Quelques remarques introductives sur la genèse du commentaire philosophique
p. 19-27
Texte intégral
1Le sujet que je me propose d’évoquer a déjà fait l’objet de travaux remarquables, notamment l’ouvrage collectif dirigé par M.-O. Goulet-Cazé et le livre d’A. Falcon, encore trop peu connu eu égard à ses mérites1. Je me contenterai donc d’aborder ici essentiellement une question sur laquelle il me semble que l’on peut encore revenir : comment la philosophie est-elle devenue l’objet du commentaire après avoir été l’instrument de celui-ci ? Pour ce qui est du statut général du commentaire, je renverrai principalement à un livre devenu une sorte de classique, La rhétorique de la lecture de Michel Charles, paru en 1977, qui distingue le processus rhétorique, dans lequel le texte devient un élément de production littéraire, et le commentaire qui, à l’opposé de cette structure diffuse, proliférante, implique la centralité d’un texte considéré comme nodal, que le commentaire s’efforce de cerner, dans tous les sens du terme. Le mot même de « commentaire » implique une réflexivité, puisqu’il renvoie à une activité de l’intellect (mens) alors que les mots grec et latin auxquels il correspond, enarratio, exègèsis, évoquaient plutôt le développement de quelque chose qui était contenu in nuce. Pour quelqu’un comme Cicéron, pourtant particulièrement bien informé sur toutes les formes de genre littéraire, le commentaire n’existe pas au sens que nous donnons à ce terme. Nous pouvons le constater, lorsqu’il écrit à propos de la question des devoirs2 :
Quem locum miror a Posidonio breviter esse tactum in quibusdam commentariis, praesertim cum scribat nullum esse locum in tota philosophia tam necessarium.
Et je m’étonne aussi que ce sujet ait été brièvement touché par Posidonius dans certains commentaires, alors surtout qu’il écrit qu’il n’est pas, dans toute la philosophie, de sujet aussi indispensable.
2En fait, il ne s’agit pas de commentaire au sens propre du terme, mais bien plutôt soit de notes de travail à propos d’une publication future, soit de passages d’un livre auquel il est fait allusion ailleurs3. L’une des difficultés de la question réside au demeurant dans le passage de cette pratique du monde grec à Rome. Ajoutons que, dans la mesure où la philosophie est largement autoréférentielle, il s’agit surtout pour nous de suivre le continuum qui conduit de la réflexivité comme essence à la réflexivité comme genre.
3On sait que, dans la culture grecque, Homère, Hésiode, les poètes tragiques ont assez vite été objet de commentaires, et qui plus est de commentaires de la part non seulement des grammairiens, des sophistes mais aussi des philosophes. Toutefois, d’une part, le commentaire philosophique de ces auteurs porte sur des fragments, des aspects, non sur des textes pris dans leur totalité, et, d’autre part, il serait assez problématique, pace Luc Brisson, de définir une « philosophie du mythe », une tradition unique commune à tous les philosophes qui se sont lancés dans cette entreprise4. Dans le livre X de la République, ce n’est pas au poème que Platon s’intéresse, mais à l’essence même de la poésie, dont il veut montrer la nature décevante dans tous les sens du terme. Lorsqu’il déclare qu’un « différend existe de longue date entre la philosophie et l’art des poètes », les vers qu’il cite ne sont là que pour apporter des arguments en faveur de cette thèse5. Il s’agit moins de commentaire que d’instruments de la polémique, laquelle peut se définir comme une espèce du commentaire. S’il est vrai qu’Aristote dans la Poétique, et notamment dans le chapitre 25 de celle-ci, se distingue profondément de son maître, s’il cite abondamment les tragiques, il s’agit moins de commentaire, que de réflexion sur le processus de création, sur son essence mimétique, sur la relation au sensible et sur la place de la poésie dans la cité. Il est vrai cependant que ses Aporemata Homerica témoignent d’un effort pour donner aux poèmes homériques une cohérence en conformité avec leur place dans la culture grecque. Malheureusement, de cette œuvre n’avons que des fragments, trop courts pour que nous puissions en définir la ou les finalités avec toute la précision souhaitable. Mais surtout, comme cela a été souligné par Luc Brisson, en ouvrant la porte à une interprétation allégorique du rapport entre mythe et philosophie et en pratiquant lui-même celle-ci à travers le commentaire du chant VIII de l’Iliade6, dans lequel il a vu la représentation figurée du Premier Moteur, le Stagirite a permis l’essor de toutes les formes ultérieures du commentaire. Ce n’est certainement pas un hasard si Aristarque de Samothrace, qui fut à la tête de la grande bibliothèque d’Alexandrie et dont le rôle fut immense dans l’interprétation du texte homérique, est considéré aujourd’hui comme ayant travaillé dans une inspiration clairement aristotélicienne7.
4Nous sommes malheureusement trop mal renseignés pour affirmer cela de manière catégorique, mais il est fort possible que ce soit avec le stoïcisme que se soit produit le tournant qui permit de passer du processus de production rhétorique, je veux dire d’argumentation philosophique, à la centralité du texte objet8. Non pas que leur lecture ait été sans présupposé philosophique, puisque pour eux Homère et Hésiode avaient entrevu sur le mode de la doxa ce que leur propre système devait exprimer dans une parfaite logique. Homère fut donc à leurs yeux celui qui avait senti ce que Zénon le fondateur du stoïcisme devait, lui, penser rationnellement. Nous savons que Zénon écrivit des ouvrages sur l’Iliade et l’Odyssée, sans exprimer d’hostilité particulière à l’égard du poète, mais en s’efforçant de démontrer, plus systématiquement que ne l’avait fait le cynique Antisthène, que le poète disait certaines choses selon l’opinion et d’autres selon la vérité9. Le commentaire de Zénon était la démonstration d’une thèse, celle du poète comme prodrome du philosophe, mais en même temps, le texte poétique était pris comme existant par lui-même, dans le souci de sa littéralité. Le titre de son œuvre principale dans ce domaine est révélateur : « Problèmes homériques ». Nous en avons au moins un exemple, à propos du terme « Erembous »10, nom d’une population évoquée par Homère dans l’Odyssée11, et pour laquelle Zénon avait suggéré de lire « Arabas », leçon qui semble avoir été retenue par un certain nombre d’érudits de l’Antiquité. La question demeure de savoir dans quelle mesure les Stoïciens peuvent être considérés comme ayant été les créateurs du commentaire allégorique. Luc Brisson parle d’une « impulsion définitive »12, ce sur quoi on peut être d’accord, à condition d’ajouter que la centralité du texte en tant que continuum n’était pas encore une donnée immédiate dans le stoïcisme. Le recours systématique à l’étymologie, à tel point que Long a pu affirmer qu’il n’y avait pas d’allégorie dans le stoïcisme13, tirait le commentaire exégétique vers le mythe, puis vers le philosophème qui devenait le paradigme exégétique. Ainsi, lorsque Cléanthe expliquait le surnom de Lycien appliqué à Apollon par le fait que le soleil emporte l’humidité grâce à ses rayons tout comme le loup s’empare de ses moutons, il faisait allusion au fait que, chez les Stoïciens, l’humidité monte vers le feu solaire qu’elle nourrit14. Quant à Chrysippe, lorsqu’il utilisait quantité de passages d’Homère pour confirmer la localisation stoïcienne de l’âme dans le corps, il produisait des arguments, il ne commentait pas, ou plus exactement il soumettait le texte poétique au système philosophique qui était le sien15. On peut donc dire que, dans le stoïcisme, la frontière entre la rhétorique argumentative et le commentaire était encore bien indécise. Mais surtout, nous n’avons évoqué jusqu’à présent que l’attitude des philosophes à l’égard de textes littéraires, nous n’avons pas trouvé d’exemple où le texte philosophique en tant que totalité devient objet de commentaire. De fait, il faudra attendre le premier siècle av. J.-C. pour que s’esquisse le mouvement qui devait conduire au quasi monopole du commentaire dans le néoplatonisme. Pourquoi ce décalage ? Parce que les deux œuvres qui pouvaient, qui devaient s’imposer comme objets de commentaire, celle de Platon et celle d’Aristote, sont loin d’avoir connu le destin uniforme qu’on leur suppose parfois. En ce qui concerne Platon, si la structure scolaire de l’Académie et la tendance dogmatique de ses premiers successeurs semblaient baliser la voie conduisant au commentaire – et on aimerait bien, par exemple, savoir ce qu’était l’ouvrage de Xénocrate sur les disciples de Parménide – l’arrivée de la Nouvelle Académie introduisit certainement un changement majeur. La redécouverte de l’oralité socratique, le refus de l’écriture, le caractère aporétique de la pensée, et le rejet de toute autorité intellectuelle, qui caractérisèrent Arcésilas et ses successeurs, firent que nous avons les plus grandes difficultés à définir ce que fut son attitude à l’égard du texte platonicien. L’un des très rares témoignages dont nous disposions est celui du De oratore, dans lequel Cicéron fait dire à Crassus que, de passage à Athènes, il avait lu le Gorgias en compagnie de l’Académicien Charmadas16. S’agissait-il d’une sorte d’explication de texte ? Peut-être, mais la lecture en question avait une finalité bien précise. Il s’agissait en effet d’imprégner un aristocrate romain de la condamnation de la rhétorique et de l’idée que Platon avait lui-même été insurpassable dans l’art de s’exprimer. Quant au corpus aristotélicien, il connut, comme on le sait, une histoire des plus complexes, la période hellénistique étant de sucroît celle d’une longue décadence de l’école péripatéticienne17. Pourquoi donc aux alentours de l’ère chrétienne la tendance s’inversa-t-elle ?
5D. Sedley a insisté à juste titre sur le fait que la disparition de la centralité d’Athènes dans le mode de la philosophie, à la suite notamment du siège de la ville par Mithridate, ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences sur l’enseignement même et la pratique de la philosophie18. J’ajouterai que le fait que le centre se déplaça vers Rome, et non vers une autre cité grecque, doit être considéré comme un élément important de cette mutation. En effet, cela signifiait le contact avec un public nouveau, qui n’avait pas la même base culturelle, pour lequel il ne suffisait pas de faire allusion aux textes, il fallait moins les commenter que les présenter, les paraphraser pour un public de formation juridique, dont la culture était donc déjà pour lui, sur d’autres bases, de l’ordre du commentaire. D’une manière plus générale, on peut dire que ce qui triomphe à Rome à cette époque, c’est quelque chose que l’on pourrait appeler, faute de mieux, le commentarium, autrement dit la présentation de doctrines, appuyée sur une traduction. Il reste néanmoins des quaestiones uexatissimae, comme l’interrogation sur la rédaction par Posidonius d’un commentaire du Timée, ou encore la nature de ces mystérieux Empedoclea, rédigés par un non moins mystérieux Sallustius dont la correspondance de Cicéron demeure le seul témoignage à notre connaissance19.
6En ce qui concerne l’Académie, c’est précisément au moment où Philon de Larissa s’exila à Rome que se produisit cette innovation majeure que fut la publication de ses livres romains où il renonçait à la suspension du jugement généralisée pour ne plus considérer l’epochè que comme un instrument dans la lutte contre le stoïcisme20. Si l’on en juge par la pratique de son disciple Cicéron, il n’y eut pas chez Philon de Larissa de mise en œuvre du commentaire, mais l’insertion de vastes passages, par exemple celui de Platon sur l’automotion, que l’on trouve dans les Tusculanes et dans le De re publica21. Quant à l’autre maître de Cicéron, Antiochus d’Ascalon22, celui qui, dès Athènes, avait rompu avec le scepticisme, les vastes et souvent improbables synthèses qui nous sont parvenues de lui ne permettent pas de penser qu’il ait joué un rôle important dans le développement du genre du commentaire. Tout au plus l’interprétation allégorique du mythe des sirènes, dans le livre V du De finibus, nous prouve-t-elle qu’il lui était arrivé de pratiquer lui aussi le commentaire allégorique, encore que Cicéron, présente cette interprétation comme étant sienne et donne la traduction en latin du passage23.
7Pour ce qui est de l’épicurisme, le poème lucrétien confirme qu’il ne s’agissait pas de commenter des textes d’Épicure, mais de présenter sa pensée en une gigantesque variation, insérée de surcroît dans les habitudes de la sociabilité romaine. Il est probable que, le génie en moins, en tout cas à en juger par ce que dit Cicéron, c’est ce qu’avaient fait les premiers « présentateurs » de l’épicurisme, à savoir Amafinius et Rabirius24. On notera néanmoins l’abondance des citations d’Épicure, traduites et enchassées en quelque sorte dans le texte latin, qui constituent une sorte de moyen terme entre l’argument et le commentaire et, de ce fait, ne sont jamais faciles à identifier. Pour ne prendre qu’un exemple, au premier livre du De finibus, Cicéron commence par citer une pensée d’Épicure affirmant que l’être vivant perçoit naturellement le plaisir comme bien et la douleur comme mal, puis sa phrase s’élargit en une sorte de longue paraphrase où l’on ne sait plus ce qui est texte originel et commentaire argumentatif25 :
Cela se sent, dit Épicure, comme on sent que le feu est chaud, la neige est blanche, le miel est doux, toutes impressions qu’il n’est pas nécessaire d’appuyer de raisonnements compliqués (exquisitis rationibus), qu’il suffit de signaler par un simple avertissement (car il y a une différence entre un raisonnement en forme et une simple remarque ou avertissement (inter argumentum conclusionemque rationis et inter mediocrem animaduersionem atque admonitionem).
8Qu’il y ait eu cependant une activité exégétique importante dans le Jardin des successeurs d’Épicure, nous en avons de multiples preuves, qu’il s’agisse du traité de Démétrius Lacon sur les Poèmes26, remarquable par sa qualité d’analyse stylistique, ou de l’ample travail de réflexion théorique et de pratique exégétique représenté par le traité homonyme de Philodème, lequel peut également être présenté comme l’un des plus systématiques commentateurs du Stoïcien Diogène de Babylone, si l’on se réfère à la polémique qu’il a menée contre son œuvre avec une remarquable constance27. Le même Démétrius Lacon nous a laissé une œuvre consacrée aux apories textuelles d’Épicure, que Dorandi ne considère pas comme un véritable commentaire, ce qui n’est pas sans poser problème. En effet, on veut bien admettre avec Erler qu’il s’agissait là d’une philologia medicans28, autrement dit d’un travail textuel destiné à mettre au point la meilleure formulation textuelle de la pensée épicurienne, celle qui produirait l’effet le plus profond sur la pensée de l’individu en proie aux passions. Toutefois, dans le détail, le texte correspond bien à une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui de « philologique », même si les fondements de cette philologie n’ont que peu de points communs avec ce que nous entendons par ce terme.
9Du côté du Portique, école dans laquelle le culte de la personnalité a toujours été moins important que chez les Épicuriens, les citations directes de Zénon et de Chrysippe sont rares, ces philosophes préférant des paraphrases permettant la mise en évidence de concepts considérés comme tout particulièrement importants. Si l’on prend comme exemple le troisième livre du De finibus, d’une excellente facture stoïcienne, comme chacun sait, on n’y trouvera pas un seul passage tiré directement des œuvres des premiers grands maîtres du stoïcisme. Dans les deux premiers livres du De officiis, dont nous savons qu’ils ont au moins majoritairement comme source Panétius de Rhodes, Zénon et Chrysippe ne sont jamais cités, ni même nommés. Sénèque participera de cet état d’esprit lorsqu’il dira des grands maîtres du stoïcisme29 : non inventa sed quaerenda nobis reliquerunt.
10Il restait donc, aux alentours de l’ère chrétienne, à rassembler en une forme cohérente les éléments épars qui allaient constituer le commentaire, autrement dit un genre centré sur une œuvre. Pourquoi ce mouvement s’est-il produit à ce moment-là ? On en est réduit à des hypothèses. La grande édition aristotélicienne par Andronikos de l’œuvre du Stagirite a pu jouer en rôle en donnant une forme de sacralité scientifique au texte30. Le passage à un régime politique fondé sur l’auctoritas31, sur le retour à la loi, par-delà les errances de l’époque tardo-républicaine, ne pouvait pas ne pas avoir de conséquence sur l’idéologie générale et imposait dans le monde de la philosophie aussi l’image du grand homme dont la parole était lue avec une dévotion critique au meilleur sens du terme.
11C’est donc à l’époque médioplatonicienne que le commentaire s’impose et je voudrais simplement mettre en évidence quelques aspects de cette expansion. Je ne m’attarderai pas sur Philon, tout simplement parce que, contrairement à d’autres chercheurs32, je ne crois pas qu’il ait pu avoir en son temps la moindre influence sur les penseurs païens. Philon n’a pas innové dans la méthode, un certain nombre d’éléments montrent qu’il y avait déjà eu avant lui des exégètes allégoristes juifs à Alexandrie33. Par ailleurs, il n’est pas qu’allégoriste, il affirme avoir toujours le souci du commentaire littéral et ne recourir à l’allégorie que lorsque l’explication littérale n’aboutit pas à un sens satisfaisant. Sur ce point l’ouvrage récent de Maren Niehoff apporte des conclusions irréfutables34. Mais surtout l’immensité de l’œuvre de Philon, le caractère systématique de son commentaire, imposent la centralité du texte biblique, une centralité fondée sur le fait que le texte étudié n’est pas semblable à tous les autres, c’est la parole de Dieu qui ne peut être relativisée, et par rapport à laquelle le commentaire n’est pas une possibilité, mais une nécessité. Cette structuration philonienne sera bien sûr celle du commentaire chrétien, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle ait déterminé la centralité du texte dans la philosophie païenne.
12Si la construction du commentaire aristotélicien, culminant avec Alexandre d’Aphrodise et sa méthode consistant à expliquer Aristote par Aristote l'est bien connue, il est nécessaire néanmoins de nous arrêter quelques instants sur le commentaire médioplatonicien, qui a ceci de particulier qu’il apparaît comme un élément de continuité dans la tradition puisqu’il constitue un pont entre la tradition hellénistique d’un scepticisme platonicien aporétique et le dogmatisme qui, sans qu’on sache très bien comment, a envahi la pensée d’inspiration platonicienne. La question de la date du Commentaire est insoluble, les hypothèses les plus diverses ayant été défendues à ce sujet et couvrant un espace de quatre siècles35. Je soulignerai simplement ici, après bien d’autres, l’importance de l’enjeu philosophique inhérent à ce texte. Le dialogue platonicien n’est pas un élément de plus dans les débats commencés à l’époque hellénistique, il apporte la solution à cette diaphônia des philosophes sur laquelle la Nouvelle Académie avait construit son scepticisme. Sur une question comme celle de la nature de la justice36, le commentateur ne s’aligne ni sur la loi naturelle des Stoïciens, ni sur la critique carnéadienne de celle-ci, attribuant dialectiquement au nomos phuseôs un sens assez proche de celui que lui avait donné Calliclès, il montre comment « l’assimilation à dieu dans la mesure du possible » de l’envolée du Théétète est à la fois le tout dont les deux autres positions constituent des perceptions partielles et le point de convergence dans lequel se résolvent les contradictions.
13Pour conclure, il convient de citer ici ce passage de la vie de Plotin par Porphyre37 :
Dans les réunions, on lui lisait les commentaires, ceux par exemple de Sévérus, de Cronius, de Numénius, de Gaius ou d’Atticus, et parmi les Péripatéticiens, ceux d’Aspasius, d’Alexandre, d’Adraste et d’autres auteurs éventuellement. Plotin n’empruntait absolument rien à ces commentaires ; il était au contraire personnel et original dans sa réflexion théorique, apportant dans ses investigations l’esprit d’Ammonius. Il achevait rapidement son propos et, quand il avait donné en peu de mots son idée sur un problème profond, il se levait.
14L’attitude de Plotin apparaît comme un défi à la méthode du commentaire, puisqu’il pratiquait une composition personnelle qui n’appartenait pas au genre exégétique, mais en même temps, la longue liste des commentaires dont il prenait quand même connaissance prouve à quel point la culture du commentaire était devenue la culture philosophique par excellence. Cette actualisation du commentaire que Plotin avait refusé deviendra avec Porphyre et Jamblique « l’expression privilégiée du labeur philosophique »38.
Notes de bas de page
1 M.-O. Goulet-Cazé et T. Dorandi (éds), Le commentaire entre tradition et innovation, Paris, 2000 ; M. Achard et F. Renaud (éds), Laval théologique et philosophique, 64, 1 (2008), p. 5-226 : Le commentaire philosophique dans l’Antiquité et ses prolongements : méthodes exégétiques ; A. Falcon, Aristotelianism in the First Century BCE. Xenarchus of Seleucia, Cambridge, 2012.
2 Off. III, 8.
3 Voir Att. XVI, 11, 4 : eum locum Posidonius persecutus <est>. ego autem et eius librum arcessivi et ad Athenodorum Calvum scripsi ut ad me τὰκεφάλαια mitteret.
4 L. Brisson, Introduction à la philosophie du mythe 1, Sauver les mythes, Paris, 2005.
5 Rep. X, 607b, trad. L. Robin. Le texte est suivi d’un certain nombre de citations poétiques dont on ignore l’origine.
6 L. Brisson, op. cit., 2005, p. 56. Voir Aristote, Méta. VIII, 1074b et A. Laks, « Aristote, l’allégorie et les débuts de la philosophie », dans B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, 2004, p. 211-220.
7 Sur Aristarque, voir R. Goulet, « Aristarque de Samos RE 25 », dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, I, Paris, 1994, p. 356-357, où il est rappelé que ce philosophe et astronome fut disciple de Straton et donc se situait dans une tradition péripatéticienne.
8 Sur la préhistoire du commentaire dans la tradition papyrologique, voir T. Dorandi, « Le commentaire dans la tradition papyrologique : quelques cas controversés », dans M.-O. Goulet-Cazé (éd.), op. cit., 1994, p. 15 s. Sur la relation originelle entre hypomnèma et commentaire dans les papyri, voir M. Del Fabbro, « Il commentario nella tradizione papiracea », Studia papyrologica, 18 (1979), p. 69-132, qui établit notamment les critères matériels de la définition de l’hypomnèma. Sans entrer ici dans la problématique extrêmement complexe du papyrus de Derveni, on peut remarquer que le papyrus (PHeid. G inv. 28+PGraec Mon.21), du IIIe siècle av. J.-C., contenait peut-être un commentaire du Phédon. Sur cette question controversée, voir D. N. Sedley, « Plato’s Phaedo in the Third Century B.C. », dans O. Dizhsioi (dir.), Le vie della ricercha. Sudi in onore di F. Adorno, Florence, 1996, p. 447-455.
9 Voir Dion de Pruse, LIII, 4=SVF I, 274 et C. Lévy, « Sur l’allégorèse dans l’Ancien Portique », dans B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine (dir.), op. cit., 2004, p. 221-233.
10 SVF I, 275
11 Od. IV, 84.
12 Op. cit., 2005, p. 58.
13 A. A. Long, « Stoic Readings of Homer », dans R. Lamberton et J.J. Keaney, Homer’s Ancient Readers, Princeton, 1992, p. 41-66.
14 Voir Macrobe, Sat. I, 17, 36=SVF I, 541 : Cleanthes Lycium Apollinem appellatum notat quod, ueluti lupi pecora rapiunt, ita ipse quoque humorem eripit radiis.
15 Voir Chrysippe, SVF III, 769-777, mélange de remarques philologiques et d’utilisation d’Homère comme témoin de la véracité de certains dogmes stoïciens.
16 De or. I, 47.
17 Voir sur ce point l’article de J. Barnes, « Roman Aristotle », dans J. Barnes and M. Griffith (éds), Philosophia Togata II, Oxford, 1997, p. 1-69
18 D. N. Sedley, « Philodemus and the Decentralisation of Philosophy », Cronache Ercolanesi, 33 (2003), p. 31-41.
19 Voir Ad Quint II, 10, 3 : uirum te putabo si Sallusti Empedoclea legeris; hominem non putabo.
20 Voir sur ce point C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 48-50 et Ch. Brittain, Philo of Larissa, Oxford, 2001, passim.
21 Voir Rep. VI, 27-28 et Tusc. I, 23, dans lesquels est cité le passage du Phèdre 245c-246a, sur la relation entre l’automotion de l’âme et son immortalité.
22 Sur ce philosophe, voir l’ouvrage collectif récent dirigé par D. N. Sedley, The Philosophy of Antiochus, Cambridge, 2012.
23 Fin. V, 49 : mihi quidem Homerus huius modi quiddam uidisse uideatur in iis, quae de Sirenum cantibus finxerit.
24 Sur ces deux personnages, voir Y. Benferhat, Ciues Epicurei. Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie, de Sylla à Octave, Bruxelles, 2005, p. 60, 62-63, 262.
25 Fin. I, 30. Trad. Martha.
26 Sur ce traité, voir E. Puglia, Demetrio Lacone. Aporie testuali ed esegetiche, Naples, 1988.
27 Sur ce traité, voir l’ouvrage collectif dirigé par D. Obbink, Philodemus and Poetry: Poetic Theory and Practice in Lucretius, Philodemus, and Horace, Oxford-New York, 1995. Sur la critique philodémienne de Diogène de Babylone voir notamment D. Delattre, dans son édition-commentaire du De musica, Paris, 2007.
28 « Philologia medicans. Wie die Epikureer die Schriften ihres Meisters lasen », dans W. Kullmann & J. Althoff (éds), Vermittlung und Tradierung von Wissen in der griechischen Kultur, Tübingen 1993, p. 281-303.
29 Ep., 45, 4.
30 Pour une approche très critique de cette hypothèse, voir A. Falcon, « The Pre-History of the Commentary Tradition: Aristotelianism in the First Century BCE. Prolegomena of Xenarchus of Seleucia », Laval théologique et philosophique, 64 (2008), p. 7-18.
31 Voir sur ce concept D. N. Sedley, « Philodemus and the Decentralisation of Philosophy », Cronache Ercolanesi, 33 (2003), p. 31-41.
32 Voir par exemple R. Radice, « Le judaïsme alexandrin et la philosophie grecque. Influences probables et points de contact », dans C. Lévy (éd.), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, Turnhout, 1998, p. 483-492.
33 Voir R. Goulet, La philosophie de Moïse. Essai de reconstitution d’un commentaire préphilonien du Pentateuque, Paris, 1987.
34 M. Niehoff, Jewish Exegesis and Homeric Scholarship in Alexandria, Cambridge/New York, 2011.
35 Sur l’Anonyme du Théétète, publié par G. Bastianini et D. N. Sedley, voir Commentarium in Platonis Theaetetum, dans Corpus dei papiri filosofici greci e latini, III, Florence, 1995, p. 227-562. Voir, en particulier, M. Bonazzi, Academici e Platonici. Il dibattito antico sullo scetticismo di Platone, Milan, 2003.
36 Comm. The. VII, 14-25.
37 Porphyre, Vie de Plotin 14.
38 J.-M. Narbonne, « Les écrits de Plotin : genre littéraire et développement de l’œuvre », Laval théologique et philosophique, 64 (2008), p. 627-640 (voir p. 630).
Auteur
U. Paris-Sorbonne E.A. 4081 « Rome et ses Renaissances »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002