Commentaire et cadrage du sens : l’error tragique selon Francesco Robortello et Martin Antoine Del Rio
p. 225-238
Texte intégral
1Dans les années 1540, la Poétique d’Aristote, diffusée dans la traduction latine d’Alessandro de Pazzi, parue en 1536, devint un sujet d’étude privilégié chez les humanistes italiens : Bartolommeo Lombardi l’enseigna à Padoue en 1541 ; Vincenzo Maggi, à Ferrare en 1543, année où Francesco Robortello la commentait à Pise. C’est ce dernier qui publia le premier, en 1548, ses Explicationes, tandis que les Communes explanationes de Lombardi et de Maggi parurent en 15501. À propos du commentaire de la catharsis que Robortello a le premier constitué en quaestio, Déborah Blocker a mis en valeur une tension entre la fin affichée du commentaire – élucider (illustrare) des textes que d’autres ont repoussé en raison de leur obscurité – et un maniement de l’équivoque qu’elle attribue à une stratégie de carrière du philologue2. Robortello intègre, en effet, son analyse de la catharsis à une argumentation in utramque partem opposant à Aristote le néo-platonicien Proclus qui, dans la sixième dissertation de son commentaire de La République de Platon, dénonce chez les poètes le caractère funeste de la bigarrure et la démesure dans la stimulation des émotions, nuisible au règne de la raison et de la justice3. Sans trancher ouvertement entre Aristote et Platon, Robortello convoque ensuite Sextus Empiricus, figure centrale du scepticisme et de la suspension du jugement, pour opposer une critique attribuée aux Épicuriens - la poésie est nuisible car elle renforce les passions humaines (Contre les professeurs, I, 298) - à un éloge de son utilité en tant que point de départ de la philosophie (Contre les professeurs, I, 271) et il règle le différent par un renvoi à Plutarque « qui a doctement et sagement jugé de quelle poésie, dans quelle mesure et quand, elle doit ou ne doit pas être écoutée »4. Selon Déborah Blocker, Robortello, tout en cherchant à ménager Cosme Ier de Médicis, son employeur, auquel est dédié le commentaire de la Poétique, songe probablement à séduire aussi le sénat vénitien qui détient le pouvoir de nomination en dernier ressort pour les principales chaires d’enseignement de la Vénétie, d’où une exaltation de Platon, plus propre à nourrir une conception oligarchique d’un pouvoir non héréditaire. Selon elle, la référence finale au platonicien Plutarque, qui suit la référence au sceptique par excellence, est narquoise et doit mettre un comble à la perplexité du lecteur. Il me semble que la référence à Plutarque a plutôt pour vocation de subvertir le raisonnement de Sextus Empiricus qui, pour démontrer l’inutilité des grammairiens, réfute l’utilité des poètes pour accéder à la sagesse. En effet, dans le traité intitulé Comment lire les poètes ? Plutarque défend précisément l’usage pédagogique des œuvres condamnées par Platon dans des conditions qui seraient selon lui approuvées par Platon et qui supposent que le professeur fasse des rapprochements et des assimilations avec les doctrines philosophiques, formule les règles morales dont les poèmes offrent à la fois des modèles et des contre-modèles et précise les deux grands enseignements que peuvent tirer des poèmes les jeunes gens : garder la mesure et pouvoir supporter les vicissitudes du sort5. Or, c’est précisément ce traité Comment lire les poètes, qui légitime selon lui l’étude de toutes les œuvres, même les plus impies, dont se réclame le jésuite Martin Antoine Del Rio dans la préface de ses Aduersaria sur les tragédies de Sénèque, parues à Anvers, chez Plantin en 1576, alors qu’il avait été nommé conseiller de Brabant pour Philippe II6. Critiquant les philologues qui l’ont précédé, Del Rio met en avant la parenté entre poésie et philosophie et se veut à la fois grammaticus et philosophus. C’est pourquoi il prétend fournir des corrections textuelles, des remarques de vocabulaire, des indications concernant les realia antiques, l’histoire, la géographie, l’astrologie, la mythologie, mais aussi suivre « consciencieusement tous les préceptes de Plutarque » (omni illa Plutarchi praecepta diligenter exsequitur7).
2J’ai donc voulu comparer la façon dont ces deux commentateurs procèdent au cadrage du sens recommandé par Plutarque à propos d’une question particulièrement problématique dans la seconde moitié du seizième siècle, celle de la faute tragique et plus exactement de l’error tragique, error étant le terme utilisé par Pazzi pour traduire l’harmatia aristotélicienne. Michael Lurje a récemment analysé l’incompatibilité entre les enjeux moraux et pédagogiques assignés par les humanistes à la tragédie et la conception aristotélicienne du héros tragique, incompatibilité qui conduit à définir la faute d’Œdipe8. Robortello a ouvert la voie à cette identification, mais par une stratégie subtile, il a réussi à exploiter philosophiquement le recours d’Aristote à l’hamartia, tout en réaffirmant l’équité de la justice divine, dans le contexte des débats théologiques du Concile de Trente qui rappellent l’importance conjointe de la foi et des œuvres. Il m’a semblé que le jésuite Del Rio mettait en place une stratégie comparable dans son commentaire de l’Hercule furieux de Sénèque et, plus particulièrement, dans son analyse de l’error d’Hercule.
3Robortello évoque pour la première fois la faute d’Œdipe, à propos de la fin du chapitre 9 de la Poétique 52a1-11 et du passage fameux dans lequel Aristote indique que la frayeur et la pitié sont plus fortes si un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente et que la surprise est plus forte si les événements semblent arrivés à dessein, comme lorsque la statue de Mitys tua l’homme qui avait causé sa mort9. Isolant les deux dernières phrases de la section10, Robortello consacre un développement à la notion de fatum dont il a noté dans le commentaire du passage précédent qu’elle n’apparaissait pas chez Aristote : is fatum nunquam in sua philosophia concessit11. Après avoir précisé que les événements évoqués par Aristote semblent devoir être attribués au destin (fato quodam) ou à une rationalité (certa ratione), Robortello commence par rappeler que la notion de fatum est une notion stoïcienne. Fidèle à la méthode d’Alexandre d’Aphrodise qui consiste à éclairer Aristote par Aristote, ici la Poétique par les œuvres philosophiques, Robortello oppose aux Stoïciens la doxa péripapéticienne et puisqu’Aristote n’a pas traité la question, il lui substitue Alexandre d’Aphrodise qu’il double cependant d’une autorité chrétienne, Eusèbe de Césarée, qui dans la Préparation Évangélique s’appuie notamment sur Alexandre d’Aphrodise pour réfuter la notion de destin. Ces deux autorités ont précisément pris l’exemple d’Œdipe. Robortello cite ainsi le chapitre 31 du traité Sur le Destin, dans lequel Alexandre d’Aphrodise montre que l’interprétation que les Stoïciens donnent de la tragédie d’Œdipe prouve non seulement que la divination ne sert à rien, puisqu’Œdipe n’a pu éviter le sort prédit par l’oracle d’Apollon, mais que leur interprétation fait d’Apollon l’auteur de ce qu’il prédit. Lorsqu’ils voient dans les légendes impies une justification du destin et de la providence, c’est « comme s’ils s’appliquaient à détruire ce qu’ils veulent démontrer par leurs preuves mêmes. »12 Robortello convoque ensuite Eusèbe critiquant le rôle que Chrysippe et Démocrite accordent à la fatalité ou à la nécessité et rappelant l’importance de la volonté humaine :
Ainsi, pourrait-on dire, Démocrite, et toi, Chrysippe, et toi, devin […] : que Laïos voulût procréer, Laïos en était maître et cela échappait au regard d’Apollon ; mais dès lors qu’il procréait, il se soumettait à l’inéluctable nécessité d’être tué par son fils ; c’est ainsi que la nécessité attachée à l’avenir permet au devin de pressentir ce qui arrivera. Mais sans doute le fils était maître de sa volonté, tout comme son père de la sienne ; et si le père était libre de procréer ou non, le fils ne l’était pas moins de tuer ou non13.
4Robortello précise alors de nouveau qu’Aristote n’identifiait pas l’enchaînement causal au destin et qu’il évita toujours le terme, d’où l’usage de l’expression οὐκ εἰκῆ et, citant de nouveau Alexandre d’Aphrodise, il identifie destin et nature14. Ensuite, après avoir rendu compte de l’opinion des Péripatéticiens et d’Aristote, il feint d’admettre la position des Stoïciens à laquelle il identifie celle des auteurs de tragédie. Ceux-ci, explique-t-il, suivirent l’avis des hommes du peuple et suscitèrent par de telles intrigues une crainte religieuse. Cependant pour sa part, il revendique le droit de démontrer que tout ce qui est arrivé à Œdipe peut être rapporté à la nature15. C’est ainsi qu’il introduit la faute d’Œdipe, proie d’un mouvement de colère excessif (prae nimia iracundia), tout en rappelant que c’est par hasard (fortuitum) qu’Œdipe croisa son père16.
5On voit comment se conjuguent la volonté d’inscrire le passage dans un contexte aristotélicien et la nécessité de rappeler, vraisemblablement contre la théorie luthérienne de la grâce ou la théorie calvinienne de la prédestination, l’importance de la volonté humaine, Eusèbe de Césarée incarnant l’orthodoxie religieuse.
6Si dans son commentaire du chapitre 9, Robortello introduit la faute d’Œdipe, il adopte un point de vue différent lorsqu’il commente le passage du chapitre 13 sur l’hamartia17. Après avoir indiqué que la représentation d’hommes justes qui passent du bonheur au malheur suscite la répulsion et que la représentation de méchants qui passent du malheur au bonheur est étrangère au tragique, Aristote en vient au cas du héros intermédiaire qui, selon la traduction latine de Pazzi, doit non au vice et à la méchanceté, mais à « quelque erreur humaine » (humano quodam errore) de tomber dans le malheur. Précisant qu’il faut, pour mieux comprendre cette faute, recourir aux disputes des philosophes (ex disputationibus philosophorum), Robortello se fonde alors sur le premier chapitre du troisième livre de l’Éthique à Nicomaque (III, 1, 14), qu’il expose longuement, pour identifier l’error d’Œdipe aux actes que l’on accomplit par ignorance non de ce qu’il faut faire, mais des circonstances particulières dans lesquelles et au sujet desquelles l’action a lieu : il s’agit de la faute δι’ ἄγνοιαν qu’il traduit par per imprudentiam et ignorationem, en recourant à la figure de l’hendiadyn18. Cependant, Robortello signale que peu nombreuses sont les tragédies qui mettent en scène de telles actions et de tels personnages. Si Aristote a choisi comme modèle le type de tragédie qui lui semblait le meilleur, toutes les tragédies antiques ne doivent pas être réduites à cette norme19. L’Hercule des Trachiniennes est un héros bon. Oreste aussi. égisthe et Clytemnestre sont mauvais. électre est bonne. Robortello conclut donc qu’Aristote a visé la perfection et qu’il faudra, à défaut de pouvoir l’égaler, s’éloigner le moins possible des modèles qu’il définit20.
7C’est sur cette caractérisation éthique du personnage tragique que Robortello revient dans le commentaire du passage qui suit immédiatement. Il rappelle, en effet, qu’il ne faut pas voir des justes passer du bonheur au malheur, ce qui provoque non la frayeur ni la pitié, mais la répulsion : si la terreur augmente la piété envers les dieux, dont on craint la puissance, la répulsion aliène les esprits des dieux qui semblent ne pas se soucier des hommes et négliger les hommes de bien en permettant qu’ils soient victimes de nombreux maux. En revanche, dit-il, les hommes considèrent comme un signe de la Providence divine le fait que les dieux récompensent les hommes de bien et châtient et perdent les mauvais21. Et Robortello prend l’exemple d’Ajax qui, pour avoir compté sur ses propres forces et méprisé et injurié les dieux, fut rendu fou par Minerve si bien que dans son aveuglement, il commit de nombreuses folies et se tua, une fois revenu à lui. Robortello conclut que parmi ses contemporains, il ne manque pas d’Ajax qui sont rendus fous par la colère divine et manquent de se suicider, mais sont maintenus en vie par la Providence divine pour servir d’exemples22.
8On voit comment s’opère le cadrage du sens : la légitimation d’un précepte aristotélicien – veiller à ne pas provoquer la répulsion –, conduit Robortello à substituer au modèle aristotélicien du héros moyen incarné par Œdipe un nouveau modèle incarné par Ajax dont le sort, à la différence de celui d’Œdipe, illustre la Providence divine. Le caractère discontinu du commentaire linéaire permet de multiplier les points de vue si bien que Robortello peut, en éclairant Aristote par Aristote, à la fois rappeler l’importance de la volonté humaine, contre les Stoïciens et les partisans de la Réforme, exposer la réflexion de l’Éthique à Nicomaque, qui souligne l’importance de la volonté dans l’établissement de la culpabilité, et réaffirmer à l’occasion l’existence d’une Providence divine en substituant au héros moyen d’Aristote un héros défini comme mauvais et donc justement châtié.
9C’est un cadrage du sens comparable que met en place Martin Antoine Del Rio dans son commentaire à l’Hercule furieux, paru en 1576 à Anvers, chez Christophe Plantin, alors que Del Rio se trouvait aux Pays-Bas auprès du roi d’Espagne Philippe II23. Comme l’indique le titre de l’ouvrage (In L. Annaei Senecae Cordubensis (…) Tragoedias decem amplissima aduersaria; quae loco commentarii esse possunt) et comme Del Rio l’explique dans sa préface au lecteur, datée de 1571 – il avait alors 20 ans et faisait ses études de droit à Louvain – il ne s’agit pas à proprement parler d’un commentaire mais de notes, de remarques brouillonnes (aduersaria), recueillies à la hâte (tumultuarie), pêle-mêle (per satyram) et comparables à une mosaïque (veluti vermiculatis emblematis)24. à la différence de Robortello, Del Rio ne commente pas l’intégralité du texte, mais sélectionne des mots, voire des vers qu’il explicite dans la marge.
10Comment ce philologue qui s’affirme philosophe et se réclame de Plutarque traite-t-il de la question de la faute tragique ? Manifestement, pour Del Rio, Hercule n’est en rien coupable. Les vers 920 à 924 sont l’occasion d’une discussion sur la légitimité du tyrannicide dans laquelle le commentateur signale le danger de l’affirmation de Thomas d’Aquin selon laquelle tout homme qui tue un tyran commet un acte agréable à Dieu et convoque de nombreuses autorités pour limiter les cas où le tyrannicide est légitime, mais on voit bien que le commentaire ne porte pas sur la culpabilité d’Hercule qui sert de prétexte à un développement d’actualité25. C’est ce que confirmera l’argument contenu dans le commentaire qui s’ajoutera aux Aduersaria en 1593 dans le Syntagma tragoediae dans lequel Del Rio note qu’Hercule châtie Lycus et ses alliés par la mort qu’ils méritaient26.
11Ainsi, dans le débat qui oppose Hercule à Amphitryon au sujet de la culpabilité d’Hercule, Del Rio prend explicitement parti pour Amphitryon. De fait, les commentaires des vers 1096 (Solus te iam praestare potest Furor insontem), 1 200 (Casus hic culpa caret), 1236 (Quis nomen unquam sceleris errori dedit?) et 1296 (Hoc Iuno telum manibus emisit tuis) rappellent le caractère déterminant de la volonté et de l’assentiment dans l’évaluation de la culpabilité et distinguent l’erreur (error) de la faute (scelus ou culpa) en recourant à un corpus juridique – on voit bien que Del Rio est en train d’étudier le droit -, littéraire mais aussi philosophique27. Ainsi, le commentaire du vers 1 200 renvoie au chapitre 8 du livre 5 de l’Éthique à Nicomaque :
Merito autem distinxit casum a culpa seu peccato. Inter quae quid intersit, docet Aristotelis liber 5 ethic. Ad Nicom. C. 8.
C’est à bon droit qu’il distingue le coup du sort de la faute ou du péché. Ce qui différencie ces notions, Aristote l’enseigne au livre 5 de l’Éthique à Nicomaque, ch. 8.
12Or, ce passage de l’Éthique à Nicomaque définit l’action juste et injuste par son caractère volontaire ou involontaire ; l’action injuste est donc distinguée des dommages qui s’accompagnent d’ignorance (hamartema) comme des dommages causés de manière imprévue (atuchema)28. Le commentaire des derniers vers de la tragédie confirme l’innocence du héros et aussi l’orientation juridique de l’appréciation de la culpabilité : Del Rio note, en effet, que Mars, jugé pour le meurtre d’Halirthotius, comparut devant l’Aréopage et fut acquitté par les dieux et, rappelant le motif de l’accusation – il avait repoussé la violence par la violence (quia vim vi repulisset) –, il précise qu’une telle violence est autorisée dans toutes les nations (quod vtique gentium iure permittitur) et il renvoie de nouveau au corpus juridique et au principe vim vi repellere licet29.
13Donc, Del Rio analyse l’error d’Hercule comme Robortello analyse l’error d’Œdipe pour rappeler le caractère volontaire de la faute, envisagée d’un point de vue juridique. C’est en marge de l’intrigue, en dehors de la trame principale et indépendamment du cas d’Hercule que Del Rio envisage un châtiment divin. Je me contenterai de quelques exemples parmi de nombreux autres : au vers 389 de l’Hercule furieux, Mégare évoque parmi les Thébains sacrilèges la mère orgueilleuse que son deuil a changé en pierre. Del Rio propose alors une interprétation allégorique du mythe de Niobé, justement châtiée pour son arrogance et dont la métamorphose en pierre, une pierre qui laisse échapper des larmes, manifeste la nécessité d’une contrition et d’une pénitence, qui doivent s’accomplir dans le silence et la solitude et qui sont nécessaires pour obtenir la miséricorde divine30. Au vers 499, Mégare, contrainte à un mariage forcé avec Lycus, se réclame des Danaïdes, nouvelle occasion pour Del Rio d’évoquer le juste châtiment divin31. De même, l’évocation des Enfers et des damnés par Thésée, des vers 750-59, permet à Del Rio d’exalter la justice divine, mais aussi de rappeler que la vertu réside dans un juste milieu : Adeo facilius ex vno extremo in alterum incurras, quam in medio, vbi virtus sita est, queas consistere32. On reconnaît l’influence péripapéticienne.
14La discontinuité du commentaire et la sélection qu’il autorise permettent à Del Rio de ne pas interroger les fondements, problématiques, de l’acharnement de Junon. Il ne s’agit pas de rendre compte de la cohérence d’une intrigue, mais de multiplier les leçons possibles. Or, le cadrage philosophique s’appuie essentiellement sur l’eschatologie catholique et sur une éthique péripatéticienne. On pourrait s’étonner du faible nombre de références aux œuvres philosophiques de Sénèque : j’en ai compté quatre qui concernent des questions, sinon mineures – puisqu’il s’agit de la durée de la vie humaine ou de la conception des astres –, du moins qui n’ont pas trait à la morale. Cette absence ne doit pas choquer si l’on considère que dans l’introduction des Aduersaria de 1576 Del Rio distingue Sénèque le tragique de Sénèque le philosophe. Il rappelle que certains comme Pétrarque ou Daniel Caietanus les identifient, que certains, comme Boccace, en font des frères, que d’autres font de l’auteur de tragédie le fils du philosophe et d’autres enfin le fils de son frère, c’est-à-dire son neveu (ex fratre nepos), solution qu’il préfère33.
15Or, au moment de la publication du Syntagma tragoediae latinae en 1593, qui comprend non seulement les Aduersaria, mais aussi un Commentarius nouus, Del Rio a changé d’avis et considère que les tragédies sont l’œuvre de Sénèque le philosophe34. Cette palinodie a des répercussions profondes sur la façon dont il envisage son cadrage philosophique. Il n’est pas anodin qu’un stoïcien, Épictète soit convoqué, via Arrien, dans la préface pour préciser l’utilité de la tragédie : définie comme miroir de ceux qui sont exposés à la fortune, elle prépare les hommes aux mauvais coups du sort35. Lorsqu’il réaffirme sa volonté de procéder non seulement à une explication grammaticale, mais aussi à une explication philosophique, Del Rio précise qu’il s’agit de transmettre une norme de vie (sed uiuendi normam tradat), de corriger les passions (sed affectiones etiam corrigat) et de pousser les hommes à de meilleures aspirations (et homines ad meliora impellat). Or, la préface se poursuit par une attaque d’une extrême virulence contre le stoïcisme qui, sous le masque viril de la liberté humaine, nourrit de graves vices, en particulier l’ambition et une confiance en ses propres forces (illum vero assuefaciet omnem in seipso fiduciam ponere), qui conduit les hommes à ne rien attendre de la grâce divine (diuinam gratiam non expetere) et à mépriser tout pouvoir supérieur, en se moquant des magistrats et des rois36. Del Rio entend donc confondre cette secte dangereuse et montrer les chemins de la vraie foi37.
16Comme le rappelle Roland Mayer dans l’article qu’il consacre au néo-stoïcisme et à la tragédie38, l’ouvrage suit de peu l’apparition du De constantia de Lipse, à qui Del Rio dédie son Nouus Commentarius39 et l’on peut considérer qu’il s’agit de la première lecture stoïcienne des tragédies de Sénèque. De fait, Del Rio note que Sénèque est son meilleur commentateur40, mais il s’agit d’une lecture qui vise à contrer la vogue du stoïcisme et à en réfuter les notions dangereuses. Ainsi à la question d’Amphitryon demandant s’il est vrai qu’aux Enfers justice est rendue pour des affaires remontant si loin que des coupables qui ont mérité leur crime subissent le châtiment mérité (Hercule Furieux, v. 727-30), Del Rio compare le passage de la lettre 24, 18 où Sénèque affirme que personne ne croit plus sérieusement aux fables des Enfers et un passage de la Consolation à Marcia, 19, 4 où il qualifie les légendes des Enfers de jeux de poètes, faits pour agiter de vaines terreurs. Or, en marge du commentaire, à côté de la citation de la Consolation à Marcia, il précise : hoc falsum et contra fidei veritatem, rappelant que, selon l’orthodoxie religieuse, les hommes sont châtiés après leur mort41.
17Del Rio fait de nombreux rapprochements avec l’œuvre philosophique de Sénèque, notamment à propos des chœurs. Ainsi, il souligne à propos du vers 727 l’impiété du philosophe antique qui fait des Enfers une fable de poètes. En quoi, cependant, l’interprétation de la faute d’Hercule est-elle modifiée ? La seule innovation qui m’a paru remarquable intervient dans le commentaire du vers 523 : O Fortuna uiris inuida fortibus,/ quam non aequa bonis praemia diuidis! (« O Fortune, jalouse des hommes vaillants, comme tu dispenses sans équité tes faveurs aux valeureux ! »). Del Rio convoque d’abord les philosophes qui ont déploré l’aveuglement de la Fortune, à commencer par Aristote dans le Problème 8 et il rend compte du culte qui lui était rendu et du reproche d’injustice qui lui était fait, mais il poursuit :
(…) sed ut communis, sic iniqua mortalium de fortuna querela, ac Christianis hominibus indigna. Iustissima enim haec Dei lege eueniunt. Docuerat id olim Seneca in libro cui titulum fecerat Quare bonis viris multa mala accidant, cum sit prouidentia? e quo Lactantius Lib. 5, cap. 23. hoc fragmentum suppeditat. Deus homines pro liberis habet. Sed corruptos et vitiosos luxuriose et delicate patitur viuere; quia non putat emendatione sua dignos: Bonos autem, quos diligit, castigat saepius et assiduis laboribus ad vsum virtutis exercet, nec eos caducis ac mortalibus bonis corrumpi ad deprauari sinit. Horum verborum sententia exstat in lib. De prouidentia ad Lucilium, haec ipsa uerba in eo non exstant: et ipse titulus a Lactantio, ex primis huius libri uerbis, conflatus uidetur: ut ambigam uerbane sua Lactantius posuerit, an alium Seneca librum De prouidentia scripserit, praeter eum quem habemus42.
(…) mais toute commune qu’elle soit, la plainte des mortels sur la fortune est injuste et indigne des chrétiens. En effet, tout cela se produit selon la loi très juste de Dieu. C’est ce qu’avait enseigné Sénèque dans le traité intitulé « Pourquoi les hommes de bien subissent-ils de nombreux maux alors que la Providence existe ? » dont Lactance au livre 5, chap. 23 des Institutions divines cite le fragment suivant : « Dieu, dit-il, regarde les hommes comme ses enfants ; il permet que les débauchés et les vicieux vivent dans le dérèglement et dans le désordre, parce qu’il ne juge pas qu’ils méritent qu’il les corrige et les réforme. Au contraire, il exerce la vertu des gens de bien par des travaux continuels, de peur que la jouissance des biens ne les corrompe. » L’idée exprimée est présente dans le De Providentia adressé à Lucilius, mais pas sous cette forme et le titre même semble avoir été formé par Lactance à partir des premiers mots de l’ouvrage de sorte que je me demande si Lactance a cité ses propres mots ou si Sénèque a écrit un autre traité sur la Providence que celui que nous possédons.
18Sénèque, cautionné par Lactance, donne un sens à l’error involontaire d’Hercule : les dieux veulent éprouver sa vertu et le contraindre à s’améliorer.
19Del Rio modifie de même son commentaire du vers 1236 (Quis nomen usquam sceleris errori indidit? « A-t-on en quelque lieu donné à un égarement le nom de crime ? ») et précise :
Nec hominum facinora, vel error, vel audacia, vel necessitas, quam fatum appellant, vel ignorantia: cuncta haec apud Deos reprehensione vacant. Sola impietas est quam vindicta iustitiae vlciscitur43.
Ni les crimes des hommes, ni l’erreur, ni l’audace, ni la nécessité qu’ils appellent fatum, ni l’ignorance, rien de tout cela n’a à voir avec le châtiment des dieux. Seule l’impiété est punie par leur justice.
20La remarque prévient toute répulsion à l’égard de dieux et rappelle l’adjonction par Robortello du modèle d’Ajax, châtié par Minerve pour son impiété. Les commentateurs modernes insistent souvent sur l’internalisation du furor chez Hercule44 ou mettent, comme Nicoletta Palmieri, l’accent sur une défaite de la connaissance45. Adoptant le point de vue d’Hercule, Margarethe Billerbeck insiste sur son sentiment de culpabilité, alors même qu’il n’est pas responsable et convoque le passage du De constantia sapientis dans lequel Sénèque affirme que « Tout crime avant même d’être consommé, est accompli dans la mesure où il engage la responsabilité de son auteur »46 ; elle oppose donc le héros sénéquien au héros moyen de la Poétique d’Aristote et montre qu’à côté de la triade aristotélicienne entre ἀδίκημα, ἀμάρτημα et ἀτύχημα, Sénèque pose le problème de façon nouvelle47. De même, John G. Fitch note que le héros ne recourt pas à la distinction légale entre faute et innocence parce qu’aucune âme humaine n’est innocente au sens plein du terme et il renvoie notamment à un passage du De ira dans lequel Sénèque distingue la règle du devoir de la règle du droit et rappelle que « c’est une piètre innocence que d’être vertueux selon la loi »48. Del Rio en reste à une appréciation légale de la faute, tout en légitimant par la Providence divine l’épreuve imposée au héros pour le faire progresser sur le chemin de la sagesse.
21On ne peut qu’être frappé de la similitude du cadre mis en place par les deux commentaires. Tous deux rendent compte de l’error tragique en référence à l’analyse aristotélicienne de l’Éthique à Nicomaque qui met l’accent sur le caractère volontaire de la faute. Alors que Robortello se fonde surtout sur le livre III, Del Rio se fonde sur le livre V, exclusivement attentif au caractère juridique de la notion. Ce faisant, les deux commentateurs délient la question de la culpabilité du héros de toute interprétation métaphysique, tout en introduisant à d’autres endroits de leurs commentaires la question des fondements eschatologiques de l’éthique. Alors que Robortello prétend éclairer Aristote par Aristote ou par des substituts péripapéticiens, il substitue au modèle du héros moyen représenté par Œdipe le modèle d’Ajax, plus propre à rendre compte d’une justice divine qui châtie les mauvais et récompense les bons. C’est ce modèle que Del Rio réaffirme à propos de personnages secondaires qui donnent lieu à des interprétations allégoriques. Cependant, l’un et l’autre savent tirer profit de la doctrine des philosophes antiques lorsqu’elle s’accorde avec l’orthodoxie catholique et ils recourent alors à un procédé identique qui consiste à doubler le philosophe antique par un père de l’Église qui lui confère une légitimité. De la même façon que Robortello légitime Alexandre d’Aphrodise par Eusèbe de Césarée, Del Rio fait référence au De prouidentia de Sénèquevia Lactance. Il s’agit dans un cas d’éclairer la Poétique d’Aristote par la philosophie péripapéticienne et dans l’autre d’éclairer Sénèque par lui-même, mais une évolution se dessine : alors qu’au moment de la rédaction du commentaire de Robortello, mais aussi des Aduersaria de Del Rio, l’ennemi principal est représenté par la Réforme, les défenseurs de l’orthodoxie catholique mettent l’accent sur la volonté humaine – d’où la critique du fatum des Stoïciens par Robortello –, mais au moment de la rédaction du Commentarius nouus, lorsque le succès du stoïcisme apparaît à Del Rio comme une menace en ce qu’il exalte l’autonomie de l’homme et le mépris des dieux, il faut désormais mettre l’accent sur la foi et sur la Providence divine.
Notes de bas de page
1 Francisci Robortelli utinensis In Librum Aristotelis De arte poetica explicationes, Florentiae, L. Torrentinus, 1548 et Bartolommeo Lombardi – Vincenzo Maggi, In Aristotelis Librum De Poetica Communes Explanationes, Venezia, Vincenzo Valgrisio, 1550. Ces deux commentaires utilisent la traduction de Pazzi, Aristotelis Poetica per Alex. Paccium in Latinum conuersa, Venetiis, in aedibus haeredum Aldi et Andreae Asulani, 1536.
2 D. Blocker, « Élucider et équivoquer : Francesco Robortello (ré)invente la “catharsis” », Les Cahiers du CRH (Stratégies de l’équivoque), 33 (2004), mis en ligne le 19 novembre 2008. URL : http://ccrh.Revues.org/index250.html.
3 Voir notre article, « L’émergence d’une quaestio : la catharsis aristotélicienne chez les Poéticiens humanistes », dans J.-C. Darmon (éd.), Littérature et thérapeutique des passions. La catharsis en question, Paris, 2011, p. 44-52. Pour une synthèse sur la catharsis chez les théoriciens humanistes, on consultera notamment V. Kostic, « Aristotle’s Catharsis in Renaissance Poetics », Ziva Antika, 10 (1960), p. 61-74 ; B. Kappl, Die Poetik des Aristoteles in der Dichtungstheorie des Cinquecento, Berlin- New York, 2006, p. 266-311 ; T. Chevrolet, « ’Che cosa è purgare?’ : la catharsis tragique d’Aristote chez les poéticiens italiens de la Renaissance », Études Epistémè, 13 (printemps 2008), p. 37-68.
4 Haec ita a veteribus philosophis in vtramque partem, dicta sunt; quae diiudicare quidem qualia sint haud fuerit difficile, cum praesertim Plutarchus docte, et sapienter decreuerit, qualis, quatenus, quandoue sit poesis audienda; aut non audienda. (F. Robortello, op. cit., p. 55, ad 6, 49b24-27).
5 « Voilà bien les explications à indiquer aux jeunes garçons pour les empêcher d’être portés vers les caractères vicieux et susciter leur zèle et leur préférence pour les caractères vertueux : décernons sans tarder aux premiers un blâme, aux autres un éloge. C’est ce qu’il faut faire surtout dans les tragédies, toutes les fois qu’elles mettent des paroles persuasives et trop habiles au service d’une conduite choquante et immorale. » (Plutarque, Comment lire les poètes ? Œuvres Morales, I, 1, éd. et trad. A. Philippon, Paris, 1987).
6 Ideo sane ita iudico nullam meliorem neque vtiliorem cuiuscumque poematis interpretandi rationem excogitari posse ea, quam optimus viuendi magister Plutarchus tradidit in eo opere, quo de audiendis et legendis poetis disputauit […]. Préface de Martin Antoine Del Rio dans In L. Annaei Senecae Cordubensis (…) Tragoedias decem amplissima aduersaria; quae loco commentarii esse possunt, ex bibliotheca Martini Antonii Delrio, I.C., Antwerpiae, Ex officina Christophori Plantini, 1576, praefatio [1574], *3v°. « Je considère qu’on ne peut concevoir meilleure ni plus utile méthode pour interpréter toute poésie que celle que Plutarque, le meilleur maître pour enseigner à vivre, a transmis dans le traité sur la façon d’écouter et de lire les poètes ».
7 Martin Antoine Del Rio, op. cit., fol. *4r°.
8 M. Lurje, Die Suche nach der Schuld. Sophokles’ Oedipus Rex, Aristoteles’ Poetik und das tragödienverständnis der Neuzeit, München-Leipzig, 2004 et B. Kappl, op. cit., 2006, p. 226-66.
9 « D’autre part, la représentation a pour objet non seulement une action qui va à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente ; la surprise sera alors plus forte que s’ils s’étaient produits d’eux-mêmes ou par hasard, puisque nous trouvons les coups du hasard particulièrement surprenants lorsqu’ils semblent arrivés à dessein. Ainsi lorsque la statue de Mitys à Argos tua l’homme qui avait causé la mort de Mitys, en tombant sur lui pendant un spectacle : la vraisemblance exclut que de tels événements soient dus au hasard aveugle. Aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement les plus belles. » (Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, 1980, p. 67).
10 Ἔοικεγὰρτὰτοιαῦταοὐκεἰκῇγίνεσθαι· ὥστεἀνάγκητοὺςτοιούτουςεἶναικαλλίουςμύθους. Voir la traduction supra.
11 F. Robortello, op. cit., p. 99.
12 Πιστεύουσί τε τοῖς μύθοις ὡς γεγονόσι καὶ τὴν εἱμαρμένην τε καὶ πρόνοιαν δι’ αὐτῶν κατασκευάζουσιν, ὥσπερ ἔργον ποι ούμενοι ἃ βούλονται κατασκευάζειν δι’ αὐτῶν τῶν κατασκευῶν ἀναιρεῖν (Du destin, 31, 203, 12-16).
13 Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, VI, 7, 19, éd. é. Des Places, 1980, p. 171. Les crochets correspondent à un passage omis par Robortello.
14 « C’est aussi pourquoi on aurait raison de dire que la nature propre, principe de chaque être, est aussi cause de l’ordre de tout ce qui se produit naturellement en lui. C’est d’elle en effet que, le plus souvent, la vie et la mort des hommes tiennent leur ordre (…). C’est le plus souvent, en effet, qu’on peut voir leurs actions, leur mode de vie et leur mort se conformer à leur organisation et à leur tempérament naturels ». (Alexandre d’Aphrodise, Du destin, 6, 170, 7-171, 1, éd et trad. P. Thillet, Paris, 2011, p. 10-11).
15 Haec est Peripapeticorum, Aristotelisque sententia; sed esto; haec non temere fieri, non natura, sed fato, ac necessitate quadam, seu prouidentia Deorum, sicuti existimasse olim Stoici videntur, Tragicique poetae omnes, secuti vulgarium sententiam hominum; necesse est omnino omnium laudatissimas pulcherrimasque fabulas in tragoediis eas esse, quae huiusmodi fuerint; ratio autem huius conclusionis est, quae elicitur ex verbis Aristotelis quia has res homines opinantur, non fieri temere, sed fato, ac voluntate Deorum regi homines igitur audientes talia inuadit, occupatque superstitio, ac religio vehemens, quae timorem, metumque iniicit ipsis, quod existimat ea quoque sibi posse accidere; metuuntque, ne eadem sibi aliquando accidant. Libet vero mihi breuiter ostendere in iis, quae Oedipodi acciderunt, omnia posse ad naturam redigi, sicuti docuit Alexander. (F. Robortello, op. cit., p. 102).
16 Occurrens Laio in via Oedipus prae nimia iracundia, cum iniuriam illatam sibi ferre non posset, perimit Regem, et comites. Haec igitur ita a natura prouenerunt; praeterquam quod multi euentus fortuiti interea misti sunt; nam cum Laius alio tenderet cum comitibus, incidit in Oedipodem. Oedipus in Laium illud quoque fortuitum, vt alia de causa per syluam errans pastor incideret in suspensum infantem, seruaretque. Aristotelis igitur sententia. Dicantur ista tum ex natura, tum ex fortuna ita prouenisse; veteres autem Stoici dicerent haec fato contigisse. (Ibid.)
17 « Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur – un homme parmi ceux qui jouissent d’un grand renom et d’un grand bonheur, tels Œdipe, Thyeste et les membres illustres de familles de ce genre » (Po 13, 1453a7-12, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, éd. cit., p. 77) : Reliquum est, vt ad haec maximè idoneus is habeatur, qui medius inter tales sit. Is autem erit, qui nec virtute, nec iustitia antecellat, minimeque per vitium, prauitatemue, in ipsam infelicitatem lapsus fuerit, verum humano quodam errore, ex magna quidem existimatione, atque felicitate: quemadmodum Oedipus, Thyestes, caeterique ex huiusmodi generibus illustres viri. (Traduction de Pazzi, in F. Robortello, op. cit., p. 129).
18 Praeterea sciendum aliud esse agere per imprudentiam, et ignorationem, hoc est δι’ἄγνοιαν, aliud ignorantem hoc est ἀγνοοῦντα. Nam qui ignorans agit, ignorat quid aequum sit, quidque oportet, vel non oportet agere, vt siquis iratus aut ebrius peccet. Qui vero per ignorationem agit, scit quidem quid aequum, quid oportet; imprudenter tamen et inuitus agit. Hic quidem particulare ignorat, quod agit, vt Oedipus, qui peremit Laium patrem, sciebat enim nefas esse perimere patrem; sed ignorabat illum esse patrem. (F. Robortello, op. cit., p. 131, ad Po. 13, 1453a7-12). Le passage est commenté par M. Lurje, op. cit., 2004, p. 286-304.
19 Non debent igitur omnes veterum tragoediae perpendi hoc examine, aut redigi ad hanc normam. (F. Robortello, op. cit., p. 133).
20 Quare facile adducor ad credendum Aristotelem, cum tragoediae artificium traderet, plane exquirere voluisse, praestantissimum actionis genus, atque aptissimam personam effingere. […] Sed sane optimum fuerit ad praestantissimam hanc actionem Tragicam, quam hoc loco effingit, caeteras omnes adaptare, efficereque, vt quam simillimae illi sint; aut quam minime procul fieri poterit, absint ab ea, quae absolutissima est. F. Robortello, op. cit., p. 133. « C’est pourquoi je suis conduit à croire qu’Aristote, en enseignant l’art de la tragédie, a voulu rechercher le genre d’action le plus efficace et représenter le personnage le plus approprié. […] Il sera donc tout à fait excellent d’adapter toutes les autres actions à cette action tragique remarquable qu’il définit en cet endroit et de faire en sorte qu’elles lui soient tout à fait semblables ou qu’elles soient le moins éloignées possible de cette action parfaite ».
21 F. Robortello, op. cit., p. 134 : Sicuti terror inducit in animos religionem, obstringitque eos magis cultu quodam, ac pietate erga deos; quorum potentiam extimescunt, sic τὸ μιαρὸν animos abalienat prorsus a Diis, qui quasi mortalia negligant, probitatemque hominum non intueantur, foueantque eos, qui virtute fuerint praediti, malis multis bonos viros conflictari permittant; ex qua re indignatio grauis oritur in animis hominum in Deos ipsos; et opinio; ipsos securum (vt ille ait) agere aeuum, ac ociose dormitare in regendis mortalibus, maximum enim prouidentiae Deorum signum esse iudicant homines, si viros bonos praemiis afficiant, improbos autem vlciscantur, maleque perdant.
22 Ibid., p. 135 : Nec vero desunt hac nostra aetate Aiaces qui μελαγχολῶντες ex ira Dei Opt. Max. quod diutius illorum improbitatem perferre non potest, in solitudinem vastam, quasi amentes, furoreque vesano concitati, procul remotam ab oculis et vestigiis hominum, profecti se ipsos iugulant; nec sine prouidentia eiusdem Dei opt. Max. fit vt superstites saepe sint, quamuis occidisse se ipsos cupierint; exemplo vt sint aliis ne vnquam ipsius sanctissimum numen aspernentur.
23 Sur Martin Antoine Del Rio et sa conception de la tragédie, on consultera notamment M. Dréano, Humanisme chrétien. La tragédie latine commentée pour les chrétiens du XVIe siècle par Martin Antoine Del Rio, Paris, 1936 ; R. Mayer, « Personata Stoa: Neostoicism and Senecan Tragedy », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 57 (1994), p. 151-74 et B. Beugnot, « Martin Del Rio, Syntagma tragoediae latinae (1593) », dans B. Dunn-Lardeau et J. Biron (éds), Le Livre médiéval et humaniste dans les Collections de l’UQAM, Actes de la première Journée d’études sur les livres anciens, Montréal, 2006, p. 145-153.
24 Cur autem aduersaria, non notas, vel obseruationes, vel scholia, vel annotationes, vel commentarium appellauerim; possum hanc et quidem aequissimam causam adferre; iccirco hoc a me factum fuisse, quoniam in ea, vt quaeque a memoria suppeditabantur, ad rem pertinentia vel non pertinentia, tumultuarie et (vt ita dicam) ἀυτοσχεδίως congessi et quasi stipaui. (M.A. Del Rio, op. cit., éd. 1576, **4v°). Le mot aduersaria, associé par Cicéron à une écriture brouillonne (Quid est quod neglenter scribamus adversaria? diligenter conficiamus tabulas? « Quelle raison avons-nous d’écrire nos brouillons sans soin ? de rédiger soigneusement nos registres ? », Pro Q. Roscio comoedo, 1, 7), est utilisé par Turnèbe pour qualifier les notes qu’il a publiées telles quelles sur des auteurs anciens. Voir L. Delaruelle, Un recueil d’adversaria autographes de Girolamo Aleandro, Mélanges d’archéologie et d’histoire, 20 (1990), p. 3.
25 M. A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 33-34. Sur la question du tyrannicide, voir notamment M. Turchetti, Tyrannie et Tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2001.
26 Absente Hercule Lycus exsul Thebanus, vrbe occupatâ, Creonte Rege ac filiis necatis, configientem ad aras Megaram Herculis vxorem, ni sibi nubat, flammis cremare minatur. Superuenit Hercules, et debitâ Lycum sociosque caede vlciscitur. Martini Antonii Delrii ex societate iesu syntagmatis tragici Pars ultima seu Nouus Commentarius in decem Tragoediae, quae uulgo Senecae ascribuntur (Antwerpiae, Ex officina Plantiniana, apud viduam et Ioannem Moretum, 1594, p. 216).
27 Voici, pour preuve, l’annotation des vers 1096, 1200 et 1236 : v. 1096 : solus te iam praestare potest Furor insontem. Qui nescit se peccare, in peccatum non consentit, et in maleficiis consensus potissimum ac voluntas spectatur. L. Diuus Hadrianus, D. ad leg. Cornel. De sicar. l. I. C. eodem tit. I quod reip. D. de iniur. adeo ut qui iniuriae causa ianum effregit; licet inde per alios res amotae sint, furti non teneatur. l. qui iniuriae, in princip. D. de furt. Propterea cum furiosus, quamdiu furore urgetur, nihil uelle, sed dormire et quiescere censeatur. l. si ei qui, § furiosus. D. de iu. Codicil. furor delicta eius excusat. I. D. Marcus. D. de offic. Praesi. l. poena, D. de leg. Pompeia. De parricid. l. infans, D. ad leg. Cornel. De sicar (M.A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 39) ; v. 1200 : casus hic culpa caret. Et quia culpa caret, ideo de hoc casu non teneris l. 26. § non omnia, D. mandati. l. 24. § haec stipulatio. D. de damno infecto. Fortuiti enim casus nullo humano consilio possunt praeuideri. l. 2 § Si eo, D. de admin. rerum ad ciuita. pertinen. merito autem distinxit casum a culpa seu peccato. Inter quae quid intersit, docet Aristot. Li. 5 eth. ad Nicom.c. 8 (M.A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 42) ; v. 1236 : errori. Merito errorem a scelere distinguit. Aliud est enim culpa, aliud erratum. Cicero pro Ligario, statim in principio, cum a te non solum liberationem culpae, sed errati veniam impetrassent. Seneca in Herc. Oetaeo: Haud est nocens, quicumque non sponte est nocens. Thucydides l. 3. […] Vide quae dixi supra nu. 1096. Sed qui errat, non est spontè nocens. Errantis enim nulla voluntas est. l. 20. D. de aq. et aq. plu. arc. neque consentiunt qui errant. l. 15. D. de iurisdict. omn. iud. L. 2 D. de iudi. ideo erranti ignoscendum est. Quo spectat illud Ouidii: Quod enim scelus error habebat? [met. 3, 141]. (M.A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 42-43).
28 On notera que Del Rio ne commente pas les propos de Jocaste qui affirme être coupable d’une erreur et que la responsabilité incombe tout entière à la Fortune : […] Error inuitos adhuc/fecit nocentes, omne Fortunae fuit/ peccantis in nos crimen […] (Hercule furieux, v. 451-53).
29 v. 1343 Quae superos. Mars : n. in Aeropago, de Halirrothii Neptuni F. caede causam dixit, et absolutus fuit omnium deorum sententiis. Quia vim vi repulisset. Quod vtique gentium iure permittitur. L. I. § vim vi, D. de vi et vi arma. l. sed et partus. §. quaeri poterit, D. quod, met, caus. etc. l. vt vim, D; de iust. et iur. l. scientiam, §. qui eum, D. ad leg. Aquil. l. 3. D. vnde vi, et de vi arma. (M. A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 46).
30 M.A. Del Rio, op. cit., 1576, p. 16.
31 Ibid., p. 19.
32 Ibid., p. 28.
33 Ibid., fol. ***1r°: Hic noster Seneca, quisquis ille fuit: siue, vt Petrarcha putabat, philosophus Neronis praeceptor, siue, quod Ioanni Boccatio verisimilius videbatur, non ille, sed vel illius frater, secundum quosdam, vel, iuxta alios, filius, vel ex fratre nepos, quod plerique existimarunt, et mihi quoque magis probatur.
34 Restat difficilis quaestio, de Tragoediis decem quae exstant; hoc difficilio, quod et ea quae quondam ante xiv annos, in Aduersariorum praeludiis, tradidi, nunc retractanda; et quae ab amicis dicta sunt, refellenda; et contra quam plerique iudicant disserendum sit. Sed tanti ueritas est. Martini Antonii Delrii ex societate iesu Syntagma tragoediae latinae in tres partes distinctum, Antverpiae, ex officina Plantiniana, apud Viduam et Ioannem Moretum, 1593, I, p. 64-72.
35 Syntagma, op. cit., I, « Ad illustrem Laevinium Torrentium (…) praefatio », *3v°- *4r°: Sapiens Epictetus, apud Arrianum tragoediam definit, speculum eorum, qui a fortuna pendent. Cuiusmodi cuncti, perpaucis exceptis; qui fortuita euenta praeuidere, et secum ante solent peragere, seque ita praemunire, vt praeuisi casus fortuiti leuius feriant, et fortius ipsis excipiant inuadentes. Plurimum huic rei contulerint exempla Regum et Heroum, quae proponit et exponit orchestra. plurimum iuuerint breues, sed animosae, et succi plenae sententiae, interlocutorum, et chori ex mediis plerumque Philosophorum Lycaeis desumti. In hos hortulos pueri deducendi ex iisdem adolescentes educendi.
36 Ibid., **2r° : Accedit, quod vt dogmata, sic ipsorum ratio quoque loquendi scribendique, praetextu et colore quodam masculo libertatis humanae, plurima et admodum grauia vitia parit atque nutrit. Nam si quis superbus et sibi fidens, si quis gloriae cupiditate tenetur; huic indet Stoa maiorem ambitionis sitim; illum vero assuefaciet omnem in seipso fiduciam ponere, diuinam gratiam non expetere, superiorem potestatem contemnere, ludere petulanter in magistratus populos, reges.
37 Ibid., I, **2r° : Quare conatus sum poculis illorum, succum panaceae infundere et immiscere; mortifera indicare gramina, et sub frondibus nepam latentem digito commonstrare; insuper ostendi duces itineris securiores, quibus verae fidei, verae lucis lumen illuxit: quorum pectus inhabitante SANCTO SPIRITV plenum, solidam spirat sapientiam, puram spirat virtutem, auram spirat penitus salutarem: sententias istorum sparsi Gentilium dictis, verba verbis, sacra non sacris, vt recentes hoc imbuantur odore testae: veteres vero paullatim perfusae, veteris sensim fermenti acorem deponant.
38 Voir R. Mayer, art. cit., 1994, p. 159-67.
39 Syntagma, op. cit., III, p. 3-4.
40 Dans son commentaire du vers 163 (= 164) de l’Hippolyte (sic), il ajoute après une référence à la lettre 106 : En tibi optimum Senecae commentar. ipsum Senecam. (Commentarius nouus in Syntagma, op. cit., III, p. 169).
41 Syntagma, op. cit., II, p. 273.
42 Commentarius nouus in Syntagma, op. cit. III, p. 264.
43 Ibid., p. 296.
44 Voir la synthèse de K. Riley, The Reception and Performance of Euripides’ Herakles, Oxford, 2008, p. 51-91.
45 N. Palmieri montre ainsi que le héros, innocent en ce qui regarde les crimes accomplis, appartient à la catégorie des incauti, L’eroe al bivio: modelli di « mors uoluntaria » in Seneca tragico, Pisa, 1999, p. 131-49.
46 Omnia scelera etiam ante effectum operis, quantum culpae satis est, perfecta sunt. (De constantia sapientis, VII, 4, éd. et trad. R. Waltz, Paris, 1927).
47 Seneca, Hercules furens, einleitung, text, übersetzung und kommentar von Margarethe Billerbeck, Leiden – Boston –Köln, 1999, p. 585-86. Elle cite R. A. Pack, « On guilt and error in Senecan tragedy », TAPhA, 71 (1940), p. 360-71 ; K. Trabert, Studien zur Darstellung des Pathologischen in den Tragödien des Seneca, Diss. Erlangen, 1953, p. 52-67 et O. Zwierlein, Senecas Hercules im Lichte kaiserzeitlicher und spätantiker Deutung. Mit einem Anhang über ‘tragische Schuld’ sowie Seneca-Imitationen bei Claudian und Boethius, Mainz, 1984, p. 21 et 35-42.
48 Quis est iste qui se profitetur omnibus legibus innocentem? Vt hoc ita sit, quam angusta innocentia est ad legem bonum esse! (De ira, 2, 28, 2). Voir J. G. Fitch, Seneca’s Hercules Furens a critical text with introduction and commentary, Ithaca and London, 1987, p. 434. Il note par ailleurs que, dans son œuvre en prose, Sénèque utilise généralement le terme error en un sens plus stoïcien, en faisant référence à une erreur initiale de jugement qui conduit à la mauvaise action.
Auteur
Université de Reims – IUF
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