Entre traduction et commentaire. La paraphrase du livre λ de la Métaphysique d’Aristote par Marcantonio Flaminio.
p. 209-224
Texte intégral
1Originaire de Serravalle dans le Veneto, le fils de l’humaniste Giovanni Antonio Flaminio se distingua avant sa mort en 1550 comme l’un des premiers poètes lyriques d’expression latine de son époque en Italie et dans l’Europe entière. Connu principalement aujourd’hui comme l’auteur des odes, élégies et hendécasyllabes qui apparaissent sous son nom au sein du célèbre ouvrage collectif intitulé Carmina quinque illustrium poetarum, Marcantonio Flaminio fut aussi l’auteur des poésies sacrées dédicacées à Marguerite de France1 sous le titre De rebus divinis carmina ainsi que d’une importante – et controversée – édition des Psaumes munie d’une paraphrase et d’un commentaire en prose, avec, pour une trentaine de poèmes, une paraphrase en vers fortement influencée d’Horace et de Virgile. Enfin, outre ses œuvres de poète, la critique attribue à ce même Flaminio au moins deux textes à caractère dévotionnel, rédigés en prose vernaculaire. Il s’agit notamment du célèbre Beneficio di Gesù Cristo crocifisso verso i Cristiani2, auquel il contribua comme collaborateur majeur, et, comme seul auteur, d’une série de « méditations » sur l’Épître de Paul aux Romains3. Flaminio semble avoir bénéficié, lors de ses premières années de formation, des enseignements de plusieurs humanistes importants, comme Battista Pio, Philippo Beroaldo et même, brièvement, Pietro Pomponazzi4. Mais ce ne fut que dans les années 1530, toujours marquées par le souvenir du sac de Rome, que les affinités spirituelles de cet humaniste élégant se déclarèrent ouvertement, d’une manière qui le conduisit à fréquenter l’entourage du cardinal anglais Réginald Pole, le prélat érudit connu pour sa tolérance à l’égard des idées nouvelles5. Ce fut l’influence de cette société, ainsi que de celle de l’entourage de Juan de Valdès6, qui encouragea son travail volumineux sur les Psaumes, dont le premier résultat vit le jour, sous une forme encore modeste, à Venise en l’année 1538 avec la publication du volume intitulé Paraphrasis in duos et triginta psalmos7.
2À l’époque où il préparait encore la paraphrase et commentaire des Psaumes, Flaminio passait l’hiver 1535-1536 à Vérone, où il fréquentait assidûment les leçons du célèbre traducteur des Psaumes, le théologien flamand Jan Van Kempen. Ce fut aussi à ce même moment que l’humaniste italien parachevait sa paraphrase latine du livre λ de la Métaphysique d’Aristote. Publiée d’abord à Venise en 15368, puis à Paris onze ans plus tard9, cette œuvre propose la réécriture latine, largement amplifiée, du livre central de l’opus aristotélicien qui postule la « nécessité d’un premier Moteur éternel ». Il s’agit donc d’un texte célèbre, qui occupe, selon de nombreux commentateurs, une place essentielle dans l’œuvre du philosophe10. En effet, sa teneur « théologique » a depuis longtemps retenu l’attention des commentateurs enclins à bien vouloir « situer » le livre au sein du corpus aristotelicum11. Les humanistes, héritiers des grands commentateurs anciens et médiévaux tels que Thémistius, Alexandre d’Aphrodise, Averroès et Thomas d’Aquin, renouvelèrent l’intérêt pour les énigmes et les nombreux enseignements de la Métaphysique. Au cœur de ce vaste ensemble textuel et philosophique, le livre λ revêt toujours une importance particulière et suscite même la fascination chez les commentateurs tant gréco-latins qu’arabes12.
3La parution de la version latine que Bessarion avait fait paraître au milieu du siècle précédent, republiée en deux importantes éditions successives dès 151513 et 151614, nourrit la forte recrudescence de l’intérêt pour ce texte et permit à de nombreux humanistes d’accéder à l’œuvre d’Aristote dans une traduction latine récente.15 À la même époque, Agostino Nifo fit paraître en 1518 un long commentaire des livres I à IX et XII (λ), après avoir publié treize ans auparavant un commentaire uniquement sur le livre λ16. Des antécédents aussi riches constituent une ressource précieuse pour Flaminio, dont l’intérêt pour le texte d’Aristote se porte autant sur la matière de la pensée que sur le style de son expression latine. Sa paraphrase ressemble sur plusieurs points, dans ses procédés d’amplification, aux réécritures bibliques qui prolifèrent à la même époque partout à travers l’Europe chrétienne17. De cette tendance à la paraphrase amplificatrice, les paraphrases bibliques érasmiennes, d’une dizaine d’années antérieures aux activités de Flaminio, constituent assurément l’un des exemples les plus instructifs. Ces paraphrases ont généralement pour but de rehausser la qualité stylistique de la Bible latine. Chez Flaminio comme chez Érasme, le paraphraste se distingue du commentateur dans la mesure où il maintient la fiction de l’itération subjective, assumant, à proprement parler, la voix de l’auteur originel. Dans le même temps, il s’efforce d’apporter au texte un niveau de renseignement savant qui appartient traditionnellement au domaine du commentaire. La présente étude vise à montrer que le travail de Flaminio, la paraphrase du livre λ de la Métaphysique, exhibe cette même recherche de l’éloquence informée qui nourrit aussi son travail sur le psautier.
La préface du paraphraste
4Au début du volume qui contient sa paraphrase latine du livre XII ou λ de la Métaphysique, Flaminio insère une préface importante, dans laquelle il explique selon quelle perspective il souhaite donner à ses contemporains une version de ce livre central de la pensée aristotélicienne. Sans s’interroger beaucoup sur la situation de ce livre au sein de l’œuvre du Stagirite, sur sa place même dans la séquence des livres de la Métaphysique, problème qui devait susciter de nombreuses investigations modernes18, l’humaniste déclare qu’il admire, en ce petit opuscule, l’aboutissement même, le parachèvement définitif de la représentation de la pensée d’Aristote. Tout se passe en effet, précise Flaminio, comme si le philosophe avait rassemblé, dans ce livre seul, la science de la Nature universelle19. Aristote fut assurément un esprit rare, ajoute-t-il, dont l’intelligence aiguë lui permit d’approfondir notre connaissance de la Nature grâce à la contemplation de ses mystères cachés. Une telle présentation du philosophe antique conduit son paraphraste à réfléchir de façon préliminaire sur le défi que représente l’élucidation du texte qu’il laissa à la postérité. Pour ce faire, il élabore une fiction allégorique, qui personnalise la Nature en lui attribuant l’intention de protéger, dès l’origine du monde, ses secrets les plus profonds devant le regard indiscret de l’être humain. Flaminio parle de l’auteur de la Métaphysique comme un véritable messager divin, intelligence intermédiaire située entre les mystères insondables de la nature universelle et la modeste compréhension des mortels :
Etenim cum natura res suas maximis obscuritatibus involuisset, ut videretur cognitionem sui nobis invidere, vir ille caelestis splendidissimo ingenii divini lumine omnia illustravit: et cum caelum, et maria, et terras animo peragrasset, atque abditissimas rerum causas investigasset, illa omnia cum hominibus aetatis suae liberalissime communicavit20.
Car puisque la Nature enveloppa ses éléments divers dans les obscurités les plus grandes, de telle façon qu’elle semblait même vouloir, jalouse, nous priver de sa connaissance, cet homme merveilleux illustra tout, grâce à la lumière de son esprit divin. Et lorsqu’il parcourut de son esprit le ciel, les océans et les terres, et approfondit les causes des choses les plus cachées, il les communiqua libéralement aux hommes de son époque.
5À cet éloge conventionnel, Flaminio ajoute qu’Aristote ne se contenta pas simplement de livrer à ses contemporains les secrets éternels de la Nature, mais qu’il les fixa durablement dans des « monuments écrits »21. Flaminio, on le voit, présente l’œuvre d’Aristote comme un véritable travail d’interprétation herméneutique, le labeur ardu d’un lecteur à la fois diligent et perspicace. Or, une intelligence si profonde ne se prête pas toujours facilement à la compréhension rapide lorsqu’elle s’efforce à se traduire en mots et en phrases. C’est pourquoi l’explication du texte d’Aristote pose au commentateur, ou au paraphraste, un défi analogue à celui que la découverte des lois de la Nature posait au philosophe lui-même.
6Lorsque l’humaniste se met à décrire les écrits et le style grec de l’« esprit divin » d’Aristote, il se trouve subitement confronté à l’un des principaux paradoxes qui caractérisent la réception latine des textes du Stagirite au Quattrocento. Héritier des travaux exemplaires de traducteurs humanistes comme Bruni, Bessarion et Giannozzo Manetti, Flaminio s’efforce de réconcilier la réputation d’éloquence et de limpidité stylistique, que de nombreux humanistes, à l’instar de Bruni lui-même22, attachaient à Aristote, avec le caractère décidément obscur, souvent elliptique, des écrits attribués au philosophe ancien. Flaminio lui-même, sans se déclarer explicitement sur la question, semble reconnaître une part de vérité aux deux côtés du débat célèbre qui, au milieu du siècle précédent, avait opposé Bruni à Alphonse de Burgos parmi d’autres. La durée considérable de ce débat, qui se prolongea longtemps après la disparition de ses protagonistes originels, donne une certaine pertinence à la réflexion nuancée que Flaminio cherche à avancer dans sa préface. C’est bien ainsi qu’en 1537, Philippe Mélanchthon, dans son oratio de Vita Aristotelis, loue la proprietas sermonis, l’elegantia et la perspicuitas d’Aristote23.
7Lorsque Flaminio se met à caractériser la prose aristotélicienne qui sera pour lui objet d’interprétation, il s’efforce de tenir compte prudemment des deux perspectives. D’une part, il reconnaît d’emblée la difficulté profonde, l’obscurité parfois rébarbative, des textes d’Aristote. « Comme tout le reste de ses écrits, déclare-t-il, cette réflexion sur les choses les meilleures est on ne peut plus obscure (perobscura) et hautement difficile à comprendre (maxime difficilis ad intelligendum). »24 Mais il souligne également, d’autre part, la clarté qui illumine cette pensée ancienne, lorsqu’il soutient qu’Aristote, « cet homme divin, aurait pu, s’il avait voulu, transmettre par écrit de façon claire et limpide, pour que même les hommes doués d’un esprit médiocre puissent les comprendre, toutes ses découvertes, même les plus difficiles »25.
8En s’efforçant de caractériser d’un seul trait l’éloquence stylistique d’Aristote, Flaminio impose une certaine réduction à la variété extrême de la tradition aristotélicienne et de sa réception au Moyen Âge tardif26. La Métaphysique, dont la structure et la disposition constituent depuis longtemps l’objet de nombreuses discussions d’historiens et de philologues, s’inscrit dans la classe des écrits acroamatiques, qui portent « sur des matières auxquelles la spéculation ou la pratique attachent un intérêt véritablement scientifique, tels que les problèmes de Physique ou de Philosophie première »27. Cette classe d’écrits aristotéliciens appartient aux « œuvres proprement philosophiques, de faible valeur littéraire la plupart du temps » et qui « ne franchissent pas, en principe, l’enceinte de l’École »28. Il s’agit de textes préparés pour des cours, rédigés par Aristote lui-même avant la présentation orale de la matière29. J. Tricot a bien remarqué que l’écriture de la Métaphysique demeure remarquable pour les nombreuses « négligences de style » qui néanmoins « ne sauraient faire méconnaître la précision et la justesse de l’expression, la rigueur et la fixité des définitions, ni surtout le soin avec lequel, malgré son extrême concision, la pensée est articulée »30. D’autres œuvres d’Aristote, en revanche, revêtent un caractère plus consciemment littéraire. Ces œuvres plus accessibles, tels les dialogues exotériques, ont inspiré la célèbre déclaration cicéronienne sur le style limpide d’Aristote. Dans les Académiques, Cicéron souligne en effet le contraste entre le sage stoïcien qui expose sa doctrine « une syllabe à la fois » (syllabatim) et Aristote qui le réfute aisément dans un « fleuve doré d’éloquence » (flumen orationisaureum)31. Ce sont maintenant ces deux aspects contrastés que Flaminio, philosophe, s’efforce de tenir ensemble, réunis dans l’écriture du seul Aristote.
9Afin donc de réconcilier ces deux opinions apparemment contradictoires sur la clarté et l’obscurité de la langue et de la pensée d’Aristote, Flaminio recourt au genre d’explication allégorique maintes fois invoqué par les apologistes chrétiens des grandes œuvres païennes32. Il s’agit de protéger les mystères de la Nature devant le regard indiscret de la foule vulgaire. Pour ne pas profaner les secrets du monde naturel qui constitue, pour l’humaniste, une œuvre divine, il convient de les envelopper de couches signifiantes qui les cachent. Telle aussi fut l’intention d’Aristote lorsqu’il s’exprima sur les vérités de la physique et de la métaphysique :
Nam cum illius copiosissime doctrina certabat aureum flumen eloquentiae, sed in ea opinione fuerunt omnes antiqui philosophi, ut magnum se facinus admittere existimarent, si naturae arcana in vulgus temere enuntiassent, itaque omnia fabularum integumentis ab aspectu inperitae multitudinis removerunt33.
Car, bien que chez lui (Aristote) la science la plus complète rivalisât avec les flots dorés de l’éloquence, néanmoins tous les philosophes antiques étaient du même avis, que ce serait un grand crime de publier à la légère les arcanes de la Nature (si naturae arcana in vulgus enuntiassent), et donc ils ont tout enlevé au regard indiscret de la multitude sans discernement (imperitae multitudinis) grâce au voile que sont les fables (fabularum integumentis).
10Or, l’humaniste précise que les masques qui enveloppent la vérité dans l’œuvre d’Aristote ne relèvent pas de la fable. Aux récits fictifs et allégoriques, le philosophe préfère une langue simple et souvent littérale, dont l’effet curieux est d’enrober la doctrine pour mieux la protéger34. En effet, l’emploi du substantif integumentum rapproche Flaminio de l’auteur du De Oratore, dans lequel il est employé au négatif par Crassus lorsqu’il félicite Antoine de la clarté de ses propos :
Lubenter enim te, cognitum iam artificem, aliquando evolutum illis integumentis dissimulationis tuae nudatumque perspicio35.
Te voilà désormais connu comme un maître théoricien ; c’est avec plaisir que je t’aperçois débarrassé enfin et dépouillé de ces voiles (integumentis) de dissimulation où tu t’enveloppais.
11Au lieu d’envelopper sa pensée d’images et de récits figuratifs, Aristote privilégie un « discours simple » (simplici oratione) et des « mots propres » (verbis propriis) pour avancer ses arguments. Or, c’est bien cet artifice de la simplicité qui, de façon paradoxale, voile les profondeurs philosophiques de ses écrits. La langue simple et directe du penseur antique a même fini par « obscurcir sa philosophie »36. Plutôt rares à l’heure actuelle, ajoute le préfacier, sont les hommes « qui puissent aspirer à bien comprendre les articulations détaillées de sa pensée, même si à toute époque, sa doctrine vivante attirait des personnes d’esprit qui consacraient leur existence entière à l’élucidation de ses textes »37.
12Selon Flaminio, la difficulté des œuvres d’Aristote réside précisément dans l’extrême simplicité, la rigoureuse justesse, de leur langue. Une telle rigueur de la pensée conduirait souvent l’auteur à s’exprimer sur un mode elliptique et minimal qui ne déborde que rarement, par des illustrations explicatives, les exigences les plus strictes de la signification des idées. Ces premières remarques d’introduction reflètent le souci profond de l’humaniste italien face à la compréhension linguistique des écrits aristotéliciens. Il s’agit, pour Flaminio, d’un travail d’interprétation qui passe nécessairement par une réflexion sur le statut même de la langue du philosophe. Il suggère que l’apparente obscurité de l’écriture d’Aristote témoigne, non d’une complexité d’intuition et d’argument dont l’expression grecque porterait le reflet, mais bien, au contraire, d’une insistance inhabituelle sur le sens propre et littéral des mots. Or, une telle évaluation de la langue d’Aristote ne naît pas avec la réflexion de l’humaniste. Elle remonte aux commentateurs anciens qui s’efforcent de formuler une explication latine de ses œuvres. C’est bien dans ce sens que Boèce souligne la brièveté des formulations elliptiques qui égarent souvent le lecteur même le plus attentif38. Or, Flaminio aiguise l’examen de l’expression philosophique grecque en lui imposant des critères stylistiques hérités des grandes œuvres de la rhétorique romaine. Ainsi, lorsqu’il identifie l’emploi systématique des « mots propres » comme un trait caractéristique de la langue du Stagirite, le préfacier mesure cet aspect de l’idiome d’Aristote à l’aune du principe sémantique des propria verba rencontré chez Cicéron dans le De Oratore :
Ergo utimur verbis aut iis, quae propria sunt et certa quasi vocabula rerum, paene una nata cum rebus ipsis, aut iis, quae transferuntur et quasi alieno in loco conlocantur, aut iis, quae novamus et facimus ipsi. (150) In propriis igitur est verbis illa laus oratoris, ut abjecta et obsoleta fugiat, lectis atque illustribus utatur, in quibus plenum quiddam et sonans inesse videatur. Scilicet in hoc verborum genere propriorum dilectus est habendus quidam atque is aurium quodam judicio ponderandus est; in quo consuetudo etiam bene loquendi valet plurimum39.
Ces mots dont nous nous servirons sont ou bien les termes propres (propria…vocabula), déterminés par la nature de l’objet et presque nés avec lui, ou bien ceux qui sont transportés du sens propre au sens figuré et qui se trouvent comme dans une place d’emprunt, ou bien ceux que nous créons et fabriquons nous-mêmes. (150) S’agit-il des mots propres (propriis…verbis) ? Le mérite de l’orateur est d’éviter ceux qui sont triviaux et usés, pour employer des termes choisis et brillants, qui semblent pleins en quelque sorte et sonores. C’est dire que, dans cette catégorie de mots propres (verborum… propriorum), il faut faire une manière de choix, qui sera assuré en prenant l’oreille pour juge, si j’ose dire. À cet égard l’habitude de bien parler est aussi d’un grand secours.
13Selon Flaminio comme selon Boèce, la difficulté de l’œuvre d’Aristote réside dans le caractère elliptique de son expression grecque. Elle suppose aussi un changement de sensibilités chez les lecteurs, car les contemporains de l’humaniste suivent une habitude de la lecture, de l’écriture et de l’éloquence qui les porte à privilégier la richesse lexicale et la variété des formulations. Cette tendance à l’amplification peut induire chez les écrivains latinisants, formés par les derniers maîtres du Quattrocento, un certain émoussement de la sensibilité à l’endroit de l’élégance du style. Même les plus savants parmi les traducteurs et commentateurs d’expression latine ont négligé, suggère le préfacier, la simplicité stylistique fondée sur une précision ferme, économique et étrangère aux excès dans l’emploi des mots40. Tout se passe comme si les hommes habitués à la richesse d’une vaste éloquence, ainsi qu’à la fréquentation de bons livres, redoutaient désormais l’étude de la philosophie d’Aristote.
14L’objectif annoncé de Flaminio dans sa paraphrase latine du livre λ de la Métaphysique, sera donc d’accommoder ce texte important d’Aristote à l’intelligence linguistique des lecteurs de son époque. Il compte faire cela grâce à la réécriture du texte originel en une langue limpide qui en éclaircisse la portée philosophique. Sa correspondance de l’époque livre des indications précieuses à ce sujet. Ainsi, dans une épître vernaculaire destinée à Gasparo Contarini, signée à Vérone le 16 février 1536, Flaminio décrit l’intention qui anime son travail de paraphaste :
Io havea gran desiderio di provare se li discorsi di Aristotele si potessino scrivere con la proprietà et elegantia della lingua latina, aggiungendoli anchora qualche ornamento oratorio, che fosse però proportionato alle materie; et avendo veduto questo settembre passato il XII della Metaphisica, giudicai che quel libro fosse accommodatissimo per far tale esperientia, perché, come sa V.S. reverendissima, quel libro contiene molti discorsi et questioni di philosophia naturale, et poi materie ample et difficili di metaphisica, et vi sono anchora interposti qualche ragionamenti di astrologia, di phisica, et vi sono anchora interposti qualche ragionamenti di astrologia, di modo che mi pareva, che se tante et così diverse materie si potessino scrivere latinamente, potriamo esser quasi securi che ancora le altre ne serieno capaci, purché l’homo volesse durarvi fatica41.
15Quant à la méthode de ce travail considérable, son parti pris est bien celui de la réécriture qui s’appuie particulièrement sur les procédés de l’amplification rhétorique :
Dedi autem operam, ut nonnullis in locis de curriculo explanationis deflecterem latius vagans, modo ut more Platonico animum legentis disputatione rerum difficillimarum ingravescentem levarem, atque reficerem: tum autem ut nonnullas quaestiones enucleatius explicarem, quae tenebras Aristotelis maximopere illustraturae videbantur42.
Je me suis efforcé d’abandonner en plusieurs lieux le cours de l’argument pour aller encore plus loin, parfois dans le style platonicien pour apaiser et restaurer l’esprit du lecteur alourdi par la discussion de matières difficiles, parfois en expliquant soigneusement moi-même plusieurs questions qui semblaient spécialement aptes à illuminer les lieux obscurs d’Aristote.
16L’élément essentiel de ce labeur herméneutique réside dans la reformulation amplifiée, rallongée et éclaircie, de la prose du texte originel :
Denique id mihi propositum fuit in hoc opere, non tam philosophi huius sententias ut enodarem, quam ut res pulcherrimas, quas ille breviter, atque obscure persecutus fuerat, ego dilucide, ac copiose tractarem, nunquam tamen ab ipsius vestigiis discedens, simulque periculum facerem, num pure, ornate, atque ad rerum dignitatem apte explicari possent ea, quae philosophi latini neque Latine, neque eleganter disputare solent, qua de re multos homines non indoctos vehementer addubitare cernebam43.
Enfin, la tâche qui s’imposa à moi dans cette œuvre fut moins de décortiquer les expressions du philosophe, que d’interpréter une nouvelle fois, avec une langue abondante et claire, les très beaux objets qu’il a examinés brièvement et de manière obscure, et ce, sans jamais m’éloigner de ses traces ; il s’agissait en même temps de prendre le risque que puissent être expliquées, de façon qui convienne à la dignité de leurs objets, des pensées que les philosophes latins n’ont su traiter ni avec clarté ni dans un latin élégant, dont je voyais que plusieurs hommes doctes doutaient fortement.
17Pour Flaminio, le défi du paraphraste d’Aristote sera d’assigner la juste mesure à l’amplification explicative. Le procédé herméneutique de la paraphrase qu’il offre au lecteur friand d’intelligence métaphysique, tient en la formule lapidaire dilucide, ac copiose tractare. Sa difficulté propre réside, de toute évidence, dans le rapport de tension qui subsiste entre l’initiative du rallongement –de curriculo explanationis deflecterem latius vagans – et l’exigence de fidélité à la pensée et à l’expression du philosophe lui-même – nunquam tamen ab ipsius vestigiis discedens. Le travail du paraphraste humaniste s’inscrit ainsi dans la marge d’ambiguïté qui sépare deux pratiques de l’interprétation – celles notamment de la traduction ad sensum et du commentaire formellement démarqué et séparé du texte primaire.
18Les observations de Flaminio dans cette préface, sur la concision du style et le caractère strictement dénotatif de la langue même d’Aristote, ressemblent d’une manière frappante aux éclaircissements qui apparaissent dans la préface à son commentaire et paraphrase des Psaumes. Dans cet écrit publié pour la première fois en 1545, deux ans avant l’édition parisienne de la paraphrase d’Aristote, il explique que la langue hébraïque constitue un mode de signification très restreint et resserré (lingua Judaeorum perangusta est). Pour cette raison, il lui a paru nécessaire d’ajouter en plusieurs lieux, dans les Psaumes, des mots de sa propre invention (de nostro nonnullis in locis adderemus), afin de ‘remplir et parachever’ le discours (quo fieret oratio plena, atque perfecta)44. Pour Flaminio, la langue d’Aristote constitue un objet d’interprétation et d’embellissement, analogue aux chants sacrés des Psaumes. De même que l’idiome hébraïque du psalmiste demeure un mystère dont l’obscurité augmente le défi proprement herméneutique posé par le texte ancien, de même, la langue d’Aristote appelle une réflexion où le travail du commentaire soutient et élabore celui de la traduction. C’est pourquoi la voix de l’auteur latin semble déborder par moments les limites de la paraphrase, inscrivant une pensée de commentateur dans la reformulation augmentée de la prose d’Aristote.
Le travail du paraphraste
19L’effort pour adapter les propos d’Aristote aux sensibilités des lecteurs humanistes formés à l’éloquence du latin cicéronien, se manifeste d’une variété de façons au sein de la paraphrase elle-même. Outre le travail incessant d’amplification pour éclairer et expliquer, le paraphraste se permet d’ajouter plusieurs références à des auteurs latins, évidemment postérieurs au Stagirite, comme Cicéron et Lucrèce. Aussi approfondit-il, sans hésiter, certaines références à d’autres philosophes faites par Aristote lui-même, notamment lorsqu’il s’agit d’Empédocle. Enfin, une autre pratique bien attestée dans la prose de Flaminio est l’incorporation de remarques, ou même de citations qui apparaissent au sein des commentaires médiévaux, directement dans le corps de la paraphrase, sans que l’emprunt soit toujours signalé.
20La tendance amplificatrice de la paraphrase, qui correspond au projet annoncé par Flaminio dans la préface de l’œuvre, apparaît dès les toutes premières phrases de sa version du livre d’Aristote. J. Tricot traduit de la manière suivante la phrase qui ouvre le livre λ de la Métaphysique :
C’est sur la substance que porte notre spéculation puisque les principes et les causes que nous cherchons sont ceux des substances45.
21La version latine de Bessarion propose une formulation brève de cette première phrase qui, en s’astreignant à suivre de près le grec, reproduit rigoureusement le sens de l’original46. À cette traduction littérale, Flaminio ajoute une réflexion supplémentaire qui découvre un sens nouveau à cet enseignement antique sur le principe philosophique de la « substance ». Il souligne la pertinence directe de cette pensée d’Aristote pour les enseignements théologiques de son époque :
De substantia disputationem instituimus, siquidem scientia rerum divinarum, quam docemus, principia rerum investigat…47
Nous réfléchissons sur la substance, explique-t-il, puisque la science des choses divines, que nous enseignons, s’enquiert de l’origine des choses (principia rerum)…
22Une telle formulation de la problématique tend à souligner la relation étroite qui subsiste entre les principia rerum et la scientia rerum divinarum, soit entre la philosophie première et la théologie. Il s’agit d’une interprétation propre au paraphraste, car la relation évoquée par Flaminio demeure étrangère à l’expression d’Aristote dans ce passage.
23Une tendance amplificatrice semblable se laisse remarquer, de façon encore plus prononcée, dans la deuxième phrase du livre. Cette fois, le paraphraste s’inspire non seulement du texte même d’Aristote, mais aussi des gloses abondantes qui accompagnent la source primaire. J. Tricot traduit comme suit la phrase du philosophe ancien :
Et, en effet, si l’univers est comme un Tout, la substance en est la partie première ; et s’il n’est un que par l’unité de consécution, même ainsi la substance tient encore le premier rang ; ce n’est qu’après que vient la qualité, puis la quantité48.
24Ici encore, Bessarion propose une version qui reproduit à la fois le sens et la syntaxe du texte originel49. Ce jugement du philosophe, qui organise une première fois les diverses composantes de l’univers, devient chez Flaminio l’objet d’une nouvelle amplification. Afin d’illustrer le rapport, à la fois de différence et de complémentarité, qui subsiste entre substance, qualité et quantité, l’humaniste introduit une comparaison supplémentaire. La Nature, écrit-il, ressemble à une grande maison, dont la « substance » primordiale constitue les fondements :
Etenim si universam hanc naturae molem omnia complexu suo coercentem ita spectemus, quasi corpus quoddam multis e partibus politissima arte perfectum, in iis partibus substantia principem locum obtineat, necesse est, quippe quae fundamentis magnificentissimae domus simillima existat, atque eandem habeat proprotionem, comparationemque cum caeteris rebus, quam habet natura cordis ad reliqua membra50.
Et de fait, si nous contemplons cette masse universelle de la Nature, qui resserre tout dans son embrassement, comme un corps consistant en une multitude de parties et parachevé avec un art exquis, il est nécessaire que parmi ces parties la substance occupe la première place, car cette substance se montre éminemment semblable aux fondements d’une maison splendide, et revêt la même proportion aux autres parties que celle, naturelle, du cœur dans son rapport aux autres membres du corps.
25La comparaison au corps humain, qui doit illustrer ainsi un certain rapport entre substance, qualité et quantité, demeure étrangère, elle aussi, à cette partie du texte grec. Elle apparaît toutefois dans les longues remarques qu’Averroès attache à ce passage. Ce commentateur donne une glose abondante qui occupe plus de trois colonnes de texte dans l’édition Giunta. Il s’efforce de préciser l’idée de la priorité ontologique de la substance par rapport à la qualité et la quantité. Pour orienter sa réflexion, il cite les remarques de Thémistius sur le même passage, qui tiennent en une série d’analogies :
Totum enim, sive fuerit adunatum, sicut est coadunatio membrorum in corpore plantae, aut fuerit compositum ex rebus contingentibus se adinvicem, sicut domus et navis, aut fuerit compositum ex rebus segregatis, sicut civitas et exercitus: necesse est, ut prima suarum partium sit substantia, et quod locus eius sit de toto, sicut locus cordis de corpore animalis51.
Car ce Tout, qu’il soit un ensemble comme l’union des membres dans le corps humain, et des diverses parties dans le corps d’une plante, ou qu’il soit composé de parties contiguës les unes aux autres comme une maison ou bien un navire, ou qu’il soit constitué d’éléments séparés, comme une cité ou une armée, il est nécessaire que la partie primordiale soit la substance et que sa place soit liée à l’ensemble, comme l’emplacement du cœur dans le corps d’un animal.
26Le commentateur médiéval rejette la validité de cette démonstration en disant que la « priorité » (prioritas) ici avancée par Thémistius ne correspond en aucune manière à l’idée d’Aristote. Le philosophe ancien, explique-t-il, avance l’idée, non de la « priorité en nombre et en surface » (prioritas in numeris et superficiebus), mais bien celle de la « priorité d’une chose face aux autres choses » (prioritas rei ad res). Ces lignes d’ouverture exhibent une pratique maintes fois rencontrée au cours de la paraphrase. À sa version du raisonnement d’Aristote, Flaminio incorpore la comparaison empruntée à la citation de Thémistius, sans évoquer son origine ni préciser le caractère problématique de l’analogie, souligné par Averroès. Aussi effleure-t-il à peine la question de la priorité longuement méditée par le commentateur, même si l’affirmation qui achève la troisième phrase de ce premier livre, selon laquelle « la substance sera parmi toutes les choses la première et la plus ancienne » (substantiam inter omnia primam, et antiquiorem esse constabit), ressemble à une tentative pour préciser dans quel sens la substance doit « occuper la première place »52. Or, il est évident que Flaminio privilégie dans ce cas la portée ornementale, colorée, des similitudes énumérées par Thémistius. Dans son effort pour illustrer la pensée d’Aristote à travers la réécriture amplificatrice, l’humaniste puise plusieurs figures dans le commentaire d’Averroès, sans toujours distinguer entre la voix du commentateur et celle de son prédécesseur.
27Un des aspects caractéristiques de la paraphrase de Flaminio, est l’effort continuel de l’humaniste pour reformuler la pensée d’Aristote en une langue latine qui facilite la compréhension. C’est ainsi qu’une remarque d’Aristote sur les « catégories » de la qualité et des mouvements, devient chez le paraphraste le lieu d’une digression considérable sur la transmission latine du texte philosophique grec. Aristote distingue, des êtres proprement dits, les substantifs qui évoquent les qualités et les mouvements de ces mêmes êtres :
En même temps, ces dernières catégories ne sont même pas des êtres proprement dits, mais des qualités et des mouvements, ou, alors, même le non-droit et le non-blanc seraient des êtres : du moins leur conférons-nous à eux aussi l’existence quand nous disons, par exemple : le non-blanc est53.
28Bessarion suit toujours de près le texte originel54. Il semble aussi que la double occurrence du verbe dicere dans cette version latine, ou bien la remarque d’Aristote lui-même sur le blanc et le non-blanc, qui évoque peut-être ses nombreuses réflexions sur la portée référentielle des mots, suscite chez Flaminio un long développement sur la sémantique des substantifs latins, qui interrompt, l’espace d’une page entière, sa poursuite des « traces » aristotéliciennes. L’humaniste insère à cet endroit une longue réflexion sur la méthode philologique :
Dabitur autem nobis, ut in iis rebus, quas veteres latini non attigerunt, inusitatis aliquando vocabulis utamur: ne si res simplices circumscribendae erunt, in aliquod obscuritatis vitium incidamus, et quas res oratione illustrandas suscepimus, iis rebus non lumen attulisse videamur, sed tenebras offudisse55.
Il nous arrivera, dans ces domaines auxquels les Latins de l'Antiquité n’ont pas touché, d’employer parfois des termes inusités : cela, pour que, s’il faut fixer la référence à des choses simples, nous ne tombions pas dans l’erreur de l’obscurité et ne semblions pas envelopper de ténèbres, au lieu de les éclaircir, les éléments que nous essayons d’illustrer par notre éloquence.
29Flaminio reprend ici le fil de la réflexion proprement grammaticale de la préface, dans laquelle il évoque la déroutante simplicité de la langue d’Aristote. Lorsqu’il considère le problème de la bonne interprétation des mots mêmes du philosophe, il refuse d’emblée la rigueur traditionnelle d’un usage latin qui évite l’emploi de mots nouveaux ou rares, même pour évoquer des objets insolites et des idées peu communes. Il ajoute également que certains mots qu’il emploiera, tels ens ou essentia, devenus insolites pourront paraître nouveaux sans pour autant l’être en vérité, car il s’agit souvent de termes dont l’emploi établi remonte aux sédiments d’une latinité plus ancienne.56 Flaminio défend la pratique qui consiste à renouveler le sens de ces mots en les ramenant dans l’usage de l’expression philosophique pour désigner des choses nouvelles57. Dans cette nouvelle digression sur le problème de la référence, l’humaniste se rapproche de développements semblables rencontrés chez Horace58 et Cicéron59. Lucrèce apparaît également, lorsque Flaminio réfléchit à la meilleure manière de nommer les propriétés des objets :
Diximus ea, quae substantiae inhaerent, non vere existere, illa Graeci συμβεβηκότα nominant, nos verbum e verbo, accidentia appellare non verbimur, hoc enim vocabulum homines docti assiduo iam sermone triverunt. Neque tamen sumus ignari, Lucretium in suo poemate hoc rerum genius eventa nominare60.
J’ai pu dire que ces objets qui appartiennent aux substances sans exister indépendamment, les Grecs les nomment συμβεβηκότα : traduisant mot à mot, je ne craindrai pas de les appeler des « accidents » (accidentia), car des hommes savants ont constamment utilisé ce terme ainsi dans un discours bien établi. Je n’ignore pas toutefois que Lucrèce, dans son poème, se référait à ce genre de choses comme à des « événements » (eventa).
30Sans être reléguée à une annotation séparée du texte, cette réflexion de philologue et de traducteur s’inscrit directement dans le cours de la paraphrase du livre d’Aristote. Elle inaugure aussi une pratique récurrente du paraphraste qui, soucieux de la clarté de sa prose, interrompt le cours originel de la démonstration d’Aristote afin de préciser en latin le sens d’un terme grec.
31Une autre tendance de la paraphrase de Flaminio, est l’ajout de renseignements supplémentaires sur les auteurs mentionnés par Aristote. Cette pratique, qui relève vraisemblablement de l’annotation philologique, conduit le paraphraste à fournir la citation d’un auteur évoqué rapidement dans le texte du philosophe. Tel est bien le traitement que Flaminio accorde à la remarque d’Aristote sur l’intuition de ses prédécesseurs sur l’existence de la matière. On peut citer à cet effet sa remarque au paragraphe 1069 b :
Par conséquent, on peut dire, non seulement que tout ce qui devient procède par accident (κατὰ συμβεβηκὸς) du Non-Être, mais aussi bien que tout procède de l’Être, à la condition de l’entendre de l’Être en puissance et non de l’Être en acte. Et tel est le sens de l’Un d’Anaxagore (terme préférable, en effet, à son Tout était confondu), et du Mélange d’Empédocle et d’Anaximandre ; c’est encore ce que veut signifier Démocrite quand il dit : Tout était confondu, à la condition qu’on ajoute : en puissance, et non en acte. Ces philosophes auraient donc eu un vague sentiment de la matière61.
32Sur ce passage énigmatique chez Aristote qui mentionne ensemble Anaxagore et Empédocle, Flaminio apporte un long commentaire détaillé. Alors qu’Averroès se contente d’une observation rapide à propos d’Empédocle62, l’humaniste fournit une glose importante au cours de laquelle il cite même, dans sa propre traduction latine, les vers du poète philosophe, qui renfermeraient selon lui la pensée évoquée par Aristote et son commentateur médiéval63.
33Ce dernier exemple montre la contribution de la paraphrase de Flaminio aux renseignements sur la pensée d’Aristote, à une époque marquée par le renouveau d’intérêt pour la Métaphysique. La force de son travail réside sans doute : (1) dans les effets d’éclaircissement que sa latinité élégante apporte à un texte connu pour la difficulté de son expression grecque ; (2) dans l’information savante qu’il introduit au cours même de la paraphrase, obligeant le lecteur à envisager la pensée aristotélicienne dans un rapport de proximité avec d’autres textes grecs tant antérieurs que postérieurs, ainsi qu’avec des textes latins bénéficiaires de son influence. Dans la mesure où Flaminio cherche à rendre la pensée essentielle de la Métaphysique, livre λ, accessible à ses contemporains, son travail appartient au domaine de la réécriture stylistique. Sa paraphrase possède bien des éléments du commentaire philosophique, surtout lorsqu’elle assimile des éléments empruntés aux commentaires médiévaux. Elle possède aussi, bien évidemment, plusieurs aspects du commentaire philologique, apparents, à la fois, dans la réflexion continue sur les défis qui se posent au traducteur latin et dans le travail de l’érudit soucieux de renseigner le lecteur sur les sources, les parallèles et la résonance postérieure de ces lignes du grand philosophe.
Notes de bas de page
1 La critique a maintes fois identifié Marguerite de Navarre, et non sa nièce, comme la dédicataire de ce recueil. Voir à ce sujet l’excellent chapitre de R. Cooper, « Marguerite de Navarre et ses poètes italiens », dans Litteraein TemporeBelli, Genève, 1997, p. 172 (de 171-206).
2 Benedetto da Mantova (fl. 1534-1541), Il Beneficio di Cristo, con le versioni del secolo XVI. Documenti e testimonianze, éd. S. Caponetto, Firenze, 1972. Sur la genèse du texte qui passa à la postérité, voir les remarques de J. N. Bakhuizen Van Den Brink, Juan de Valdés, réformateur en Espagne et en Italie, 1529-1541. Deux études, Genève, 1969, p. 47 : « Quant à la question de l’auteur de ce livre anonyme inspiré, on lui a donné plusieurs réponses différentes. Cantu, dans son Eretici di Italia, l’attribuait à Valdés lui-même ; d’autres à Aonia Paleario, Morone, Contarini, Marcantonio Flaminio. Aujourd’hui on s’accorde pour l’attribuer à Dom Benedetto di Mantova, en se fondant sur les dires de Pierre Carnesecchi devant le tribunal de l’Inquisition en 1566. Sur la prière de l’auteur, son ami Marcantonio Flaminio, qu’il rencontra à Viterbe, en revisa le style. On ne saura donc jamais dire avec suffisamment d’exactitude si cet élève fidèle de Valdés n’a pas ajouté de nouveaux éléments à la teneur du livre. »
3 Pie et christiane meditationi et orationi formate sopra la epistola di San Paolo ai Romani, Venise, 1548. Voir la récente édition moderne procurée par M. Firpo (Torino, 2007).
4 E. Cuccoli, M. Antonio Flaminio: studio, con documenti inediti, Bologna, 1897, p. 43 ss. ; C. Maddison, Marcantonio Flaminio. Poet, Humanist and Reformer, Londres, 1965, p. 24 ss.
5 D. Fenlon, Heresy and Obedience in Tridentine Italy. Cardinal Pole and the Counter Reformation, Cambridge, 1972, p. 26-27, 238-239 ; T. F. Mayer, Reginald Pole: Prince and Prophet, Cambridge, 2001, p. 103 ss. ; R. Biron et J. Barennes, Un prince anglais, cardinal-légat au XVIe siècle : Réginald Pole, Paris, 1922, p. 162-164.
6 D. Crews, Twilight of the Renaissance: the Life of Juan de Valdés, Toronto, 2008, p. 95 ; D. Ricart, Juan de Valdés y el pensiamento religioso europeo de los siglos XVI y XVII, El Colegio de México/ The University of Kansas, 1958, p. 40-44, 80-82.
7 M. Antonii Flaminii Paraphrasis in duos et triginta Psalmos, Venise, G. Patavino, 1538.
8 M. Antonii Flaminii Paraphrasis in duodecimum Aristotelis librum de prima philosophia…, Venise, G. Tacuino, 1536.
9 M. Antonii Flaminii Paraphrasis in duodecimum Aristotelis librum de prima philosophia, Paris, Nicolas Riche, 1547. La présente étude prend cette deuxième édition comme son texte de base. Toute référence à la paraphrase du livre λ d’Aristote renverra à cette édition.
10 On peut citer à titre d’exemple les remarques de H.-G. Gadamer dans son édition et traduction du même livre de la Métaphysique. Voir Aristote, Metaphysik XII. Übersetzung und Kommentar von Hans-Georg Gadamer, Frankfurt am Main, 1970, p. 13 : Selon Gadamer, le livre occupe une place déterminante dans l’ensemble de la Métaphysique « nur deshalb… weil es die einzige vollendete Darstellung der Gotteslehre enthielt. »
11 L. Elders, Aristotle’s Theology. A Commentary on Book λ of the Metaphysics, 1972, p. 44 ss.
12 A. Martin, Avveroès. Grand commentaire de la Métaphysique d’Aristote, livre Lam-Lambda traduit de l’arabe et annoté, Paris, 1984, p. 7 : « Il était naturel que le choix se portât sur le livre Lambda, couronnement de la Métaphysique d’Aristote et du Commentaire Averroès. Son importance a été telle, dans la philosophie grecque, classique et alexandrine, puis dans la philosophie arabe (la falsafa), enfin dans la scolastique latine, que l’on peut dire qu’aucune œuvre philosophique n’a exercé, pendant si longtemps, une si profonde influence. »
13 Continetur hic Aristotelis castigatissime recognitum opus metaphysicum, a clarissimo principe Bessarione… latinitate foeliciter donatum, xiiii libris distinctum, cum adjecto in xii primos libros Argyropoli interpretamento. Item Jacobi Fabri Stapulensis metaphysica introductio, quatuor dialogorum libris elucidata, Paris, Henri Estienne, 1515.
14 Bessarionis… in calumniatorem Platonis libri quatuor… Eiusdem Metaphysicorum Aristotelis XIIII librorum tralatio…, Venise, Alde Manuce, 1516.
15 L. Möhler, Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsmann, Paderborn, 1967 (réimpression de l’édition de 1923), t. 1, p. 335 sv. ; E. Cuccoli, M. Antonio Flaminio.op. cit., 1897, p. 62.
16 In duodecim μηταταφυσικα seu metaphysices Aristotelis et Averrois volumen, Venise, 1505.
17 Voir V. Ferrer et A. Mantero (dir.), Les paraphrases bibliques aux XVI et XVII siècles, Genève, 2006.
18 Ainsi, au XIXe siècle, Félix Ravaisson suivait-il les autorités anciennes en assignant à ce livre la place ultime au sein de la Métaphysique. Voir son monumental Essai sur la Métaphysique d’Aristote, Paris, 1837, t. 1, p. 98 : « De l’aveu même des commentateurs anciens, le livre XII est incontestablement la conclusion de la Métaphysique. »
19 M. Antonii Flaminii paraphrasis in duodecimum Aristotelis librum de prima philosophia, Paris, Nicolas Le Riche, 1547, p. 2 r° : …in quo quidem libro de Deo, deque caeteris mentibus singularibus ac sempiternis tanta diligentia ac subtilitate disputatur, ut si mortales aliquam earum rerum scientiam ex hac universa natura aspectabili consequi possunt, eam scientiam vir ille in eum librum inclusisse videatur.
20 M. Antonii Flaminii paraphrasis… p. 2 r°.
21 Ibid. : …quicquid in rerum natura perspexerat momimentis literarum consignavit.
22 Sur ce débat du Quattrocento concernant le style d’Aristote, voir notamment les remarques de P. Botley, Latin Translation in the Renaissance: the theory and practice of Leonardo Bruni, Giannozzo Manetti, and Desiderius Erasmus, Cambridge, 2004.
23 Operum omnium reverendi viri Philippi Melancthoni, Wittenberg, Héritiers de J. Craton, 1580.
24 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 2 r° : Sed ut caetera eius omnia, ita haec de rebus excellentissimis disputatio est perobscura, et maxime difficilis ad intelligendum.
25 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 2 r°- v°: Poterat certe vir ille divinus, si voluisset, omnia ita perspicue, ac dilucide literis mandare, ut vel mediocri homines ingenio difficilissima quaeque eius inventa intelligerent.
26 Sur cette variété des textes et de leur réception à l’époque de la Renaissance, voir notamment C. B. Schmitt, Aristotle and the Renaissance, Cambridge MA., 1983.
27 J. Tricot, « Introduction », dans Aristote, La Métaphysique, Paris, 1953, p. vi.
28 Ibid., p. vii.
29 Ibid., p. viii.
30 Ibid., p. viii.
31 Cicéron, Académiques, II, xxxviii, 119 : Cum enim tuus iste Stoicus sapiens syllabatim tibi ista dixerit, veniet flumen orationis aureum fundens Aristoteles qui illum desipere dicat…
32 M.-D. Chenu, « Involucrum : le mythe selon les théologiens médiévaux », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, XXX (1955), p. 75-79. Voir également J. Whitman, Allegory. The Dynamics of an Ancient and Medieval Technique, Oxford, 1987, p. 201-204 et passim.
33 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 2 v°.
34 Ibid., p. 2 v° : Aristoteles autem cum eorum propositum laudaret, fabulas improbaret, dissimilem ipse ingressus est celandi rationem…
35 Cicéron, De Oratore, II, 350.
36 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 2 v° : …cum enim operosa illa figmenta repudiasset, et simplici oratione, ac verbis propriis omnia disputaret, et simplici oratione, ac verbis propriis omnia disputaret, tanto tamen artificio philosophiam suam obscuravit…
37 Ibid., p. 2 v° : …ut post temporum intervalla vix paucissimi inveniri potuerint, qui ad eius intelligentiam aspirarent, tametsi eius disciplina omnibus temporibus floruerit, et excellentissima ingenia non defuerint, quae in iis libris percipiendis et explanandis omnem suam operam, omne studium, vitam denique omnem collocarent.
38 J. Barnes, « Boethius and the Study of Logic », dans M. Gibson (dir.), Boethius: His Life, Thought and Influence, Oxford, 1981, p. 78 ; S. Lerer, Boethius and Dialogue. Literary Method in the Consolation of Philosophy, Princeton, 1985, p. 83-85.
39 Cicéron, De Oratore, III, § 149-150, éd. H. Bornecque et trad. E. Courbaud-H. Bornecque, Paris, 1963, p. 59.
40 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 2 v° : …sed homines ingeniosi, dum rerum cognitioni sese totos tradunt, nimium mihi videbantur contempsisse orationis elegantiam.
41 Marcantonio Flaminio, Lettere, éd. A. Pastore, Rome, 1978, p. 28.
42 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 2 v°- 3 r°.
43 Ibid., p. 3 r°.
44 M. Antonii Flaminii in librum Psalmorum brevis explanatio ad Alexandrum Farnesium Cardinalem amplissimum… Paris, J. de Roigny, 1547, p. 6 v°-7 r°: Et quoniam lingua Hebraeorum perangusta est, ac praecisionibus orationis abundat (quae quidem res mirabile dictu est, quam magnas afferat difficultates ad intelligendum) propterea visum est nobis esse faciendum, ut nonnihil de nostro nonnullis in locis adderemus, quo fieret oratio plena, atque perfecta.
45 Mét., éd. cit., p. 641.
46 Aristotelis Metaphysicorum libri xiiii cum Averroiscordubensis in eosdem commentariis, et epitome, Venise, Giunta, 1562, f. 290 v° : Speculatio de substantia est, siquidem substantiarum principia, et causae quaeruntur. Toute référence à cette version latine renverra à cette édition, réimprimée à Frankfurt am Main en 1962, t. 8.
47 M. Antonii Flaminii paraphrasis… op. cit., p. 5 r°.
48 Mét., éd. cit., p. 642.
49 Aristotelis Metaphysicorum libri xiiii cum Averroiscordubensis in eosdem commentariis…, f. 290 v° : Etenim, si totum aliquid universum est, substantia prima pars est. Et si ex consequenti, hoc quoque modo primum est substantia, deinde quale, postea quantum.
50 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 5 v°.
51 Aristotelis Metaphysicorum libri xiiii cum Averroiscordubensis in eosdem commentariis…, f. 291 v°.
52 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 5 r° : Sin autem nihil in hac universitate inter se cohaerens, aut coagmentatum fingamus esse, ita tamen omnia deinceps disposita, ac collata, ut acies instrui videmus, nihilo minus substantiam inter omnia primam, et antiquiorem esse constabit.
53 Aristote, Mét., éd. cit., p. 642-643.
54 Aristotelis Metaphysicorum libri xiiii cum Averroiscordubensis in eosdem commentariis…, f. 292 r° : At simul (ut ita dicam) nec entia sunt ista simpliciter, verum qualitates, et motus, quemadmodum non album, et non rectum, dicimus nanque haec quoque esse, veluti est non album.
55 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 5 r°.
56 Ibid., p. 5 v° : Neque tamen quoties aut ens, aut essentiam appellabimus, verbis apud Romanos antiquos inauditis utemur, siquidem quo tempore Latinae linguae majestas una cum imperio florebat, Sergius, et Flavius philosophi et haec, et alia plurima eiusdem generis vocabula novaverunt…
57 Ibid. : …id quod sine ulla dubitatione faciendum est in rebus novis explicandis, aut nova omnia praetermittenda, neque a tritis et pervulgatis unquam recedendum.
58 Ad Pisones, v. 46-72.
59 De or., I, 178.
60 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 5 v°.
61 Voir Aristote, Mét., éd. cit., p. 645.
62 Aristotelis Metaphysicorum libri xiiii cum Averroiscordubensis in eosdem commentariis…, f. 293 r° ista materia est, quam Empedocles inspiciebat, cum posuit, quod mundus est admistus aliquando per amicitiam, et aliquando segregatus per litem. (« La matière est ce qu’Empédocle avait en vue, lorsqu’il déclara que le monde est parfois mélangé dans ses éléments constitutifs grâce à l’amitié, parfois séparé par la discorde. »)
63 M. Antonii Flaminii paraphrasis…, op. cit., p. 5 v°.
Auteur
U. Western-Ontario
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