Introduction
p. 9-16
Texte intégral
1Au moment où les humanistes du Quattrocento se sont emparés de l’héritage antique, le texte philosophique était l’objet privilégié des commentaires universitaires. Le projet humaniste, en ce domaine, prenait donc les dimensions d’un défi. Les études littéraires des trente dernières années sur le commentaire ont mis en lumière, à travers l’analyse d’un objet qui perdure du Moyen Âge à la Renaissance, les enjeux et les évolutions du commentaire humaniste, dans la forme et dans le contenu, menant à une modification du studium, permettant de dépasser les visées proprement pédagogiques et herméneutiques pour faire entendre la parole d’un auteur1. Restaurer le texte, en dégager le sens premier, sont partie prenante d’un projet individuel. Nous avons voulu porter plus précisément notre attention sur l’activité du commentaire philosophique qui, du néoplatonisme des premiers siècles à la fin du XVIe siècle, a constitué une des pratiques constantes des écoles, et dont la forme, les méthodes et les enjeux étaient particulièrement marqués par la scolastique. Cette spécificité du domaine de la philosophie nous a semblé nécessiter un traitement qui lui soit propre pour saisir le lien entre l’acte de commenter et la formation de la pensée humaniste.
2Les études rassemblées dans le présent volume font suite à un symposium2, coorganisé avec notre collègue et amie Susanna Gambino-Longo (U. Lyon III) que je souhaite remercier ici chaleureusement. Toutes mes pensées vont également à Philip Ford qui nous a quittés, dont la précieuse contribution clôt ce volume.
3On aurait pu croire que la révolution philologique portée par les humanistes du Quattrocento allait faire table rase de l’héritage médiéval et des codes du commentaire scolastique. Cependant, les trois grands gestes humanistes – éditer, traduire, commenter – tout en marquant leurs différences par rapport à la pratique universitaire, ne s’en sont pas totalement affranchis tant la scolastique avait enrichi l’héritage antique et sa philosophie à la fois de la profondeur de la pensée de ses plus illustres représentants, mais aussi d’un vocabulaire technique, précis, qui, pour irriter les profanes, n’en restait pas moins difficile à contourner. Rompre avec des siècles d’une scolastique moins stérile que ce qu’en ont dit ses détracteurs ne fut pas une tâche si aisée, et le commentaire purement philosophique perdure non seulement au sein même de l’institution, mais il est aussi un outil de l’analyse et de l’activité humanistes. De l’institution universitaire, particulièrement vivante aux XVe et XVIe siècles, aux nouveaux centres du savoir, la frontière est moins étanche qu’il peut paraître de prime abord. Le commentaire philosophique se révèle le lieu privilégié de la rencontre de ces courants divers et de leur porosité. C’est plutôt de la dialectique qui s’établit entre différentes approches qu’est caractéristique la plus grande part des commentaires que d’une pratique radicalement différente et opposée.
4Cela ne devait pas moins infléchir, voire modifier, le commentaire traditionnel et instaurer une prise de distance d’où émerge une nouvelle façon de philosopher. L’élargissement du champ du corpus, l’introduction, au sein de l’exercice philosophique, des apports de la philologie et d’autres disciplines, l’ouverture à de nouveaux courants3 ont pour conséquence d’insuffler au genre du commentaire une remarquable plasticité. Comme en témoigne le titre que nous avons choisi, Commenter et philosopher, il s’agit moins de constituer le commentaire en objet d’étude que l’acte de commenter. Le cadre, en effet, est moins rigide qu’on ne serait enclin à le croire, soit qu’il intègre de nouveaux éléments, soit qu’il s’intègre lui-même dans de nouvelles formes, offrant ainsi un laboratoire à l’élaboration de la pensée moderne. Car, outre la mise en miroir de la forme philosophique et de la pratique philologique, ce que nous avons surtout souhaité mettre en lumière ici est la façon dont l’actualisation, par le commentaire, de la pensée antique donne naissance à la philosophie humaniste en saisissant le lien entre l’acte de commenter, fort de son héritage, et l’élaboration de pensées individuelles.
5Les études de la première partie de cet ouvrage se proposent d’éclairer la permanence et les mutations du commentaire philosophique entre tradition universitaire et renouveau humaniste. Carlos Lévy introduit ces développements en présentant les grandes lignes de force de l’histoire du commentaire dans les philosophies antiques. Il éclaire le passage de cette pratique du monde grec à Rome, notamment sous la forme du commentarium, présentation de doctrines accompagnée d’une traduction, et en définit les modalités dans les différentes écoles, des rares insertions et allégories de l’Académie aux paraphrases stoïciennes, en passant par la monumentale variation du poème lucrécien sur la pensée d’Épicure. C’est à l’époque médioplatonicienne que se constitue le commentaire philosophique comme synthèse d’éléments épars autour d’une œuvre. D’une part, le commentaire médioplatonicien devient le lieu même de la pensée philosophique, d’autre part, avec Alexandre d’Aphrodise et le précepte « expliquer Aristote par lui-même », se fixe la méthode exégétique qui perdurera tout au long de la tradition scolastique et à la Renaissance.
6Le commentaire est d’abord le fait d’universitaires qui restent attachés à la forme scolastique tout en y intégrant de nouveaux éléments et outils, philologiques, rhétoriques ou doctrinaires, ou encore en choisissant de nouveaux objets ; autant d’apports qui, peu à peu, mettent à distance la tradition. La découverte, au début du XVe siècle, du texte du De rerum natura de Lucrèce, événement considérable dans l’histoire de la pensée, va confronter la tradition du commentaire au vaste poème philosophique épicurien. C’est à propos de la thèse de la mortalité de l’âme, au livre III, qu’est ravivé le débat médiéval, qui fut si disputé dans l’école péripatéticienne. Susanna Gambino-Longo analyse les deux commentaires que suscita le texte de Lucrèce au XVIe siècle : en 1511, celui de Giovan Battista Pio, universitaire bolonais, et, en 1565, celui de Denis Lambin, professeur au Collège royal. Les deux humanistes reprennent et commentent ces thèses avec des procédés indicateurs de l’évolution du commentaire humaniste entre philosophie et rhétorique : Pio, qui s’inscrit dans la tradition scolastique, œuvre véritablement en philosophe, n’éludant pas le matérialisme antique, ne cherchant pas non plus à le censurer, quand bien même serait-il répréhensible chez des contemporains ; Lambin, lui, opte, en cette fin de siècle, pour une approche plus prudente des questions philosophiques, davantage sensible à la poésie du texte lucrécien. De son côté, le texte d’AristoteDe anima continue de faire partie des programmes d’enseignement des universités du nord de l’Italie et de provoquer les polémiques. Thierry Gontier étudie la façon dont Pietro Pomponazzi, péripatéticien padouan puis bolonais, tout en s’inscrivant dans cette tradition, innove en retravaillant les notions traditionnelles de la noétique aristotélicienne : bien qu’il défende une certaine orthodoxie, il prend ses distances avec celle-ci et engage un dialogue avec l’école humaniste d’inspiration platonisante à laquelle il s’oppose également. C’est encore à une figure de l’Université de Padoue, Giacomo Zabarella, qu’est attachée l’une des œuvres les plus importantes sur la pensée d’Aristote. Violaine Giacomotto-Charra présente le De rebus naturalibus (1590) dans lequel Zabarella a rassemblé sa réflexion philosophique sur la science de la nature, non plus en s’attachant au commentaire d’une œuvre précise, mais en procédant par questions lui permettant de convoquer l’ensemble du corpus aristotélicien. En s’appuyant plus précisément sur les chapitres consacrés aux théories élémentaires et à la physique des mixtes, elle montre comment la méthode du commentaire universitaire a évolué sous l’influence de l’humanisme.
7La dialectique entre les deux courants, scolastique et humaniste, donne lieu aussi à une refonte plus profonde du commentaire scolastique. On adopte des formes moins strictes que celle de l’expositio jusqu’à livrer de véritables œuvres personnelles, soit en insérant les éléments structurants du commentaire dans un autre cadre, comme le traité humaniste, soit en recourant à d’autres formes herméneutiques que le commentaire traditionnel, plus appropriées à un texte source qui n’appartient pas au corpus scolastique. Demmy Verbeke révèle combien la confrontation de l’humanisme et de la scolastique n’allait pas de soi, les deux mouvements s’attachant d’abord à se définir eux-mêmes. Les difficultés que rencontra Juan Luis Vivès, tant de la part de sa hiérarchie que de ses collègues, et plus particulièrement des membres des facultés des arts et de théologie, quand, en 1520, il voulut faire un cours à l’Université de Louvain sur le Songe de Scipion de Cicéron, témoignent de ce processus. Lui-même était conscient de se séparer non seulement du programme traditionnel mais aussi de la méthode scolastique, préférant l’approche platonicienne rhétorique. La tension entre les deux mouvements est également sensible dans les dernières œuvres d’Agostino Nifo qui tente cependant de les concilier. Péripatéticien, formé à l’Université de Padoue, il délaisse, dans les années 1530, le commentaire traditionnel pour adopter, dans ses Opuscula moralia, la forme des traités humanistes, consacrés à un thème. Laurence Boulègue analyse ce changement de forme et de perspective qui, paradoxalement, permet à Nifo de revenir sur des questions débattues de la scolastique, particulièrement celle de la contemplation. Dans le De solitudine, Nifo opère un retour sur l’Éthique à Nicomaque et sur les commentaires médiévaux de Thomas d’Aquin, auquel il s’oppose, en renouant discrètement avec les interprétations averroïstes des XIIIe et XIVe siècles. Ainsi apporte-t-il à la tradition des commentaires sur l’Éthique sa contribution, contestataire, et rend-il ses thèses accessibles à un public non professionnel. À la fin du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe siècle, l’université allait assouplir ses codes. L’Université de Louvain, qui s’était montré si réticente dans les années 1520, à l’introduction de nouveaux textes et de nouvelles méthodes, trouve en Libert Froidmont un fervent admirateur de Sénèque et adepte du stoïcisme qu’il concilie avec le christianisme et la tradition universitaire. Jan Papy étudie ses commentaires aux Questions naturelles, alliant discours humaniste et discours scientifique, sensible à la fois à la méthode philologique héritée de Juste Lipse et aux apports de Sénèque à la physique et à la métaphysique.
8Sans doute ces commentateurs et auteurs ont-ils été sensibles à la critique de l’école néoplatonicienne qui s’est épanouie à Florence dans la seconde moitié du XVe siècle, célébrant un rapport plus direct et plus personnel aux textes des Anciens.
9La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée à l’éclosion d’une parole exégétique plus libre ou, du moins, libérée des contraintes de l’école, de son corpus et de ses codes. Pourtant, les néoplatoniciens de la Renaissance restent tributaires de l’héritage médiéval, bien plus qu’ils ne le reconnaissent, et les commentaires de Ficin sur toute l’œuvre de Platon relèvent d’un style encore marqué par la scolastique. Le Commentarium in Platonis Conuiuium, ou De amore, qui allait inspirer les trattati d’amore italiens, reste une exception par sa grâce et sa démarche ; cette exception doit être comprise, nous semble-t-il, comme l’expression épurée et concentrée d’une pensée et d’une façon de commenter inédites. Le nouveau philosophorum princeps et la diffusion de son œuvre grâce aux traductions de l’Académie de Careggi, dont Ficin est le maître d’œuvre, ainsi que la redécouverte de toute la tradition néoplatonicienne ouvrent à la philosophie du XVe et du XVIe siècle de nouveaux horizons.
10Flos commentariorum, pour reprendre le titre de Pierre Laurens dans le présent volume, le De amore est le lieu même de la pensée de Ficin sur l’amour. Il n’en est pas moins un commentaire. En s’appuyant sur une étude minutieuse et érudite de l’histoire du texte et de ses éditions, Pierre Laurens en montre les sédimentations, révélant les fils, solides, qui relient l’écriture du De amore aux formes canoniques de l’interprétation (argumentum, commentarium, summae), à la tradition doctrinaire et exégétique néoplatonicienne, particulièrement celle héritée de Proclus, et à son texte source, le Banquet de Platon. Pierre Laurens donne à voir comment, à partir de formes et de pensées préexistantes, a surgi l’une des plus belles œuvres de la philosophie humaniste. Ce faisant, il éclaire aussi la méthode et la forme de toute l’exégèse ficinienne de l’œuvre de Platon. Ce sont les commentaires sur la République et le Gorgias qu’étudie M.J.B. Allen pour élucider l’interprétation que fait Ficin de la question, ambiguë à ses yeux, du bannissement des poètes de la cité. Ficin convoque la tradition néoplatonicienne pour défendre Homère et aboutit à une interprétation originale où le philosophe et le poète vulgaire, dans le cadre, méprisable, de la polis, se rejoignent aux confins de la cité. Ainsi, l’herméneutique philosophique ne détermine-t-elle pas seulement le statut de la poésie, mais se constitue aussi, chez Ficin, en tutrice du genre même de poésie décrié par Platon. Partant de la scholie anonyme que Ficin attribue à Proclus dans l’un des deux argumenta qui ouvrent le commentaire de Ficin sur le Sophiste, Alain Lernould pénètre sa cosmologie. Par un examen minutieux des textes et des notions, de la doctrine comme du modus producendi, il montre la façon dont, chez lui, la Natura et ses puissances, vivifiantes et engendrées, sont intégrées dans l’ordre divin, et la façon dont s’articule le texte de Platon au commentaire sur le Timée de Proclus afin d’étayer une thèse naturaliste liée à une vision païenne et optimiste du monde.
11L’élan donné par Ficin perdure tout au long du XVIe siècle dans les commentaires voués aux études platoniciennes, en donnant naissance à de nouveaux syncrétismes. Francesco Cattani da Diacceto, qui prend la direction de l’Académie platonicienne après la mort de Ficin, poursuit sa réflexion sur l’amour, notamment dans l’In Symposium Platonis enarratio, rédigée dans les premières années du Cinquecento. Stéphane Toussaint montre que Diacceto, à propos de l’amour de Patrocle et d’Achille évoqué par Phèdre dans le Banquet – passage passablement négligé par Ficin –, se livre à une herméneutique cognitive imprégnée de la Métaphysique d’Aristote, plus proche en cela des lectures conciliatrices de Pic de la Mirandole que de la démarche de son maître. Mais c’est aussi à la tradition néoplatonicienne que se réfère Diacceto, et plus précisément à la sixième dissertation du commentaire de Proclus sur la République, probablement révélée par Ficin lui-même. De la fidélité surgissent des interprétations et des pensées nouvelles. C’est aussi ce que met à jour Pierre Magnard en analysant la présence très vive de la pensée de Denys dans la philosophie de Charles de Bovelles, héritage dionysiaque qui, plus encore qu’une autorité, fonctionne chez lui comme un modèle. Pierre Magnard montre le rôle du « travail du négatif » dans la philosophie de Bovelles sur l’Être à travers des catégories antithétiques placées sous le signe du Sic et non. Déjà présent chez Nicolas de Cues, le modèle dionysiaque semble bien trouver chez Bovelles son point d’aboutissement dans le Livre du sage et, surtout, dans le Liber propriae rationis où s’élabore la notion nouvelle de « raison propre ».
12L’influence du néoplatonisme de la Renaissance a une portée considérable, bien au-delà de l’herméneutique philosophique platonicienne et néoplatonicienne : elle a permis une ouverture aussi bien dans l’élargissement du corpus que dans la démarche herméneutique elle-même.
13La troisième partie du présent volume ouvre donc le champ de l’activité du commentaire philosophique aux domaines des artes qui, avec l’humanisme, ont gagné une dignité. En effet, il apparaît que le commentaire philosophique s’est ouvert à de nouveaux savoirs. Le texte philosophique n’est plus exclusivement l’objet du commentaire philosophique. Les frontières tendent à s’estomper et l’herméneutique humaniste renoue ainsi de façon nette avec la pratique de l’Antiquité classique.
14Pierre Caye étudie la façon dont Alberti a cherché à latiniser et romaniser le De architectura de Vitruve en se livrant, dans son De re aedificatoria, à une réécriture qui inscrit le fait architectural dans la culture romaine. À travers l’analyse de quelques exemples, notamment les notions de decor, de distributio et d’ordinatio, Pierre Caye montre la distance qui s’instaure entre la conception albertienne de l’architecture, attentive à la singularité de chaque élément, et celle de son modèle antique, qui adopte une perspective globalisante. La conception de l’humaniste s’est élaborée par la mise en œuvre d’une véritable démarche herméneutique qui s’appuie sur un minutieux travail de traduction, montrant ainsi combien les apports philologiques ont nourri la relecture des sources antiques et donné naissance à de nouvelles théories. C’est aussi à la richesse de la tradition humaniste sur le De architectura de Vitruve que s’intéresse Florence Malhomme en étudiant le commentaire qu’en fit Cesare Cesariano en 1521. Son analyse permet de comprendre comment la redécouverte et les commentaires humanistes des sources antiques, notamment aristotéliciennes, ont permis d’élaborer une nouvelle philosophie musicale à la Renaissance. Le paradigme musical, très important chez Cesariano, est le signe du dépassement de l’esthétique boécienne, et l’exégèse vitruvienne participe au maintien de la musique parmi les disciplines fondamentales du savoir malgré la prééminence que tendent à prendre les mathématiques.
15La dialectique entre philosophie et poésie est ancienne et, comme il a été évoqué précédemment, elle est encore au cœur des préoccupations des philosophes de la Renaissance. Les poètes et poéticiens ne sont pas restés en marge du débat et s’emparent à leur tour de la matière philosophique. John Nassichuk étudie la façon dont un poète, Marcantonio Flaminio, relit l’un des textes les plus commentés par la tradition scolastique, le livre λ de la Métaphysique, qu’il considère, en soi, comme le point de perfection de la pensée d’Aristote sur la science de la nature. Flaminio, dans sa paraphrase, analyse la pensée et le style d’Aristote, clairs et obscurs à la fois, aussi précis qu’elliptiques, et met en œuvre différents procédés, notamment l’allégorie. Soucieux d’adapter le texte d’Aristote aux lecteurs de son époque tout en s’appuyant sur les travaux des commentateurs médiévaux et de Bessarion, Flaminio accomplit un travail de réécriture, dépassant ainsi la tâche du commentateur qui devient auteur à part entière. Virginie Leroux montre aussi que les œuvres philosophiques furent convoquées par les commentateurs de la Poétique au XVIe siècle, en particulier Francesco Robortello et Martin Antoine Del Rio, pour préciser les concepts de catharsis et d’hamartia dans leur théorie dramatique. Elle s’interroge sur les modalités et sur les enjeux d’une telle démarche : le premier, dans ses Explicationes, en 1548, a recours à l’explication d’Aristote par lui-même et au commentaire d’Alexandre d’Aphrodise pour soutenir l’importance de la volonté humaine ; le second, dans son commentaire de l’Hercule furieux, en 1576, s’appuie surtout sur Sénèque pour réaffirmer l’importance de la foi et de la providence divine.
16En miroir du débat entre les disciplines philosophique et poétique, au XVIe siècle se poursuit aussi la dialectique entre mythos et logos à travers le commentaire des grands textes poétiques. Hélène Casanova-Robin étudie dans les Fureurs héroïques le commentaire allégorique que Giordano Bruno livre du mythe de Diane et Actéon en proposant de lire ce récit fabuleux à la lumière de la doctrine néoplatonicienne. Elle porte aussi son analyse sur l’arrière-plan que constitue la tradition des commentaires ovidiens du Moyen Âge ainsi que sur l’influence des courants philosophiques privilégiés par Bruno, notamment la philosophie épicurienne, à travers les citations du poème de Lucrèce. Philip Ford clôt cet ouvrage par une étude consacrée à l’humaniste français Jean Dorat et aux commentaires philosophiques présents dans son commentaire sur l’Odyssée, ou Mythologicum, en s’appuyant principalement sur Aristote, Platon et Cicéron. De nombreuses questions traditionnelles des discussions philosophiques, relevant de la métaphysique, de l’éthique ou encore de la philosophie politique, sont abordées par le biais de l’interprétation allégorique. Philip Ford analyse plus précisément les questions de l’immortalité de l’âme, de la perception sensorielle et de la vie contemplative à travers trois épisodes célèbres de l’Odyssée : celui de Circé, celui de Charybde et Scylla et celui des Sirènes. Tout au long de la Renaissance, comme ce fut le cas dans l’Antiquité, les poèmes d’Homère sont considérés comme l’écrin de vérités profondes, inlassablement offerts au labeur de l’exégèse philosophique.
17Fort de son histoire antique et médiévale, le commentaire traditionnel continue à s’épanouir au sein de l’institution universitaire et le fil qui relie les humanistes des XVe et XVIe siècles à leurs prédécesseurs est fort ; en retour, l’institution accueille les nouvelles méthodes. Les hommes, les idées et les textes échangent et se diffusent, et on ne saurait, surtout avec le second humanisme, étudier les deux mouvements comme deux paradigmes étrangers l’un à l’autre. Le fonctionnement universitaire, où les professeurs sont régulièrement amenés à chercher une place, et le système du mécénat et des académies ne dessinent pas des milieux hermétiques. Le commentaire, que tous pratiquent, est l’un des principaux lieux de leur rencontre, de leur confrontation et de l’élaboration de la philosophie de la Renaissance. Si la dette à l’égard de l’héritage médiéval, comme en témoignent les permanences observées dans les contributions de ce livre, est certaine, le geste herméneutique témoigne aussi, de façon décisive, d’une autre approche et d’un véritable travail de refondation de la philosophie.
Notes de bas de page
1 La bibliographie est vaste et nous renvoyons le lecteur à l’ensemble des contributions de ce volume et à leurs références bibliographiques, également présentes dans la bibliographie générale à la fin de l’ouvrage.
2 Ont été réunis, à l’Université de Lille 3, les 22, 23 et 24 novembre 2010, des philologues et des philosophes, spécialistes de la réception de l’Antiquité et de l’humanisme de la Renaissance, afin d’analyser, à travers la pratique du commentaire, les différents courants de pensée à l’aube de l’âge moderne. Cette manifestation scientifique a pris place dans le cadre des activités de l’UMR 8163, « Savoirs, Textes, Langage », dirigée par Christian Berner, avec le soutien de l’Institut universitaire de France, et la participation du GDR 2837 « Culture latine de la Renaissance européenne », dirigé par Perrine Galand à l’EPHE, de l’équipe « Rome et ses Renaissances » (E.A. 4081), dirigée par Carlos Lévy, et du centre Jean Pépin, dirigé par Pierre Caye au sein de l’UPR 76 (CNRS).
3 Voir, sur ces questions, l’ouvrage fondamental de Ch. B. Schmitt, Aristote et la Renaissance, Paris, 1992.
Auteur
U. de Picardie Jules-Verne, E. A. 4284 TRAME
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