La musique dans le commentaire au De Architectura de C. Cesariano (1521)
p. 189-207
Texte intégral
1Discipline libérale depuis l’Antiquité, science quadriviale propédeutique à la philosophie, la musique entretient une longue tradition avec le commentaire. Si l’on considère les textes musicaux, relevant strictement de la discipline, il faut convenir qu’ils ont peu fait l’objet de commentaires. Dans l’Antiquité, on relève le commentaire de Porphyre aux Harmoniques de Ptolémée, et au Moyen Âge les gloses sur le De Institutione musica de Boèce. Le commentaire musical s’effectue davantage par le biais du commentaire philosophique, avec l’influence que l’on sait du Commentaire au Timée de Calcidius et de celui au Songe de Scipion de Macrobe ; ou par le biais de l’encyclopédie des arts libéraux, telle que les Noces de Philologie et Mercure de Martianus Capella, commentée notamment par Jean Scot Erigène et Rémi d’Auxerre.
2À la Renaissance, le commentaire joue un rôle fondamental dans la refondation de la question musicale, dont l’enjeu consiste à sortir de l’épistémologie boécienne imposée par la scolastique, faisant de la musique une science contemplative. Trois familles de commentaires apparaissent déterminantes. Tout d’abord, les commentaires de Ficin sur le Banquet et sur l’Ion de Platon, sans remettre en cause la rationalité mathématique de la musique, polarisent celle-ci, de façon totalement neuve, sur la question de l’amour et de l’inspiration. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, les commentaires sur la Poétique d’Aristote orientent la musique vers les questions de mimèsis et de catharsis ; outre la renaissance théâtrale, ils accompagnent l’émergence de la voix monodique, et signent même, par la valorisation des passions, le passage à l’esthétique maniériste et baroque. La troisième famille de textes participant au dépassement de l’esthétique boécienne est constituée par les commentaires au De Architectura de Vitruve. D’une part, ils contribuent à la renaissance d’Aristoxène, source musicale grecque qui connaît une redécouverte tardive, avec la publication de la traduction latine des Éléments harmoniques en 1562 ; d’autre part, en intégrant la musique dans le cadre conceptuel de la science architecturale humaniste, ils favorisent l’émergence d’une conception poïétique de celle-ci, qui résout les apories de la théorie boécienne rejetant la pratique hors du champ de la musique. C’est au rôle et à l’importance de cette exégèse vitruvienne que nous nous proposons de réfléchir, en particulier au commentaire de C. Cesariano (1521)1 qui n’a pas fait l’objet, quant à la musique, d’une analyse détaillée2.
3L’importance du texte de Cesariano dans l’histoire de la science vitruvienne humaniste a été soulignée3 : il s’agit de la première traduction imprimée en langue vulgaire, accompagnée d’un commentaire, le premier du De Architectura, illustrée par un ample apparat (119) de figures. L’ouvrage, par son format in folio et la qualité de ses illustrations, constitue l’une des réussites éditoriales les plus remarquables du premier Cinquecento, avec le Songe de Poliphile de Francesco Colonna.
4Dans les années où elle a été conçue et éditée, cette traduction avec commentaire en langue vulgaire apparaît novatrice. On trouve pour seul antécédent le De Viris illustribus alors attribué à Pline le Jeune, vulgarisé et commenté par Pietro Raneoni (1506)4. La tentative de Cesariano est également novatrice par l’insertion d’images dans le commentaire. Le seul exemple antérieur est constitué par les Commentaires de César illustrés dans l’édition aldine de 15135. Pour le texte de Vitruve, elle n’est précédée que par l’édition latine de Fra Giocondo (1511)6, qui présente des illustrations plus grossières.
5S’il ne possède pas la même hauteur philosophique et scientifique que le deuxième grand commentaire de Vitruve par Barbaro7, le texte de Cesariano, qui assura la célébrité de son auteur, plus que ses très minces réalisations picturales et architecturales, eut néanmoins une influence certaine dans l’exégèse vitruvienne. La traduction en langue vulgaire fut reprise par Francesco Lutio Durantino (1524)8, le commentaire des cinq premiers livres presque littéralement par Giambattista Caporali (1536)9 ; et les figures furent plusieurs fois empruntées, notamment par Jean Martin en 154510.
6L’œuvre de Cesariano apparaît à maints égards originale : par sa pagination caractéristique, qui découpe la traduction du texte de Vitruve en paragraphes, en corps de lettres plus grand, et les entoure d’un très long commentaire en corps plus petit ; ou par l’inclusion de pages autobiographiques (fol. 91 r-v). Mais surtout par la position délibérément moderniste de son auteur, qui vise non pas une restitution philologique du texte classique pour les érudits, mais l’actualisation de son contenu théorique grâce aux apports des artistes modernes, destinée aux artistes eux-mêmes. En témoigne la préface au livre III, précédant le chapitre dédié à la symmetria et aux proportions si attentivement relu par les théoriciens et artistes de la Renaissance : alors qu’elle comportera chez Barbaro un véritable traité mathématique de la proportion, elle est conçue chez Cesariano comme un vibrant éloge des artistes et de leur valeur, soulignant l’excellence des artistes modernes11. Le texte de Vitruve se voit commenté en fonction des canons du classicisme lombard, marqué par la figure de Bramante et la culture scientifique promue par Luca Pacioli et Léonard de Vinci. Ainsi le Duomo de Milan, seul édifice moderne représenté, apparaît-il comme la figure emblématique du traité : selon l’auteur, le splendide édifice de style gothique tardif incarne parfaitement les règles vitruviennes de la symétrie, tandis que la cité lombarde est prise pour modèle de l’urbs idéale et harmonieuse.
7Parmi les originalités du traité, on relève, de façon évidente, l’importance accordée au paradigme musical. De fait, une telle valorisation est bien éloignée de la source antique ; car si Vitruve avait inclus l’art des sons dans la formation encyclopédique de l’architecte et avait consacré le chapitre V, 4 de son traité à l’harmonie musicale, il avait toutefois limité très strictement le rôle de la musique au sein de la théorie architecturale. D’une part, il avait distingué théorie et pratique, la pratique étant le propre du spécialiste, la théorie commune à tous les doctes : c’est ce savoir théorique que partagent le musicien et le médecin ou l’astronome, dont l’architecte doit également posséder les rudiments12. D’autre part, il avait attribué à la musique deux fonctions bien définies, en rapport avec soit avec la disposition des vases du théâtre, soit avec la tension des machines de guerre et la construction des orgues hydrauliques13. Soulignons que cette limitation est encore accrue par Alberti. Ayant fait de la peinture et des mathématiques les deux disciplines essentielles dans la formation de l’architecte, il affirme « […] qu’il ne lui est pas nécessaire d’être musicien, au seul motif que des vases acoustiques sont disposés dans les théâtres »14, doutant plus loin de la réelle efficacité de cet art dans la construction de ce dispositif (VIII, 7, 745). Tout au plus ne veut-il pas « […] que ses oreilles soient complètement sourdes à l’harmonie musicale »15. L’exposé des éléments de l’harmonique se réduit de fait dans l’Art d’édifier à un très bref paragraphe sur les consonances (X, 5, 823-825). Aussi est-on légitimement en droit de s’interroger sur le développement inédit qu’apporte Cesariano au paradigme musical et tenter d’en comprendre la signification.
8Le chapitre V, 4 de Vitruve, consacré à un résumé des éléments de la science musicale, bénéficie d’un long commentaire de Cesariano16, accompagné de deux figures destinées à faciliter la compréhension de ces notions théoriques17. Cesariano innove par rapport à l’édition de Fra Giocondo, dans laquelle ce chapitre n’est pourvu d’aucune image : un diagramme musical des sons grecs se trouve en revanche placé dans le chapitre suivant sur les vases du théâtre, alors que ceux-ci ne bénéficient pas d’illustration de leur disposition selon les consonances musicales. Les deux diagrammes musicaux de Cesariano appartiennent au très petit nombre d’illustrations qui ne sont pas de l’auteur ; elles sont empruntées au traité de musique De Harmonia musicorum instrumentorum opus de Franchino Gaffurio, imprimé chez le même éditeur en 151818. Ce long commentaire illustré peut être considéré comme un véritable traité musical véhiculé par la science architecturale humaniste, comme cela devient manifeste avec le commentaire de Barbaro dont le chapitre correspondant, pourvu d’un nombre bien supérieur d’illustrations musicales, a été transmis de façon indépendante19.
9Le commentaire de Cesariano comporte une part très importante d’érudition littéraire, qui puise à de très nombreuses sources grecques, latines et en langue vulgaire, aussi bien platoniciennes qu’aristotéliciennes, antiques, médiévales que renaissantes, et présente de très nombreuses citations. C’est ainsi que Cesariano aborde la question musicale, de façon bien éloignée de l’abrégé théorique de Vitruve, par un éloge de la musique, qui expose ses effets psychagogiques sur tous les êtres – enfants, êtres rationnels et animaux, cerfs, oiseaux et dauphins –, la force des chants amoureux qui « incite tout appétit vénérien disparu à la procréation et réchauffe les âmes frigides », ou encore le noble repos qu’elle apporte à l’âme et au corps20. Cesariano expose les différentes étymologies du terme, parmi lesquelles il privilégie, en s’appuyant sur le prologue de l’évangile selon Jean (1, 1), l’origine divine de la musique : « Mais je crois qu’elle provint tout d’abord de la voix divine, car Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu »21. Suit une liste des autorités musicales sur lesquelles il se fonde : non pas Aristoxène, comme le suggère le texte de Vitruve, mais le Timée de Platon, Pythagore, Martianus Capella, Boèce, Macrobe, et pour les modernes Laurentio Valla, le Panepistemon de Politien, et les « trois excellents volumes » de Gaffurio22. La composante d’érudition musicale ressurgit à bien d’autres endroits. Ainsi l’explication du terme technique de tétracorde appelle-t-elle un rappel de l’invention de la lyre par Mercure et de son don à Orphée23 ; de même, le commentaire de la première ligne de l’introduction du livre III, Delphico Apollo a Pythia suo sacerdote, conduit Cesariano à énumérer les différentes dénominations et attributs de ce dieu24.
10Le développement de la question musicale apparaît à maintes reprises chez Cesariano, qui semble dans le choix des phrases, membres de phrases et termes qu’il commente, ne laisser passer aucune occasion d’introduire le paradigme musical. Le commentaire du texte vitruvien apparaît à cet égard particulièrement riche, car la musique n’y figure pas seulement comme science de l’harmonie. Convoquée dès le chapitre I, 1 comme science acoustique auxiliaire à la disposition des vases du théâtre25, elle est introduite dans le commentaire au livre V des chapitres consacrés au théâtre, où elle apparaît comme art de la voix, chant, chœur, instruments et danse26. De même figurant dans le chapitre I, 1 comme utile à la tension des machines de guerre27 et à la construction des orgues hydrauliques28, elle revient à propos de la mécanique dans les chapitres IX, 8 sur Ctésibius et l’invention des horloges à eau29, X, 8 sur les machines hydrauliques qui font jouer des orgues30, et X, 12 sur la manière de bander les catapultes et les balistes31. Ainsi l’exégèse vitruvienne, en commentant ces deux dimensions – théâtre et mécanique – étrangères aux traités proprement musicaux, contribue-t-elle à élargir considérablement au sein de la culture humaniste la conception de la discipline musicale.
11L’endroit le plus significatif où le commentaire musical apparaît est le premier chapitre du traité : le modèle musical y est omniprésent dans le commentaire de Cesariano, quand Vitruve ne fait qu’évoquer rapidement la musique parmi les disciplines nécessaires à la formation encyclopédique de l’architecte32. Ainsi le lexique musical apparaît-il dès le premier paragraphe, dans lequel est commentée la définition vitruvienne de l’architecture (I, 1, 1) et sa subdivision en fabrica et ratiocinatione. Ces lignes initiales sont l’occasion pour Cesariano d’un éloge de la science, d’après le De Anima et la Métaphysique d’Aristote ainsi que celle d’Averroès, puis de l’art, « engendré pour suppléer aux nombreux empêchements de la nature déficiente », selon les termes de l’Éthique à Nicomaque. Il stigmatise les pseudo-artistes qui opèrent sans les véritables principes de l’art, donnent à voir « l’ombre de la chose » et non « la chose véritable ». À l’inverse, en spéculant et opérant « dans la clarté corporelle de la raison, et non dans l’idée de l’ombre », vous « semblerez comme les vrais soldats ou athlètes être ornés de toutes les armes ; celles-ci seront pour vous les termes de l’art nécessaires à la raison véritable des choses que l’on peut fabriquer, appropriés à la formation de la chose que vous projetez sans aucun doute de faire grâce à la pratique et à la science »33. Cesariano développe ici la métaphore des armes présente dans le texte de Vitruve (I, 1, 2). Il conclut le paragraphe en lui ajoutant la métaphore musicale, paraphrase d’une citation, d’après le florilège médiéval des Auctoritates Aristotelis, de l’Éthique à Nicomaque, précédemment introduite34 : « Et ainsi par de bonnes raisons vous recevrez les discours consonants aux opérations, mais éviterez les dissonants. »35
12L’énumération des différentes disciplines amène un commentaire isolé de chacune, le plus développé étant celui de la musique, peu avant l’arithmétique et le dessin. Si Cesariano n’écarte pas les disciplines littéraires, les lettres, l’histoire et la philosophie, celles-ci apparaissent simplement comme nécessaires à l’apprentissage de tout savoir. Cesariano affirme la noblesse et le primat du dessin, la graphida, étendue à la peinture et à la sculpture. Ces paragraphes mettent en évidence le rôle primordial des mathématiques. L’arithmétique, écrit Cesariano, « […] est capable par elle-même d’être séparée des autres arts et sciences libérales, mais les autres [sciences] libérales semblent ne pas pouvoir être sans compagnie »36. Le terme matematici est commenté à plusieurs endroits du traité37. Il est l’occasion pour Cesariano de dresser la liste des disciplines quadriviales, en y incluant la perspective, et d’insister sur la certitude de la discipline, qui lui assure le primat dans l’encyclopédie du savoir : les mathématiciens sont « […] les experts de ces sciences dites mathématiques qui, grâce à la certitude du calcul, sont placées au nombre des sciences véritables, parce qu’elles n’admettent pas l’erreur. Mais au moyen de la figure et du calcul elles sont avec certitude évidentes et manifestes, comme l’arithmétique, la géométrie, la musique, la perspective et autres semblables »38. L’influence de Luca Pacioli, avec notamment l’inclusion de la perspective parmi les sciences libérales et la confrontation nouvelle qui s’établit avec la musique39, se fait sentir dans ces considérations, qui s’appuient essentiellement sur les disciplines d’application, allant de l’abaque à la défense militaire ou au flux des acqueducs. Dans ce cadre, la musique est conçue comme une science mathématique, en contradiction avec le texte classique se fondant sur la physique aristoxénienne40. La musique, commente Cesariano, « […] enseignera au bénéfice de l’architecture les proportions qui quelquefois ne se trouvent pas facilement dans les symétries géométriques ou arithmétiques, comme celles que l’on emploie communément. Et non seulement elle saura commoduler les proportions des édifices, mais les intonations et dénominations de tout nombre assemblé et proportionné et soustraire des quantités plus grandes les plus petites »41. Suit un résumé des principales opérations de la quantité relative, soutenue par l’autorité d’Euclide, dont Pacioli avait traduit les Éléments en 1509, et de Franchino Gaffurio42 : maître de chapelle du Duomo de Milan, lecteur comme Pacioli au gymnase de Ludovic le More, il est la plus grande autorité moderne de la science musicale ; apparaissant dès le folio 4 r, il figure parmi les noms les plus cités du traité, avec celui de l’auteur de la Divine proportion43. Cesariano l’appelle « notre patricien & précepteur très érudit »44, ce dernier qualificatif n’étant partagé qu’avec Bramante45.
13À partir de ce point, la référence à la proportion musicale est constante chez Cesariano. Pour expliquer la correction optique sous-tendant la notion d’eurythmie, il introduit le paradigme musical, à propos des proportions des colonnes au chapitre III, 2 : pour assurer leur beauté, il faut procéder « comme le fait le musicien pour accorder (concordare) les voix afin qu’au moyen de la consonance elles plaisent aux oreilles et à notre intellect. Quand ils veulent accorder plusieurs instruments sonores, l’on sait de façon très connue que par l’augmentation ou la diminution de la contraction ou du relâchement des cordes tendues les proportions commodulées parviennent consonantes à l’oreille : et ainsi se tempèrent ces objets faux et inélégants des choses faites artificiellement qui se présentent à nos yeux »46. Notons que partout ailleurs Cesariano simplifie les concepts de symétrie et d’eurythmie en une seule expression, euritmiata simmetria, ou les emploie en tant que synonymes47. Alors qu’il expose les opérations pour lesquelles l’architecture fait appel aux proportions, il poursuit sa référence explicite au paradigme de la consonance :
Ainsi donc connaissant les proportions musicales eurythmiques (musicale proportione euritmiate), il saura disposer non seulement le corps de tout grand bâtiment, mais ensuite toute membrure particulière, principale et subséquente ; et disposer aussi tous les membres plus petits construits selon cette symétrie distributive et communicante, et également les orner […] tu dois savoir employer les aires et surfaces terrestres, pour la salubrité, la commodité de la distribution et l’utilité, avec une proportion pas moindre que ne sont les distances proportionnées d’une voix à une autre placées et notées harmoniquement ; et également que, si les notes minimes et semiminimes qui sont des petites parties des proportions n’étaient pas bien assemblées dans un chant, l’on ne pourrait obtenir correctement l’harmonique & joyeuse symétrie (concinnità)48.
14Soulignons que cette analogie entre les proportions musicales et celles de l’édifice n’est nullement le fait de Vitruve. Dans le chapitre III, 1, la symmetria et la proportio du corps humain s’expriment par la mise en relation des modules plastiques (pied, palme, coudée) avec des modules numériques. Mais le lien entre l’anthropométrie et la science musicale n’est nullement établi. Si les rapports épimores sont évoqués dans le chapitre III, 1, l’exposé des consonances musicales apparaît à la fin du chapitre V, 4 consacré à l’harmonique. Or, conformément à la doctrine d’Aristoxène sur laquelle se fonde Vitruve, conçue à l’encontre des pythagoriciens, nous n’y trouvons aucune référence à la science des nombres, mais un résumé de la science du mouvement de la voix propre à l’harmonique acoustique aristoxénienne. C’est donc seulement à l’intérieur du vitruvianisme de la Renaissance que s’établit cette connexion, grâce à l’entrecroisement de la tradition vitruvienne avec celle mathématico-musicale de Boèce, effectué par Alberti49. Encore faut-il souligner que celui-ci ne fait référence à la musique qu’en tant que science de la quantité relative, l’harmonique mathématique, et nullement en tant que science subalternée, l’harmonique acoustique ou canonique, liée à la production du son.
15Tel n’est pas le cas de Cesariano, qui s’évertue à introduire le paradigme de la consonance et, des deux lexiques distincts dont disposent l’arithmétique et la musique pour dénommer la proportion50, privilégie celui de l’art sonore. Ainsi au chapitre III, 1 l’explication des rapports sesquitierce51 et hémiole52 évoqués par Vitruve est-elle commentée grâce à une référence aux intervalles musicaux correspondants. Au chapitre I, 1, le terme symphonia, relevant du vocabulaire proprement musical, bénéficie de deux commentaires, comme composition de voix consonantes et harmonieuses53, ou comme synonyme de consonance, harmonie de deux sons dissemblables réduits à l’unité54. De même, le passage où Vitruve rapproche l’art du médecin de celui du musicien et évoque les battements du pouls conduit Cesariano à introduire une définition musicale du rythme :
Le rythme signifie en grec nombre, parce qu’en lui les syllabes des vers se nombrent. Mais le rythme signifie aussi modulation en latin, parce que les chants musicaux se font grâce au nombre des notes, qui indiquent la concordance et la discordance des voix55.
16Ainsi introduit, le paradigme musical ne cesse de courir tout au long du paragraphe :
[…] le rythme peut signifier l’indication de la commodulation des veines du pouls. C’est pourquoi il est nécessaire que les médecins, qui touchent les pulsations des veines corporelles, connaissent cette altération des intimes esprits vitaux (comme Aristote dans le livre sur La Mort et la vie), qui par leur discordance naturelle indiquent […] quand les esprits artériels en se mouvant attaquent le sang en raison de la véhémence du mouvement du corps […] si le médecin ne sait pas reconnaître et accorder cette cause naturelle ou accidentelle qui fait souffrir, il n’est pas possible que le malade, après un long alanguissement, ne se tire hors du danger, si Dieu (ou la nature) ne l’aide56.
17Les proportions musicales (musicas proportiones) sont explicitement mentionnées comme auxiliaires à l’art médical, à partir d’une citation du De Generibus et differentiis pulsum de Galien. Après avoir ainsi valorisé le paradigme musical, Cesariano réaffirme la distinction vitruvienne entre théorie et pratique, et la spécificité de chaque discipline, dont l’art médical souligne l’importance : « Et si le corps est blessé, il est nécessaire, pour le secourir d’un péril mortel, que cette opération soit bien celle du médecin et non du musicien »57.
18En incluant la musique dans les disciplines mathématiques, Cesariano fait appel aux développements les plus modernes de cette science qui en théorisent l’application pratique58, conformément aux autres branches du savoir mathématique telles que l’abaque ou la perspective. Ainsi, lorsqu’il commente le passage où Vitruve détaille les emplois que l’architecte fait de la musique : « Pour ce qui est de la musique, il doit y être consommé afin de connaître la proportion canonique et mathématique etc. » (I, 1, 8), il traduit le terme latin rationem canonicam par cancionica ratione ; et s’il emploie ensuite dans son commentaire le terme canonica ratione, il l’interprète non pas comme la proportion mathématique que donne la science du canon, mais bien comme son expression dans l’art du chant et dans la notation de celui-ci :
Vitruve donne ici la raison pour laquelle l’architecte doit savoir la musique et posséder la proportion canonique, c’est-à-dire la raison du chant, et la notation mathématique, c’est-à-dire la proportionnalité nombreuse notée ou représentée dans la forme par laquelle on connaît la valeur des figures notées, soit écriture blanche et noire, carrée et oblongue comme une flèche […]59
19Cesariano se montre particulièrement sensible à la notation60 ; en soulignant ses détails graphiques de couleur et de forme, il semble la rapprocher de la peinture, qui lui est chère. Notons que Barbaro introduira à son tour cette application graphique des proportions dans son commentaire musical : en insistant sur l’espace de lignes droites et d’espaces que forme la portée, permettant la mesure précise et la visualisation des mouvements d’espace et de durée de l’harmonie musicale, il rapprochera la notation non plus de la peinture mais de la géométrie. En évoquant les « puissances harmoniques vocales », Cesariano montre une étonnante connaissance de la toute dernière actualisation de la science musicale, qui annonce la verticalisation de l’harmonie61.
20Notons toutefois que le chapitre V, 4 consacré à l’harmonique se montre décevant par rapport aux autres occurrences musicales et semble opérer une dichotomie dans le commentaire. Si, de fait, les points musicaux développés par Cesariano tout au long de son commentaire introduisent la science mathématique et musicale de Pacioli et de Gaffurio, il n’en est rien dans le chapitre consacré à la musique. Mise à part l’évocation de la quantité et de la voix continue et discrète62 qui surédifie de façon mathématique le texte de Vitruve, le commentaire ne fait que rappeler les éléments de l’abrégé vitruvien de l’harmonique aristoxénienne, les genres diatonique, chromatique et enharmonique, l’organisation des tétracordes et des phthongoi des échelles grecques63. Il ne propose pas d’exposé mathématique, pour lequel il renvoie aux traités musicaux de Gaffurio ; il s’en justifie en reprenant à son compte l’argument de Vitruve réduisant les disciplines de l’encyclopédie à un savoir théorique minimal partagé par les doctes64. La seule actualisation de la science grecque consiste à introduire la théorie médiévale de la solmisation latine, apprise au moyen de la main guidonienne, qui fera l’objet d’une illustration supplémentaire dans le commentaire de Caporali65. On mesure toute la distance parcourue par le commentaire de Barbaro : celui-ci procédera d’une part à une mathématisation bien plus forte de la musique et inclura dans ce chapitre un exposé complet des nombres sonores ; d’autre part, il développera l’abrégé vitruvien de la science aristoxénienne par une abondante matière puisée à la source grecque des Éléments harmoniques66, quand Cesariano révèle sa méconnaissance d’Aristoxène en évaluant ses œuvres, par une transcription fautive de Suidas, à 4503 au lieu de 45367.
21Le paradigme musical est encore développé à propos de la géométrie, dans un très long passage commentant le parallèle entre astronomes et musiciens (I, 1, 16). Le texte de Vitruve distingue deux termes, spécifiques aux deux disciplines : concordances astrologiques (simpatia delle stelle) et accords musicaux (simphonie). Cesariano, alléguant l’autorité de Ptolémée et de son Tétrabiblos, commente le passage en employant le terme simphonia pour les deux types de proportion :
il […] ne signifie rien d’autre […] que concordance (concordantia), au point que dans les carrés des surfaces ou des corps comme dans les triangles, tu trouveras proportionnellement dans leurs vues angulaires les consonances (consonantie) ou concordances (concordantie), comme celles des voix qui forment la quinte et la quarte68.
22Ce qu’il illustre par un troisième diagramme musical, accompagné d’un cosmogramme. Il introduit une très longue digression sur l’âme du monde et l’âme rationnelle, citant maints auteurs, de Platon à Cicéron, d’Aristote, Thémistius à Averroès :
[…] il existe une discussion sur les proportions communes à certaines sectes de philosophes, comme les pythagoriciens et les platoniciens, au sujet de l’âme du monde et notre [âme] rationnelle et, comme le dit principalement Aristote au premier livre du De Anima, texte 45 : « Il a divisé l’un de ces cercles en sept cercles, étant donné que les révolutions du ciel sont les mouvements mêmes de l’âme » [I, 407 a]. Et afin que cela soit compris, nous aborderons l’opinion de Platon, qui dans le Timée, comme d’autres également le disent (c’est-à-dire Cicéron dans le livre Le Songe de Scipion, Thémistius et autres), veut que l’âme rationnelle soit composée d’une nature divisible et indivisible ; et par indivisible on comprend l’esprit, par divisible les autres puissances irrationnelles. Et il veut que quand Dieu créa l’âme, il fit tout d’abord une ligne droite, puis, afin qu’elle puisse se connaître, circulaire dans un cercle ; une fois divisé en deux, il voulut que le supérieur fût l’esprit, ou la nature intellectuelle, qui est en même temps indivisible. Il divisa l’autre cercle par une proportion harmonique en sept cercles, qui sont la colère, la concupiscence, la mémoire, la pensée, la fantaisie ou l’imagination, le sens commun et le sens particulier, qui se divise ensuite en cinq sens. […] Que celui qui veut voir cela de façon étendue lise dans le Timée et autres et également Cicéron dans le livre précédemment invoqué du Songe de Scipion, alors qu’il parle des proportions qui se trouvent dans les cieux, qu’il existe une même raison de l’âme du ciel, comme le dit Averroès, et de notre âme rationnelle, ou qu’il existe une même raison de notre âme rationnelle et de l’âme du monde, comme le dit Thémistius dans le premier livre du De Anima69.
23Ce serait, conclut-il, « un long exposé pour expliquer les proportions des puissances de notre âme et également celles de l’âme du monde »70.
24Modelé par le thème de l’harmonia mundi qui domine l’ouvrage, le propos de Cesariano hésite, avec beaucoup de confusion, entre la distinction des disciplines subalternées, ce qui, comme l’a relevé M. Tafuri, marque une « tentative significative de distinguer les compétences et d’élaborer des instruments culturels spécifiques »71 et le primat du modèle musical dans la science des proportions :
[…] les proportions qui se trouvent dans le macrocosme se trouvent aussi dans le microcosme qu’est l’homme, c’est-à-dire dans les puissances de son âme rationnelle. Il appert donc que les proportions sont communes aux philosophes, mais considérées diversement, puisque le médecin les considère dans le pouls, l’astronome dans la concordance des étoiles, c’est-à-dire dans les diamètres, triangles, carrés et hexagones ; mais le musicien dans les consonances, comme la quinte, la quarte et l’octave etc. ; le philosophe dans les cieux et les puissances de l’âme rationnelle, selon la forme toutefois des consonances ou proportions harmoniques. Et ainsi Pythagore voulut qu’il y eût dans les cieux harmonie et musique. Et Pline, au deuxième livre du De Siderum musica, suivant Pythagore, expose ces proportions harmoniques qui sont dans les cieux […]72
25Le développement du paradigme musical est relancé par une citation des Parva naturalia (27) d’après les Auctoritates Aristotelis : « Unus sonus numero potest pervenire ad aures plurium, sed per species multus »73. Elle introduit des considérations acoustiques qui visent à expliciter davantage le lien entre le diagramme musical et le cosmogramme. L’exemple des sens, appuyé par le De Animalibus et le De Generatione et corruptione, est pris pour montrer que tout dérive d’un point, comme il en est de la voix musicale74. Les mouvements de réflexion du son sont comparables à ceux des rayons : tous deux se traduisent géométriquement75. Cesariano poursuit son commentaire, en faisant appel à l’autorité de Vitruve et à ses considérations acoustiques sur la voix inclues dans le livre V, à propos de l’acoustique du théâtre76. Le phénomène de l’écho, mentionné à partir du De Anima (II, 419 b) d’Aristote et de l’Histoire naturelle (XXXVI, 99-100) de Pline, lui permet de développer son propos et de poursuivre l’analogie musicale :
[…] quand nous trouvons les lieux aptes à concevoir l’[écho], nous voyons cette disposition réciproque de l’air répercuter et multiplier la même voix, parvenant de différentes façons aux auditeurs qui sont autour. On peut aussi le considérer quand on est dans une vallée de quelque sommet montagneux, ou autre hauteur, par une ligne droite ou par un lieu triangulaire positionnés etc. ; et alors que ceux-ci sont égaux ou inégaux, en montant soit peu à peu soit rapidement tu parleras ou entendras quelqu’un ou des discours de la même manière en bas ou en haut ou de loin, tu comprendras indubitablement les mutations de cette voix, par ces distances variées depuis l’intonation principale : ce qui implique les proportions de la voix pour ceux qui seront au-dessus et au-dessous, ou au milieu. Parce qu’au-dessus tu entendras le résonnement de l’intonation, au-dessous tu auras la note hypate, au milieu la parypatemeson, en bas sera la nete hyperboleon. De même en ajoutant les autres [notes] qui leur sont contiguës, tu auras chacune de leurs proportions dans l’air paisible et tranquille. Et tu les trouveras par circularité, si elles ne sont pas interrompues par quelque empêchement (comme nous le ferons selon Vitruve au cinquième livre), et non seulement les tons, mais les demi-tons et autres notes minimes ainsi que celles-ci procéderont de ce premier point A, en se mouvant circulairement jusqu’à B77.
26Pour montrer que les mouvements des astres et ceux de la voix relèvent d’un même principe géométrique, il reprend, pour le contredire, l’argument du chartrain Gilbert de la Porée et d’Aristote au premier livre du De Proprietibus elementorum sur le silence de l’harmonie céleste. À l’encontre de Pietro Montio, spécialiste milanais de l’art de la guerre proche de Léonard, Cesariano soutient que le mouvement harmonique produit des sons, y compris entre les sphères célestes :
[…] beaucoup ont voulu que les intonations des sons ne se conçoivent que là où il y a de l’air. Mais cependant on peut et doit croire qu’en tout lieu où l’on peut faire un mouvement, l’on peut faire un son. Et puisque les éléments ont toujours entre eux cohérence et commixtion en faisant toujours quelque conception mélangée, je dis pour cela qu’il me semble croyable qu’en tout élément l’on peut concevoir un son […] et je dis aussi qu’il se conçoit d’autant plus fort que ce mouvement est plus multiplié, ou que [se conçoit] même aussi la fureur sonore, si le mouvement monte au-dessus de ces éléments78.
27Il peut ainsi conclure à la supériorité de la vision sur l’audition :
[…] trois infimes cercles élémentaires ont plus de puissance en comparaison de ceux qui durent, puisque nous n’entendons pas [l’harmonie céleste] ici sur terre, comme toutes les choses que nous pénétrons par la vision79.
28Ce long passage apparaît pour la question musicale comme le point le plus original du commentaire de Cesariano, en substituant à l’harmonique mathématique une considération acoustique et géométrique des proportions musicales80. On constate combien cette substitution est chez Cesariano liée au développement de la perspective dans l’encyclopédie du savoir, initié par Pacioli dans sa Divine proportion81. La représentation graphique de l’harmonie musicale est essentielle pour Cesariano, qui insiste à plusieurs reprises sur ses figures, telles que l’astronomie en produit. Cet intérêt est à replacer dans la volonté générale de géométrisation de la figure qui anime Cesariano. Celle-ci est bien visible dans le quadrillage intégral qui développe, en en effaçant l’aspect naturel et dynamique, la représentation léonardienne de l’homme ad quadratumet ad circulum ; ou encore dans la représentation de l’organisation harmonique des vases du théâtre : des lettres y indiquent la place des consonances, qui sont reliées par un rayonnement de lignes au point d’émission de la voix, selon un schéma beaucoup plus géométrique que ne le sera celui de Barbaro. L’importance que revêtent pour Cesariano la visualisation et la géométrisation des proportions musicales apparaît encore dans l’idée d’un dessin ichnographique pour représenter l’organisation des tétracordes82, comme dans le commentaire apporté au terme diagramme, placé au début du chapitre sur l’harmonie musicale où Vitruve se propose d’exposer le plus clairement possible la doctrine d’Aristoxène83 :
Diagramme… c’est-à-dire désignation géométrique de carrés ou de triangles, signifie aussi inscription sur le livre. Mais pour les termes démonstratifs vois Ange Politien, ainsi que dans la figure du premier livre je t’ai également montré comment d’un cercle donné dans lequel est produit le diamètre, puis par péréquation un demi-diamètre qui a formé deux angles égaux droits au moyen de la ligne perpendiculaire posée au-dessus au centre du cercle : lequel est autant éloigné d’une partie du demi-diamètre en prolongeant une ligne jusqu’au centre, tu formeras deux angles comme le veut Euclide au premier livre, l’un sera aigu, et l’autre obtus et grave. Ainsi sont donc tous les sons : certains se proportionnent à des tons parfaits, d’autres à des demi-tons84.
29Si Cesariano défend une conception hautement scientifique de l’architecture qui induit la mathématisation des disciplines, en particulier du dessin et de la musique, ce scientisme est toutefois coloré d’un lourd apparat mystico-platonisant, aux inflexions hermétiques, qui dote les proportions d’une signification cosmologique et universaliste85. C’est pourquoi Cesariano insiste sur le terme de simpatia, interprété non seulement comme concordance mathématique, mais comme compassio, qui affecte tant les âmes, avec leurs passions et perturbations, que les astres86. Et il inclut dans l’astronomie l’astrologie, qui préside chez les Anciens à la fondation de la cité87. C’est également cette reprise des topoï du néoplatonisme renaissant qui explique l’omniprésence du paradigme musical, marquée par la surédification constante de la proportion par la consonance, quand la pure scientificité d’un Barbaro conduira au résultat inverse.
30Malgré ses évidentes limites, l’on ne saurait nier l’importance de ce premier commentaire italien du De architectura, qui contribue à la diffusion du texte de Vitruve dans le monde des artistes. C’est sans doute là la marque du traité de Cesariano, qui montre une grande sensibilité artistique, en commentant les données techniques de façon perceptive, dynamique et affective88. Ainsi, si l’auteur a mis en évidence l’importance du principe mathématique dans la beauté harmonique, il en valorise tout autant l’effet de délectation qu’elle produit sur l’âme humaine89. Le thème est récurrent. On le trouve à propos des pseudo-architectes qui, n’étant pas capables d’opérer selon les lois mathématiques, « […] font non seulement du dommage, mais enlaidissent les ornements qui délecteraient notre âme, en voyant les remarquables beautés et décorations de la cité »90. Il apparaît encore à propos de tous les artisans, auxquels Cesariano étend la nécessité du savoir mathématique : les orfèvres, les peintres, les sculpteurs, tailleurs de pierre, de frises ou autres ornements, et les statuaires, « parce que les idées des figures des corps humains et d’autres animaux sont grâce à leurs bonnes symétries proportionnées (simmetrie proportionate) plus agréables à la délectation humaine que ne le sont les autres choses imitées de la nature […] »91.
31Le thème est particulièrement développé à propos de la musique. Dès le chapitre I, 1 où elle apparaît dans l’encyclopédisme vitruvien, Cesariano souligne le lien entre l’harmonie mathématique qui la structure et sa puissance de commotion, non seulement sur les âmes mais sur tous les éléments de la création :
La musique est donc l’une des sciences mathématiques et qui connaîtra la philosophie, et aura pratiqué [la musique], connaîtra non seulement les paroles importantes que Vitruve prononce, mais aura […] la puissance de charmer et d’émouvoir les âmes de presque tous les êtres vivants sensibles. De même par sa proportionnalité, son harmonie (concinnità) elle a aussi le pouvoir d’émouvoir les éléments etc.92
32Le topos est développé dans le chapitre V, 4 sur l’harmonie musicale, avec une allusion à la théorie ficinienne du spiritus qui lui confère sa puissance sur le macrocosme et le microcosme93 :
[la musique] est en quelque sorte un esprit élémentaire et céleste, et aussi peut-on dire du monde entier, qui par les quantités numériques pousse et dispose quasiment toutes les choses à la concorde et à la proportionnalité des mouvements, des sens ou des sons ; par l’harmonie (concinnità), au moyen des intervalles, elle fait que ces choses disjointes se disposent à la concorde. Et elle peut ainsi disposer nos âmes à apaiser et changer celles d’autrui, et les accorder avec les nôtres ; il semble ainsi que l’on puisse par un discours juste ou des chants modérer l’esprit divin ou celui des princes ou d’autres auditeurs, quelquefois pleurer en raison de la douceur des chants ou des sons, et ainsi disposer le cœur animé […] à consentir à de nombreux effets. Et ainsi les philosophes très expérimentés au moyen de l’éloquence associée au chant comme Orphée émouvaient et disposaient toutes sortes de personnes à faire comme ils le voulaient94.
33Si donc la musique est nécessaire à l’architecte, c’est selon Cesariano en raison de cette force psychagogique, liée à la structure mathématique de l’harmonie, dont elle fournit le paradigme : ainsi Vitruve, écrit-il, a-t-il voulu « […] dans le présent chapitre décrire la raison nécessaire et utile pour inspirer en quelque sorte et animer ces lieux, pouvant dans ces habitations confortablement rendre notre conversation joyeuse, sciences qu’il convient de posséder selon la raison musicale et harmonique »95.
34Pour la musique, l’on ne saurait assez souligner l’importance du commentaire de Cesariano, comme de celui de Barbaro. L’exégèse de Vitruve se révèle être le véhicule des théories les plus modernes de la science musicale ; plus encore, elle contribue à maintenir la musique, même de façon ambiguë ou paradoxale, parmi les disciplines fondamentales de l’encyclopédie du savoir, au moment où la mathématisation de l’espace visuel, mettant fin à la position prééminente qu’elle possédait depuis l’Antiquité dans la science des proportions, tend de façon irréversible à l’exclure.
Notes de bas de page
1 C. Cesariano, Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura libri X, traducti de latino in vulgare, affigurati, commentati et con mirando ordine insigniti, Como, Gotardo da Ponte, 1521 ; éd. facs. Bronx, Blom, 1968 ; éd. facs. A. Bruschi, A. Carugo, F. P. Fiore, Milano, 1981 ; éd. séparée : livre I, dans M. L. Gatti Perer et A. Rovetta (éds), Cesare Cesariano e il classicismo di primo Cinquecento, Milano, 1996, p. 334-445 ; Vitruvio De Architectura, libri 2.-4., I materiali, i templi, gli ordini, éd. A. Rovetta, Milano, 2002 ; Volgarizzamento dei libri IX (capitoli 7 e 8) e X di Vitruvio, De Architectura, secondo il manoscritto 9/2790 seccion de Cortes della Real Academia de la Historia, Madrid, éd. B. Agosti, Pisa, 1996 ; éd. partielle : chap. I, 2, dans A. Bruschi, C. Maltese, M. Tafuri, R. Bonelli (éds), Scritti rinascimentali d’architettura, Milano, 1978, p. 439-458 ; chap. V, 3, 6, 7, 8, 9, dans F. Marotti (éd.), Lo Spettacolo dall’Umanesimo al Manierismo, Milano, 1974 ; éd. de la traduction italienne (sans le commentaire) : http://fonti-sa.signum.sns.it.
2 Voir F. A. Gallo, « La musica nel commento a Vitruvio di Cesare Cesariano (Como, 1521) e di Giovanni Caporali (Perugia, 1536) », dans Arte e musica in Umbria tra Cinquecento e seicento, Perugia, 1981, p. 89-92 ; A. E. Moyer, « Daniele Barbaro and the Commentaries on Vitruvius », dans Musica Scientia. Musical Scholarship in the Italian Renaissance, Ithaca, London, 1992, p. 186-197.
3 Voir notamment les présentations de M. Tafuri, « Cesare Cesariano e gli studi vitruviani del Quattrocento », dans A. Bruschi, C. Maltese, M. Tafuri, R. Bonelli (éds), op. cit., 1978, p. 387-467 ; A. Bruschi, « Introduzione », dans éd. facs. 1981, op. cit., p. XI-XXXIV ; A. Rovetta, « Note introduttive all’edizione moderna del primo libro del Vitruvio di Cesare Cesariano », dans M. L. Gatti Perer et A. Rovetta (éds), op. cit., 1996, p. 247-308 ; P. Fiore, « Le De Architectura de Vitruve édité par Cesare Cesariano, à Côme en 1521 », dans S. Deswarte Rosa (éd.), Sebastiano Serlio à Lyon, Architecture et imprimerie, Lyon, 2004, p. 355-358.
4 Il Libro de gli Uomini illustri da Gajo Plinio Cecilio volgarizato da Pietro Raneoni, Siena, Symone di Nicolao Cartolaro, 1506.
5 César, Commentariorum de bello Gallico libri VIII, Venetiis, in ædibus Aldi et Andreæ soceri, 1513.
6 M. Vitruvius per Iocundum solito castigatior factus cum figuris et tabula ut iam legi et intellegi possit, Venetiis, Johannes de Tacuino, 1511.
7 Ed. it. I Dieci libri dell’architettura di M. Vitruvio, tradotti e commentati da Daniel Barbaro, Venise, Francesco Marcolini, 1556 ; 2e éd Venise, Francesco de’ Franceschi & Giovanni Criegher, 1567.
8 M. L. Vitruvio Pollione De Architectura traducto di latino in vulgare del vero exemplare con le figure a li soi loci con mirando ordine insignito…, Venetia, in le case de Ioanne Antonio & Piero fratelli da Sabio, 1524.
9 Architettura con il suo comento et figure Vetruvio in volgar lingua raportato per M. Gianbatista Caporali, Perugia, nella stamparia del conte Iano Bigazzini, 1536.
10 Voir P. Fiore, art. cit., 2004.
11 C. Cesariano, op. cit., III, fol. 46 v-47 r.
12 Vitruve, De Architectura, I, 1, 15-16.
13 Ibid., I, 1, 8-9.
14 L. B. Alberti, L’Art d’édifier, IX, 10, 861, éd. P. Caye et F. Choay, Paris, 2004, p. 461.
15 Ibid.
16 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 76 r-79 r.
17 Notons que Vitruve avait prévu dans ce chapitre l’insertion d’une diagramme musical pour faciliter la compréhension de l’harmonique aristoxénienne : « C’est pourquoi je m’efforcerai d’être le plus clair possible dans ma façon de rendre la teneur des écrits d’Aristoxène, et je tracerai ci-dessous sa table, en y marquant les degrés sonores, en sorte qu’avec une attention un peu soutenue, on puisse comprendre plus facilement » (De l’architecture, V, 4, 1, éd. C. Saliou, Paris, 2009, p. 11-12). Il s’agit de la sixième des figures mentionnées dans le texte, dont aucune n’a été transmise par la tradition manuscrite : voir note 5, p. 184.
18 Voir A. F. Gallo, art. cit., 1981, p. 91 ; A. Bruschi, « Introduzione », art. cit., 1981, p. XII ; A. Rovetta, art. cit., 1996, p. 294. Ces deux diagrammes musicaux de Gaffurio sont repris par Caporali, op. cit., V, 4, fol. 111 v et 113 r. Sur le lien entre les deux, voir C. Verga, « Franchino Gaffuri e Giambattista Caporali : due umanisti tra musica e architettura », Archivio storico lodigiano, s. 2, 12 (1964), p. 18-26.
19 Ms. Bologna, Civ. Mus. B 26, fols. 1 r-20 r. Voir A. F. Gallo, « La trattatistica musicale », dans M. Pastore Stocchi (éd.), Storia della cultura veneta, 3/III Dal primo quattrocento al concilio di Trento, Vicenza, 1981, p. 314 ; A. E. Moyer, art. cit., 1992, p. 185.
20 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 76 r.
21 Ibid.
22 Ibid., fol. 76 v.
23 Ibid., fol. 76 r.
24 Ibid., III, fol. 47 r-v ; sur Apollon, voir aussi V, 4, 76 r.
25 Vitruve, De l’architecture, I, 1, 9 : « De même, dans les théâtres, des vases de bronze sont placés dans les niches sous les gradins ; ils sont disposés selon un système de relations mathématiques d’après les intervalles sonores ; les Grecs les appellent ἠχεῖα ; ils sont placés à intervalles réguliers sur la circonférence pour donner les consonances musicales, ou accords, – quarte, quinte, jusqu’à la double octave – de façon que la voix de l’acteur, rencontrant les résonances aux emplacements des vases qu’elle aura heurtés, parvienne aux oreilles des spectateurs plus claire et plis agréable après avoir été amplifiée. » (éd. P. Fleury, Paris, 2003, p. 9)
26 C. Cesariano, op. cit., V, 3, fol. 75 r ; V, 5, fol, 81 r ; V, 7, 83 r ; V, 8, 83 v ; V, 9, fol. 84 v-85 ; voir F. Riffini, « Linee rette e intrichi: il Vitruvio di Cesariano e la ferrara teatrale di Ercole I », dans G. Papagno, A. Quondam (éds), La Corte e lo spazio: Ferrare estense, Roma, 1982, II, p. 365-429 ; A. Rovetta, « Tappe di avvicinamento: San Benedetto Po e Ferrare », dans A. Rovetta, E. Monducci, C. Caselli (éds), Cesare Cesariano e il Rinascimento a Reggio Emilia, 2008, p. 31-45.
27 Vitruve, De l’architecture, I, 1, 8 : « L’architecte doit connaître la musique […] pour pouvoir régler correctement les balistes, les catapultes et les scorpions. Dans les cadres en effet, il y a à droite et à gauche les trous des ressorts à travers lesquels sont tendus, au moyen de treuils et de leviers, les faisceaux de nerfs ; ceux-ci ne sont fixés et arrêtés que s’ils rendent des sons déterminés et reconnus égaux aux oreilles du spécialiste. En effet les bras qui sont introduits dans ces ressorts, lorsqu’ils sont tendus, doivent envoyer le coup l’un et l’autre de la manière et de la même force, car, s’ils ne sont pas “homotones”, ils empêcheront les projectiles d’avoir une trajectoire rectiligne. » (éd. cit., p. 8)
28 Ibid., I, 1, 9 : « Personne non plus ne pourra construire des orgues hydrauliques et tout appareil semblable à ces instruments sans connaître les systèmes de relations musicales. » (éd. cit., p. 9).
29 C. Cesariano, op. cit., IX, 8 fol. 159 r.
30 Ibid., X, 13, fol. 172 r-173 r.
31 Ibid., X, 16, fol. 176 r ; X, 17, fol. 176 v ; X, 18, fol. 177 r-v.
32 Vitruve, De l’architecture, I, 1, 1-3 : « Le savoir de l’architecte est riche d’un assez grand nombre de disciplines et de connaissances variées ; son jugement éprouve toutes les œuvres que produisent les autres arts. […] Il faut qu’il soit lettré, expert en dessin, savant en géométrie, qu’il connaisse un assez grand nombre d’œuvres historiques, qu’il ait écouté avec attention les philosophes, qu’il sache la musique, qu’il ne soit pas ignorant en médecine, qu’il connaisse la jurisprudence, qu’il ait des connaissances en astronomie et sur le système céleste. » (éd. cit., p. 4-5).
33 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 3 r.
34 Ibid., I, 1, fol. 2 v : In actionibus humanis minus creditur sermonibus quam operibus, quoniam, quando sermones dissonant in operibus, sensibiliter tunc contemnuntur ; voir Auctoritates Aristotelis, « Sequuntur autoritates X libri Ethicorum Aristotelis » 197-198 ; voir Aristote, Éthique à Nicomaque, K1, 1172 a 34-35 ; K1, 1172 a 35-b 1.
35 Ibid., I, 1, fol. 3 r.
36 Ibid., I, 1, fol. 3 v.
37 Ibid., I, 1, fol. 12 r ; III, 1, fol. 50 v.
38 Ibid., III, 1, fol. 50 v.
39 Voir L. Pacioli, Divine proportion, Œuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment à étudier la philosophie, la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant une très secrète science (1497), I, 3, « Ce que signifie et implique le nom de mathématique, et quelles sont les disciplines mathématiques ». Pacioli conclut à la supériorité de la perspective sur la musique : « Si ces sages [Platon, Aristote, Isidore de Séville, Boèce] en effet disent que la musique satisfait l’ouïe, un des sens que nous a donnés la nature, je dis, moi, que la perspective satisfait la vue, sens d’autant plus noble qu’il est la première porte de l’intellect. S’ils disent que la musique observe le nombre sonore, et la mesure signifiée par le temps de ses modulations, je dis de mon côté que la perspective observe le nombre naturel selon toutes ses définitions, ainsi que la mesure de la ligne visuelle. Si la première récrée l’âme par l’harmonie, la seconde la charme par le respect de la perspective et de la variété des teintes ; si celle-là respecte les proportions harmoniques, celle-ci respecte les proportions arithmétiques et géométriques. » (trad. fr. Paris, 1980, p. 56). Cette supériorité est également affirmée par Cesariano : voir note 79.
40 Le lien entre musique et mathématique est réaffirmé à propos de Philolaus : « il fut non seulement mathématicien, mais excellent musicien » ; et d’Archytas : « il fut celui qui sauva Platon de Denys par une de ses lettres. Et aussi, outre la discipline mathématique, excellent musicien, il fut l’inventeur de la πλαταγα […] », C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 12 r. Voir Aristote, Politique, VIII, 6.
41 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 3 v-4 r.
42 Son autorité dans la science des proportions est réaffirmée en III, 1, fol. 50 v.
43 Sur le rapport entre Pacioli et Gaffurio, voir E. Winternitz, « Gaffurius and Pacioli », dans Leonardo da Vinci as a Musician, New Haven, London, 1982, p. 5-16.
44 C. Cesariano, op. cit., V, 4, 77 r.
45 Ibid., I, 1, 4 v.
46 Ibid., III, 2, 55 v-56 r. La référence au paradigme musical, à propos de l’eurythmie, se retrouve chez Barbaro : « C’est pourquoi, en musique, recherche-t-on au-delà de l’harmonie canonique, une juste modulation des voix qu’obtiennent ceux qui ont l’habitude de chanter le plus souvent en chœur et où plane, au-dessus de la symphonie concertante des voix, un-je-ne-sais-quoi de douceur et de grâce […] et ce je-ne-sais-quoi, [qui est la belle manière de l’art], a pour nom, dans les autres arts comme en musique, [et en particulier en Architecture] Eurythmie [et pour filles grâce et plaisir] [qui conviennent autant aux objets en repos qu’à ceux en mouvement] » (éd. cit., I, 2) Trad. P. Caye, dans Le Savoir de Palladio, Paris, 1995, p. 191) ; voir notes 30 et 31, p. 229-231. Notons que la référence musicale est absente chez Vitruve ; P. Fleury souligne toutefois l’origine musicale (et rhétorique) du terme, transposé par Vitruve à l’architecture ; voir Vitruve, De l’architecture, éd. cit., p. 112, I, 2, 3, note 1.
47 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 77 r ; voir aussi par exemple I, 2, fol. 16 r : euritmiata simmetria ; III, 1, fol. 49 r : omnes symmetrias eurythmiatas & proportionatas ; fol. 51 v : simmetrie euritmiate. Voir M. Tafuri, art. cit., 1978, p. 418.
48 Ibid., I, 1, fol. 4 r.
49 L. B. Alberti, L’Art d’édifier, X, 5, 823-825.
50 Voir Boèce, Institutio arithmetica, I, 1, 10 : « Ce qui prouve la priorité de l’arithmétique sur la musique, c’est, au premier chef, la priorité de l’être en soi sur l’être relatif. En outre, l’harmonie musicale elle-même se note par des noms de nombres […] la quarte, la quinte, l’octave, tirent leur nom de celui du nombre qui leur est antérieur. » (éd. J.‑Y. Guillaumin, Paris, 1995, p. 9-10) ; voir aussi De institutione musica, I, 7 « Quels rapports pourraient être associés à quelles consonances musicales » ; I, 16 ; I, 18 ; II, 21-26. Cette distinction est réaffirmée par Barbaro : « Notons que les musiciens ont refusé de donner à leurs proportions les noms que l’arithmétique utilise pour désigner les siennes ; ils ont préféré appeler le double, octave ; le sesquialtère ou trois demis, quinte ; le sesquiterce ou quatre tiers, quarte. » (éd. cit., I, 1, p. 113).
51 C. Cesariano, op. cit., III, 1, fol. 51 r : « Epitritus. Dans un texte j’ai lu επιστιτος qui semble un mot corrompu. Mais dans de nombreux [autres] j’ai lu epitritos, qui signifie sesquitierce, parce que, quand de deux nombres un plus grand contient le plus petit et que dépasse la troisième partie, celui-ci s’appelle épitrite, comme par exemple quatre qui contient trois, puis le dépasse d’un. Et d’une telle comparaison naît dans la symphonie la quarte (diatesseron). »
52 Ibid. : « Quand neuf ont été obtenus, c’est-à-dire le nombre neuf, est obtenu le sesquialtère. Ou sesquiplus qui est véritablement comme ce nombre neuf, parce qu’il a en lui le tout, qui est six, et la moitié, qui est 3, lesquels joints ensemble feront 9. Les Grecs l’appellent ηεμιολιος ou hémiole quand de deux nombres le plus grand contient entièrement le plus petit et qu’au-dessus de celui-ci il y a une moitié de son tout, comme sera 3 à deux, 6 à 4 ; par ce [nombre] se compose dans la symphonie la quinte (diapente). »
53 Ibid., I, 1, fol. 8 r : « Symphonie, c’est-à-dire une intonation de voix consonantes et harmoniques, bien que l’une soit plus grande et plus petite que l’autre, rendent toutefois les consonances harmoniques, quand on les chante de façon proportionnée et sont très douces à entendre dans une modulation ; on obtient en elles les concordances appropriées avec les voix soit aiguës soit graves. Ainsi de même avec les instruments sonores, bien que de diverse formation, quand l’on joue en même temps une génération de chant, et qu’ils sont concordants entre eux, ils sont appelés symphonie. Ainsi de même, si les voix humaines chantent avec eux le même chant, et qu’ils sont concordants, ils sont appelés en symphonie ou harmonie. »
54 I, 1, fol. 10 r : « Symphonie. Bien qu’elle soit ci-dessus appelée une douce mélodie des voix chantantes ou sonores (de fait φονοσ est dit son en latin, d’où se compose symphonie ou consonance), cependant symphonie ne signifie rien d’autre dans cette partie que concordance, au point que dans les carrés des surfaces ou des corps comme dans les triangles, tu trouveras proportionnellement dans leurs vues angulaires les consonances ou concordances, comme celles des voix qui forment la quinte et la quarte. »
55 Ibid.
56 Ibid.
57 Ibid.
58 À l’exemple de la Musica practicæ (Mediolani, per Guillermum Signerre Rothomagensem, 1496) de F. Gaffurio.
59 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 8 r.
60 Notons qu’elle avait été incluse par Aristoxène parmi les branches de la science musicale ; voir Éléments harmoniques, II, 3.
61 C. Cesariano, op. cit., III, 1, fol. 50 v. Voir F. Gaffurio, De Harmonia musicorum instrumentorum opus, livre III, en particulier chap III, 11 ; voir éd. livre I, dans Cesare Cesariano e il classicismo…, op. cit., 1996, p. 150, note 171. Sur cet aspect de la théorie musicale, C. Dahlhaus, La Tonalité harmonique. Étude des origines, trad. fr. Liège, 1993, p. 20-21 ; C. Luzzi, « ’Armonia’ e sinonimi nella trattatistica musicale del XVI secolo », Musica e storia, 10/1 (2002), p. 189-224.
62 Ibid., V, 4, fol. 76 v.
63 Puisés, comme les figures explicatives, dans le De Harmonia musicorum instrumentorum opus de Gaffurio. Sur l’hellénisme de Gaffurio, voir A. F. Gallo, « Le traduzioni dal Greco per Franchino Gaffurio », Acta Musicologica, 35 (1963), p. 172-174.
64 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 77 r. L’argument est repris plus loin : « Lecteur, il serait encore nécessaire pour ces leçons de poursuivre par de longs commentaires : mais je reste en partie content, si, ne pouvant expliquer pour les ignorants de si subtiles considérations de la science musicale, observant les principes vitruviens dans le premier livre de l’institution, j’ai donc traité avec brièveté quelque chose pour les doctes. » (Ibid., 78 v). Voir Vitruve, De l’architecture, I, 1, 13.
65 Voir A. F. Gallo, art. cit., 1981, p. 92.
66 Traduits en latin en 1562 à la demande de Zarlino par A. Gogava, qui consulta pour cela Barbaro lui-même : Aristoxeni Mvsici antiqviss. Harmonicorvm elementorvm libri iii. Cl. Ptolemæi Harmonicorum, seu de Musica lib. iii. Aristotelis de obiecto Auditus fragmentum ex Porphyrij comentarijs, Venezia, Valgrisio, 1562.
67 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 9 v.
68 Ibid., fol. 10 r.
69 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 10 r-10 v.
70 Ibid.
71 M. Tafuri, art. cit., 1978, p. 417.
72 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 10 v.
73 Ibid. Voir saint Thomas, dans De Sensu…, I, lect. 16, n. 238 ; Aristote, De Sensu et sensato, 6, 446 b 23-25.
74 Ibid. : « Quand donc la voix naturelle ou instrumentale s’étend de son centre, elle semble se commoduler, comme le sont les cannes instrumentales ou les cordes, qui se proportionnent par la raison du demi-cercle. Mais poussée hors de ce centre, et principe du diamètre marqué par la lettre A, en s’étendant à l’autre extrémité du diagramme marquée B, et tant que la voix s’écarte elle s’étend par une certaine distance, brève ou longue, ou par une longueur étroite ou étendue etc. Celles-ci feront donc chacune la voix voulue, mais pas continuellement prolongée, car avec la distance elle s’évanouit, comme cela est très connu. »
75 Ibid. : « […] si elles sont conjointes ou multipliées en concordance, il en naîtra diverses consonances symphoniques (consonantie simphonice), comme cela apparaît aussi dans les concordances astronomiques (concordantie astronomice) faites de lignes considérées par Ptolémée et par les auteurs de la Sphère, qui par l’opposition des vues et des mouvements positionnés, en étendant les lignes d’un signe à l’autre, se figurent avec certitude. Ce que feront aussi les corps planétaires, mais aussi leurs rayons centriques et excentriques, dont les distances sont proportionnellement comme se forme la quarte, la quinte et les autres consonances vocales que les habiles musiciens ont notées et figurées. »
76 Vitruve, De l’architecture, V, 3, 6-7 ; V, 4, 2.
77 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 10 v.
78 Ibid.
79 Ibid.
80 Sur l’importance de la géométrisation des proportions dans le développement de la science musicale à la Renaissance, voir G. Mambella, « Fondamenti matematici e naturali del piacere musicale tra cinque e seicento », dans M. Semi (éd.), Le Fonti dell’estetica musicale. Nuove prospettive storiche, Musica e storia, 15/2 (2007), p. 395-416.
81 Voir note 39.
82 C. Cesariano, op. cit., V, 4, 78 v-79 r. : « Tout d’abord j’ai pensé faire une ichnographie divisée par lignes comme en ont l’habitude les ordres arithmétiques quand on doit de cette façon placer les parcelles des débiteurs et des créditeurs et écrire dans chacune des parties le nom etc. et les séparer, comme par exemple ducats : ou livres : sous : et petites espèces : ou bien partie de ces espèces ; et ainsi tu auras les distinctions inscrites des notes placées dans chaque tétracorde […] »
83 Vitruve, De l’architecture, V, 4, éd. cit., p. 11-12 : « L’harmonie est le degré élémentaire de la théorie musicale, elle est obscure et difficile, surtout à vrai dire pour ceux qui ne savent pas lire le grec. Si nous voulons en traiter, il est nécessaire d’utiliser aussi des mots grecs, parce que certains d’entre eux n’ont pas d’équivalents latins. C’est pourquoi je m’efforcerai d’être le plus clair possible dans ma façon de rendre la teneur des écrits d’Aristoxène, et je tracerai ci-dessous sa table (diagramma), en y marquant les degrés sonores, en sorte qu’avec une attention un peu soutenue, on puisse comprendre plus facilement. »
84 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 76 r.
85 Sur le néo-platonisme de Cesariano, voir A. Rovetta, art. cit., 1996, p. 287 ; M. Tafuri, art. cit., 1978, p. 416-417.
86 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 10 r.
87 Ibid., fol. 9 v.
88 Dans la ligne de Léonard de Vinci, comme cela a été relevé pour le chapitre II, 7 sur les pierres et les carrières ; voir E. Beretta, « Note sulla trascrizione del Vitruvio di Cesariano », dans Vitruvio, De architectura, libri 2.-4., I materiali, i templi, gli ordini, op. cit., p. XIII.
89 Soulignons que le lien entre la proportion numérique et le plaisir qu’il procure à l’âme fait partie depuis Boèce de la théorie de l’harmonie musicale ; voir De Institutione musica, I, 1 ; I, 8 ; I, 32. Sur l’adaptation de ce principe à l’harmonie visuelle, voir L. B. Alberti, L’Art d’édifier, IX, 5, 823 : « Les nombres qui ont le pouvoir de rendre l’harmonie des sons agréable à nos oreilles sont exactement les mêmes que ceux qui comblent nos yeux et nos esprit d’un plaisir merveilleux. Ainsi, le principe tout entier de la délimitation sera donc tiré de l’enseignement des musiciens, qui ont le plus étudié ces nombres […] » (éd. cit., p. 443)
90 C. Cesariano, op. cit., I, 1, fol. 2 v.
91 Ibid., III, 1, fol. 48 v.
92 Ibid., I, 1, fol. 8 r.
93 Le lien entre les théories ficiniennes et la science musicale de Gaffurio, source principale de Cesariano, a été souligné par O. Kinkeldey, « Franchino Gafori and Marsilio Ficino », Harvard Library Bulletin, 1 (1947), p. 379-342.
94 C. Cesariano, op. cit., V, 4, fol. 76 r.
95 Ibid.
Auteur
U. Paris IV – Sorbonne
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