zeus93, la colère et le retrait d’Achille peuvent apparaître comme cette dissonance grotesque que l’aède met en scène sous les traits de Thersite. Selon la seconde, ce serait le plan conçu par Zeus pendant la nuit qui, après avoir suscité la convocation de l’assemblée et la manœuvre de la diapeira, ferait surgir avec la complicité du narrateur le double travesti d’Achille comme un piège pour asseoir dangereusement l’unité de la communauté achéenne sur l’exclusion du fils de Thétis. La correction infligée au blâmeur peut réjouir les bien-pensants de la poésie d’éloge, mais les spectateurs intradiégétiques de la scène, les Achéens assemblés, auront à payer un prix élevé pour leur moment d’hilarité. Les auditeurs du rhapsode devaient en être conscients.
46Si l’on accepte cette interprétation de la relation entre Thersite et Achille, on voit aussitôt que cet épisode, loin d’être une pièce brillante mais rapportée dans le récit de cette assemblée dramatique où les traits comiques ne manquent pas, en constitue au contraire le centre de gravité. C’est en effet dans cette scène qu’est conjurée l’incertitude qui a poussé le roi à mettre à l’épreuve son armée et provoqué dans la foulée la débandade de l’armée. Mais c’est aussi dans cette scène que les Achéens, ralliés par Ulysse, scellent leur destin de leurs applaudissement et de leurs rires et se vouent aux désastres annoncés dans le proème de l’Iliade94 en refusant d’entendre la vérité déguisée que leur jacasse Thersite et en choisissant, en dépit de leur hostilité initiale (222b-223), de suivre Agamemnon au combat malgré la colère et le retrait d’Achille.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Allen Th. W., Monro D. B. (1920), Homeri opera, I3, Oxford.
Ameis K. F., Hentze C. (1896), Anhang zu Homers Ilias. Schulausgabe von K. F. Ameis, 1. Heft, 3e éd., Leipzig.
Bethe E. (1914), Homer. Dichtung und Sage, I, Leipzig-Berlin.
Chantraine P. (1963), « À propos de Thersite », L’Antiquité classique, 32, p. 18-27.
10.3406/antiq.1963.1359 :Gebhard V. (1934), « Thersites », RE, 2e série, 5, Stuttgart, col. 2455-2471.
Gernet L. (1968), « Dolon le loup », dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, p. 154-171.
Heubeck A. (1974), Die homerische Frage, Darmstadt.
Kirk G. S. (1985), The Iliad: A Commentary, Cambridge.
10.1017/CBO9780511620270 :Kullmann W. (1960), Die Quellen der Ilias, Wiesbaden.
10.25162/9783515119764 :Lanza D. (1997), Lo stolto. Di Socrate, Eulenspiegel, Pinocchio e altri trasgressori del senso comune, Turin, 1997.
Latacz J. (2003), Homers Ilias, Gesammtkommentar, II, 2, Munich-Leipzig.
10.1515/9783110963724 :Leaf W. (1902), The Iliad, I, 2e éd. Londres.
Lohmann D. (1970), Die Komposition der Reden in der Ilias, Berlin-New York.
10.1515/9783110833768 :Lowry E. R. (1991), Thersites. A Study in Comic Shame, New York-London.
Macleod C. W. (1982), Homer,Iliad, Book XXIV, Cambridge.
Martin R. (1989), The Language of Heroes, Ithaca-Londres.
Mazon P. (1943), Introduction à l’Iliade, Paris.
Nagy G. (1979), The Best of the Achaeans, Baltimore-Londres.
10.56021/9780801860157 :Pasquali G. (1940), « Omero, il brutto e il ritratto », Critica d’Arte, 5, p. 25-35 ; repris dans Pagine stravaganti 2, Florence 1968, p. 99ss.
Postelthwaite N. (1988), « Thersites in the Iliad », G&R, 35, p. 123-136 ; repris dans I. McAuslan et P. Walcot (éds.), Homer, Oxford, 1998, p. 83-95.
10.1017/S0017383500033027 :Reinhardt K. (1961), Die Ilias und ihr Dichter, Göttingen.
Rose P. W. (1992), Sons of the Gods, Children of Earth, Ithaca-Londres.
10.7591/9781501737695 :Rose P. W. (1988), « Thersites and the Plural Voices of Homer », Arethusa 21, p. 5-25
Rosen R. M. (2007), Making Mockery, Oxford.
10.1093/acprof:oso/9780195309966.001.0001 :Rousseau Ph. (2001), « L’intrigue de Zeus », Europe 865, p. 120-158.
10.4000/books.septentrion.138700 :Ruigh C. J. (1957), L’élément achéen dans la langue épique, Assen.
Schadewaldt W. (1966), Iliasstudien, 3e éd., Berlin.
Thalmann W. G. (1988), « Thersites: Comedy, Scapegoats, and Heroic Ideology in the Iliad », TAPA 118, p. 1-28.
10.2307/284159 :Usener H. (1897), « Der Stoff des griechischen Epos », Sitzungsber. d kais. Ak. d. Wiss. in Wien, phil.-hist. Kl, 137, 3, p. 42-63.
10.1017/CBO9780511698507 :Von der Mühll P. (1951), Kritisches Hypomnema zur Ilias, Bâle.
von Wilamowitz-Mœllendorff U. (1916), Die Ilias und Homer, Berlin.
West M. L. (1998), Homeri Ilias, I, Stuttgart-Leipzig.
Notes de bas de page
1 II, 216. Sans même discuter ici de l’appartenance du Chant X à l’Iliade on notera que la laideur du Troyen Dolon (X, 316) est évoquée de manière très différente. On reviendra plus loin sur l’interprétation du superlatif αἴσχιστος.
2 Op. cit., p. XV
3 Leaf 1902, p. 46 : « hardly any portion of the Iliad has caused such troubles to the defenders of the unity of composition ».
4 Il vaut toujours la peine de se reporter à l’exposé de la discussion savante du XIXe siècle dans le supplément de l’édition scolaire de K. F. Ameis (voir Ameis, Hentze 1896, p. 81-97). Leaf, loc. cit., résume avec humour et brio les difficultés du passage. Voir aussi les analyses de Bethe 1914, p. 206-214, Wilamowitz-Mœllendorff 1916, p. 260-272, Mazon 1943, p. 146s., et Von der Mühll 1951, p. 34-48.
5 Leaf, loc. cit. ; Reinhardt 1961, p. 112 ; Kirk 1985, I, p. 122 ; Latacz 2003, p. 29, ad 73-75 et 30, ad 73. Les efforts pour expliquer l’usage de la formule par la pratique du commandement à des époques diverses manquent le point. On hésitera aussi à suivre R. Scodel (citée par le dernier commentaire, p. 30) quand elle superpose la relation de parole entre Agamemnon et son auditoire et celle que l’aède établit avec le sien. La référence autoritaire à l’usage peut interdire au conseil de s’interroger sur l’opportunité de la tactique préconisée, mais signaler au contraire, comme par antiphrase, aux auditeurs de l’aède la singularité d’une décision qui, n’allant justement pas de soi, requiert de leur part réflexion et interprétation (voir Thalmann 1988, p. 9).
6 Voir sur ce point les remarques de Rose 1992, notamment les pages 25 à 42, même si l’étude qu’il a consacrée à l’épisode de Thersite (in Arethusa 21, p. 5-25) n’échappe pas elle-même à cette critique.
7 Les cris (II, 198 βοόωντα et 224 βοῶν), les coups infligés avec le sceptre royal (II, 199 et 265s.), la violence verbale d’Ulysse (II, 199 ὀμοκλήσασκε μύθῳ, II, 245 χαλεπῷ ἠνίπαπε μύθῳ), le mépris pour la personne et l’interdiction de parler (II, 200-202 et 246-251).
8 Op. cit., p. 105
9 Cf. Gebhard 1934, et, avec une théorie opposée à la sienne sur l’antériorité d’Homère, Kullmann 1960, p. 102s., 129s., 146s., 303s.
10 Chantraine 1963, p. 26 ; Heubeck 1974, p. 58.
11 Reinhardt 1961, p. 114.
12 Cette relation ne signifie pas que les trois points de vue soient identiques.
13 Nagy 1979, p. 259-263 [trad. fr. par J. Carlier et N. Loraux, Paris 1994]. D. Lanza retient cet aspect de sa démonstration.
14 L’une des implications de cette analyse est que les points de vue de l’aède et d’Ulysse sur le trublion et sa conduite sont identiques. Thalmann, dans son étude très suggestive de l’épisode de Thersite (1988, p. 1-28) n’accepte pas la conclusion de Nagy sur l’issue de la joute poétique (voir page 21s., n. 57). Plus radicalement, Rosen, tout en suivant Nagy dans son repérage des références au langage de la poésie de blâme, a mis en cause la thèse selon laquelle Thersite serait une figure du poète satirique (2007, p. 69-78). Plusieurs des arguments de Rosen convergent avec nos propres interrogations. Mais il nous paraît difficile d’accepter le point central de sa critique, sur la relation triangulaire que le personnage incarnant une figure du poète satirique doit avoir établie avec une cible et un public, p. 71 et 77. Ce triangle existe au début (voir II, 222-223) mais l’enjeu de la scène tient dans sa reconfiguration par Ulysse. Rosen a tort d’exiger une coïncidence que le poème refuse entre le public de l’altercation et l’auditoire de l’aède.
15 La question ne se pose pas lorsque l’on tient Thersite pour un représentant des gens du dèmos sous les traits que l’aristocratie se plaît à leur prêter. La scène ne fait alors que prolonger et couronner la précédente.
16 Latacz 2003, p. 70, ad 211-224. Le vocabulaire comporte un nombre élevé de termes qui ne se lisent pas ailleurs, et dont le sens était discuté dans l’Antiquité (Pasquali 1940, p. 25-35). L’introduction de la scène est construite en amande. La situation présente est décrite et analysée dans l’anneau extérieur (212 ~ 221b-224) ; l’anneau intérieur est consacré au thème du conflit avec les rois, la deuxième moitié précisant, en les nommant, les cibles habituelles des sarcasmes du moqueur (213-216a ~ 220s.) ; le noyau est occupé par le portrait physique, pieds et jambes d’abord (on suit Chantraine et Mazon pour l’interprétation de l’adjectif φολκός, « bancroche » plutôt que « louche »), épaules et poitrine ensuite, tête et cheveux pour finir. Les deux superlatifs αἴσχιστος et ἔχθιστος encadrent la partie centrale, la laideur du pitre étant étroitement liée au comportement qui lui vaut la haine particulière des deux plus grands héros de la tradition homérique (voir ce qu’écrit G. Nagy, loc. cit.).
17 II, 673s. Le vers 674 est trop bien attesté pour qu’on l’écarte, en dépit de Zénodote. L’absence de vigueur de Nireus incite a contrario à tirer αἴσχιστος, dans le vers 216, du côté de la laideur physique plutôt que de la vilenie.
18 C’est la thèse de Lowry 1991, qui développant les présupposés de l’interprétation de Nagy, voit en Thersite un exemple représentatif du shame-causing, le bouffon chargé de susciter la dérision contre autrui. La laideur et la difformité de ce type social, dont la fonction principale serait d’exprimer des points de vue utiles à la collectivité mais critiques vis-à-vis du pouvoir en place, lui vaudraient la dérision de ceux à qui il adresse ses moqueries, permettant une forme de compensation. Comme nous le verrons dans la suite, la lecture du personnage de Thersite que fait Lanza, se rattache en partie au travail de Lowry.
19 XXIII, 140-152. Cf. Heubeck, loc. cit. : « Thersites ist von Homer als Gegenbild zu Achill erfunden », mais la remarque ne porte pas sur l’aspect physique du pitre.
20 Lohmann 1970.
21 Νεικείεσκε (221), ὀνeίδεα (222), cf. νείκεε (224).
22 ἐκολώια (212) est repris en écho par ὀξέα κεκληγώς (222) et μακρὰ βοῶν (224). L’acte de langage qui forme le contenu des piaillements, λέγ’ ὀνείδεα, répondant à νεικείεσκε (voir νείκεε, 224), a été décrit dans l’anneau intermédiaire. Thersite est poussé par le désir de faire rire l’armée aux dépens d’Agamemnon.
23 Anneau extérieur : 221b-222a ~ 224 ; noyau : 222b-223. Le vers 224 complète le premier élément de l’anneau par l’annonce de la tirade de Thersite (νείκεε μύθῳ).
24 222b-223 : τῷ δ’ ἄρ’ Ἀχαιοὶ ἐκπάγλως κοτέοντο νεμέσσηθέν τ’ ἐνὶ θυμῷ. Le débat porte sur le référent du pronom τῷ.
25 Kirk 1985, p. 140, ad 220-223 et Latacz 2003, p. 74, ad 222b-223, comme Eustathe, penchent pour Thersite ; Hentze 1896, p. 116, ad 222, Leaf 1902, ad 222, Postlethwaite, 1998, p. 94 (tirant argument du jeu entre θυμῷ 223 et μύθῳ 224) et Thalmann 1988, p. 18 et n. 44, font d’Agamemnon le référent du pronom.
26 Le changement de référence des pronoms entre 222 et 224 n’est pas inhabituel dans l’épopée. Les parallèles fournis par Thalmann pour les emplois de ἄρα et αὐτάρ sont convaincants. Le jeu des temps dans 223 s’explique bien aussi si τῷ renvoie au roi. Au ressentiment durable (κοτέοντο, imparfait) de l’armée envers un chef qui l’a exposée au désastre de la peste, notamment, s’ajoute un mouvement d’indignation (νεμέσσηθεν, aoriste) devant la manipulation de l’assemblée.
27 Cf. Rousseau 2001, p. 120-158, passim et plus particulièrement p. 148ss.
28 I, 421s.
29 II, 3s. : « Il délibérait en son cœur sur la manière dont il honorerait Achille et ferait périr en grand nombre les Achéens sur leurs navires ».
30 I, 308-311 et 430-487. La menace d’un retour prématuré des Achéens, vaincus par la guerre et la peste, était envisagée par Achille dans les mots par lesquels il ouvrait l’assemblée de la querelle (I, 59-61).
31 On est enclin à admettre que les deux formules qui encadrent le récit de l’action d’Ulysse dans le deuxième chant, Διὶ μῆτιν ἀτάλαντον, v. 169, et πτολίπορθος Ὀδυσσεύς, v. 278, sont sémantiquement réactualisées dans cet épisode, la seconde surtout, comme des allusions à cette tradition (voir les études citées dans Latacz 2003, p. 88, ad 278b-279).
32 Kullmann 1960, p. 303, estime que la mention d’Achille dans le vers 220 n’est justifiée par rien dans le contexte de l’Iliade, à la différence de celle d’Ulysse, et il en tire argument pour affirmer que l’épisode de Thersite est modelé sur un poème plus ancien.
33 Schadewaldt 1966, p. 152, n. 2. L’expression est reprise par Reinhardt, loc. cit.
34 Les Analystes concluaient de cela que les invectives de Thersite avaient d’autres présupposés narratifs que ceux du poème que nous lisons et que les vers 239-242 ont été ajoutés secondairement. Schadewaldt, loc. cit., fait justice de ces arguments.
35 On trouvera un résumé documenté des réponses apportées depuis les années 60 aux objections des Analystes dans les commentaires de Kirk 1985, p. 140, ad 225-242 et 142, ad 240 et plus récemment de Latacz 2003, p. 75-79, notamment ad 225-242, 239-240 et 241-242, avec la bibliographie.
36 Voir Kirk 1985, p. 140, ad 225-242.
37 Pour une analyse des « défauts » de la performance de Thersite, voir Martin 1989, p. 109-113, qui observe que le discours du bouffon « is overdetermined to look bad by a number of criteria ».
38 Contra : Latacz 2003, p. 80, ad 246-256.
39 Les contre-exemples connus, avec des degrés : Nirée (II, 673-675), Pâris (III, 39s ; XI, 385s.), Tydée (V, 801).
40 248-249. Mazon traduit χερειότερον par « pire lâche », qui surdétermine le sens de l’adjectif dans le contexte.
41 La différence est notable avec les admonestations adressées aux hommes du rang pour les ramener à l’assemblée (201b-202). Face à Thersite, Ulysse ne considère que la situation présente et l’avenir.
42 248 : ἐγὼ σέο φημὶ et 257, 259s. La première et la troisième parties de la diatribe d’Ulysse (246-251 ~ 257-264) ont des propriétés illocutoires semblables et sont composées d’énoncés à la première et à la deuxième personnes du singulier. La partie centrale (252-256) se distingue nettement par sa forme de celles qui l’entourent. D’où sans doute l’athétèse mal avisée d’Aristarque. Ces cinq vers sont essentiels. Ils font la lumière sur ce qu’Ulysse perçoit comme le cœur de la stratégie rhétorique de Thersite – le point dangereux où les railleries que celui-ci lance contre Agamemnon et le rire complice qu’elles appellent prennent appui sur la lassitude et les incertitudes que l’assemblée a précisément pour but de dissiper, et répètent l’exhortation trompeuse du roi à rentrer en Grèce en l’inscrivant dans un tout autre contexte, celui des motifs non exprimés qui avaient déterminé l’apparente méprise de l’armée. Ils dénoncent les blâmes du pitre comme pures provocations (κερτομέων) sans fondement, mais se gardent de répondre à l’argument de fait que Thersite a avancé, l’affront infligé à Achille.
43 βασιλεῦσιν 247 et βασιλῆας 250. Placée dans la bouche d’Ulysse au vers 247 la formule employée par le narrateur au vers 214 (« chercher querelle aux rois ») n’a pas la même signification que dans le portrait du pitre. Ulysse tient compte de l’hostilité des Achéens à l’égard de leur chef et utilise habilement une description générale du comportement outrageux de Thersite pour condamner indirectement ses attaques contre le roi.
44 ὥς νύ περ ὧδε. Voir Latacz 2003, p. 83, ad 258. νυ a la valeur temporelle que lui a reconnue Ruigh, mais il est moins certain que ὧδε soit une pure redondance comme le veut Macleod, commentant l’expression parallèle de XXIV, 398 γέρων δὲ δὴ ὡς σύ περ ὧδε. Dans le dernier chant, l’adverbe souligne sans doute affectivement ce qui caractérise l’état du vieil homme qu’est Priam au moment où il rencontre Hermès. Dans le discours d’Ulysse il renvoie avec une valeur péjorative forte à l’interprétation donnée dans les vers 254-256 de la conduite de Thersite.
45 Usener 1897, p. 42ss. Voir Gernet 1968, notamment, pour ce qui concerne Thersite, p. 166 et n. 71. Voir surtout l’interprétation de Thalmann 1988, p. 21-26, qui explique la dynamique de l’épisode en empruntant des éléments de la théorie de R. Girard. La violence accumulée dans les deux premiers chants de l’Iliade serait déchargée sur Thersite et expulsée avec lui de la communauté par le châtiment et l’humiliation comique que lui inflige Ulysse ainsi que par le rire qui salue sa défaite. L’explication de l’utilisation du rite est trop large. Ce qu’Ulysse conjure et fait taire est plus précis, et l’identité cachée, ou déguisée, du pharmakos mieux déterminée.
46 Lanza 1997, p. 106. Lanza cite, p. 153, n. 15, le travail de Thalmann.
47 Latacz 2003, p. 75, ad 225-242 : « Die Rede weist – in Diskrepanz zu ihrem Tonfall und zur Charakterisierung des Thersites durch den Erzähler – eine hohe formale Qualität auf ».
48 Voir notamment Martin 1989, p. 110-113, avec un relevé des particularités prosodiques du style de la rhèsis p. 112. Martin recommande à juste titre de distinguer les adjectifs ἀμετροεπής utilisé par le narrateur, v. 212, et ἀκριτόμυθος placé dans la bouche d’Ulysse, et suggère que le deuxième attire l’attention sur la diction indistincte du bouffon. Sans exclure que le mot ait pu se charger de cette connotation, soulignée peut-être par l’articulation du rhapsode, on est tenté de chercher plutôt la signification principale de l’adjectif dans une autre direction, plus conforme à ce que Martin dit de l’opposition entre les emplois de ἔπος et μῦθος dans l’épopée (1989, p. 1-42). Ulysse dénonce le manque de jugement (cf. ἄκριτοι II, 796) dont fait preuve son adversaire dans l’acte de langage (μῦθος) que sont ses invectives alors que ἀμετροεπής souligne que Thersite continue de crier quand tous les autres se sont tus parce que sa faconde ne connaît pas de limite.
49 On a compté au nombre de ces traits la tendance « démagogique » à parler au nom de l’ensemble de l’armée (226-227, 235-238), ses fanfaronnades (228 et 231), sa fausse présentation des traditions concernant la colère d’Achille. Le dernier point repose sur une analyse qui fausse le sens de la relation pragmatique entre les deux derniers vers et rabat sur un même plan deux niveaux de lecture différents de la tirade. Le premier suppose, nous l’avons vu, une compréhension contestable du vers 222. Le deuxième méconnaît l’effet comique que les sarcasmes de Thersite cherchent à produire.
50 Op. cit., p. 140-141.
51 Voir Kirk 1985, p. 140, ad 225-242 : « Thersites’ speech is a polished piece of invective » et l’analyse de la composition de la tirade ; Kirk ne tient pas compte du retour, signalé par Lohmann (1970, p. 23), à la prise à partie du roi dans les deux derniers vers.
52 Le texte de Zénodote, qui éliminait les vers 227-228 et 231-234, rendait, peut-être à dessein, cette caractéristique moins sensible.
53 232-233, avec notamment, après l’évocation des rapports sexuels du roi avec sa captive, l’indication que celui-ci se garde la fille pour lui seul, à l’écart des autres (αὐτὸς ἀπονόσφι κατίσχεαι) – une boutade de soudard. Mais on observera que Nestor ne dédaigne pas lui non plus de faire appel à cette préoccupation de l’armée lorsqu’il invite les Achéens à ne pas plier bagage avant d’avoir pris la ville et couché avec les femmes des vaincus (355).
54 235.
55 Peuvent évoquer les ἔπεα ἄκοσμα du vers 213 des mots comme χατίζεις précisant ἐπιμέμφεαι (225), le factitif ἐπιβασκέμεν pris métaphoriquement (234), πεσσέμεν avec γέρα comme objet (237) ; l’emploi de τόνδε pour désigner Agamemnon (236).
56 Martin 1989, p. 212. On note que la synizèse lourde δὴ αὖτ’ (Allen et West, qui suivent Zénodote) figure dans le premier vers, que le plus grand nombre des abrègements de longues ou diphtongues se produisent à la diérèse bucolique et que ces traits tendent à se concentrer dans les interrogations sarcastiques de la première partie de la rhèsis (225-233). On a moins affaire sans doute à un défaut d’articulation qu’à un effet d’élocution recherché pour rendre la moquerie plus provocante.
57 Il n’est pas certain que le jugement d’Ulysse sur les compétences oratoires de son ennemi, dans le deuxième hémistiche du vers 246, doive être entendu par antiphrase. L’ironie de la concessive λιγύς περ ἐὼν ἀγορητής « tout clair orateur que tu sois » ne réside pas dans l’énoncé même mais dans l’action et le rapport de force que celle-ci démontre, comme dans la fable de l’épervier et du rossignol d’Hésiode (Trav., 208).
58 Lanza 1997, p. 106 (et les notes 14, 15 et 17, p. 153s.).
59 Ils séparent ainsi l’auditoire intradiégétique de Thersite de l’auditoire impliqué du poème.
60 Loc. cit. (voir ci-dessus note 32).
61 Voir, notamment, Thalmann 1988, p. 19-21. Postelthwaite 1998, p. 88, montre les relations étroites entre les propos d’Achille et ceux de Thersite, mais exprime des réserves sur l’usage du terme de parodie dans le commentaire de Willcock.
62 Voir Kirk 1985, p. 142, ad 240.
63 Conformément à ce qu’annoncent les vers 214-215.
64 C’est du reste ce qu’Agamemnon lui-même a semblé affirmer pour justifier son appel à reprendre la mer (139-141).
65 Agamemnon s’en explique dans la harangue qui conclut l’assemblée, où il attribue à Zeus la responsabilité ultime de la querelle qui l’a opposé à Achille « pour une fille » (375-380). Ces vers énoncent ce que l’exorde du premier discours (111-118) laissait dans l’obscurité, le contenu de l’action du dieu, et justifient a posteriori aux yeux de l’armée la manœuvre par laquelle le roi l’a mise à l’épreuve. Agamemnon peut même reconnaître alors sa part de responsabilité dans le conflit (378b), puisque le fantôme de l’absence d’Achille a été exorcisé sous les traits de Thersite. Latacz 2003, p. 114, ad 375-380, influencé par un jugement répandu sur la caractérisation du roi dans l’Iliade, ne prête pas assez attention selon nous à la relation construite par le poème entre les deux discours.
66 ὃς καὶ νῦν, 239.
67 Voir les déclarations d’Achille (I, 240-243) et la mise en garde de Nestor (I, 254-284) devant l’assemblée.
68 L’opposition introduite par certains interprètes entre polémique et comique (voir Latacz 2003, p. 72, ad 215, avec les références) n’est pas fondée. La mention du γελοίιον ne s’expliquerait pas autrement. La fanfaronnade même peut être un moyen de faire rire aux dépens de celui que le moqueur veut ridiculiser.
69 I, 152-160.
70 Voir, pour une analyse précise des correspondances entre les arguments d’Achille et ceux de Thersite, Postlethwaite 1998. p. 86-90. On objectera cependant à cette étude pénétrante qu’elle ne tient pas assez compte de la différence des situations de parole dans les deux scènes, qu’elle va trop loin dans la critique des interprètes qui soulignent la « bouffonnerie », le geloion, des propos du pitre (p. 88 et 92), et qu’elle sous-estime aussi la dimension parodique de l’invective.
71 L’emploi de la première personne du pluriel au vers I, 158 est ambigu. Le contraste est net entre la réplique des vers 122-129, où Achille parle au nom des Achéens, et les propos qui suivent le vers 149.
72 I, 163-164 : 0ὐ μὲν σοί ποτε ἶσον ἔχω γέρας, ὁππότ’ Ἀχαιοὶ Τρώων ἐκπέρσωσ’ εὖ ναιόμενον πτολίεθρον.
73 II, 227-228 : πολλαὶ δὲ γυναῖκες εἰσὶν ἐνὶ κλισίῃς ἐξαίρετοι, ἅς τοι Ἀχαιοὶ πρωτίστῳ δίδομεν. εὖτ’ ἂν πτολίεθρον ἕλωμεν.
74 I, 122-129.
75 231 : υἷος ἄποινα. ὅν κεν ἐγὼ δήσας ἀγάγω ἢ ἂλλος Ἀχαιῶν.
76 I, 165-166.
77 235-238.
78 Voir 7, 96-102 ; 13, 120-122. Dans 5, 787, Héra ne se compte sans doute pas parmi les Argiens qu’elle apostrophe. 8, 228ss. est plus complexe, parce que le discours d’Agamemnon mêle les première et deuxième personnes du pluriel, mais le verbe qui se rattache à l’apostrophe, ἠγοράασθε (8, 230) est à la deuxième personne.
79 Le verbe προσαμύνω, comme le montrent ses deux autres occurrences iliadiques (5, 139, dans une comparaison, et 16, 509), désigne la protection apportée par un tiers à un ou des êtres exposés à un danger, moutons dans une bergerie attaquée par un lion ou un guerrier dont le cadavre est à la merci des ennemis. Il ne peut s’appliquer à la conquête des parts d’honneur accaparées par Agamemnon.
80 Voir en particulier, pour Achille, 1, 158-160, 169-170 et 240-243 et pour Nestor 1, 283-284.
81 « Il verra si nous sommes, ou non, disposés à lui prêter aide ».
82 Leaf 1902 , p. 66, ad 238 (et p. 277, ad 6, 620).
83 Voir 2, 72-75. La réponse, en ce cas, est « non », soulignée par le καί emphatique.
84 Latacz 2003 p. 78, ad 238.
85 239 b, ἕο μέγ’ ἀμείνονα φῶτα, rappelle l’expression par laquelle Achille stigmatise la faute de son ennemi devant l’assemblée : ἄριστον Ἀχαιῶν οὐδὲν ἔτισας, 1, 244 (reprise par Achille lui même en conclusion de la demande qu’il adresse à sa mère, 1, 412, et par Patrocle en conclusion d’une exhortation aux Myrmidons, 16, 272). 240, ἠτίμησεν· ἑλὼν γὰρ ἔχει γέρας αὐτὸς ἀπούρας répète exactement les mots employés par Achille pour définir l’affront que lui a infligé Agamemnon, 1, 356 et repris par Thétis dans sa prière à Zeus, 1, 507.
86 Il n’est plus répété en son entier dans le reste du poème, mais on en trouve des échos fragmentaires, y compris, significativement, dans la bouche de Nestor dans le chant 9, 111, et celle d’Agamemnon, 19, 89.
87 1, 232.
88 1, 225-244.
89 Voir sa réponse à Athéna, 1, 216-218, avec notamment l’expression καὶ μάλα περ θυμῷ κεχολωμένον « si plein de colère que soit mon cœur ».
90 1, 231 ἐπεὶ οὐτιδανοῖσιν ἀνάσσεις ἐπεὶ οὐτιδανοῖσιν ἀνάσσεις. Voir aussi, toujours dans la bouche d’Achille, 1, 293s., « En vérité on me traiterait de lâche et d’homme de rien (ἦ γάρ κεν δειλὸς καὶ οὐτιδανὸς καλεοίμην) si je réglais tous mes actes sur ce que tu dis ».
91 2, 214 et 247.
92 1, 277 : μήτε σύ, Πηλείδη, ἔθελ’ ἐριζέμεναι βασιλῇ ἀντιβίην. Voir 2, 247.
93 Voir 1, 175-176 (πάρ’ ἔμοιγε καὶ ἄλλοι οἵ κέ με τιμήσουσι, μάλιστα δὲ μητίετα Ζεύς) et l’effet des paroles du Songe sur l’esprit et les actions du roi, 2, 35-40.
94 1, 2-5.
Auteur
UMR 8163, STL, Université Lille3
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002