Alberti « traducteur » du De architectura de Vitruve
p. 179-188
Texte intégral
1Francesco Rico, dans son essai suggestif sur Le rêve de l’Humanisme, affirme non sans raison que la Renaissance du Quattrocento est romaine, essentiellement romaine, au service de la restauration de la langue latine considérée comme la panacée ad omnem sapientiam1, au point que l’humanisme se résumerait quasiment selon lui à Pétrarque et à sa tradition2, tandis que l’imprégnation hellénique de la culture humaniste au Cinquecento préparerait sa disparition au profit des nouveaux modèles du savoir annonciateurs de la modernité galiléenne. Il n’y a pas lieu ici de discuter cette thèse provocante, à la fois au bon et au mauvais sens du terme, mais il est clair qu’elle se vérifie au sujet d’Alberti dont l’œuvre est très fortement marquée par la question de la romanité et de sa restauration.
2Il faut prendre la mesure de ce que représente la naissance de l’archéologie au Quattrocento, à l’instigation de ce qu’on appelait jadis les antiquaires. La Rome médiévale, avant que n’y fasse retour la papauté installée depuis 1309 en Avignon, contient entre 20 000 et 30 000 habitants. Or, à mesure qu’Alberti, Le Pogge ou Flavio Biondo exhument les ruines antiques, ils découvrent sous leur pied l’existence d’une ville immense, incomparablement plus grande que la Rome de leur temps, traduisant une puissance non moins immense qui vérifie l’étymologie grecque de Rome, Romê, i.e. la puissance. Faire de l’archéologie à Rome au Quattrocento est moins cultiver le passé que rechercher les conditions qui fondent la puissance de la civilisation. Fouiller est une recherche pour l’édification de l’avenir tout autant que pour la connaissance du passé ; les vestiges de Rome sont une question politique avant même que d’être « archéologique » : ils contribuent à la connaissance des lois du pouvoir plus qu’ils ne cultivent l’amour du passé. Les sociétés contemporaines cherchent la puissance dans l’énergie ainsi que dans la production et l’organisation économiques ; l’humanisme italien du Quattrocento se persuadait de la trouver dans les ruines de Rome.
3On comprend mieux alors le succès du De architectura de Vitruve dans la culture italienne du Quattrocento depuis que Pétrarque l’a lu, annoté et transmis3 et que Le Pogge en a ramené un manuscrit de l’abbaye de Saint-Gall. Il faut parler de succès plutôt que de redécouverte, car le Vitruve n’a jamais été oublié depuis la Renaissance carolingienne : on en possède près de 80 manuscrits depuis le IXe siècle4, et on en découvre encore aujourd’hui5. C’est dire combien ce texte était répandu dans les bibliothèques tout au long du moyen-âge, même s’il est vrai que plus de la moitié des manuscrits que nous possédons ont été copiés, corrigés ou annotés au XVe siècle, témoignant ainsi de la très forte corrélation de ce texte avec l’humanisme du Quattrocento.
4Cependant, pour ses lecteurs du Quattrocento, le De architectura pose un certain nombre de problèmes de compréhension liés à trois questions principales : 1) la transmission des données numériques ; 2) la disparition d’un certain nombre de figures expressément annoncées dans le texte même du traité ; 3) la complexité de sa terminologie fortement teintée d’hellénisme, voire de termes grecs. C’est de ce dernier point que traitera cet article. De fait, dans la plupart des manuscrits du De architectura, les termes grecs sont omis, mal transcrits ou incompris, comme c’est le cas pour περίτρητον ou διπηχυαῖα, que Vitruve utilise dans sa définition de la symmetria, le système de mesures6. Ainsi, on ne sait encore aujourd’hui ce qu’est un embater, terme que Vitruve emploie à deux reprises dans le texte, la première fois (I, 2, 4) dans une graphie latine embater, la seconde dans sa graphie grecque ἐμβατήρ (IV, 3, 3) ? Les spécialistes hésitent, ne sachant si l’embater chez Vitruve est le nom d’un élément de la colonne ou plus abstraitement celui d’une unité de mesure7.
5Plus décevant encore aux yeux de l’humanisme latin, le traité de Vitruve est en réalité fortement inspiré par l’architecture et la littérature technique hellénistiques, qui ne tient pas compte, pour des raisons autant doctrinales que chronologiques, de la révolution architecturale impériale, qui joue pourtant un si grand rôle dans le retour à l’antique de l’architecture humaniste.
6Cette situation explique trois faits importants pour comprendre la question architecturale au Quattrocento :
71) L’importance de l’archéologie, en particulier à Rome, qu’illustrent avec talent Le Pogge, Flavio Biondo et, au premier chef, Alberti dont la réputation provient essentiellement de ses compétences d’antiquaire. Alberti est, pour le pape Pie II, « le plus grand connaisseur d’antiques de son temps » (antiquitatum solertissimus indigator)8. Et, de fait, le De re aedificatoria est truffé de références aux découvertes archéologiques romaines, puisque, comme le confesse Alberti, l’observation des édifices des Anciens lui a beaucoup plus appris que les auteurs9.
82) La promotion au Quattrocento de Pline l’Ancien et de son Historia Naturalis, considérée comme un texte authentiquement latin, en raison non seulement de sa terminologie, mais aussi de son approche méthodologique, plus factuelle, moins causale que celle que suit Vitruve, puisqu’il s’agit d’une « histoire » et non d’une « science », autrement dit d’une enquête qui vise le quia des choses et non leur propter quid. Car, outre le rôle considérable que joue l’Historia Naturalis pour la connaissance des matériaux de construction, bois, pierre, etc., il est nécessaire de rappeler aussi l’importance du Livre 7 pour comprendre le rapport de la romanité à la technique, et plus encore celle des livres 34, 35 et 36 qui contribuent fortement, dans l’histoire de l’art de la Renaissance, à la mise en place théorique de la notion de disegno, et, d’une façon plus générale, à la constitution de la doctrine humaniste et classique de l’art jusqu’à Quatremère de Quincy. De fait, les références à Pline l’Ancien sont innombrables chez Alberti, et ont souvent pour but tantôt de corroborer, tantôt de concurrencer le Vitruve, en quelque sorte de le doubler. On pourrait aussi, dans le même esprit, évoquer l’importance des Commentaires de César à la Guerre des Gaules et à la Guerre civile qui nourrissent en abondance la réflexion d’Alberti, tout particulièrement en matière d’urbanisme, de voirie et de construction10.
93) Cette situation explique enfin la rédaction d’un traité inédit et spécifique dont la conception, le plan et la terminologie sont assez différents du De architectura : le De re aedificatoria de Leon Battista Alberti. Certains historiens de l’art prétendent que Leonello d’Este, marquis de Ferrare, qui a protégé et encouragé les plus grands artistes, Pisanello, Iacopo Bellini, Andrea Mantegna, Piero della Francesca ou Rogier van der Weyden, aurait demandé dans les années 1440 à Alberti d’éditer le Vitruve, proposition que celui-ci aurait refusée, préférant rédiger un nouveau traité sur d’autres principes11. Certes, il ne s’agit ici que d’une simple hypothèse que rien ne vient étayer mais, quelle qu’en soit l’exactitude, elle a le mérite de signifier clairement la substitution d’un traité à l’autre, qu’Alberti ne se soit pas senti la force d’éditer un texte trop difficile (de fait le De architectura de Vitruve, ne sera correctement édité, « pour qu’il puisse être lu et compris », ut legi et intelligi possit, que 70 ans plus tard par Fra Giovanni Giocondo12, aussi remarquable philologue qu’il fut ingénieur et architecte de génie), ou bien qu’il ait jugé nécessaire de refaire un autre traité différent dans ses visées et dans sa conception.
10Le De re aedificatoria constitue ainsi une sorte de réécriture du De architectura, qui vise essentiellement à romaniser l’architecture, à inscrire le fait architectural dans le terreau de la culture romaine. Une telle opération herméneutique passe par tout un travail de traduction, de passage de la Grèce à Rome, dont je me propose dans cet article d’examiner quelques exemples significatifs. La traduction romaine de l’architecture par Alberti ne vise pas simplement à « naturaliser » l’architecture, ou à l’adapter au paysage, à la culture et aux mœurs de l’Italie du Quattrocento, mais, proposant des modifications profondes dans la terminologie architecturale vitruvienne, elle entraîne une remise en cause des notions fondamentales de l’architecture vitruvienne, en particulier, des notions qui structurent la conception du projet, au profit d’un paradigme inédit, ce qu’Alberti appelle la res aedificatoria à la place de l’architectura.
11Avant de traiter cette question, il me semble d’abord nécessaire de définir le terme même de traduction tel qu’il opère ici. La traduction albertienne de la terminologie architecturale dans sa latinité comporte en réalité trois aspects distincts.
121) Ce qu’on appelle la traduction proprement dite : la traduction d’une langue dans une autre, en l’occurrence du grec au latin. Alberti vise à supprimer les termes grecs du Vitruve, qu’ils se présentent dans leur graphie originale ou qu’ils soient transcrits dans l’alphabet latin : le seul terme grec notable qui soit maintenu par Alberti est, au livre IX, celui d’armonia13, qui concerne en fait l’harmonie musicale mais qu’il traduit, quand l’harmonie s’applique à l’architecture, par le terme cicéronien de concinnitas14.
132) Cependant, nous ne saurions limiter notre enquête au seul passage d’une langue à une autre. L’essentiel du processus de traduction chez Alberti s’opère en fait à l’intérieur même de la langue latine. Il y a en réalité deux langues qui coexistent dans le latin technique, car se rencontre dans le latin technique un important lexique d’origine grecque, qu’Alberti essaie de traduire dans un latin plus pur, mais aussi plus proche des realia romains, pour forger une langue technique vernaculaire et originale.
14Prenons l’exemple de la dispositio chez Vitruve. Au contraire d’architectura, d’eurythmia ou d’harmonia, il s’agit bien d’un terme latin et non pas d’un terme grec translittéré, mais ce terme latin est une transposition directe du grec : dia-thésis. Dia-thésis en grec se traduit littéralement par dis-positio en latin selon un étroit parallélisme de construction offrant le même préfixe et le même radical (dia/dis – tithémi/ponere). C’est pourquoi Alberti préfère parler de partitio15, de division dans une langue latine beaucoup plus autonome par rapport au grec.
153) Enfin, on assiste – et c’est le troisième phénomène notable de traduction que l’on peut repérer chez Alberti –, à des glissements de sens quand il use des termes mêmes qu’utilise Vitruve ou des termes paronymiques à ceux-ci mais dans un sens différent. Ainsi, nous verrons plus loin ce qu’Alberti entend sous le terme de columnatio, dans un sens bien différent de la columna, ou de la columnes vitruvienne16. Ces glissements de sens apparaissent comme la conséquence nécessaire de la nouvelle conception de l’architecture que porte ce processus de traduction.
16Ces trois phénomènes forment un tout qui fait de la traduction un véritable instrument d’instauration épistémologique de la discipline.
17Rien n’est évidemment plus frappant dans le traité d’Alberti que la transformation du titre : Alberti rédige non pas un De architectura comme Vitruve, mais un De re aedificatoria, ce qui illustre sans aucune ambiguïté ce passage d’une terminologie grecque à une terminologie purement latine. Dans ce changement de titre, tout importe, et d’abord l’adjonction de la notion de res.
18La présence de res dans le titre sent bien sa latinité, et ne connaît pas d’équivalent sous cette forme en grec. On retrouve ainsi ce terme chez Columelle : le De re rustica ; chez Varron : la Res rustica ; chez Végèce : l’Epitoma rei militaris, trois textes au demeurant souvent cités par Alberti. La res caractérise bien la littérature technique latine. Mais que signifie la présence de ce terme d’un point de vue épistémologique ? Avant de définir un savoir, le terme de res circonscrit un domaine de la réalité, qu’il s’agit d’instituer et de régler pour le mettre au service de l’homme (causa hominis). Les traducteurs français de Végèce ont ainsi longtemps donné pour titre à l’ouvrage : « Les Institutions militaires ». En tant que tel, le terrain prime ici sur la méthode, ou plus exactement la méthode doit naître du terrain ; pour parler comme Vitruve, la fabrica précède la ratiocinatio17. Et nous savons combien importe à Alberti tout le travail de terrain, i.e. la phase d’observation et de description archéologiques, dans la constitution même de son savoir.
19En ce qui concerne l’adjectif qualificatif aedificatoria, on se tromperait si on le considérait simplement comme l’équivalent latin d’architectura, une façon élégante de passer du monde grec au monde romain, car en réalité les deux termes ne recouvrent pas exactement le même champ de signification. Le traité de Vitruve distingue deux ordres de réalité qui s’articulent sans se confondre. D’abord l’architectura qui est conçue, chez Vitruve, comme une méthode générale de conception et de réalisation d’objets techniques, et plus exactement encore comme une méthode de composition d’objets dotés de parties multiples, méthode susceptible de s’appliquer à divers types d’objets : les bâtiments certes, ce que nous appelons aujourd’hui des « architectures », mais aussi les cadrans solaires selon les principes de la gnomonique (voir le livre IX du De architectura), ou encore les machines de la mécanique (livre X). Tout cet ensemble d’objets composés de parties relève pour Vitruve de la science architecturale. L’architecture est ici ce qui donne forme à des domaines d’objets qui, pour leur part, sont considérés comme la matière de la forme architecturale, i.e. comme le substrat qu’informe et structure la méthode architecturale.
20Dans ce cadre, aedificatoria correspond non pas à architectura, mais à l’un de ces domaines matériels, au champ d’objets spécifiques que sont les édifices et que Vitruve appelle précisément dans son traité l’aedificatio18.
21Autrement dit, Alberti procède, dès son titre, à une véritable révolution épistémologique qui consiste à refonder le savoir de la construction à partir des édifices mêmes, et non à imposer des schèmes aussi abstraits que l’ordonnance (ordinatio), le système de mesures (symmetria) ou la disposition (dispositio) à des objets réduits au simple statut de substrat ou de matière. On retrouve ce que le simple terme de res exprimait déjà : le primat du domaine sur la méthode, du terrain sur l’approche abstraite et formelle de la conception mentale du projet.
22À partir de cette approche, on assiste à une transformation, plus encore qu’à une traduction, de la sémantique architecturale, comme si la traduction modifiait en quelque sorte la fonction même des notions dans la logique de la conception du projet. Examinons à cette fin les 6 schèmes formels du chapitre 2 du Vitruve, qui par ailleurs jouent un rôle fondamental dans la constitution de la pensée technique occidentale : l’ordinatio, la dispositio, la symmetria, l’eurythmia, le decor, et enfin la distributio que Vitruve appelle encore oikonomia, qu’il faut entendre dans son sens étymologique d’organisation de la maison (le nomos de l’oikos) plus encore que d’économie. On reconnaît sans peine dans cette liste un certain nombre de termes grecs.
23Laissant momentanément de côté l’ordinatio que nous analyserons in fine quand il sera question de la columnatio, nous commencerons par la dispositio. La dispositio vitruvienne est traduite non pas terme à terme chez Alberti, mais par un faisceau de plusieurs termes. Alberti traduit d’abord dispositio par partitio, ie par la division ou plus exactement par la compartimentation du plan ; mais il faut auparavant circonscrire le plan, lui donner sa forme d’ensemble, ce qui correspond à ce qu’Alberti appelle l’aire (area), signifiant le travail de délimitation de l’emprise de l’édifice au sol, cette aire étant elle-même comme, l’a définie Alberti, une partie de la regio, i.e. du pays, du paysage, du lieu où se dresse l’édifice19, regio qui est, elle aussi, une donnée fondamentale dans la conception du projet. On se rend compte que cette question du plan ou de la dispositio est essentielle chez Alberti puisqu’à elle seule elle recouvre 3 des 6 notions constitutives sur lesquelles repose la res aedificatoria au livre I. Ce faisceau terminologique souligne une dimension absente du Vitruve, absente en tout cas de la partie de son traité consacrée à la conception du projet : la prise de site. La disposition chez Alberti est beaucoup moins abstraite que chez Vitruve, se révélant fortement marquée par la notion spécifiquement romaine que César ou Cicéron appelle l’opportunitas loci : l’avantage de position.
24C’est par un autre faisceau de termes qu’Alberti traduit, au livre IX du De re aedificatoria consacré aux principes généraux de l’embellissement ou ornamentum, les notions à la fois grecques et vitruviennes de symmetria et d’eurythmia. Si, dans le Vitruve original, il existe une distinction radicale entre la symmetria et l’eurythmia ie entre le système de mesures strictement réglé par la loi des progressions arithmétiques, et les corrections optiques qui marquent le primat de l’œil sur la raison, Alberti essaie, de son côté, de réunir les deux notions, ou plus exactement d’assurer la transition, il faudrait même parler ici de transition de phase, entre l’harmonie numérique et quantitative de la symmetria et l’harmonie qualitative de l’eurythmia, transition de phase entre le quantitatif et la qualitatif qu’un siècle plus tard Daniele Barbaro formalisera admirablement dans son commentaire au De architectura, en utilisant les opérateurs vitruviens eux-mêmes, sous la forme d’une analogie de proportionnalité : « Le système de mesures est la beauté de l’ordre, de la même façon que l’eurythmie est la beauté de la disposition »20. Ce passage de la symmetria à l’eurythmia, Alberti l’opère au moyen de quatre termes qui à la fois traduisent ces deux notions, mais aussi en expliquent la transition. La traduction devient alors un véritable opérateur de transition de phase dans la morphogénèse architecturale.
- Le premier terme, purement numérique, est le numerus21, le degré 0 du système de mesures, puisqu’il se contente de faire le compte, de dénombrer les parties, les éléments qui rentrent dans le composé architectural.
- Dans un deuxième temps, ces éléments sont disposés à distance les uns par rapport aux autres. L’architecture est ce que la physique stoïcienne appelle une unité d’ordre, un composé formé de parties discrètes, i.e. situées à distance les unes des autres. C’est la justesse de cette distance qu’aménagent les proportions. Cette mise à distance, Alberti ne l’appelle pas symmetria, mais d’un terme emprunté à la rhétorique, collocatio22, qui d’une certaine façon a un sens plus propre en architecture qu’en rhétorique, et qui exprime le positionnement relatif des éléments les uns par rapport aux autres, positionnement qui, en tant que relatif, ne vaut qu’en fonction du positionnement des autres éléments, le co- latin traduisant le sun- grec de la summetria (simplement le locus remplace le metron).
- Mais la collocatio ne suffit pas, car elle reste encore au niveau de la mesure quantitative. D’où un troisième terme, décisif dans la poïétique architecturale albertienne et qui, à mon sens, caractérise bien l’art humaniste et classique, en particulier son rapport au disegno : c’est ce qu’Alberti appelle la finitio lineamentorum23, le profilage des formes qui définit l’eurythmie. Ainsi traduite, l’eurythmie devient ce que Quatremère de Quincy appellera bien plus tard « l’harmonie linéaire ».
- L’ensemble de ces trois termes se résume enfin dans un quatrième qui constitue le maître mot de la poïétique albertienne, la concinnitas24, terme cicéronien qui exprime l’harmonie dans toute sa plénitude, non pas l’armonia musicale, mais une harmonie linéaire, une harmonie du dessin, pour ne pas dire du disegno.
25Ce travail admirable de traduction qui est aussi un travail de transition de phase donne à l’eurythmie une importance et une profondeur qu’elle n’a pas dans le Vitruve original. En effet, elle intègre dans le processus même de la conception du projet et de la création architecturale ce qui chez Vitruve relève seulement de la simple correction optique. Cette mise en valeur de l’harmonie linéaire me semble caractériser, de façon singulière, l’architecture à l’âge humaniste et classique par rapport à l’architecture antique.
26Les deux dernières notions vitruviennes, le decor et la distributio, offrent aussi à l’art albertien de la traduction des perspectives intéressantes. Le terme de decor est certainement la plus latine des six notions que Vitruve utilise pour formaliser sa méthode de conception du projet : quoi de plus latin que la notion de decentia ou le verbe decet, même si Vitruve éprouve encore le besoin, pour expliquer cette notion, d’employer le terme grec de ϑεματισμός25 ou convenance de dignité. Pour « traduire » le decor vitruvien, Alberti utilise encore une fois le vocabulaire cicéronien : l’ornatus ou encore l’ornamentum au service de ce que Cicéron appelle dans le De Officiis l’honestum, la dignité de la vie, son embellissement, au point qu’honestare26 chez Alberti vient à se confondre avec l’ornamentum, comme si l’embellissement de la vie et l’embellissement architectural était à ses yeux synonymes. Il y a, dans le terme cicéronien d’ornatus ou d’ornamentum, quelque chose de beaucoup plus organique que dans le terme vitruvien de decor. Pour Cicéron, l’ornatus définit l’ensemble des qualités d’un discours et non seulement une typologie de tropes et de figures du discours27 ; de même, chez Alberti, c’est l’ensemble des détails architecturaux de quelque nature qu’ils soient qui forment l’ornamentum de l’édifice et non pas seulement les ornements canoniques des ordres dorique, ionique ou corinthien auxquels se complaît le decor vitruvien.
27Alberti traduit encore la distributio, ce que Vitruve appelle aussi l’oikonomia28 de l’œuvre, sa fonctionnalité, voire sa rentabilité, par deux termes dont la frappe est particulièrement romaine, en tant qu’elle est liée à l’idéologie foncière de l’aristocratie romaine : il s’agit des termes de parsimonia et de frugalitas29. Ces deux termes illustrent bien une approche austère et minimaliste de l’économie fondée sur l’ascèse à la limite de la survie, que seule l’architecture est en mesure, pour Alberti, de ménager, tandis que chez Vitruve le terme de distributio est au contraire beaucoup plus moderne, justifiant une conception productiviste et fonctionnelle de l’architecture qui non seulement annonce le fameux principe de Sullivan « form follows function », mais qui plus encore justifie le principe d’optimalisation du rapport entre le coût de l’édifice et les services qu’il rend.
28Il est un dernier exemple chez Alberti qui marque bien la singularité de l’architecture humaniste et classique par rapport à son modèle antique : la notion d’ordinatio, ce que Vitruve appelle aussi du terme grec de taxis30.
29Ordinatio et distributio sont des termes purement latins, certes, mais qui, chez Vitruve, sont à chaque fois corrélés avec un terme grec : taxis ou oikonomia. Alberti ne se contente pas de traduire en latin des termes grecs ou hellénisés, à la manière de Vitruve, mais plus radicalement remet en cause toute traduction qui, comme celle de Vitruve, s’efforcerait de mettre le terme latin en étroite corrélation avec un terme grec, et de lui proposer un équivalent exact, comme si, pour Alberti, il n’existait aucune équivalence possible entre les deux langues, et qu’on ne pouvait traduire qu’en déplaçant radicalement, d’une langue à l’autre, le champ sémantique.
30En ce qui concerne l’ordinatio, le terme grec est explicite : la taxis, l’ordo en latin, marque un ordre de succession qui correspond parfaitement aux séquences rythmiques des colonnades présentes sous tant de formes dans l’architecture antique. Dans ces conditions, la colonne est d’abord perçue dans son horizontalité, intégrée qu’elle est dans la colonnade. Or, la columnatio du livre VII du De re aedificatoria31, qui sert en quelque sorte de cadre à Alberti pour sa propre description des ordres architecturaux, implique une conception tout autre de la colonne : conception verticale de la colonne décrite de bas en haut, de la base au chapiteau, de façon séparée, comme si elle se trouvait isolée par le vide qui l’entoure, tout au contraire de la conception horizontale de la colonne antique insérée dans une série uniforme et régulière d’autres colonnes pour former toutes ensemble une colonnade32. Nous savons combien cette conception de la colonne marquera l’architecture à l’âge humaniste et classique comme la Regola delli cinque ordini d’architettura de Vignole en témoigne. Ce changement d’approche de la colonne qu’implique le passage de l’ordinatio vitruvienne à la columnatio albertienne n’est pas dû seulement à une mauvaise compréhension archéologique des édifices antiques de Rome par Alberti comme le soutient Pierre Gros33 ; elle exprime clairement le passage que nous avons souligné tout à l’heure entre l’harmonie numérique, la symmetria qu’illustre la colonnade vitruvienne, et l’harmonie linéaire que met parfaitement en valeur la singularisation des éléments architecturaux et de leur modénature, à laquelle procède Alberti au livre VII de son traité, ce qui montre bien que pour Alberti l’architecture, plus qu’un déploiement mécanique de l’espace sous forme de trame, est d’abord et avant tout une organisation savante et sophistiquée d’objets à distance.
Notes de bas de page
1 F. Rico, Le rêve de l’humanisme : de Pétrarque à Érasme, Paris, 2002, p. 92-96.
2 « Aussi n’exagère-t-on qu’à peine à soutenir que l’humanisme ne fut, à bien des égards, que le processus de transmission, de développement et de révision des grandes leçons de Pétrarque. » (ibid., p. 13-14)
3 L. A. Ciapponi, « Il De architettura di Vitruvio nel primo umanesimo (dal ms. Bodl. Auct. F.5.7.) », Italia Medievale e Umanistica, III (1960), p. 59-99.
4 C. H. Krinsky, « Seventy-eight Vitruvius Manuscripts », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 30 (1967), p. 36-70.
5 Par exemple le MS 100075 de la Biblioteca Nacional de Madrid, dit « Toletanus », décrit en 1988 par Javier Fresnillo Nunez, Vitruvio, Estudio de las correcciones del maniuscritto de la B.N., Alicante, 1991.
6 Vitruve, De Ar., I, 2, 4
7 Voir la note 4 à De Ar., I, 2, 4 de Ph. Fleury, dans Vitruve, De l’Architecture, I, Paris, 1990, p. 113-114.
8 Pii secundi pontificis max. Commentarii rerum memorabilium, quæ temporibus suis contigerunt […], Francofurti, Officina Aubriana, m.dc.xiv, XI, p. 306, l. 33.
9 Nunc, quae de pavimentis ex veterum summa et cura et diligentia collegerim, referam; a quibus plura me longe quam a scriptoribus profiteor didicisse (L. B. Alberti, De re aedificatoria, III, 16, a cura di G. Orlandi & P. Portoghesi, t. I, Milano, 1966, p. 257) ; voir aussi ibid., II, 4, p. 111 (sur l’importance de l’observation directe des édifices pour vérifier et compléter les auteurs) ; VII, 6, p. 569 ; (sur la substitution par Alberti de ses propres mesures tirées des ruines de Rome aux mesures fixées par le De architectura de Vitruve) ; VII, 11, p. 615 (sur les caissons du Panthéon restitués par Alberti faute de sources textuelles).
10 P. Caye, « César, penseur de la Technique. Lectures architecturales du corpus césarien à la Renaissance (Alberti & Palladio) », dans O. Medvekova et E. d’Orgeix (éds), Architectures de Guerre et de Paix, Bruxelle, 2013, p. 13-32.
11 R. Krautheimer, « Alberti and Vitruvius », dans Studies in Western Art, II, Princeton, 1963, p. 49.
12 M. Vitruvius per Iocundum solito castigatior factus cum figuris et tabula ut iam legi et intellegi possit, Venetiis, Johannes de Tacuino, 1511.
13 IX, 6, p. 829.
14 IX, 5, p. 815.
15 I, 9, p. 65.
16 Infra, p.
17 Vitruve, De ar., I, 1, 1.
18 Ibid., I, 3, 1.
19 « Région » signifiera pour nous l’étendue et la physionomie de la contrée environnant le lieu où l’on doit édifier ; l’aire en sera une partie. L’« aire » sera un espace précis et délimité du lieu qui devra être entouré par un mur pour l’utilité de son usage : Nanque erit quidem apud nos regio circumexposita totius soli amplitudo et facies, ubi aedificandum sit; cuius pars erit area. Area vero erit certum quoddam loci perscriptum spacium, quod quidem muro ad usus utilitatem ambiatur. (I, 2, p. 23 ; trad. fr. P. Caye & F. Choay, dans L. B. Alberti, L’art d’édifier, Paris, 2004, p. 57)
20 Symmetria est ordinis pulchritudo, quemadmodum eurythmia dispositionis (M. Vitruvii Pollionis De architectura libri decem cum commentariis Danielis Barbari […] multis edificiorum, horologiorum et machinarum descriptionibus et figuris, Venetiis apud Franciscum Seneses & Joan Cruger Germano, 1567, p. 21).
21 IX, 5, p. 815.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Vitruve, De ar., I, 2, 5.
26 De re…, Préface, 13 ; III, 11, 223 ; V, 2, 239 ; VI, 4, 467 ; VII, 1, 533 ; VII, 2, 543 ; VII, 13, 629 ; IX, 4, 809 I ; X, 8, 849.
27 Cicéron, De or., 3, 53.
28 Vitruve, De ar., I, 2,1.
29 Parsimonia : De re…, I, 8, 61 ; III, 3, 185 ; III, 5, 193 ; III, 8, 207 ; III, 12, 227 ; VI, 9, 499 ; VII, 1, 535 ; VII, 2, 543, IX, 1, 779. Frugalitas : De re…, V, 2, 277 ; VI, 3, 453 ; VI, 3, 455 ; VII, 13, 629 ; IX, 1, 779 ; IX, 1, 781 ; IX, 10, 859. ; VI, 3, 455 (présence des deux termes).
30 Vitruve, De ar., I, 2, 1.
31 VII, 6, p. 563 sqq.
32 P. Gros, « Les ambiguïtés d’une lecture albertienne de Vitruve : la columnatio », dans F. Furlan (éd.), Leon Battista Alberti, II, Paris-Turin, 2000, p. 763-772.
33 Ibid., p. 768 : « Ces lectures qui faisaient en quelque sorte disparaître l’assise horizontale servant de support continu à la colonnade au profit d’une composition où chaque colonne depuis la base de ses fondations jusqu’à son chapiteau constitue une unité isolée de l’ensemble, s’imposèrent d’autant plus facilement qu’elles semblaient corroborées par les vestiges observables à Rome ou sur d’autres sites d’Italie centrale […]. »
Auteur
CNRS (UPR 76 Centre J. Pépin)
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De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
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2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
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2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
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2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002