Les commentaires philosophiques dans le Mythologicum de Jean Dorat
p. 261-271
Texte intégral
1Il peut paraître surprenant de prime abord de considérer un commentaire scolaire sur l’Odyssée d’Homère comme source de commentaires philosophiques. Néanmoins, le statut d’Homère dans l’Antiquité aussi bien qu’au XVIe siècle en France signifie que ses deux épopées furent considérées comme étant à l’origine de toutes les sectes philosophiques. Pour citer Montaigne : « tous ceux qui se sont meslez depuis d’establir des polices, de conduire guerres, et d’escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy, comme d’un maistre très-parfaict en la cognoissance de toutes choses. Et de ses livres, comme d’une pepiniere de toute espece de suffisance »1 (Essais II. 36, « Des plus excellens hommes »). Cette tradition, redevable dans une grande mesure à la popularité de la Vie d’Homère attribuée à Plutarque2, a guidé les premiers interprètes humanistes d’Homère, y compris Guillaume Budé ainsi que le mentor de la Pléiade et lecteur de grec au Collège royal, Jean Dorat3.
2Le texte de son Mythologicum, que nous avons édité en 2000, consiste en des notes assez détaillées, prises par un élève vraisemblablement italien sur des cours sur les chants X-XII de l’Odyssée4. Ainsi, lorsque nous considérons les commentaires philosophiques contenus dans ce texte, la circonspection s’impose : si complètes que soient ces notes, leur auteur n’a pas assisté à tous les cours, et il est évident que, par endroits, il n’a pas toujours bien compris ce que disait son maître. Aussi faut-il user d’une certaine prudence en les lisant. Ceci dit, elles offrent d’excellentes indications sur les aspects de l’Odyssée que Dorat a considérés comme contenant des éléments philosophiques, qui embrassent une part considérable de l’ensemble du commentaire5.
3De fait, au cours de son commentaire, Dorat considère certaines des questions les plus importantes pour l’investigation philosophique à la Renaissance : l’immortalité de l’âme et la séparation de l’âme et du corps ; les sens corporels et leur rôle dans la création du plaisir ; l’influence des astres sur le destin humain ; l’homme en tant que microcosme de l’univers ; et la nature de la uita actiua et la uita contemplatiua. Il considère également d’autres questions qui relèvent de la philosophie comme les différentes formes de gouvernement et leurs mérites individuels, la numérologie, tout en émettant des jugements de valeur sur les diverses philosophies antiques.
4Ce qui permet à Dorat en premier lieu de considérer les chants X-XII de l’Odyssée comme un texte foncièrement philosophique, c’est son interprétation des deux femmes qui retiennent Ulysse au cours de son périple : Circé et Calypso. La première représente selon lui les sciences naturelles :
Itaque sub Circe naturalis philosophia seu Physica commode intelligetur, quae quidem inferos ostendit Vlyssi, id est res humanas et in uisceribus terrae abstrusas nobisque occultas herbarum uires. quae idcirco Dea dicitur quia scientia est diuina et a Diis infusa mentibus hominum6.
Aussi conviendra-t-il d’interpréter Circé comme le symbole de la philosophie naturelle, ou la Physique : c’est elle, en effet, qui montre à Ulysse les enfers, c’est-à-dire les choses humaines et les pouvoirs des herbes cachées dans les entrailles de la terre et dérobées à nos yeux. Elle est pour cette raison appelée Déesse, car la science est de nature divine et ce sont les dieux qui la transmettent à l’esprit des hommes.
5Calypso, en revanche, représente la métaphysique :
haec enim rerum diuinarum excellentiam et immortalitatem et puras essentias contemplatur quae quoniam mortalibus sane obscurae id nomen sortita est ἀρὸ τοῦ καλύπτειν id est tegere et latitare. Illa uero inuestigat quae in terra et quae sub terra sunt.
Celle-ci, en effet, contemple l’excellence, l’immortalité, et les pures essences des choses divines ; et comme ces choses sont sans aucun doute obscures aux hommes mortels, le sort lui a attribué son nom du verbe kalyptéïn, « couvrir, se cacher ».
6Ainsi, les expériences d’Ulysse consistent, selon Dorat, en une initiation dans les connaissances scientifiques et métaphysiques procurées par ces deux déesses. Dans cette optique, le mystère de l’immortalité de l’âme est sans aucun doute le plus important.
L’immortalité de l’âme
7Selon Dorat, les conseils offerts à Ulysse par Circé représentent son initiation à ce qu’il appelle, suivant Aristote, l’étude de la physique, puisque, selon le Stagirite, « l’opinion veut que la connaissance de l’âme contribue beaucoup à une vérité globale, mais surtout concernant la nature (μάλιστα δὲ πρὸς τὴν φύσιν), car il y va comme du principe des êtres animés » (De l’âme, 402a, éd. cit., p. 75-76)7. Ainsi, la descente aux enfers symbolise la découverte de « l’immense et noble récompense de l’immortalité » (immensa et nobili immortalitatis mercede, Mythologicum, l. 334) et de « la connaissance de la divinité de l’âme » (diuinitatem animae, l. 335). Dorat allègue Platon (Lois 713e-714a), selon lequel les lois et le gouvernement d’un État doivent être fondés sur le principe de l’immortalité de l’âme.
8Après une discussion de l’idée que les enfers sont divisés en deux parties, dont l’une est réservée aux nocentes et l’autre aux boni, Dorat introduit une discussion des vers 601-4 du chant XI8 :
Τὸν δὲ μετ’ εἰσενόησα βίην Ἡρακληείην,
εἴδωλον∙ αὐτὸς δὲ μετ’ ἀθανάτοισι θεοῖσι
τέρπεται ἐν θαλίῃς καὶ ἔχει καλλίσφουρον Ἥβην,
παῖδα Διὸς μεγάλοιο καὶ Ἥρης χρυσοπεδίλου.
Puis ce fut Héraclès que je vis en sa force : ce n’était que son ombre ; parmi les Immortels, il séjourne en personne dans la joie des festins ; du grand Zeus et d’Héra aux sandales dorées, il a la fille, Hébé aux chevilles bien prises.
9Ces vers suscitent le commentaire suivant :
Herculis anima partim est apud Superos, partim apud inferos, siue in terra, ut ex hac diuisione cognoscamus quorumdam animas a corpore dissolutas easdemque purissimas in numerum aut domicilium Deorum statim deferri. quapropter Hercules Hebem in uxorem duxit, id est iuuentae Deam. qui enim in coelo sunt semper in iuuenili aetate manent et proinde immortalem uitam agunt. Aliorum uero aut in inferis purgari aut centum annis in terris errare (ut est apud Virgilium 6. Aeneidos) ut contagione mole faeceque corporea relicta tandem integri et puri in coelum aduolent.
Paulus duas animae partes facit; unam uocat nou’n id est mentem, quam Plato uocat αὐτὸν ἄνεμον, a concretione grauioris partis deorsumque tendentis prorsus secretam; alteram πνεῦμα seu ψυχὴν, quae proprie anima appellatur, communis cunctis animantibus unde ψυχικοί, animales, dicuntur.
L’âme d’Hercule se partage entre la demeure des dieux célestes et les enfers ou la terre, afin que nous apprenions par cette division que les âmes de certains individus, une fois libérées du corps, sont, si elles sont très pures, immédiatement transportées aux rangs ou domicile des dieux. C’est pourquoi Hercule épousa Hébé, la déesse de la jeunesse, car tous deux demeurent aux cieux et restent à jamais dans la fleur de l’âge, menant une vie immortelle. Les âmes des autres individus, quant à elles, sont purgées aux enfers, ou bien errent, pendant une centaine d’années, sur terre (comme c’est le cas chez Virgile au chant VI de l’Énéide) pour se débarrasser de la contagion, de la masse, et de l’impureté du corps, et s’envoler enfin, pures et sans tache, dans les cieux.
Saint Paul établit l’existence de deux parties dans l’âme : l’une, qu’il appelle nous, l’intelligence, et que Platon appelle autos anémos (« le souffle même »), est entièrement séparée de l’agrégat composé de la partie la plus lourde qui tend vers le bas ; l’autre, qu’il appelle pneuma ou psychê, qui est en termes propres appelée « âme », est commune à tous les êtres vivants, d’où leur nom de psychikoï, « êtres animés ».
10Ce commentaire, mi-philosophique, mi-littéraire, souligne l’accord perçu par l’humaniste limousin entre les croyances homériques et les croyances catholiques en ce qui concerne le paradis et le purgatoire. Cet esprit de syncrétisme l’amène à comparer les théories à propos de l’âme exposées par saint Paul et par Platon. En fait, saint Paul est un peu moins net que ne le suggère Dorat, quoiqu’il envisage l’être humain comme composé de différents éléments : sarx ou sôma (chair et corps) ; pneuma ou psychê (esprit ou âme) ; et nous (intelligence, intellect). Au moins deux passages du Nouveau Testament semblent distinguer pneuma et nous : I Corinthiens 14. 14 et II Thessaloniciens 2. 1-2. Dans le premier passage, nous lisons :
ἐὰν γὰρ προσεύχομαι γλώσῃ, τὸ πνεῦμά μου προσεύχεται, ὁ δὲ νοῦς μου ἄκαρπός ἐστι.
Car, si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence n’en retire aucun fruit.
11Il s’agit, donc, d’une distinction entre ce que l’on fait dans un état d’inspiration, où l’âme est engagée mais où l’intelligence ne comprend rien. Dans l’autre passage, en revanche, pneuma semble avoir un sens extérieur à l’homme, signifiant plutôt « l’esprit de Dieu », sans conséquence directe pour la discussion de Dorat :
Nous vous le demandons, frères, à propos de la Venue de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui, ne vous laissez pas trop vite mettre hors de sens [nous] ni alarmer par des manifestations de l’Esprit [pneuma], des paroles ou des lettres données comme venant de nous, et qui vous feraient penser que le Jour du Seigneur est déjà là.
12Dorat cherche à créer un parallèle entre cette division tripartite de l’homme chez saint Paul (sarx, pneuma, nous) et une division analogue chez Platon. Chez ce dernier, on trouve effectivement la notion de sôma, nous et psychê, mais la référence dans les notes de cours à l’idée que Platon appelle nous « le souffle même », autos anémos, ne semble pas être correcte9. S’agit-il d’une erreur de compréhension de la part de l’élève ? En revanche, ce que l’on peut retenir ici, c’est le désir de la part de Dorat de suggérer une similitude entre la pensée chrétienne et la pensée platonicienne dans un esprit de syncrétisme tout à fait caractéristique de son attitude générale.
La perception sensorielle
13Un autre commentaire qui concerne cette fois la perception sensorielle est suscité par la section du chant XII où Homère décrit le passage d’Ulysse et de ses compagnons entre Charybde et Scylla. On lit aux vers 245-46 du chant XII : « Skylla nous enleva dans le creux du navire six compagnons, les meilleurs bras et les plus forts. »10 Contrairement à ses interprétations ailleurs dans l’Odyssée, qui font peu d’allégorèse morale, Dorat voit dans Scylla le symbole du plaisir sexuel. Ainsi, il commente ces deux vers de la manière suivante :
Sex canes sunt sex obiecta iucunda et uoluptatem offerentia quae hoc pacto nos in fraudem inducunt.
Quatuor primum sensus particulares auditus uisus gustus et tactus. auditu res sonoras et amatorias cantiones uisu formosas et iucundas gustu suaues dulces et gratos palato sapores. Tactum ipsum Veneris actum pol percipimus. Quantum autem nox forma, uinum et contestationes inhonestae ad libidinem incitent in suis Elegis Amatorii Poetae subinde declarant.
Quintum est obiectum sensus communis qui deceptus blanditiis et uoluptatibus recte esse inservire indicat.
sextum phantasia quae est quoddam medium siue applicatio sensuum externorum ad sensum communem qui est communio quaedam sensuum dictorum.
Hinc phantasiae sopitis aut euigilatis sensibus nempe in somno et uigilia Imago quaedam uoluptatum se offert ex quo accenditur amator magis ad libidinem. Sic in somnis uel potius per somnia amatores gaudent se percepisse uoluptatem quam interdiu non poterant: Per sex hos sensus Scylla libido homines ad se trahit uorat perdit11.
Les six chiens représentent six sensations agréables, procurant le plaisir, et qui, de cette manière, nous induisent en erreur. En premier lieu, il y a les quatre sens particuliers : l’ouïe, la vue, le goût, et le toucher. C’est par l’ouïe que nous percevons les choses sonores et les chansons d’amour, par la vue que nous percevons les choses belles et plaisantes, par le goût que nous percevons les saveurs agréables, douces, et qui flattent le palais. Par le toucher nous percevons, par Pollux, l’acte vénérien lui-même. En outre, les poètes de l’amour montrent souvent dans leurs élégies à quel point la nuit, la beauté, le vin, et les sollicitations déshonnêtes excitent la luxure.
La cinquième sensation à laquelle nous sommes exposés est le sens commun, lequel, trompé par les flatteries et les plaisirs, déclare qu’il est juste d’être asservi à ceux-ci. La sixième est l’imagination, qui consiste en une sorte de médiation ou de lien entre les sens externes et le sens commun, lui-même une manière commune de comprendre ces sens.
De là viennent les imaginations qui surgissent, que les sens soient endormis ou éveillés, car assurément, quand nous dormons ou quand nous veillons, une sorte d’Image de plaisirs se présente, grâce à laquelle l’amant est encore plus excité à s’adonner au plaisir. Ainsi, lorsqu’ils dorment, ou plutôt lorsqu’ils rêvent, les amants se réjouissent à l’idée qu’ils éprouvent le plaisir qui était longtemps resté hors de leur portée. Au moyen de ces six sens, Scylla, ou la luxure, s’attire les hommes, les dévore, les détruit.
14Dorat identifie donc les quatre « sens » qui contribuent au plaisir sexuel : ouïe, vue, goût, et toucher. À ces sens proprement dits, il ajoute le sens commun et l’imagination. Or, notre étudiant est assez imprécis à propos du sens commun, qui « trompé par les flatteries et les plaisirs, déclare qu’il est juste d’être asservi à ceux-ci », bien qu’il ait compris que cette faculté consiste en « communio quaedam sensuum », « une manière commune de comprendre les sens ». En effet, ce concept aristotélicien (voir De l’âme, III. 2. 426b) n’est pas facile à comprendre12, mais il est probable que Dorat aurait expliqué ici la façon dont les quatre sens qu’il vient de nommer peuvent se combiner pour provoquer le plaisir. Selon Aristote, c’est le sens commun qui nous permet d’appréhender divers sensibles sans les confondre. Le plaisir provient de l’harmonie et de l’absence d’excès :
Comme quoi le sens constitue une certaine proportion. Ce qui explique aussi qu’il y ait plaisir quand des sensibles qui sont purs et sans mélange conduisent à la proportion (comme le piquant, le sucré ou le salé, qui sont alors agréables, en effet), alors que, d’une façon générale, le mélange constitue une harmonie, plutôt que l’aigu ou le grave. Et, au toucher, c’est ce qui pourrait être échauffé ou refroidi. Le sens, d’ailleurs, c’est la proportion, tandis que les excès sont ou bien désagréables ou bien destructeurs13.
15Si le sens commun est difficile à saisir, la phantasia présente elle aussi des problèmes. Notre étudiant écrit que la phantasia[…] est quoddam medium siue applicatio sensuum externorum ad sensum communem (« une sorte de médiation ou de lien entre les sens externes et le sens commun »). Toujours selon Aristote (De l’âme III. 3. 427b-429a, trad. cit., p. 216-21), la phantasia (que Richard Bodéüs traduit par « représentation ») peut nous donner des apparitions en l’absence de perceptions sensorielles, par exemple lorsque nous dormons :
Dans ces conditions, on verra, par ce qui suit, qu’il ne s’agit pas du sens. Le sens est, en effet, ou bien potentialité ou activité, par exemple, vue ou vision. Or il y a représentation même quand ni l’une ni l’autre ne sont en cause. Ainsi, les apparitions dans les moments de sommeil. Ensuite, le sens est toujours présent, mais non la représentation. […] Et puis, les sens sont toujours vrais, alors que les représentations ont une allure presque toujours trompeuse. De plus, ce n’est pas quand nous exerçons nos sens précisément sur leur objet que nous disons de celui-ci qu’il nous paraît représenter un homme ; mais c’est plutôt quand notre perception sensible manque d’évidence. Et c’est alors aussi qu’elle est vraie ou fausse. Enfin, comme nous disions auparavant, même avec les yeux fermés, on a des apparitions visuelles14.
16Dorat développe ces idées, surtout sur les images et sensations érotiques que nous éprouvons lorsque nous dormons, mais à la différence de Lucrèce, pour qui nos rêves consistent en des images dégradées de choses que nous avons perçues dans un passé récent (De rerum natura IV. 973-86)15, les rerum simulacra qui entrent dans notre esprit, Dorat semble accepter la notion aristotélicienne d’une imago (phantasma) complète qui se présente à notre esprit.
17Ainsi donc, malgré la confusion et l’obscurité de ces notes, indication sans doute de la difficulté éprouvée par l’élève à suivre le commentaire de son maître, il nous semble que Dorat se sert du traité De l’âme pour expliquer l’ensemble de cette section sur les sens dans son commentaire.
Vie contemplative et astrologie
18Dans la section de son commentaire qu’il consacre aux Sirènes (éd. cit., l. 527-678), Dorat accepte l’interprétation de Cicéron (De finibus V, 18) selon laquelle ces créatures représentent les dangers des connaissances scientifiques et de la vie contemplative en général.
Quae cum ita sint iam manifestum est Sirenes non significare uoluptates aut meretrices sed scientias illecebrarum plenas atque suaui quodam eloquio rerumque iucunda nouitate et mirabilium narratione exornatas quibus ita parum cauti homines detinentur ut totam uitam in illis consumere uelint. Quales ferme sunt poesis historia, oratoria facultas, naturae inuestigatio et rerum quae oblectationem animo adferunt contemplatio quales denique mathematicae quas omnes disciplinas non omnium est et impune et inoffenso pede transire16.
Sachant cela, il est maintenant évident que les Sirènes ne désignent pas les plaisirs ni les prostituées, mais les connaissances scientifiques, pleines d’attraits et embellies d’une certaine éloquence agréable, d’une plaisante nouveauté des choses et du récit de faits merveilleux, qui retiennent les hommes trop imprévoyants de telle sorte qu’ils veulent consacrer toute leur vie à poursuivre ces connaissances. Ainsi sont la poésie, l’histoire, la faculté oratoire, l’investigation de la nature et la considération des choses qui divertissent l’esprit de lui-même, comme enfin les mathématiques. Il n’appartient pas à tout le monde de passer impunément par toutes ces études, sans heurter d’obstacle.
19Bien que notre étudiant se trompe sur la source cicéronienne de cette interprétation – il l’attribue au livre III du De legibus –, il la cite presque textuellement, l. 534-45. À l’instar d’Ulysse, qui se fait attacher au mât de son navire, il faut avoir un but précis dans la vie :
Malus est certus animi scopus et propositum a quo non potest ullae rei cognoscendae nos deflectere cupiditas, quo debemus omnes nostras actiones omneque studium conferre, cuique debemus omnino adhaerescere17.
Le mât représente le but certain de notre esprit et le dessein duquel aucun désir de connaissances ne peut nous détourner, auquel nous devons consacrer toutes nos actions et tout notre zèle, et auquel nous devons nous attacher entièrement.
20Dorat ne limite pas pourtant au mythe des Sirènes ce message sur les dangers de la vie uniquement contemplative. Dans son commentaire sur les troupeaux du Soleil (Odyssée XII. 127-41, 297-402), il suit l’explication aristotélicienne de cette fable, conservée par Eustathe dans son commentaire sur Homère18, qui affirme que les « bœufs et les brebis [représentent] le nombre de jours et de nuits dont l’année est composée » (l. 953-54). Ainsi, manger les bœufs est un acte métaphorique :
Epulae sunt supputationes et morosae dierum rationes quibus astrologi in desperationem et superstitionem falsam perueniunt, credentes hominem a natali die miserum esse uel foelicem, neque posse praedestinationem et influentiam astrorum euitare19.
Le repas représente les supputations et les difficiles calculs astronomiques, à cause desquels les astrologues en viennent au désespoir et à la superstition, car ils croient que le jour de sa naissance détermine pour l’homme son malheur ou son bonheur, et que celui-ci ne peut éviter la prédestination et l’influence des astres.
21Malgré cette condamnation de la doctrine de la prédestination, Dorat ne rejette pas complètement l’utilité de l’astrologie, quitte à exprimer les mêmes réserves qu’il énonçait dans son commentaire sur les Sirènes à propos des dangers d’une vie consacrée à une seule activité intellectuelle :
Diuinatoriam et astrologiam non abrogat Homerus, neque tamen illic nos perpetuo desidere uoluit. ita Vlyssem a Calypso discedentem monitu Deorum facit, id est a contemplatione coelestium abstrahit neque uetat ad Circem ire sed addit ducem Mercurium et moly et uinum, cum ad Cyclopem profisceretur, ut singula remedia singulis malis opponeret. sed damnat eos qui in rebus quidem praeclaris uersantur tamen ad bene beateque uiuendum se conferunt, quales sunt ii qui in supputationibus astronomicis, Poesi, historia, Physica omnem aetatem consumunt20.
Homère ne rejette pas tout à fait la divination et l’astrologie, mais il n’a pas voulu non plus que nous y consacrions continuellement nos loisirs. Ainsi il représente Ulysse quittant Calypso conformément au conseil des dieux, c’est-à-dire qu’il l’éloigne de la contemplation des choses célestes. Il ne l’empêche pas de se rendre chez Circé, mais il ajoute la présence de Mercure comme guide, qui lui procure du moly, et du vin lorsqu’il se met en route vers le Cyclope, pour montrer qu’un remède individuel peut être appliqué contre chaque mal. Il condamne ceux qui s’occupent de choses supérieures mais qui néanmoins se consacrent à vivre bien et heureusement, tout comme il condamne ceux qui passent tout leur temps à faire des supputations astronomiques, à écrire de la poésie, et à étudier l’histoire et la physique.
22Au début de son commentaire, en fait, il avait donné une interprétation historique du roi des vents, Éole, selon laquelle celui-ci était un astrologue (« astronomia perit[us] et sapien[s] », l. 36) qui peut prévoir le mouvement des vents. Il affirme en effet :
sors enim deinceps et secundum ordinem progreditur. sic Astrologi domiciliis planetarum recte dispositis in quaque re cognoscenda multum possunt nec non futuras res praesentiunt. Supputant enim et secundum illam supputationem unicuique Planetarum et signorum propriam sedem assignant unde eorum sympathia uirtus et influentia aduertitur21.
Car le sort s’avance progressivement et selon un certain ordre. De même, quand ils ont correctement mis en ordre les positions des planètes, les astrologues peuvent faire des investigations efficaces et prévoir l’avenir. Car ils font des supputations et, d’après ces supputations, ils assignent sa place à chacune des planètes et des constellations, de sorte que leur influence et leur filiation dominante peuvent apparaître clairement.
23Comme beaucoup de ses contemporains, Dorat acceptait la divination sous plusieurs formes, y compris l’astrologie, mais il n’acceptait pas l’influence des astres sur l’âme humaine, d’où son refus de la prédestination.
24Le Limousin expose ses idées à ce sujet dans son commentaire sur le discours que prononce Ulysse à ses compagnons juste avant d’affronter Scylla (Odyssée XII. 208-21), et du récit qui le suit (v. 222-33). Selon lui, Ulysse s’adresse à soi-même dans ce discours, qui consiste en une exhortation à la maîtrise de soi :
Quatenus homo est μικρόκοσμος potest omnia intra se agere, id est nihil est quod non possit ad exitum deducere. Vlysses itaque magister nauis corporeae, id est uehiculi animae, docet quo pacto pericula euitari possint excitatque gubernatorem suum, id est rationem suam, rectarum actionum ducem et moderatricem, ut ab huiusmodi uitiorum illecebris et scopulis declinet. Remigii uectores erunt sensus, id est instrumenta et organa corporis sensibus seruientia. Arma inclyta quibus indutus erat Vlysses sunt ea omnia quae pertinent ad propellanda uitia. Duo hastilia sunt duae uirtutes quae ex diametro libidini aduersantur eamque debellant, scitis prudentia et temperantia. Illa dictat et imperat quae iuste sunt agenda, haec seruit et temperat22.
Dans la mesure où l’homme représente le microcosme, il peut tout accomplir en dedans de soi : il n’existe rien qu’il ne puisse mener à terme. Ainsi donc, Ulysse, commandant du navire corporel, c’est-à-dire du véhicule de l’âme, enseigne comment les dangers peuvent être évités, et pousse son pilote, c’est-à-dire sa raison, guide et directrice des bonnes actions, à s’éloigner des charmes et des écueils des vices de la sensualité. Les rameurs représenteront les sens, c’est-à-dire les instruments et les organes du corps au service des sens. Les armes illustres dont Ulysse s’était muni représentent tout ce qui sert à chasser les vices. Les deux javelots représentent les deux vertus qui sont diamétralement opposées à la luxure et qui triomphent d’elle, à savoir la prudence et la modération. Celle-là prescrit et ordonne ce qu’il est juste de faire, celle-ci assiste et modère.
25L’importance de la prudentia est évidente, et c’est elle qui peut nous protéger contre les aléas de la fortune. On constate également que la position de Dorat reste remarquablement cohérente au cours de son commentaire.
26Ces remarques sur le contenu philosophique du Mythologicum, qui sont loin d’être exhaustives, suggèrent, nous semble-t-il, l’importance dans l’enseignement de Dorat de cet aspect de son commentaire. Grâce à ces notes de cours, nous avons un aperçu, ne fût-ce que « dans un miroir, en énigme », sur la pensée du Limousin et sur le rôle primordial qu’il attachait à la philosophie dans toute interprétation d’Homère. Au cours de son commentaire, il aborde quelques-unes des questions philosophiques les plus importantes pour son époque avec, comme principe de base, l’idée qu’Homère a toujours quelque chose à révéler au monde contemporain.
27Les textes qu’il allègue pour illustrer ses interprétations sont variés, mais font preuve d’une forte préférence pour Aristote et pour Platon chez les Grecs et pour Cicéron chez les Romains. Les épicuriens sont écartés. Dans ce sens, son éclectisme ressemble à celui de Plutarque, qu’il cite également. Compte tenu des erreurs que nous trouvons dans les notes de son élève italien, il est évident que les explications philosophiques de Dorat ont parfois complètement dépassé ses auditeurs, mais en même temps ses attentes sont ambitieuses, et, dans un sens, il est remarquable que notre étudiant ait réussi à reproduire ces notes sous une forme aussi complète.
Notes de bas de page
1 Montaigne, Les Essais, éds J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, 2007, p. 790.
2 Cette étude importante et influente fut imprimée dès l’édition princeps d’Homère par Bernardo et Nerio Nerli à Florence en 1488. Elle est disponible dans une édition moderne avec traduction anglaise, Essay on the Life and Poetry of Homer, éds J. J. Keany et R. Lamberton, Atlanta, 1996.
3 Sur l’influence de la Vie du Pseudo-Plutarque, voir notre étude De Troie à Ithaque : Réception des épopées homériques à la Renaissance, Genève, 2007, en particulier p. 55-58 et 168-70.
4 J. Dorat, Mythologicum, ou interprétation allégorique de l’Odyssée X–XII et de l’Hymne à Aphrodite, éd. et trad. et notes Ph. Ford, Genève, 2000. Les notes datent vraisemblablement de la fin des années 1560, mais il est fort probable qu’elles reflètent des idées entretenues depuis longtemps.
5 Le collègue de Dorat au Collège royal, Denis Lambin, explique dans le discours qui a servi de prolusio pour son cours sur le premier chant de l’Iliade, Dionysii Lambini Monstroliensis, regii Græcarum litterarum doctoris oratio, Lutetiæ Idib. Ianuariis, pridie quam Homeri Iliadis librum A. explicare inciperet, habita, Paris, André Wechel, 1562, qu’il fallait prévoir deux niveaux de commentaire : d’une part, une exposition linguistique pour les étudiants moins doués, d’autre part des considérations quæ ad artificium poëticum, quæ ad artem dicendi, quæ ad prudentiam ciuilem, quæ ad mores, quæ ad affectus, quæ ad decorum personarum, quæ ad locorum, & regionum cognitionem, quæ ad historiam, quæ ad fabulas, quæ ad omneis philosophiæ parteis denique pertinent (« … qui concernent l’art de la poésie, l’éloquence, la clairvoyance politique, les mœurs, les passions, ce qui convient dans la peinture des personnages, la connaissance des lieux et des pays, l’histoire, les mythes, et toutes les branches de la philosophie ») ; voir Ph. Ford, op. cit., 2007, p. 228-29.
6 J. Dorat, Mythologicum, éd. cit., 2000, l. 183-86.
7 Nos citations renvoient à Aristote, De l’âme, trad., intr., notes R. Bodéüs, Paris, 1993.
8 Nous utilisons l’édition et la traduction de l’Odyssée de Victor Bérard, 5 t., Paris, 1924.
9 L’élève a peut-être été induit en erreur par la collocation des deux mots dans Phédon 77d : δεδιέναι τὸ τῶν παίδων, μὴ ὣς ἀληθῶς ὁ ἄνεμος αὐτὴν ἐκβαίνουσαν ἐκ τοῦ σώματος διαφυσᾷ καὶ διασκεδάννυσιν, ἄλλως τε καὶ ὅταν τύχῃ τις μὴ ἐν νημεμίᾳ ἀλλ’ ἐν μεγάλῳ τινὶ πνεύματι ἀποθνῄσκων (« étant possédés par la crainte enfantine que, tout de bon, le vent n’aille souffler sur l’âme à sa sortie du corps pour la disperser et la dissiper, surtout quand d’aventure, au lieu d’un temps calme, il y a grosse brise à l’instant de la mort ! ») ; voir Platon, Œuvres complètes, IV. 1, Phédon, texte et trad. L. Robin, Paris, 1957, p. 34.
10 τόφρα δέ μοι Σκύλλη κοίλης ἐκ νηὸς ἑταίρους / ἓξ ἕλεθ’, οἳ χερσίν τε βιηφί τε φέρτατοι ἦσαν.
11 Mythologicum, éd. cit., l. 824-40.
12 Pour une traduction de ce passage et un commentaire, voir M. Nodé-Langlois, « Aristote, De Anima, le sens commun », Philopsis : Revue numérique, <http://www.philopsis.fr/ spip.php?article138> [consulté le 15 juillet 2011].
13 Aristote, De l’âme, 426b, trad. cit., p. 208-9.
14 Ibid., p. 217.
15 L’évocation dans ces notes de Dorat de la pollution nocturne ne peut manquer de rappeler le poète et philosophe romain, voir Mythologicum, l. 838-39 : Sic in somnis uel potius per somnia amatores gaudent se percepisse uoluptatem quam interdiu non poterant.
16 Mythologicum., éd. cit., l. 546-53.
17 Ibid., éd. cit., l. 570-72.
18 La première édition de ce commentaire important, ΠΑΡΕΚΒΟΛΑΙ ΕΙΣ ΤΗΝ ΟΜΗΡΟΥ ΙΛΙΑΔΑ, sortit en quatre tomes à Rome, entre 1542 et 1550, imprimée par Antonio Blado. Le commentaire fut réédité par Froben à Bâle en 1560, après avoir été abrégé pour ce dernier en 1558 par Hadrianus Junius (Adriaen de Jonghe) sous le titre Copiae cornu, sive oceanos enarrationum Homericarum. Sur l’importance incontestable de cet ouvrage, voir notre étude, De Troie à Ithaque, op. cit., 2000, en particulier les p. 111-119.
19 Mythologicum, éd. cit., l. 993-96.
20 Ibid., éd. cit., l. 985-92.
21 Ibid., éd. cit., l. 72-77.
22 Ibid., éd. cit., l. 809-18.
Auteur
U. Cambridge-Clare college
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