Le mythe de Diane et Actéon dans les Fureurs héroïques de Giordano Bruno (1585) : du commentaire d’un poème ovidien à l’élaboration d’un paradigme philosophique et esthétique
p. 239-259
Texte intégral
1Le mythe d’Actéon, rendu fameux grâce à la lecture qu’en a proposée Ovide, connaît une fortune remarquable, aussi bien dans l’Antiquité d’époque romaine impériale, avec les illustrations offertes par Apulée puis par Nonnos de Panopolis, qu’au Moyen Âge, avant d’acquérir, à la Renaissance et à l’Âge baroque une notoriété tout à fait exceptionnelle1. Ce succès, s’il tient en grande part au talent poétique d’Ovide qui a su investir la rencontre du chasseur et de la déesse d’implications symboliques multiples, résulte aussi bien certainement des commentaires qui lui ont été attachés à travers les siècles : on y a lu un épisode galant, un récit tragique, une réflexion morale ou théologique. Les exégèses médiévales soulignent majoritairement le sens tropologique que l’on peut y découvrir ou bien témoignent d’une explication chrétienne du mythe2. Si l’on excepte l’interprétation d’Alexandre Neckam, au XIIe siècle, il faut donc attendre Pétrarque pour que le mythe se pare d’une coloration plus philosophique, explorée, dans le Canzoniere, par la veine amoureuse. Le chantre de Laure élève, en effet la rencontre du chasseur et de la divinité à un symbolisme mystique, amplifiant la trame passionnelle pour lui associer la représentation d’une découverte avec le divin. Mais ce fil interprétatif s’avère exceptionnel, Actéon contemplant Diane au bain compte plutôt parmi les sujets de prédilection des tableaux galants, la métamorphose animale du chasseur étant lue comme une régression de l’humain qui ne sait résister au désir ou comme une tentative de transgression légitimement réprimée.
2Au sein de cette tradition exégétique courante, déclinée en d’innombrables versions, au XVIe siècle notamment, par les poètes et les peintres, l’Actéon des Fureurs héroïques3 (1585) de Giordano Bruno se distingue nettement, mis au centre d’une stratégie interprétative complexe. On le trouve évoqué, sur un mode fragmentaire, à l’intérieur de trois sonnets disséminés dans le Quatrième Dialogue de la Première partie, puis il demeure l’objet principal de tout le commentaire dialogué4 – ce sermo uiuus à la manière platonicienne – qui accompagne les poèmes et il est repris, en de multiples variations, dans les autres pièces poétiques de l’œuvre. Éclairant le mythe d’un tout autre regard, le philosophe en renverse le symbolisme traditionnel, l’imprégnant considérablement d’une pensée a priori néo-platonicienne, mais en l’intégrant plus précisément dans sa propre méditation métaphysique5.
3Loin de prétendre renouveler ici les nombreuses et éminentes études déjà effectuées sur cette œuvre fameuse, je propose seulement de souligner les traits originaux de la lecture brunienne, qui offre à la fois une réécriture et un mode herméneutique du mythe. Pour cela, je parcourrai en premier lieu la lecture médiévale du poème ovidien, afin de faire apparaître les jalons posés par les prédécesseurs de Bruno qui ont pu inciter ce philosophe à aller ainsi à rebours de l’interprétation la plus courante – lectio uulgaris qui demeure prépondérante à son époque – pour lire dans la mésaventure d’Actéon une action sublime. L’élément le plus original qu’il y introduit, le furor d’Actéon, requiert aussi quelque attention, révélant l’analyse affinée de Bruno sur le texte antique : le « furieux » chasseur semble en effet investi ici d’un rôle paradigmatique, subsumant bien des éléments fondamentaux de la pensée du Nolain. Enfin, je m’interrogerai sur le choix inédit de cette forme de retractatio du mythe qui accorde une prééminence à la parole poétique, condition nécessaire, sans doute, pour le plein accomplissement de son expression.
La tradition exégétique : de la moralisation à la symbolique spirituelle
La lectio uulgaris
4La tradition exégétique médiévale, dont l’Ovide moralisé offre une éloquente synthèse, vise à fournir une explication allégorique6 des fables, comme en témoignent, après Isidore de Séville7, Arnulfe d’Orléans8, Dante et Giovanni del Virgilio notamment, quêtant des exempla à valeur édifiante, ou cherchant à déceler dans les Métamorphoses d’Ovide des points de convergence entre les mythes païens et la théologie chrétienne. À la Renaissance, la signification morale de tels épisodes (mutatio moralis) demeure extrêmement répandue, véhiculée aussi bien par les nombreuses éditions ou adaptations d’Ovide enrichies très souvent d’illustrations ou de commentaires, que par les productions poétiques dans lesquelles Actéon incarne généralement un être victime de son entourage, sens privilégié au détriment de celui, que lui préféraient les auteurs médiévaux, d’un seigneur ruiné par sa passion immodérée pour la chasse. Ainsi s’est constituée une lectio uulgaris que l’on retrouve encore dans la plupart des éditions illustrées des Métamorphoses ou dans les livres d’emblèmes, inaugurés par Alciat au début du XVIe siècle9, puis repris par Barthélémy Aneau, dans sa Picta poesis, sous une forme qui rencontre un immense succès10 et qui suscite un certain nombre de variantes11. L’alliance de l’image, du motto et d’une épigramme, propose un itinéraire de lecture concis mais explicite : dans le premier cas, la mésaventure du chasseur devenu cerf et dévoré par ses propres chiens sert à démontrer la perfidie de ses compagnons ; dans le second, le renversement de statut social (ex domino seruus) est expliqué aussi par l’action de parasites qui a conduit le seigneur au dénuement le plus total. En bref, Actéon a péché par excès et se retrouve à la merci de ses serviteurs.
5Ces exemples, auxquels pourraient s’ajouter de nombreux autres, constituent donc l’interprétation la plus courante de la fable d’Actéon à la Renaissance : la métamorphose du chasseur y apparaît comme une régression, une chute dans l’animalité due à sa dépravation morale et à son incapacité à maîtriser ses instincts. Or, il existe une autre voie exégétique, que l’on découvre, ténue, chez Alexandre Neckam, Pierre Bersuire, puis, amplifiée quoique sous des formes différentes, chez Pétrarque et Boccace.
L’exégèse théologique et philosophique
6Le philosophe et encyclopédiste médiéval anglais Alexandre Neckam (1157-1217) témoigne d’une option différente dans l’explication qu’il propose du mythe. Dans son ouvrage De naturis rerum, après avoir rapidement relaté l’histoire du chasseur, il livre l’exégèse allégorique suivante :
Sed libet subtilius ista contueri. Diana enim quasi dios neos, id est, per dies innovat, seu innovans, dicitur. Haec est sapientia. Ista dum corpus suum aquis lavat, nullum admittere vult qui se ingerat importune. Nymphae Dianae sunt hi qui sapientiae diligentem dant operam. Cum de mysteriis et arcanis sapientiae disseritur, non est passim quilibet admittendus.
« Ejice », inquit Salomon, « derisorem et exibit iurgium cum eo ». Iste est Actaeon qui importune secretis colloquiis prudentium se ingerit. Sed in cervum mutandus est, ut scilicet fugam cogatur arripere12.
Mais il faut examiner cette histoire plus attentivement. On dit en effet que Diane renouvelle les jours, c’est-à-dire, qu’elle apporte un renouvellement quotidien. Elle est la sagesse. Quand elle baigne son corps dans l’onde, elle n’accepte pas que quelqu’un s’immisce, inopportunément. Les nymphes de Diane sont celles qui contribuent avec diligence à sa sagesse. Lorsqu’on discute des mystères et des arcanes de la sagesse, on ne doit pas admettre dans le débat le premier venu.
« Chasse », dit Salomon, « le bouffon et la dispute s’en ira avec lui ». Voilà ce qu’est cet Actéon qui, inopportunément, s’insère dans les conversations secrètes des sages. Mais il lui faut être changé en cerf, afin qu’il soit contraint bien sûr à prendre la fuite.
7Selon lui, Diane, par sa faculté à « rénover le monde chaque jour », incarnerait donc la sagesse et Actéon, qui a obtenu le privilège de la contempler, serait celui qui accède, « inopportunément », aux discours secrets des sages, bénéficiant, en quelque sorte, d’une initiation.
8Un siècle plus tard, Pierre Bersuire, contemporain de Pétrarque, (livre XV du Reductorium morale13, Avignon 1320-1340) avance successivement deux allégorèses du mythe d’Actéon, dans la tradition du mode exégétique pratiqué sur les Écritures14. La première, procède de la lectio uulgaris : le chasseur est dépeint comme une métaphore de l’homme riche appauvri par ses courtisans :
Vel potest dici de diuitibus qui magnam habent canum et hominum comitiuam quos dea syluae i. fortuna que syluam huius mundi gubernat; quandoque mutat in ceruos i. in pauperes et in mendicos: et tunc ipsi comites et canes i. proprii amici et famuli qui eos primo sequebantur, ipsos cognoscere dedignantur: immo quod peius est contra ipsos eringuntur et ipsos quandoque uerbis et uerberibus debacchantur…
La fable peut s’appliquer aux riches qui possèdent une grande troupe de chiens et d’hommes, que mène la déesse sylvestre, c’est-à-dire la fortune, qui dirige la forêt de ce monde. Quand celle-ci transforme les riches en cerfs, c’est-à-dire en pauvres et en mendiants, alors les compagnons et les chiens eux-mêmes, c’est-à-dire les amis et les serviteurs qui jadis faisaient partie de leur suite, refusent de les reconnaître. Bien plus, ils poussent le vice à se dresser et à s’emporter parfois contre eux, les conspuant et les frappant.
9Néanmoins, l’érudit avignonnais introduit dans sa présentation quelques notions inédites : tout d’abord, l’assimilation de la déesse à la fortuna, d’autre part, l’idée de méconnaissance de l’homme métamorphosé. Bersuire en propose également une seconde, d’ordre théologique cette fois, selon laquelle Actéon serait un représentant du fils de Dieu :
Significat Dei filium… dico igitur quo iste acteon ducens et regens canes, i. Populum iudeorum a casu i. occulta prouidentia patris uenit ad syluam huius mundi: ubi in fonte misericordiae diana i. beata uirgo continue se lauabat. Istam igitur nudam uidens i. claram e peccatis non obfuscatam: et ipsi tenerrime se coniungens propter ipsam in ceruum i. in hominem est mutatus.
Il symbolise le fils de Dieu… Je dis donc que cet Actéon qui mène avec autorité ses chiens, c’est-à-dire le peuple juif, est arrivé par hasard, guidé par la providence cachée de son père dans la forêt du monde terrestre, là où Diane, c’est-à-dire la Vierge bienheureuse, se trouvait en train de se baigner. La voyant nue, c’est-à-dire radieuse et sans la moindre flétrissure du péché, il s’unit très tendrement à elle, ce qui lui valut d’être transformé en cerf, c’est-à-dire en homme.
10Outre la dimension proprement chrétienne de ce commentaire qui dépeint l’incarnation du Christ, on voit apparaître ici l’union entre le chasseur et la déesse (se coniungens), envisagée comme une parabole et le décryptage allégorique auquel se prête l’auteur invite à comprendre la métamorphose en cerf comme une entrée dans l’humanité, non comme une régression animale.
11Boccace (1313-1375) apporte à son tour un élément majeur dans cette voie d’interprétation du mythe, en le présentant dans ses productions littéraires sous un aspect assez divergent du commentaire qu’il livre dans le De Genealogia deorum gentilium et qui demeure assez conforme à la lectio uulgaris. Dans ces diverses occurrences, il confère au personnage du chasseur une orientation spirituelle notable : Actéon, dans la Caccia di Diana, subit une métamorphose inverse de celle relatée par Ovide, puisque de cerf, il devient Homme, après avoir rencontré la divinité. Le soubassement chrétien demeure ici présent, mais il est utilisé dans un tout autre sens : Boccace, manifestement, fait converger la symbolique du cerf, attaché dans la tradition médiévale à représenter le Christ et le mythe ovidien. Une même signification apparaît dans la Comedia delle Ninfe, lorsque le héros, Ameto, devient homme, après avoir perdu sa bestialité grâce au renoncement à l’amour sensuel, purifié par le feu et l’eau15 (CXLII et XLIV). La prééminence des sens, et tout particulièrement de celui de la vue, préfigure la lecture de Giordano Bruno : l’apparition des nymphes suscite le désir d’Ameto et leur chant exalte cette attraction, imprégnant l’âme du personnage16. Le plaisir sensuel constitue ici une voie d’accès au perfectionnement de l’intelligence et à la connaissance17. Le cheminement décrit présente donc, à première lecture, de nombreux points communs avec celui qu’accomplit l’Actéon de Bruno. Mais s’y ajoute, chez cet auteur, le choix de l’option amoureuse, héritée du poème 23 du Canzoniere de Pétrarque18 et couramment illustrée par les peintres qui lui sont contemporains, que le philosophe exploite d’une manière singulière : s’il use de la rhétorique poétique érotique dans l’écriture de ses sonnets, il en récuse toutefois le lyrisme exacerbé destiné à idéaliser la relation personnelle entre Laure et son chantre et le commentaire qu’il adjoint aux poèmes montre assez comment cette forme de langage propre à représenter la passion, se soumet parfaitement à véhiculer une pensée onto-théologique.
L’Actéon furieux : de l’influence néo-platonicienne à une lecture personnelle du mythe
12Dans les Fureurs héroïques, le mythe d’Actéon est introduit initialement pour exposer, sur un mode allégorique amplement appuyé, un violent désir amoureux, suscité par la vision de la déesse Diane au bain, qui conduit le héros à la mort, puis, une fois cet état sublimé, lui permet de découvrir l’unité de la nature et l’immanence divine. Choisissant de centrer la représentation du personnage sur cet état de furor, Giordano Bruno adopte, comme point de départ de son analyse, la conception néo-platonicienne développée par Marsile Ficin, distinguant d’emblée la fureur héroïque du furor « asinino ». Si les traités d’amour, nombreux et divers19 à la fin du XVe siècle et dans la première moitié du XVIe manifestent une certaine distance de leurs auteurs à l’égard de ce courant de pensée, dans les Fureurs héroïques, le Nolain semble, a priori, renouer avec les grands schèmes platoniciens. Certes, il complexifie considérablement cet héritage, lorsqu’il commente l’aventure d’Actéon : en effet, il ne limite pas son discours à la question de l’amour et de la beauté, dont la vision constituerait un mode de transcendance pour la connaissance de Dieu, mais il l’intègre dans une large réflexion sur la nature ainsi que sur la capacité de l’homme à y approcher la « divine sagesse » par le biais d’une contemplation indissociable de l’action, définissant ainsi une voie d’accès qui impose au « héros » d’excéder ses propres limites20. Pour cela, il développe une stratégie interprétative qui consiste à sélectionner dans le mythe les éléments les plus propices à un investissement allégorique. Il expose, aussitôt après avoir introduit le premier sonnet, un mode de décryptage qui procède par une assimilation des protagonistes et des concepts philosophiques :
Atteone significa l’intelletto intento alla caccia della divina sapienza, all’apprension della beltà divina (…) Perchè l’operazion de l’intelletto precede l’operazion della voluntade; ma questa è più vigorosa e efficace che quella: atteso che a l’intelleto umano è più amabile che comprensibile la bontade e bellezza divina, oltre che l’amore è quello che muove e spinge l’intelletto acciò che lo preceda come lanterna. (p. 155)
Actéon signifie l’intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse, à l’appréhension de la beauté divine (…). Car l’opération de l’intellect précède l’opération de la volonté ; mais celle-ci est plus vigoureuse et efficace que celle-là, attendu qu’il est plus facile à l’esprit humain d’aimer la beauté-et-bonté divine que de la comprendre ; et de plus l’amour est ce qui meut et pousse en avant l’intellect afin que celui-ci le précède comme une lanterne21.
13Or, le Nolain introduit le mythe d’Actéon au terme d’une méditation sur l’amour, dont il a distingué les différents degrés (p. 113 et début du 3e dialogue, p. 119), comme l’a fait M. Ficin dans son Commentaire au Banquet de Platon22, pour retenir ce qu’il appelle l’amore intellettivo, distinct de l’amor divinus ou de l’amor humanus ficiniens. Mais il présente ici ce sentiment comme la source d’un état d’exaltation héroïque sans commune mesure avec la quête du sage néoplatonicien, destiné à conduire l’homme vers la Beauté et vers la perception de l’unité du monde qui suppose une immanence du divin. Selon une pratique allégorique visant à faire apparaître une conceptualisation philosophique, Bruno reprend d’une part le présupposé, déjà apparu chez Neckam, d’une identification entre Diane et la sagesse et d’autre part, il fait d’Actéon la métaphore d’une démarche intellectuelle et spirituelle et non plus le représentant d’une créature humaine ordinaire. Le « furieux » est alors défini par Tansillo, porte-parole de Bruno, dans le Quatrième dialogue, comme un être d’exception :
[ …] insani son chiamati quelli che non sanno secondo l’ordinario, o che tendano più basso per aver men senso, o che tendano più alto per aver più intelletto. (p. 171).
[…] on appelle fous ceux dont le savoir ne se conforme pas à la règle commune, soit qu’ils tendent plus bas, ayant moins de sens, soit qu’ils tendent plus haut, ayant plus d’intellect.
14La nécessité de la redéfinition de la notion du furor tend à souligner l’écart avec la conception ficinienne et à justifier ici une appropriation globale du mythe d’Actéon comme paradigme d’une pensée proprement brunienne.
15Le mythe apparaît exposé dans un premier sonnet, au début du IVe dialogue de la première partie, qui fait suite à une longue analyse des types de fureurs et de la capacité réservée à certains êtres d’approcher la divinité (sonnet 1) :
Alle selve i mastini e i veltri slaccia Il giovan Atteon, quand’il destino Gli dirizz’il dubio et incauto camino, di boscareccie fiere appo la traccia. Ecco tra l’acqui il più bel busto e faccia Che veder poss’il mortal e divino, in ostro et alabastro et oro fino vedde: e ‘l gran cacciator dovenne caccia. | Dans les bois, le jeune Actéon, alors que le destin l’engage sur la voie douteuse et imprudente, détache mâtins et lévriers et les lance aux traces des bêtes sauvages. Or voici qu’au sein des eaux il voit le plus beau buste et le plus beau visage que puisse voir un œil mortel ou divin – pourpre, albâtre et or pur.I l l’a vu et le grand chasseur est devenu gibier. |
Il cervio ch’a’ più folti Luoghi drizzav’i passi più leggieri, ratto voraro i suoi gran cani e molti. | Le cerf qui dans les fourrés plus épais, dirigeait Sa course plus légère fut bientôt dévoré par la meute nombreuse de ses grands chiens. |
I’ allargo i miei pensieri Ad alta preda, et essi a me rivolti Morte mi dan con morsi crudi e fieri. | Ainsi je lance mes pensers Sur la proie sublime, et mes pensers retournés contre moi me font mourir sous leurs dents cruelles. |
16Il s’inscrit ainsi au sein d’une réflexion sur la place centrale de l’âme dans l’échelle de l’être et sur sa dynamique ascendante et descendante, en fonction de la « roue des métamorphoses » qui anime l’univers, dans un ordre en perpétuelle tension23. Bruno, par sa réécriture poétique autant que par le commentaire qu’il lui adjoint, révèle combien cet ensemble constitue en lui-même une exégèse du poème d’Ovide. Il en retient les principaux mythèmes, pour les inscrire, chacun, dans un réseau métaphorique cohérent et signifiant24 : le lieu sauvage (selve), le destin, l’errance (il dubio e incauto camino), et surtout l’inversion des rôles (‘l gran cacciatore dovenne caccia). La divinité n’est pas nommée, de façon à privilégier le symbolisme philosophique. Elle a été caractérisée par avance, dans le prologue de l’œuvre25 :
Ivi son le Ninfe, cioè le beate e divine intelligenze, la quale è come Diana tra le nimfe de gli deserti. Quella sola tra tutte l’altre è per la triplicata virtude, potente ad aprir ogni sigillo, a sciorrè ogni nodo, a discuoprir ogni secreto, e disserar qualsivoglia cosa rinchiusa. Quella con la sua sola presenza e gemino splendore del bene e vero, di bontà e di bellezza appaga le volontadi e gl’intelletti tutti: aspergendoli con l’acqui salutifer di ripurgazione. (p. 49)
Là sont les nymphes, c’est-à-dire les intelligences divines et bienheureuses qui assistent et servent la première intelligence, pareille à Diane parmi les nymphes des solitudes. Elle seule, entre toutes les autres, tient de sa triple vertu la puissance de rompre tout sceau, de dénouer tout nœud, de découvrir tout secret, de mettre au jour toute chose enfermée. Par sa seule présence, par la double splendeur du vrai et du bien, de la bonté et de la beauté, elle apaise les volontés et les intellects, les aspergeant de l’eau salutaire de répurgation.
17La thématique cynégétique, récurrente et banale dans la poésie lyrique où elle se trouve associée à l’amour, constitue le lieu de rencontre entre un topos emprunté à la rhétorique amoureuse et une métaphore également reconnue dans la littérature philosophique, en usage dans les textes platoniciens26 ainsi que dans le fameux ouvrage de Nicolas de Cues, De Venatione sapientiae27 (1463). L’intérêt porté par Bruno à la figure du chasseur est confirmé par son traité De progressu et lampade venatoria logicorum28, publié peu après les Fureurs et auquel il travaillait sans doute simultanément. En outre, le philosophe trouve chez Ovide une utilisation ambivalente de ces motifs qui lui offre une voie de choix pour y greffer un investissement sémantique personnel : il envisage notamment l’érotisme dans son acception théologique, tout en conservant la forte charge affective qui lui est attachée. En effet, Ovide a soigneusement jalonné son récit de tous les topoi requis pour signifier l’innamoramento qui pourrait naître de la vision du corps dénudé29, mais, à aucun moment, il n’a explicité le désir amoureux, ménageant une ambiguïté qui se prête, précisément, à la lecture allégorique d’un amour divin et non d’une simple attraction charnelle - cet amor ferinus que rejettent Bruno et Ficin. Le Nolain, anticipant sur l’exposé de sa théorie de la connaissance qui commence par un ébranlement des sens, retient la fulgurance de la rencontre, sensation première de l’émotion amoureuse et, de la beauté exceptionnelle des corps, minutieusement décrits chez Ovide, il tire son ample louange de la Beauté (texte 1, v. 5-6 : il più bel busto e faccia/ che veder poss’il mortal e divino), source indéniable de volupté et tout à la fois impulsion vers l’élévation spirituelle qui porte le héros à désirer rejoindre la divinité (texte 2, v. 11-14). En revanche, l’aspersion maléfique qui entraîne la mutation en cerf est ici dotée d’un sens nouveau, devenue la métaphore de la purification. L’élan irrésistible suscité par la vision de la déesse, demeure dénué de toute composante « bestiale », l’âme du héros, dédaignant son enveloppe corporelle, est « mue par l’appétit du bien » (mossa dal proprio appetito del bene, p. 195), comme l’expose le discours exégétique de Tansillo. Cette « explication » du poème procède à la fois selon une méthode d’élucidation, le locuteur citant des extraits des vers pour apporter un complément de sens, mais elle inscrit également la démarche herméneutique dans un itinéraire qui sélectionne, au sein des diverses doctrines philosophiques, les éléments les plus appropriés pour conduire sur la voie de la sagesse, confirmant la portée épidictique du texte poétique :
Intendi bene. Da qua devi apprendere quella dottrina che comunmente tolta dei Pitagorici e Platonici vuole che l’anima fa gli doi progressi d’ascenso e descenso, per la cura ch’ha di sé e de la materia; per quel ch’è mossa dal proprio appetito del bene, e per quel ch’è spinta da la providenza del fato.
C’est fort bien compris. Et cela doit te conduire à cette doctrine, communément empruntée aux pythagoriciens et platoniciens, suivant laquelle le double mouvement d’ascension et de descente de l’âme répond au souci qu’elle a d’elle-même et de la matière, au fait qu’elle est mue par l’appétit du bien qui lui est propre et d’autre part poussée par la providence du destin. (p. 194-195)
18L’autre point original du commentaire du Nolain réside dans l’interprétation de l’inversion des rôles du chasseur devenu proie qui acquiert, par cette mutation, une parcelle de l’essence divine. Certes, là encore, Ovide suggère une telle méditation, lorsqu’il enrichit l’évocation de la rencontre entre Diane et Actéon d’une description appuyée du face à face entre les deux personnages, soulignant l’étroite symétrie qui les unit. Cet aspect, souvent négligé des commentateurs ou des illustrateurs d’Ovide, est reproduit avec quelque écart par Bruno, qui choisit d’y déceler une appropriation du divin par le « furieux héroïque ». La signification inédite alors conférée à l’épisode, que l’on peut rapprocher du désir de fusion entre l’amant et l’aimé tel que le décrit Ficin (Com. II, 6, VI, 8 et VII, 6) et repris par A. Nifo dans son traité De Amore30, ignore toutefois la similitude entre les amants décrite par ces philosophes, pour lui préférer la coïncidence entre les tensions contraires qui s’opposent à l’intérieur de l’être, perceptibles ici par le passage de sujet à objet qui affecte autant l’homme que la déesse. Elle correspond alors plus étroitement à la conception cosmologique du Nolain, comme l’explique A. Ingegno : l’univers, infini, est « soumis à un perpétuel devenir déterminé par la lutte des contraires, car il n’est pas possible que s’y réalise dans son absolue pureté la coïncidence des opposés, et c’est en vertu de cette impossibilité que le devenir est une loi à laquelle aucune créature ne peut se soustraire31. » Ainsi, Bruno explore cet aboutissement de la « fureur » en la caractérisant comme le mode d’accès à l’infini, que le héros découvre, en même temps qu’il prend conscience que cet infini se trouve aussi en lui : « ayant déjà contracté en lui la divinité, il n’était point nécessaire de la chercher hors de lui » (perchè già avendola contratta in sè, non era necessaria di cercare fuor di sè la divinità, Fur. I, IV, p. 159), le philosophe substituant la notion d’immanence à celle de la transcendance chère aux néo-platoniciens.
19La plainte douloureuse d’Actéon, qu’Ovide évoquait comme un discours impossible à proférer (v. 237-241), signe d’une incompatibilité entre l’aspiration humaine à la parole et l’enveloppe animale, participe également ici à appuyer la théorie cosmologique, figurant cette tension dynamique entre les forces contraires qui animent l’être autant que la nature. Le second sonnet consacré à la relation du mythe expose cette impatience éprouvée par le héros à se dégager des soucis du corps et à rejoindre le monde intelligible, pour se « convertir tout entier à Dieu » :
20(sonnet 2)
Ahi cani d’Atteon, o fiere ingrate, che drizzai al ricetto de mia diva, e voti di speranza mi tornate; anzi venendo a la materna riva, tropp’infelice fio mi riportate: mi sbranate, e volete ch’i’ non viva. Lasciami, vita, ch’al mio sol rimonte, fatta gemino rio senz’il mio fonte. | Chiens d’Actéon, Ah ! Bêtes ingrates que je lançai Au refuge de ma divinité, vous me revenez vides d’espoir. Que dis-je ? Au logis maternel vous ne rapportez que douleur et sévices : vous me déchirez et voulez que je meure. Laisse-moi donc, ô vie, qu’à mon soleil je remonte, Double ruisseau désormais privé de ma source. |
Quand’il mio pondo greve Converrà che natura mi disciolga? Quand’averrà ch’anch’io da qua mi tolga, e ratt’a l’alt’oggetto mi sulleve; e insieme col mio core e i communi pulcini ivi dimore? | De mon être pesant quand faudra-t-il que nature Me délivre ? Quand pourrai-je à mon tour m’arracher à ce lieu pour m’élever d’un vol rapide jusqu’à l’objet suprême, Et là avec mon cœur, avec notre nichée commune, fixer ma demeure ? |
21Tansillo livre alors une analyse détaillée du fonctionnement de l’âme, distinguant la définition platonicienne, telle que la rapporte M. Ficin dans la Theologia Platonica III, 2, de la sienne propre (p. 187-189) qu’il intègre dans une dynamique qui touche l’univers entier, soulignant l’identité du processus qui conduit du sens à l’imagination, de l’imagination à la raison, de la raison à l’intellect, de l’intellect à l’esprit, en vertu d’une analogie entre le mouvement du macrocosme et celui du microcosme constitué par l’esprit humain.
22Dans le troisième poème (p. 199), s’arrêtant sur la mention de la fortuna qu’Ovide avait placée en ouverture de son récit (Fortunae crimen v. 141), Bruno amplifie le rôle du destin dans l’action de l’âme – tout en transposant le dernier tableau ovidien où se trouve dépeint le démembrement d’Actéon par ses chiens. Ici, la « dislocation » est compensée par l’unité née de l’amour universel :
23(Troisième sonnet d’Actéon)
Destino, quando sarà ch’io monte monte, qual per bearm’a l’alte porte porte, che fan quelle bellezze conte, conte, el tenace dolor conforte forte chi fe’ le membra me disgionte, gionte, nè lascia mie potenze smorte, morte? Mio spirto più ch’il suo rivale vale, s’ove l’error non più l’assale, sale. | Destin, quand me sera-t-il donné de gravir la montagne qui, pour mon parfait bonheur, m’élèvera jusqu’aux portes par où, de ces rares beautés, la connaissance est accessible ? Et quand mon opiniâtre douleur recevra-t-elle le réconfort efficace de celui qui rassemble mes membres disloqués et préserve de mort mes puissances défaillantes ? Plus que son rival mon esprit vaudra s’il se hausse jusqu’aux sommets où l’erreur ne livre plus d’assaut. |
Se dove attende, tende, e là ‘ve l’alto ogget’ascende, ascende: e se quel ben ch’un sol comprende, prende, per cui convien che tante emende mende; esser felice lice, come chi sol tutto predice dice. | S’il atteint le but où il tend, s’il suit dans son ascension l’objet de son désir, s’il s’empare de ce bien qu’un seul possède en sa plénitude, unique remède à tant de fautes Et source de félicité, comme le dit celui qui prédit toute chose. |
24L’épreuve de la mort, malgré toute la souffrance qu’elle entraîne, constitue l’étape ultime du « furieux » avant la connaissance suprême, dans une démarche herméneutique proposée par Bruno qui explore plus avant les précédents allégoriques déjà énoncés par Neckam. L’évocation de la rencontre avec la beauté, point culminant de l’amour, est l’occasion de réitérer la distinction entre les deux types de passion : celle, charnelle, qui n’est que servitude et inquiétude de la dépossession par un rival, tandis que celle, absolue, apparaît comme le terme d’une ascension qui ouvre l’accès au bonheur. En revanche, la métamorphose, source d’une tragique scission entre l’être et le paraître chez Ovide, pour un Actéon désormais invisible à ses proches, quoique toujours vivant sous son enveloppe de cerf jusqu’à sa mise à mort par ses propres chiens, se trouve investie d’un tout autre symbolisme chez Bruno. Excédant ici encore les limites de la doctrine néo-platonicienne, le philosophe place le terme de la quête amoureuse dans une mutation du « furieux » en dieu (p. 120), en un processus d’élévation que ne laissait pas attendre le poème ovidien32, mais qui correspond au présupposé d’homogénéité qui caractérise tout l’univers33.
25Ainsi, la divinisation du héros est à concevoir dans un rapport fusionnel à la nature, une insertion dans l’infini que ne peut exalter qu’un langage approprié : la poésie.
Le choix de la voix poétique
26Le choix de l’écriture poétique34 constitue un élément majeur dans la symbolique spirituelle accordée au personnage d’Actéon, permettant premièrement au philosophe de présenter un langage capable de susciter l’émotion par le plaisir ou la stupeur qu’il engendre, puis une fois les sens stimulés, de requérir un mode exégétique engageant à poursuivre la démarche spéculative. Cette alliance des deux formes de discours qui se « vivifient mutuellement », selon les termes de Paul Ricœur35, n’éclipse pas la primauté concédée au carmen, qui est révélée autant par la structure d’ensemble de l’œuvre que par le mode de fonctionnement discursif mis en place.
27S’il ne réitère pas la précellence du verbe poétique, affirmée depuis Boccace jusqu’à Pontano tout au long du Trecento puis du Quattrocento, Bruno l’exprime autrement, plaçant, en ouverture de son texte, une invocation aux Muses36, puis le clôturant, au Cinquième dialogue de la Seconde partie, sur une concentration inédite de figures de poètes, historiques ou mythologiques. Cet encadrement, à lui seul, confirme l’attachement du philosophe à l’expression de l’unité universelle par le langage poétique, qu’il expose, dès le préambule, en développant longuement l’argument de la dernière partie de son ouvrage où est illustrée l’adéquation parfaite entre connaissance et poésie. Or, précisément, les neuf aveugles – avatars d’Homère – mis en scène dans l’ultime partie du texte, recouvrent la vision sous l’effet du chant de Circé et de l’action des nymphes qui expriment à leur tour, par la musique et la poésie, l’harmonie du monde alors reconnue. C’est enfin le chant de Laodamie, dont Giulia, son interlocutrice, loue la perfection formelle (p. 490) qui conclut l’ensemble, unissant le message philosophique et l’excellence de la parole. Certes, Bruno entend user de ce langage d’exception à condition qu’il soit libéré des normes imposées par les codificateurs, afin d’apparaître pleinement comme le vecteur de la phantasia, trait d’union indispensable pour l’appréhension de l’univers dans sa globalité.
La prééminence de l’ingenium37
28L’œuvre s’ouvre sur une mise au point concernant les modalités de l’écriture poétique. Bruno revendique, dans le proème, la primauté accordée à l’ingenium :
L’ingegno, le parole
El moi (qualumque sia) vergar di carte
Faranv’ ossequios’il studio e l’arte.
Mon talent, mes propos,
Mes écrits quels qu’ils soient,
De l’étude et de l’art sauront vous faire hommage.
29Puis, dès le début du premier dialogue de la première partie, dans un appel adressé aux Muses, il prend position dans un débat sur l’inspiration et sur l’utilité de la poésie : ces divinités sont dépeintes comme des figures allégoriques de l’écriture poétique. Elles possèdent les facultés d’enseigner « le repos, la science et la beauté », mais aussi d’« élever, d’aviver et d’orner le cœur, l’esprit et le front », capables de produire la métamorphose et de conférer l’éternité :
(…) O monte, o dive, o fonte
Ov’abito, converso e mi nodrisco;
dove quieto imparo e imbellisco;
alzo, avviv’, orno, il cor, il spirto e fronte:
morte, cipressi, inferni
cangiate in vita, in lauri, in astri eterni. (p. 63, I, 1)
30Tous les éléments requis pour justifier le choix du poétique sont ainsi déjà énoncés38. Bruno dénonce ensuite, au nom de la légitimité du talent individuel, les catégories stylistiques imposées par les « censeurs » (p. 63), dans une époque où précisément se multiplient les traités inspirés d’Aristote et il recommande au contraire de privilégier une poésie libérée des règles étroites et dogmatiques et qui vise à « giovare et delettare » (p. 67), en arguant des fameux vers d’Horace, Ars Poet. 333-334. Seuls comptent le talent et la vertu d’un poète, les règles de l’écriture ne peuvent être premières, elles découlent au contraire du langage spontanément produit par l’artiste. La diversité des formes ainsi préconisée, en préambule à l’exposé des poèmes d’Actéon, incite à apprécier le caractère singulier d’un discours né de l’inspiration personnelle (de l’inuentio), émotionnelle et spirituelle du poète, suscité lui-même par la lecture du poème ovidien. Cette affirmation est développée dans un sonnet (p. 73), qui s’achève sur ce distique :
ma di lauro m’infronde
mio cor, gli miei pensieri, e le mie onde.
Mais le laurier qui me couronne,
À mon cœur, je le dois, à mes pensées et à mes pleurs.
31Le discours explicatif qui suit définit précisément le processus d’écriture : l’inspiration élevée de cette poésie (l’alto affetto del suo core) prime, la qualité esthétique de l’objet ainsi produit est exprimée en référence à la beauté des Muses (le bellezze) et de l’émotion ainsi suscitée, naît le fameux furor (de quelle bellezze si concepe il furore e da quelle lacrime il furioso affetto si dimostra), point d’origine à la fois de la création et de la quête exploratoire. De même, la définition de la beauté excède toute codification extérieure et artificielle : elle procède là encore de la perception sensitive autant que spirituelle née de l’admiration pour cette harmonie. La forme mixte du texte, où se mêlent, outre les sonnets et leur commentaire, une série d’emblèmes (Ve dialogue, 1re partie), échappe à toute théorisation générique et ne trouve sa justification que dans l’herméneutique qu’elle figure, précisément.
Imago et phantasia
32Le texte poétique, environné d’une constellation d’exégèses, constituées aussi bien par les dialogues explicatifs que par la série d’emblèmes sans illustration qui succède aux sonnets d’Actéon, conçu sur le modèle de la Vita nuova de Dante, ou, plus proche de Bruno, du Commento a la Canzone d’amore di Girolamo Benivieni par Pic de la Mirandole39, apparaît dans un ensemble destiné tout autant à élucider son sens qu’à en rehausser ses qualités essentielles. Cette association de plusieurs langages vise en effet à confirmer la démarche heuristique qui lui est inhérente, capable de faire naître dans l’esprit, à partir de la sensation stimulée, des imagines et d’encourager la phantasia, étapes fondamentales du cheminement de l’âme vers le divin. Elle incite donc le lecteur, à quêter dans les poèmes, non une conformité aux préceptes des poéticiens, mais la magie d’une parole inaugurale qui s’adresse aux sens tout autant qu’à l’esprit. Certes, la brièveté des pièces poétiques, qui répond aux critères d’iconicité en vigueur pour le genre emblématique, est propice à l’inscription dans la mémoire40 - préoccupation centrale de Bruno qu’il développe à plusieurs reprises jusqu’à son traité De imaginum, signorum et idearum compositione41. En outre, elle ménage une large part d’obscurité. Ce point constitue également un élément majeur de la pensée brunienne, espace d’intelligibilité de la nature malgré l’opacité qui lui est inhérente42. Présente dans la thématique du mythe d’Actéon, l’ombre réside aussi dans cette articulation lacunaire des textes, disposés en discontinuité, où les images qui se détachent dans les sonnets apparaissent autant comme des lieux de mémoire43, des éléments de cristallisation d’un sens qui suscitent l’imagination44 que Bruno conçoit comme le véritable médiateur entre les éléments sensibles et la mens45. Les poèmes d’Actéon témoignent de cette construction d’un langage exploratoire, riche de concision et de suggestions visuelles, plus apte qu’aucun autre à approfondir la méditation philosophique et à accompagner le cheminement du sage46 : « una vera e propria arte del pensare per simboli », pour citer C. Vasoli47. Le sonnet, une fois énoncé, est considéré comme une œuvre d’art, soumis à un commentaire proche de l’ekphrasis, dans lequel est repris chaque élément de la représentation poétique concise, pour en faire connaître son sens au regard de la globalité de la composition.
33Outre la peinture du chasseur parcourant les bois sauvages, brossée en quelques traits, déjà évoquée, le portrait de Diane, dépeint dans le premier sonnet (p. 153), correspond à cette représentation artistique succincte mais dotée d’incontestables qualités d’évidence. La divinité est en effet évoquée par des métonymes usuels pour célébrer le portrait de la bien-aimée selon les critères de l’art sculptural : in ostro et alabastro et oro fino (« pourpre, albâtre et or fin »). Elle est figurée à l’instar d’une statue en buste, inscrite dans la matière, figée pour que soit rehaussée sa sublime beauté. Le discours de Tansillo confirme le choix de ces éléments qui sont autant de référents d’une tradition ancienne grâce à laquelle peut être identifié le caractère céleste du personnage :
Dice « in ostro, alabastro et oro », perchè quello che in figura nella corporal bellezza è vermiglio, bianco e biondo, nella divinità significa l’ostro della divina vigorosa potenza, l’oro della divina sapienza, l’alabastro della beltade divina, nella contemplazion della quale gli Pitagorici, Caldei, Platonici et altri al meglior modo che possono s’ingegnano d’inalzarsi. (p. 157)
« Pourpre, albâtre et or », dit-il, car ce qui en figure et dans la beauté corporelle, est vermeil, blanc et blond, signifie, dans l’ordre divin, la pourpre de la puissance divine, l’or de la sagesse divine et l’albâtre de la beauté divine, en la contemplation de laquelle pythagoriciens, chaldéens, platoniciens et autres s’ingénient à s’élever du mieux qu’ils peuvent.
34Le commentaire ici proposé rappelle combien le texte poétique, grâce à l’enargeia mise en œuvre, est capable d’exalter, par le biais d’éléments fragmentaires mais judicieusement choisis, une beauté sublime produite par l’ars et riche d’un caractère intemporel. La re-présentation du mythe d’Actéon est tout autant une réactivation du sémantisme inhérent au matériau fabuleux, qu’une recomposition esthétique à dimension spéculaire : mettre en scène celui qui a vu la déesse et faire apparaître les protagonistes aux yeux du lecteur – sens primordial dans la perspective initiatique brunienne – soulignent à quel point cette retractatio comporte en soi le paradigme d’un langage poétique informé pour être l’instrument de la quête du savoir.
Le langage poétique : lien et herméneutique
35Le plaisir suscité par le chant, allié à la stimulation intellectuelle requise par un langage qui nécessite, plus que tout autre, un mode de décryptage, font du poème le lieu le plus approprié pour signifier l’exploration métaphysique. La poésie offre ainsi un support de choix pour la mise en place d’un système allégorique, apparenté à un mécanisme génératif, visant à l’intelligibilité de la nature. Peu de zones obscures sont négligées par l’interprétation de l’exégète, qui facilite ainsi, au lecteur, le décryptage : la métaphore « vive » apparaît plus pertinente que jamais, pour nourrir voluptueusement l’investissement symbolique. Dans l’opuscule De Magia, Bruno expose l’efficacité du chant « pour lever les doutes de l’âme » et les propriétés des signes48, parce que ceux-ci permettent à l’esprit de communiquer/ communier avec le divin – l’esprit du monde (p. 61) – et qu’ils constituent un outil privilégié pour rétablir le lien qui unit l’homme au tout (p. 75 « Second lien, procédant de la voix et du chant »). La question du lien, centrale dans la pensée cosmologique et métaphysique brunienne, constitue manifestement un argument fondamental dans ce choix du poétique. En effet, dans le traité De Vinculis49, Bruno affirme le pouvoir de l’art comme un trait d’union entre l’homme et la nature et le rôle de l’artiste capable de faire apparaître la beauté du monde :
(p. 116. III Vt arte vinciat.)
Vincit arte artifex, quandoquidem ars est artificis pulchritudo. Nimirum ut attonitus et stupidus videbit quispiam artificialium et naturalium pulchritudinem, qui una ingenium, quo universa sunt effecta, minime contemplatur et admiratur. Illi « stellae non enarrant gloriam Dei »; item non magis Deum, quam Dei effectus (bruta nempe anima) exosculabitur etc.
Comment on est lié par l’art.
L’artiste lie par son art : puisque l’art est la beauté de l’artiste. Certainement, c’est avec étonnement et stupéfaction qu’il verra la beauté des choses naturelles et de celles produites par l’art, celui qui ne contemple pas et n’admire pas ensemble le génie à partir duquel toutes ces choses ont été produites. À lui, « les étoiles ne disent pas la gloire de Dieu » ; ainsi pas plus Dieu que les produits de Dieu (avec son âme de brute) il ne chérira etc.
36Le troisième sonnet d’Actéon illustre la capacité du poème à réunir, grâce à son ordonnance musicale, lexicale et plus largement à la compositio uerborum qui s’y trouve mise en œuvre, l’assimilation des éléments figurant la cohérence de la démarche du « furieux » au sein de la nature, jusqu’à faire jaillir le sens sur un mode paradoxal, par la juxtaposition des contraires. C’est ici un procédé d’écho – reprise du motif bucolique de l’harmonie de la nature et du chant – dans l’ultime partie du vers qui souligne soit la progression du héros, soit le paradoxe de sa métamorphose, qui conduit l’âme à se détacher du corps et à se fondre au sein de l’univers : la déperdition des phonèmes, éloquente au cours de leur réitération, rend compte du phénomène, tandis que la fonction mantique du verbe poétique est énoncée dans l’ultime vers du sonnet :
Destino, quando sarà ch’io monte monte,
qual per bearm’a l’alte porte porte,
che fan quelle bellezze conte, conte,
el tenace dolor conforte forte
chi fe’ le membra me disgionte, gionte,
nè lascia mie potenze smorte, morte?
Mio spirto più ch’il suo rivale vale,
s’ove l’error non più l’assale, sale.
Se dove attende, tende,
e là ‘ve l’alto ogget’ascende, ascende:
e se quel ben ch’un sol comprende, prende,
per cui convien che tante emende mende;
esser felice lice,
come chi sol tutto predice dice.
37Le mythe d’Actéon, ainsi réécrit, apparaît donc comme un paradigme de cette élaboration d’un langage symbolique destiné à exprimer dans toute sa complexité la pensée du Nolain, dans le rapport au divin et à la nature qu’elle représente, qu’une mise en lumière de la création poétique seule capable de rendre compte de l’expérience philosophique50. Il manifeste cette conciliation des contraires, autre forme de ce « lien » cher à Bruno51, rendue cohérente par le langage choisi, nourri de deux modèles d’écriture : celui de la rhétorique amoureuse mais aussi celui de la poésie didactique épicurienne, les citations de Lucrèce venant bien souvent à l’appui du discours exégétique. Un tel mélange permet de créer l’expression la plus adaptée possible à la pensée brunienne, au-delà des normes et des genres, comme il l’avait affirmé avec vigueur dans le prologue de son œuvre. Langage de l’unité, capable d’allier esprit (mens) et volonté, ombre et lumière, chasseur et proie, résolution du conflit né de la passion, au profit de l’harmonie, grâce au plaisir qu’il engendre52.
Notes de bas de page
1 Voir H. Casanova-Robin, Diane et Actéon, éclats et reflets d’un mythe d’Ovide à la Renaissance et à l’Âge baroque, Paris, 2003.
2 L’Ovide Moralisé, poème anonyme du XIVe siècle, rassemble la plupart des interprétations médiévales.
3 Le texte cité ici est celui de l’édition établie par G. Aquilecchia, introduit et annoté par M. A. Granada : Giordano Bruno, Des fureurs héroïques, Paris, 1999 ; la traduction française est celle de P.-H. Michel revue par Y. Hersant. Les numéros de page mentionnés renvoient à cette édition.
4 P. Sabbatino en offre une étude très détaillée : Giordano Bruno e la mutazione del Rinascimento, Firenze, 1993, (chapitre II).
5 Sur Giordano Bruno, la bibliographie est pléthorique. Je me suis appuyée, pour la présente étude, sur les travaux de H. Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, 1967 ; A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Firenze, 1978 ; M. Ciliberto (dont « Giordano Bruno : dalla ‘nova filosofia’ alla reformatio mundi », dans C. Vasoli (éd.), Le filosofie del Rinascimento, Milano, 2002 ; L’occhio di Atteone Nuovi studi su Giordano Bruno, Roma, 2002 ; « Giordano Bruno, tra mito e storia », en ligne : http://www.itatti.it/I%20Tatti%20Studies/1997/MICHELE%20CILIBERTO.pdf) ; P. Sabbatino, Giordano Bruno e la mutazione del Rinascimento, Firenze, 1993 ; M. P. Ellero, « Allegorie, modelli formale e modelli tematici negli Eroici furori », dans La rassegna della letteratura italiana, XCVIII, s. VIII, n. 3, 1994, p. 38-52 ; M. Panetta, « Appunti sul mito di Atteone negli Eroici Furori di Giordano Bruno » (en ligne : http://www.disp.let.uniroma1.it/fileservices/filesDISP/19_PANETTA.pdf) ; W. Beierwaltes, « Atteone. Su un simbolo mitologico di G.Bruno », dans Pensare l’uno.Studi sulla filosofia neoplatonica e sulla storia dei suoi influssi, trad. M. L. Gatti, Milano, 1992, p. 360-368 ; N. Ordine, Le seuil de l’ombre. Littérature, philosophie et peinture chez Giordano Bruno, Paris, 2003 ; S. Ansaldi, Giordano Bruno. Une philosophie de la métamorphose, Paris, 2010 ; L. Salza, Métamorphoses de la physis. Giordano Bruno : infinité des mondes, vicissitudes des choses, sagesse héroïque, Naples– Paris, 2005 ; P. Magnard (dir.), Fureurs, héroïsme et métamorphoses, Louvain-Paris-Dudley, 2007, voir notamment les textes de A. Ingegno, R. Lécu, J. Seidengart, P. Magnard ; T. Dagron, Unité de l’être et didactique. L’idée de philosophie naturelle chez G. Bruno, Paris, 1999 ; B. Levergeois, Giordano Bruno, Paris, 1995 ; R. Lécu, L’idée de perfection chez Giordano Bruno, Paris, 2003. Voir également les références ci-dessous, concernant des points précis.
6 J’utilise le terme « allégorie » au sens large, tel qu’il correspond à l’exégèse pratiquée au Moyen Âge et à la Renaissance, désignant un « sens spirituel » à découvrir sous un integumentum poétique ainsi qu’un processus dynamique qui conduit de la singularité d’un mythe à une réflexion universelle. Sur l’allégorie, voir les travaux récents dans les ouvrages collectifs : B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine(dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, 2004 et G. Dahan et R. Goulet (dir.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes. Études sur la poétique de l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Paris, 2005. Pour une définition du terme, on se reportera en particulier aux études de P. Chiron, dans ces deux ouvrages.
7 Isidore de Séville, Eymologiae, III, 3 (Opera, a cura di R. Helm, Leipzig, 1898 ; repris par Arnulfe d’Orléans : Allegorie, III, 2 : Actaeon affectum […] canum non dimisit. Quos inaniter pascendo fere omnem substantiam perdidit. Ob hanc causam a canibus suis fuit dilaceratus. Interprétation semblable chez Giovanni del Virgilio, Allegoriae III, 2.
8 Voir A. Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio nel sec. XII, Milano, Hoepli, 1932.
9 Emblemata D. A. Alciati, 1re édition 1531, Augsburg, H. Steyner, 1531 (voir l’introduction de P. Laurens à son édition moderne de l’ouvrage : A. Alciat, Les Emblèmes, Paris, Klincksieck, 1997, p. 27), augmentée dans l’édition parisienne de 1534 (Wechel, Emblematum libellus), encore chez Alde en 1546, puis dans les éditions lyonnaises de Rouille-Bonhomme 1548-1551.
10 Barthélémy Aneau, Picta Poesis, Lugduni, apud Mathiam Bonhomme, 1552.
11 Parmi lesquelles on compte celles de Gabriello Symeoni, La vita e la Metamorfoseo d’Ovidio figurato et abbreviato in forma d’epigrammi da G. S., Lyon, Jean de Tournes, 1584. L’ouvrage de Johannes Posthius de Germersheim (1537-1597), Tetrasticha in Ovidii metamor. Lib. XV quibus accesserunt Vergilii Solis figurae elegantissimae, procède du même esprit : le texte d’Ovide y est remplacé par de courtes épigrammes, en latin et en allemand, il est précédé du titre Actaeon a canibus dilaceratur et le bref poème unit l’interprétation allégorique à la lecture morale : Mancher auff Hund wendt gelt und gut /Und kompt dardurch in gross armut. /Saepe exhaurit opes canibus uenator alendis, /Atque ita fit famulis praeda pudenda suis. Parmi les autres éditions, on retiendra celle comportant des poèmes élégiaques de Sprengius, qui présente la fable d’Actéon en une douzaine de vers : Sic homo qui mundi saltus perlustrat opacos /In formam cerui quadrupedantis abit. /Dum uariis animum noxis inuoluit et auget, /Dum lasciua salax et gaudia carnis alit. /Ambulat et caecus, quo perniciosa uoluptas, /Allicit: hinc pulsat debita fores. /Affectus etenim proprio quos pectore nutrit, /Nequitiosus homo, tristia fata ferunt. /Hunc furor hunc odii pestis miseranda trucidat, /huic parat illicitus funera mortis amor: /singula quid referam? scelerum sua quosque libido /dilaniat, rabidum more furente canum. (J. Spreng’s Metamorphoses Illustratae, ill. Virgil Solis (1563) : Metamorphoses Ovidii, argvmentis quidem soluta oratione, Enarrationibus autem & Allegoriis Elegiaco uersu accuratissime expositae, summaque diligentia ac studio illustratae, per M. IOHAN. SPRENGIVM AVGVSTAN. una cum uiuis singularum transformationum Iconibus a Virgilio Solis, eximio pictore, delineatis. Frankfurt : G. Coruinus, S. Feyerabent, & haeredes VVygandi Galli, 1563.)
12 Alexander Nequam, De naturis rerum libri duo, with the Poem of the same Author, De Laudibus Divinae Sapientiae, éd. T. Wright, London, 1863 [réimpr. : Nendeln, 1967], p. 218.
13 Repris par la suite au XVe puis au XVIe siècle pour être publié séparément : Ovidius Moralizatus, notamment par T. Walley, sous le titre Metamorphosis ovidiana, moraliter a magistro Thoma Walleys anglico, Parisiis, Ascensianis et sub Pelicano, 1509.
14 Voir J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, 1958 (rééd. 1976).
15 V. Branca a noté la récurrence du mythe tout au long de l’œuvre de Boccace, objet de variations qui l’éloignent parfois de la version ovidienne : « L’Atteone del Boccaccio: allegoria cristiana, evemerismo trasfigurante, narrativa esemplare, visualisazzione rinascimentale », dans V. Fera-G. Ferraù (dir.), Filologia e umanistica per Gianvito Resta, Padova, 1997, p. 223-239 (l’étude date de 1991).
16 Voir sur ce point Anna Cerbo, Metamorfosi del mito classico da Boccacio a Marino, Pisa, 2001, p. 39.
17 Cette dimension théologique d’Actéon est manifeste également dans l’églogue XI de son Bucolicum Carmen où Actéon est dit pius, incarnant un personnage jouissant d’une proximité particulière avec le divin. De même, dans le Decameron, le parcours initiatique du personnage se déroule de façon à le conduire à une connaissance où se conjuguent la pensée chrétienne et la philosophie. Voir A. Cerbo et V. Branca, op. cit., 2001, dans note précédente.
18 Sur l’Actéon de Pétrarque, dont j’ai déjà parlé dans mon ouvrage Diane et Actéon, op. cit. je ne m’étendrai pas ici. J’ajouterai la mention d’une étude récente sur le sujet, par L. Chines, dans G. M. Anselmi, Le Metamorfosi di Ovidio nella letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologna, 2006, p. 41-54 : « La ricezione petrarchescha del mito di Atteone ».
19 Voir J. C. Nelson, Renaissance Theory of Love. The Context of Giordano Bruno’s Eroici Furori, New York, 1958, ainsi que la synthèse proposée par L. Boulègue, « Introduction », dans A. Nifo, De Pulchro liber, Paris, 2003, p. LII-CII.
20 Pour comprendre l’ampleur de cette réflexion que Bruno poursuit à travers toute son œuvre, latine et italienne, on se reportera aux travaux d’A. Ingegno, op. cit., 1978 et notamment à son article « Observations sur les concepts de fureur et de métamorphose dans l’œuvre italienne de Bruno », dans P. Magnard (dir.), op. cit., 2007, p. 7-21, ainsi qu’aux études conduites par M. Ciliberto, déjà citées. L’introduction aux Fureurs héroïques présentée par Miguel Angel Granada pour l’édition des Belles lettres (éd. cit.) offre également une riche synthèse sur ce point, reprenant l’essentiel des travaux d’A. Ingegno.
21 Le texte et la traduction des Fureurs héroïques sont empruntés au tome VII de l’édition des œuvres de G. Bruno, Paris, 1999.
22 M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, De l’Amour, éd., trad., notes P. Laurens, Paris, 2002, ici VII, 3.
23 Voir, sur ce point, l’ouvrage de P. Sabbatino (1993), puis celui de S. Ansaldi (2010), déjà cités.
24 Le poète latin figure le personnage errant (error, 142, per deuia lustra uagantes 147 ; per nemus ignotum non certis passibus errans 175), en quête d’un lieu propice pour l’apaisement de son corps harassé par la chasse, parcourant des bois obscurs et inconnus des autres hommes, jusqu’à ce qu’il découvre Diane au bain, autre prédatrice qui a interrompu son activité de chasseresse pour goûter un repos délectable.
25 Lorsque l’auteur a présenté l’argument du Cinquième Dialogue.
26 Platon, Phédon, 66 c : « la chasse à l’être ».
27 Nicolas de Cues (ou de Cuses), De venatione sapientiae, in Opera omnia, iussu et auctoritate Academiae litterarum Heidelbergensis ad codicum fidem edita, in aedibus Felicis Meiner, Vol. XII, éd. R. Klibansky – H. G. Senger, 1980.
28 De progressu et lampade venatoria logicorum, publié en 1587, sans indication de lieu. Voir M. Cambi, La machina del discorso. Lullismo e retorica negli scritti latini di Giordano Bruno, Napoli, 2002, p. 91-121 en particulier. La métaphore du chasseur désigne, dans ce traité, l’orateur qui cherche à s’orienter dans les voies sinueuses des lieux rhétoriques de façon à composer un discours qui soit le plus efficace possible. Il s’agit d’un commentaire des traités aristotéliciens sur la rhétorique.
29 Le cadre du bain, la mention de la pureté de Diane et de ses nymphes, sa cruauté, constituent autant de traits fondamentaux de la représentation d’un amour inaccessible, tel que le dépeignent les poètes élégiaques ou tel que l’expose Pétrarque dans son Canzoniere.
30 A. Nifo, De Amore Liber (écrit en 1529), éd., trad., notes et intr. L. Boulègue, Paris, 2011. Ici : chapitre LVIII. Le thème est illustré à plusieurs reprises par Pétrarque dans son Canzoniere.
31 A. Ingegno, « Observations sur le concept de furor et sur celui de métamorphose dans l’œuvre italienne de Bruno », op. cit., 1978, p. 11. Sur cette coïncidence des contraires dans la conception nolaine, voir également les travaux de Luca Salza, op. cit., 2005 ainsi que « Nature et homme dans la mutation vicissitudinale », in P. Magnard (dir.), op. cit, 2007, p. 37-56.
32 Pensée qui sera reprise dans le De immenso (voir note suiv.), livre I, chap 1 : Non levem igitur ac futilem, atqui gravissimam perfectoque homine dignissimam contemplationis partem persequimur, ubi divinitatis, naturaeque splendorem, fusionem, et communicationem non in Aegyptio, Syro, Graeco, vel Romano individuo, non in cibo, potu, et ignobiliore quadam materia cum attonitorum seculo perquirimus, et inventum confingimus et somniamus: sed in augusta omnipotentis regia, in immenso aetheris spacio, in infinita naturae geminae omnia fientis et omnia facientis potentia; unde tot astrorum, mundorum inquam magnorumque animantium, et numinum uni altissimo concinentium atque saltantium absque numero atque fine, iuxta proprios ubique fines atque ordines, contemplamur.
33 Voir R. Lécu, op. cit., 2003, p. 315 et sv.
34 M. Ciliberto a souligné combien le langage des Fureurs héroïques était indissociable de la pensée du philosophe : « La poesia, nei Furori, non è un espediento retorico, una tecnica letteraria: è la via per cercare di pervenire alla verità, movendo dallo “stato” specifico dell’uomo. » (Ciliberto, L’occhio…, op. cit., 2002, p. 96).
35 P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1997, p. 325, parle de la « vivification mutuelle du discours philosophique et du discours poétique ».
36 Analysée par P. Sabbatino, op. cit., 1993, p. 107, qui justifie le choix du poétique en grande partie par la dimension autobiographique que comporterait l’œuvre (p. 109). Je ne retiendrai pas cette analyse.
37 Voir également l’article d’A. L. Siani, « La poetica degli “Eroici Furori” », dans O. Catanorchi, D. Pirillo (éds), Favole, metafore, storie. Seminario su Giordano Bruno, Introduzione a cura di M. Ciliberto, Pisa, Edizioni della Normale, 2007, p. 489-511, qui souligne toute l’importance du langage poétique pour le philosophe, allant à l’encontre d’autres études qui ont réduit sa fonction à une seule visée didactique. Parmi les autres études sur cette question, on retiendra également celle de M. Agrimi, « Giordano Bruno, filosofo del linguaggio », dans Studi filosofici, vol. 2, 1979, p. 105-153.
38 Plus qu’une polémique avec le Canzoniere de Pétrarque, comme ont pu l’interpréter un certain nombre de spécialistes (dont P. Sabbatino, op. cit., 1993, p. 101-103), sans doute faut-il lire dans ce choix d’écriture la récusation d’un usage exclusivement introspectif du langage poétique, pour lui assigner une dimension dynamique, justifiée par la densité exceptionnelle contenue dans ces vers qui exige un accompagnement exégétique.
39 1486. Consulté dans l’édition de B. Buonaccorsi, Opere di Girolamo Benivieni, … novissimamente rivedute… con una canzona dello amor celeste et divino, col commento dello ill. S. conte Giovanni Pico Mirandolano, et altre frottole di diversi auttori, Venegia, per G. di Gregori, 1524. Édition moderne : Commentaire sur une chanson d’amour de Jérôme Benivieni, trad. et intr. P. Mari-Fabre, Paris, 1991.
40 Voir l’ouvrage récent de S. Ansaldi, op. cit., 2010.
41 E, 1591. Sur ce traité, on se reportera à R. Sturlese, Il De imaginum, signorum et idearum compositione di Giordano Bruno ed il significato filosofico dell’arte della memoria, Giornale critico della filosofia italiana, LXIX (1990), fasc. II, p. 182-203.
42 Sur la symbolique de l’ombre et ses implications gnoséologiques, voir G. De Rosa, Il concetto di immaginazione, Napoli, 1998, p. 59-96 en particulier.
43 Sur ce point, on se reportera à l’ouvrage de F. Yates, L’art de mémoire, Paris, Gallimard, 1975 (1966) : plusieurs chapitres sont en effet consacrés à étudier la fonction de la mémoire dans l’œuvre de Bruno, voir notamment p. 331-343.
44 G. de Rosa a montré l’évolution de la notion d’imagination depuis la fonction mimétique qu’on lui attribue au Moyen Âge, à un rôle essentiellement créatif, chez les humanistes et chez Bruno, en particulier, fortement imprégné de la pensée de Ficin, sur ce point aussi. Cet enrichissement de la notion, grâce à l’apport aristotélicien et stoïcien en particulier, permet d’associer la phantasia à la sensation, mais aussi à la mémoire (écho de formes sensibles et échos de formes imaginées) et à production autonome d’images par l’esprit humain. G. de Rosa, op. cit., 1998, p. 17, s’appuyant sur le De imaginum compositione de Bruno : « Dunque l’immaginazione, che nell’accezione medievale ha ancora tutto sommato un carattere mimetico, imitativo, nell’accezione rinascimentale e bruniana, invece, diventa un “potere” di rappresentazione, la fantasia, che scomponendo e ricomponendo secondo il proprio arbitrio gli elementi naturali, produce un modo di essere nuovo. » Pour l’évolution de la notion de phantasia de Platon à Descartes, voir D. Lorries et L. Rizzerio (dir.), De la phantasia à l’imagination, Louvain- Namur, Paris, Dudley MA, 2003. Cette conception de l’imagination créative est exposée également par M. Ficin, Theologia Platonica, XIII.
45 A. Cerbo, op. cit., 2001, p. 174 ; voir aussi, pour un approfondissement de la question, G. De Rosa, op. cit., 1998, et, pour l’inscription dans la tradition philosophique des humanistes : N. Tirinnanzi, Umbra naturae. L’immaginazione da Ficino a Bruno, Roma, 2000.
46 Le pouvoir de l’image sur l’esprit, ici convoqué, rappelle l’analyse présentée par Léon l’Hébreu, dans ses Dialoghi d’amore, (III, par ex) : Filone: Tu dici il vero, o Sofia: ché, se la splendida bellezza tua non mi fusse intrata per gli occhi, non me ne arebbe possuto trapassar tanto, come fece, il senso e la fantasia, e penetrando sino al cuore non arìa pigliata per eterna abitazione (come pigliò) la mente mia, impiendola di scultura di tua immagine; ché così presto non trapassano i raggi del sole i corpi celesti o gli elementi che son di sotto fino a la terra, quanto in me fece l’effigie di tua bellezza, fin a ponersi nel centro del cuore e nel cuore de la mente.
47 C. Vasoli, « Umanesimo e simbologia nei primi scritti lulliani e mnemotecnici del Bruno », dans Umanesimo e simbolismo, Padova, 1958, p. 251-304.
48 Trad. du De Magia par D. Sonnier et B. Donné, p. 28-29, voir Op. Lat. III, p. 412 et suiv.
49 Texte cité dans l’édition : G. Bruno, De Magia – De vinculis in genere, éd. A. Biondi, Pordenone, 1986 (rist. 1987).
50 Sur la place des Fureurs héroïques dans le cheminement philosophique de G. Bruno : M. Ciliberto, Giordano Bruno, Roma-Bari, 1990 (rééd. 2010), p. 169 : « Con gli Eroici Furori Bruno avvia un’altra fase della sua filosofia, mettendo al centro dell’analisi il problemo gnoseologico. In certo modo, a ben altro livello di consapevolezza e di maturazione critica, i Furori sono una sorta di eccezionale ‘riscrittura’ del De umbris idearum, il libro-archetipo di tutta la filosofia nolana. È una specie di ritorno ai ‘principi’ dopo la grande ‘luminaria’accesa nei dialoghi cosmologici e morali. »
51 Voir le Traité De vinculis.
52 Écriture en symbiose avec la quête : la delectatio, qui va de pair avec le désir (forme de satisfaction du désir). Là encore, la source est Boccace, De Genealogia Deorum Gentilium, XIV, 17.
Auteur
U. Paris IV-Sorbonne (E.A. 4081 « Rome et ses renaissances »)
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