Chapitre 6. Pour une économie politique de la santé comme bien public mondial
p. 137-162
Texte intégral
1Nous avons évoqué, dans le chapitre 2 (section 2.2.1), deux conceptions polaires de la place attribuée aux considérations éthiques dans l’aide au développement. La première internalise le critère éthique dans l’efficience, raisonnant alors à ressources données. La seconde est une conception plus extensive en termes de droits humains, cherchant à définir un « paquet » de droits parmi lesquels des droits à la santé peuvent être envisagés. Cette deuxième approche, fondée sur une méta-norme (au sens où elle dépasse le critère d’efficience), insiste sur la priorité des droits humains pour tous et l’adaptation des ressources nécessaires. Tout en nous situant dans cette seconde conception, nous considérons qu’il convient de renforcer celle-ci à partir d’une analyse en termes d’économie politique de la santé. À cet effet nous présentons dans une première section (1) un cadre d’analyse fondé sur un objectif de seuil de santé comme méta-norme, aboutissant à la nécessité d’une analyse de la santé dans un cadre d’économie politique internationale. Dans une seconde section (2), nous esquissons les caractéristiques de l’économie politique de la santé à l’échelle internationale pour souligner l’absence de projet commun de régulation.
1. Le seuil de santé comme méta-norme de santé globale
2Cette proposition est à la fois une application de la notion de capabilities au domaine de la santé, à travers le concept de seuil de santé, et une prise de recul critique sur les insuffisances de l’approche d’Amartya Sen, en particulier dans le domaine des objectifs collectifs pour la santé mondiale.
1.1. Le seuil de santé
3Dans cet ouvrage, nous avons souligné à plusieurs reprises l’insuffisante prise en compte de la demande et des besoins de santé, des contraintes et des stratégies des populations, tant dans les travaux consacrés à la santé que dans les politiques et les programmes menés dans les pays pauvres. Les programmes de santé ont été principalement orientés vers l’offre de santé voire l’offre de soins. La demande est négligée et, avec elle, le patient comme personne. Les termes clés utilisés pour les programmes de santé des années 1980-1990 (capacité à payer, disposition à payer, recouvrement des coûts, prépaiement…) sont symptomatiques de la réduction du patient à un demandeur soumis à des considérations marchandes ou monétaires.
4Nous proposons alors de redonner une place centrale à la demande et à la personne, en recourant au concept de seuil de santé inspiré et adapté de l’approche par les capabilities d’Amartya Sen.
5Notre approche consiste à étendre la notion de capability à partir du principe des trappes de sous-développement humain (voir également Boidin, 2009). À cet effet nous proposons la notion de seuil de santé. Le seuil de santé est, pour un individu, le niveau de santé minimal permettant à cette personne de mettre en œuvre ses capabilities. Il constitue une déclinaison, dans le domaine de la santé, de la définition du développement donnée par Amartya Sen (Sen, 2000), à savoir l’accroissement de la liberté de choix et d’opportunités offerts à chacun. Le seuil de santé fait passer la personne du statut de simple consommateur à celui de producteur de son bien-être. Il conditionne la liberté de choix des personnes, la liberté d’utiliser les ressources selon le mode de vie qu’elles souhaitent adopter. Cette approche repose sur un double principe : d’une part, la satisfaction des besoins essentiels (en référence à l’approche de Perroux, 1952, p. 139-150) ; d’autre part, le rôle potentiellement actif des individus sur leur propre bien-être (y compris les choix personnels de santé), à la condition qu’ils aient au préalable franchi ce seuil de satisfaction des besoins de base. L’origine du concept se trouve donc bien dans l’approche en termes de capabilities de Sen, mais elle la prolonge en y intégrant explicitement la place des comportements individuels.
6Le seuil de santé suppose qu’une fois satisfaits les besoins humains essentiels en santé, mesurés par des indicateurs objectifs (nutrition, poids, mortalité, etc.), l’individu a la capacité d’exercer ses propres choix. Cela ne signifie pas qu’il agit systématiquement de façon à améliorer ou maintenir son niveau de santé, puisque des comportements néfastes pour la santé peuvent, dans les faits, être observés.
7Deux niveaux d’analyse doivent cependant être distingués et articulés. À l’échelle individuelle, le seuil signifie un niveau de santé minimum sous lequel la situation peut se dégrader de façon irréversible, avec des effets irrécupérables sur l’état de santé, le revenu, la capacité à être autonome, etc. À l’échelle macroéconomique ou macrosociale, le seuil se définit comme la ligne qui sépare les situations irréversibles de dégradation ou de faiblesse du capital santé global et les situations où le niveau de santé global permet, au contraire, de maintenir la résilience de la population dans un contexte de contraintes socioéconomiques fortes. Le terme de résilience nous positionne dans une approche de soutenabilité forte. La résilience d’un système signifie sa capacité à absorber les chocs tout en maintenant ses fonctions principales, son organisation (Holling, 1973, p. 1-23). Or la faiblesse ou la diminution du niveau général de santé d’une population peut à cet égard constituer un facteur de blocage pour le développement. En effet le niveau de santé conditionne la possibilité de recourir à d’autres formes d’actifs, comme l’a suggéré l’approche de Sen (Sen, 1981, p. 433-464) sur les dotations initiales. Un stock trop faible de capital humain empêchera par exemple de recourir efficacement aux transferts ou aux aides matérielles communautaires. D’une façon plus générale, la faiblesse des capabilities en santé peut empêcher la conversion des capabilites en fonctionnements dans les domaines économique, environnemental ou social (Ballet, Dubois, Mahieu, 2004). Les seuils de santé constituent ainsi à l’échelle macrosociale, des situations telles qu’un pays peut être bloqué dans une trappe de sous-développement humain.
8Notre approche repose donc sur la liaison entre le niveau micro (seuils de santé individuels) et l’échelle macro (seuils de sous-développement humain constituant des trappes globales). Cette articulation cherche à dépasser la vision microéconomique des capabilities pour l’articuler avec la vision plus globale des institutions et des politiques publiques.
1.2. L’insoutenabilité de l’aide face au seuil de santé
9L’approche en termes de seuil de santé débouche sur le constat d’une aide insoutenable c’est-à-dire incapable d’atteindre un seuil de santé. À l’échelle macroéconomique, la focalisation de l’aide sur les indicateurs économiques ne garantit nullement l’élévation des indicateurs de santé. Comme l’ont montré plusieurs travaux (Anand et Ravallion, 1993, Boidin et Lardé, 2010), si l’espérance de vie est bien corrélée avec le produit intérieur ou national brut, cette relation n’est qu’indirecte. L’essentiel de l’élévation des indicateurs de santé dépend en réalité de la façon dont la croissance est affectée dans les choix collectifs. En particulier, la priorité donnée aux dépenses pro-pauvres et aux soins de santé est primordiale. Amartya Sen (1999a) a également montré que la priorité donnée à l’éducation et à la santé de base constitue, avec la mise en œuvre précoce de réformes agraires, des explications majeures des succès de l’Asie Orientale et du Sud-Est dans le développement humain, contrairement à la voie choisie par d’autres pays émergents (Brésil, Inde, Pakistan). Amartya Sen souligne également (1999b) que la réduction de la mortalité n’est pas nécessairement conditionnée par la croissance et peut tout autant venir d’un usage de l’aide au développement consacré aux soins, à l’éducation et aux services sociaux.
10La grille d’analyse fournie par le seuil de santé pose ainsi des enjeux que les acteurs de l’aide au développement ne semblent pas avoir intégrés. D’une part, même si cette aide a progressé dans le poids donné aux secteurs sociaux, elle continue de privilégier, sous l’influence de la doxa néolibérale, l’assainissement des finances publiques sans distinction entre des dépenses publiques pertinentes pour le développement humain (éducation et santé de base, développement agricole, infrastructures de base) et des dépenses très éloignées des objectifs sociaux (budgets militaires, développement des quartiers résidentiels, etc.).
11D’autre part, cette grille permet d’analyser les dérives de la « gouvernance » mondiale de la santé fondée sur une logique quasi marchande qui privilégie les intérêts stratégiques des nations. Le développement des approches sécuritaires de la santé n’est pas seulement inefficace sur le plan de la santé publique, focalisant l’attention sur quelques grandes maladies au détriment des affections anciennes et toujours courantes dans les pays pauvres. Il est également le reflet d’une approche purement stratégique des relations internationales qui, en prônant des normes globales de sécurité sur les comportements à risque définis de façon universelle, tend à stigmatiser les populations et, surtout, est peu adapté à la situation vulnérable de ces dernières, dont l’horizon de vie est plus faible et la perception du risque et de la qualité de vie différente. Pour que des normes globales de sécurité fonctionnent, elles nécessiteraient en amont l’atteinte par tous de certains acquis, y compris un niveau de santé décent. La responsabilité individuelle nécessite au préalable la mise en œuvre d’une responsabilité collective à une échelle qui dépasse les individus (nationale, supranationale…). Or les conditions de cette responsabilisation collective ne sont actuellement pas réunies, conduisant à une insoutenabilité humaine de deux points de vue : d’une part, l’objectif de soutenabilité humaine du développement n’est pas respecté selon le critère de la santé comme élément constitutif du développement (santé comme fin en soi) ; d’autre part, l’objectif de soutenabilité humaine du développement n’est pas respecté selon le critère des effets d’irréversibilité que la vulnérabilité sanitaire implique à l’échelle globale (santé comme facteur de développement ou comme trappe de vulnérabilité).
1.3. La nécessité d’une méta-norme de santé
12Même si elle fonde bon nombre de travaux critiques sur l’aide au développement focalisée sur la croissance, l’approche d’Amartya Sen est insuffisante pour passer du niveau individuel au niveau social, c’est-à-dire pour comprendre comment les situations individuelles s’inscrivent dans le cadre des normes sociales décidées par les acteurs forts. Tout au plus fait-il référence à la nécessité d’un « débat public éclairé » et à l’importance des « rouages démocratiques » dans la réaffectation des ressources vers les priorités de santé publique (Sen, 1999b). Mais peut-on parler de débat démocratique là où les intérêts économiques et stratégiques dominent les décisions ? À cet égard, l’approche de John Commons (1934) sur les différents niveaux de l’éthique peut servir de cadre de référence à une analyse alternative (cf. encadré n° 22).
Encadré n° 22. Les différents niveaux de l’éthique selon John R. Commons
Comme le montre la présentation faite par Bruno Théret (2005, pp 75-79), l’approche de John R. Commons (1934) distingue différents niveaux hiérarchiques de l’éthique.
La micro-éthique regroupe les droits revendiqués par des individus ou des groupes sociaux particuliers, non reconnus à l’échelle de la société tout entière ; par exemple, les pratiques médicales alternatives.
La méso-éthique est l’éthique interne à des organisations utilisant des sanctions de l’opinion collective et du bannissement hors du groupe ; par exemple, l’éthique médicale.
La macro-éthique est la « subordination de soi aux autres », elle est volontaire (guidée par la sympathie) ou involontaire (obligatoire) ; c’est un principe de rationalité alternatif au calcul égoïste et proche d’un principe holiste (il est rationnel pour l’individu de ne pas adopter un comportement égoïste mais plutôt de se soumettre aux exigences de la vie en société soit volontairement, soit par la médiation d’une obligation générale).
La méta-éthique est une forme de l’autorité supérieure, l’ensemble des valeurs sociales constitutives du bien commun ; on peut y inclure les conceptions admises sur la vie et la mort (euthanasie, usage des drogues), sur la souffrance acceptable, la reconnaissance d’une autorité éthique habilitée à trancher dans les grands débats (manipulations génétiques, droits de propriété, limites à poser aux pratiques marchandes…), ou encore les valeurs internationales de réduction des inégalités de santé.
13En résumé, Commons distingue l’action (au niveau individuel, contrôlée) et l’institution (au niveau collectif, contrôlante). Ce cadre permet de dire que l’individu est responsable mais de façon subordonnée à la société, selon des critères qui dépassent largement un utilitarisme individuel ou même un égoïsme des nations. Si l’individu est pressé, dans certains cas, de réduire ses comportements à risque, c’est dans une logique de soumission à des valeurs communes. Or ces valeurs communes ne peuvent être définies dans un cadre stratégique égoïste, contrairement à ce que prônent les approches sécuritaires qui font porter une bonne partie de la responsabilité des risques sur les individus, en stigmatisant ceux-ci dans certains cas, alors que l’accès réel aux libertés individuelles est limité par les rapports de pouvoir internationaux et locaux. À cet égard, la vulnérabilité sanitaire est un défaut de droits, mais implique également aux échelles nationale et internationale, un problème de trappe de pauvreté sanitaire que nous avons appelé seuil global de santé.
14Les limites de l’approche d’Amartya Sen sont importantes devant la nécessité d’une méta-éthique internationale de la santé. En effet l’introduction par Sen de comportements liés à la sympathie ou l’engagement personnel ne suffit pas à aborder la méta-éthique, c’est-à-dire les valeurs « qui tiennent ensemble la société en définissant le bien public commun à la recherche duquel il est légitime d’assujettir le droit et l’économie » (Commons, 1934). Car Amartya Sen ne dit pas vraiment comment, en dehors de l’exercice des responsabilités individuelles, des règles communes peuvent émerger qui sont portées par des institutions non individuelles. Les capabilities individuelles ne suffisent pas à construire une méta-éthique.
15À l’inverse, pour Commons, les institutions évoluent par la médiation des décisions juridiques prises pour adapter les règles de comportement économique et résoudre les conflits issus de l’évolution des forces économiques. Ces modifications ne sont pas indépendantes de ce que les acteurs économiques et sociaux considèrent comment socialement acceptable. En somme, les transformations institutionnelles qui régissent les comportements économiques doivent être raisonnables, c’est-à-dire conformes au droit (esprit de la constitution et procédure d’état de droit) et à l’éthique (limites du pouvoir et de la coercition et de leurs effets économiques inacceptables en termes d’abus, d’inégalités…). C’est pour cette dernière raison qu’une importance particulière doit être accordée aux relations entre droit et économie, par exemple à la façon dont se construit l’application des Accords sur les Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) dont les effets sur l’accès à la santé dans les pays pauvres sont importants (cf. chapitre 3).
1.4. La nécessité d’une économie politique internationale de la santé
16Depuis le constat de l’inefficacité relative de l’aide au développement à la fin des années 1990, la préoccupation majeure des bailleurs de fonds est l’efficience de cette aide. Plus récemment, les principes d’appropriation (par les pays destinataires), d’alignement (sur les politiques définies au préalable par les autorités locales), d’harmonisation (les bailleurs de fonds sont appelés à mieux se coordonner dans leurs procédures) ont été mis en avant à l’échelle internationale (Déclaration de Rome sur l’harmonisation en 2003, Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide en 2005, Déclaration d’Accra en 2008, Forum de Busan en 2011). Pourtant c’est bien le critère d’efficience qui constitue aujourd’hui la référence centrale portée par les bailleurs de fonds, comme nous l’avons souligné dans le chapitre 2 (section 2.2.2). Cependant d’innombrables travaux ont émis d’importantes réserves concernant la réduction des critères de l’aide autour de l’efficience et de la « bonne gouvernance ». S’il est admis que le bon fonctionnement du cadre décisionnel public favorise une allocation efficiente et équitable de l’aide, il est également indéniable que de nombreuses situations de pauvreté sanitaire ne sont qu’indirectement liées à la « bonne gouvernance » dont devraient faire preuve les gouvernements. Les facteurs structurels d’inégalités internationales et nationales dans le champ de la santé sont notoirement négligés dans l’allocation de l’aide. Si le postwelfarisme a permis de diffuser l’idée que les inégalités illégitimes devaient être corrigées (Cogneau et Naudet, 2007, Chauvet et alii, 2008, cf. supra chapitre 2, section 2.2.1), il conviendrait de dépasser une approche teintée d’individualisme méthodologique qui étudie les handicaps sans analyser les processus collectifs qui y conduisent. Au-delà des inégalités visibles dans les indicateurs, une analyse des rapports de force structurellement déséquilibrés et de l’illégitimité des normes globales devrait être menée plus avant.
17Les bases de cette analyse sont à trouver dans une économie politique de la santé internationale dont nous pouvons esquisser maintenant les contours. Dès les premiers travaux d’économie de la santé, l’inaptitude de l’économie standard à appréhender un tel domaine est soulignée. Ainsi Kenneth Arrow, dans son article fondateur « Uncertainty and the welfare economics of medical care » (Arrow, 1963), démontre que l’incertitude structurelle à laquelle le secteur de la santé est par nature confronté (sur l’incidence des affections et l’efficacité des traitements) conduit à l’incapacité des marchés concurrentiels à produire une allocation efficace des ressources et contribue à l’émergence d’institutions non marchandes destinées à compenser les défaillances de marché. Cependant l’analyse de Kenneth Arrow demeure largement ancrée dans l’économie standard (comme en témoigne l’idée que les acteurs non marchands ne viendraient qu’en compensation des défaillances de marché). En réalité, plusieurs autres caractéristiques font de la santé un objet d’économie politique. D’abord l’interaction entre l’offre et la demande rend généralement impossible de distinguer la contribution respective de chacun à l’état de santé et inscrit cette relation dans une co-construction dont l’efficacité dépend du rôle que jouent les institutions de la santé et les règles collectives (Batifoulier, 1990, 1992)1. Ensuite, le rôle et l’effectivité de ces institutions et règles dépend des complémentarités institutionnelles et conduit à distinguer les fonctions institutionnelles (réduction des inégalités de santé, financement, offre de soins, etc.) et les formes institutionnelles (règles de concurrence ou de contrainte, etc.).2 Ainsi, comprendre de quelle façon des cadres institutionnels très différents peuvent aboutir à des résultats favorables revient à privilégier la question de savoir quelles sont les complémentarités institutionnelles qui ont permis cet effet plutôt que celle d’identifier les « bonnes institutions » qu’il faudrait plaquer dans les pays à faible niveau de santé. Enfin les besoins de santé ne constituent pas des données uniquement naturelles. Ils dépendent du contexte historique, du cadre politique, du niveau d’État social, etc. La santé ne peut être naturalisée, elle est un construit social et, en ce sens, elle est perçue diversement par les personnes en fonction du contexte sociopolitique et de leur place dans la société.
18Ainsi si l’on admet que les besoins de santé ne sont pas figés mais qu’au contraire ils dépendent du contexte dans lequel ils s’expriment, on aboutit à examiner non pas seulement une relation purement technique entre des agents de santé et des patients, mais également une économie politique de la santé qui se définit comme l’ensemble des rapports de force et des négociations entre les acteurs de la santé. Or comme l’indiquent Philippe Mossé et Joseph Brunet-Jailly (2005, p. 167), « c’est de la convergence de forces économiques et de créations institutionnelles que naissent les besoins auxquels sont censés répondre les systèmes de protection sociale et de soins. Dans cette perspective, la création de besoins est le produit de mécanismes économiques et sociaux institutionnalisés, tous endogènes, et qu’il convient de mettre au jour ». L’intérêt de cet extrait est qu’il s’applique fort bien à la construction d’une santé comme BPM par des acteurs internationaux. En effet la santé comme BPM est moins le résultat des besoins exprimés par les populations pauvres, malades ou vulnérables, que l’expression d’une volonté des acteurs internationaux de répondre à des enjeux qui leur sont propres et qui répondent à leurs propres objectifs. Ainsi l’approche sécuritaire des BPM répond principalement aux préoccupations des pays riches, de même que la conception en termes de droits humains est une perception occidentale de ce que devrait être la solidarité entre les nations et les peuples. L’économie de la santé qui en découle ne peut donc être seulement technique (fondée sur les dernières innovations médicales ou le calcul économique en santé), elle est foncièrement politique (fondée sur les valeurs des acteurs et les intérêts stratégiques qu’ils portent). Or le champ politique de la santé mondiale fait apparaître une telle diversité de conceptions et d’intérêts qu’aucun projet commun ne semble pouvoir émerger, sauf à mettre en place une tutelle qu’un acteur transnational pourrait exercer, tout comme les États sont supposés assumer la tutelle des politiques de santé nationales.
2. La santé mondiale sans projet commun
19Comme l’ont indiqué Jean-Jacques Gabas et Philippe Hugon (2001), les deux conceptions théoriques des biens publics mondiaux conduisent à des approches différentes de la coopération internationale. Dans la conception « minimaliste » ou utilitariste, les défaillances de marché ou les défaillances des États doivent être corrigées à travers des politiques sectorielles, certes plus coopératives mais qui ne remettent pas en cause l’architecture de coopération interétatique à l’œuvre. Les coopérations privilégiées sont celles qui consistent, de la part des États, à exercer conjointement des incitations suffisantes sur les firmes pour que ces dernières produisent des biens et services accessibles (notamment en médicaments). Dans la conception « maximaliste » ou en termes d’économie politique, la coopération envisagée est beaucoup plus extensive. La gouvernance mondiale telle qu’elle existe est remise en cause et la définition de biens communs exige de nouvelles formes de multilatéralisme intégrant tous les acteurs marchands et non marchands. La question des nouvelles modalités du pouvoir politique transnational est alors posée. Mais cette seconde vision, à l’inverse de la première, nécessite qu’un projet commun soit défini. Or dans le domaine de la santé, ce dernier est actuellement limité aux volets des OMD touchant à la santé, sans réel plan d’action global.
20Les difficultés de définir un projet commun tiennent selon nous à deux facteurs qui se renforcent réciproquement et que nous examinons maintenant.
2.1. La difficulté de définir le contenu du bien public mondial santé
21S’il est incontestable que la santé est devenue un domaine majeur d’intervention coordonnée des acteurs internationaux, il n’existe pourtant pas de consensus sur ce que devraient être les objectifs prioritaires. Trois explications peuvent être mises en avant.
2.1.1. Un bien public mondial à plusieurs facettes
22Dans l’ouvrage de référence « Global public goods: international cooperation in the 21st century » publié sous l’égide du PNUD, les auteurs distinguent deux formes sous lesquelles la santé peut être considérée comme un BPM (Kaul et alii, 2002, p. 40 et p. 200). La santé peut d’abord être conçue comme un BPM final, c’est-à-dire un résultat plutôt qu’un « bien » au sens traditionnel. La santé peut également être conçue comme un BPM intermédiaire, par exemple à travers les réglementations relatives à l’accès aux médicaments, ou à travers les médicaments eux-mêmes (cf. supra chapitre 1, section 1.2.2). La connaissance scientifique produit des médicaments, eux-mêmes biens publics intermédiaires d’un bien public final, l’état de santé de la population.
23Cependant cette première typologie ne suffit pas à appréhender pleinement le BPM santé. Chacune des deux acceptions pose certaines difficultés dans la définition de son contenu et dans sa mesure.
24Si l’on s’intéresse à l’acception en termes de résultat, on se trouve confronté au problème bien connu de mesure de la santé. Ce problème n’étant pas résolu, les analyses sur la santé comme BPM sont conduites à procéder par défaut, en définissant la santé comme absence de maladie, ce qui reste insatisfaisant mais permet d’apporter des éléments de mesure. Mais il convient alors de distinguer plusieurs types de maladies selon leurs propriétés. En particulier, la distinction entre maladies infectieuses, maladies non infectieuses et enfin traumatismes est utilisée comme point de départ. Marc Zacher (1999) montre que la surveillance des maladies infectieuses est sans ambiguïté un BPM au sens de l’économie standard, car ces dernières présentent des caractéristiques d’indivisibilité et de non-exclusivité. Lincoln Chen et alii (2002) estiment que, malgré leur caractère plus « privatif », les maladies non contagieuses et les traumatismes constituent également des biens publics (ou plutôt des maux publics). En effet ces dernières formes d’affection tendent, d’une part, à se généraliser à l’ensemble des pays, d’autre part, à nécessiter une action coordonnée à l’échelle internationale3.
25Si l’on étudie plutôt les biens de santé intermédiaires, par exemple les médicaments, une autre distinction est nécessaire entre les médicaments qui sont réellement des biens publics mondiaux et ceux qui n’en présentent pas les propriétés. Par exemple, il ne suffit pas de produire un médicament pour fournir un BPM : celui qui apporte peu d’innovation et de progrès médical n’est pas un bien public.
26En outre, chacun des biens publics intermédiaires (réglementations, médicaments, connaissances scientifiques) possède des caractéristiques particulières. Ainsi les connaissances scientifiques sont protégées par des brevets, et peuvent donc faire l’objet d’exclusion, même si leur non-rivalité est avérée. Les médicaments et les traitements sont, quant à eux, des biens par nature privés, puisqu’il y a dans les faits rivalité entre les consommateurs et possibilité d’exclure des usagers par les prix. Les médicaments ne sont donc des biens publics que si les Pouvoirs Publics mettent en œuvre des systèmes d’accès pour tous à ces biens privés. En revanche, les réglementations constituent des biens publics, puisque leur application implique que chacun y soit soumis ou puisse les invoquer.
2.1.2. La coexistence de plusieurs motivations
27Plusieurs travaux explicitent, voire justifient, le rôle crucial des déterminants stratégiques dans la construction du BPM santé. Par exemple, Lisa Martin (2002, p. 61) estime qu’il n’est « nul besoin de faire appel à un altruisme ou un idéalisme des acteurs pour expliquer pourquoi ils pourraient coopérer les uns avec les autres. Il suffit simplement de démontrer que tous peuvent trouver l’entreprise de coopération avantageuse ». Ce principe étant considéré comme admis par l’auteur, celle-ci souligne cependant que ce sont les obstacles à la coopération qui doivent être traités. Ce consensus sur la notion d’intérêts bien compris est-il absolu ? Selon certains auteurs, l’audience croissante du concept de BPM refléterait une simple prise en compte de dimensions sociales ou humaines dans un mouvement et une volonté plus généraux de libéralisation. En d’autres termes, les approches libérales de la mondialisation trouveraient dans l’extension du concept de bien public à l’échelle mondiale un moyen d’asseoir la libéralisation tout en laissant une place à un « minimum universel » de dotations. L’approche par les biens publics mondiaux ne serait alors qu’une nouvelle façon de remédier aux défaillances du marché, tout en préservant la place centrale de ce dernier.
28Cependant la prédominance de la vision strictement « standard » n’empêche pas le développement d’approches critiques mais faisant la promotion de la notion de BPM. En effet un certain nombre d’acteurs et d’analystes, quoique critiques par rapport aux présupposés orthodoxes sur les biens publics et la « gouvernance mondiale », sont sensibles à l’intérêt du concept de BPM comme levier de renforcement des interventions publiques. De plus la notion de bien public, même si elle trouve ses sources dans l’analyse « standard », devient, avec son extension à l’échelle mondiale, un objet de débats et d’approches différentes, tant dans la définition du contenu du bien public que dans la mise en œuvre et l’ampleur des programmes concernés. L’existence de deux approches possibles, évoquées à plusieurs reprises dans cet ouvrage, est ainsi soulignée par Jean-Jacques Gabas et Philippe Hugon (2001). La première est une vision minimaliste de la coopération internationale, dont l’objet serait cantonné à apporter des réponses aux défaillances du marché. Dans cette première version, on se situe, de fait, au sein de l’approche « standard » des biens publics. La gestion des biens publics mondiaux sera alors abordée en termes d’intérêts tirés par chacun des acteurs d’une éventuelle coopération. C’est là une approche stricte des « intérêts bien compris » explicités précédemment. À l’inverse, la seconde doctrine présentée par les auteurs repose sur une approche « en termes d’économie politique », qui, d’une part, préfère une vision maximale de la coopération (la régulation internationale peut se substituer aux accords bilatéraux ou multilatéraux), d’autre part, s’interroge sur les limites, au sein des « intérêts bien compris », d’une gestion qui laisserait toute liberté aux acteurs dont les objectifs sont purement égoïstes. Cette seconde vision, tout en admettant la pluralité des objectifs, pose comme principe la primauté des règles sur le marché, notamment lorsque l’intérêt collectif est menacé. Si cette deuxième approche reste en construction, elle semble bien traduire une conception des biens publics mondiaux qui intègre les décisions individuelles, tout en posant des limites à leur auto-régulation.
29Il reste que la conception minimaliste est devenue dominante dans les discours des acteurs de l’aide, comme nous l’avons souligné précédemment (chapitre 2, section 2.3). Rien ne garantit alors que chacun d’entre eux adhèrera au consensus de la coopération, car les intérêts parfois divergents favorisent les rivalités. Par exemple, les politiques de prévention globalisée de l’OMS contre les comportements à risque (tabac, régime alimentaire déséquilibré, relations sexuelles non protégées, etc.) vont à l’encontre des intérêts économiques des firmes pharmaceutiques qui vendent des produits de sevrage ou des médicaments de traitement du VIH, ou encore de ceux des professionnels de santé qui traitent l’obésité. Ces conflits d’intérêts n’ont rien de spéculatif. En effet, tandis que l’ONU et l’OMS tentaient en 2011 de lancer une politique coordonnée à l’échelle internationale pour la prévention des maladies non transmissibles, qui ne représente que 3 % de l’aide mondiale dans le secteur de la santé, les lobbies industriels, souvent appuyés par les gouvernements des pays riches, freinaient cette initiative en brandissant l’argument de l’emploi représenté par les industries vendant des produits néfastes pour la santé (alcool, tabac, aliments à forte teneur en sucre, en lipides ou en conservateurs, etc.). Ces mêmes lobbies défendent ainsi le modèle volontariste, les partenariats publics-privés et la promotion de la santé, arguant d’une supposée meilleure efficacité de ces derniers par rapport à la contrainte (Benkimoun, 2011).
30Ainsi au-delà du débat entre vision minimaliste et vision maximaliste de la santé comme BPM, force est de constater que l’expansion de cette seconde vision est hautement improbable tant que les conceptions des politiques sanitaires globales demeureront limitées à des motivations stratégiques. Comme le souligne fort justement Dominique Kerouedan (2013), reprenant la typologie de David Stuckler et Martin McKee (2008) (cf. encadré n° 23), les conceptions principales des politiques sanitaires des dernières décennies sont au nombre de trois : la santé mondiale comme investissement économique, comme arme sécuritaire ou comme volet de politique étrangère. Deux conceptions s’ajoutent à cet ensemble, la charité et la santé publique, mais sont dominées par les trois premières.
Encadré n° 23. Les cinq métaphores de la santé globale
Elles représentent différentes motivations des politiques de santé dans le contexte international. En général, les politiques de santé combinent différentes métaphores, accordant néanmoins une place plus importante à certaines d’entre elles. Selon David Stuckler et Martin McKee (2008), cinq métaphores coexistent. La première est la conception en termes de politique étrangère ; elle vise à utiliser les politiques de santé internationale comme outils de réputation et d’influence politique. La deuxième est celle de la sécurité (cf. chapitre 2, section 2.1) qui s’attaque principalement aux maladies contagieuses provenant de l’extérieur et susceptibles de menacer la population du pays. La troisième conception est celle de la charité ; elle considère l’aide à la santé comme un levier de lutte contre la pauvreté et focalise souvent l’effort sur la santé de la mère et de l’enfant, la malnutrition, les catastrophes naturelles, etc. La quatrième approche est la motivation économique, fondée sur la santé comme facteur de développement et axée en conséquence sur l’aide destinée à ceux qui contribuent le plus à la croissance (personnes actives et jeunes) et aux maladies les plus pesantes pour la croissance (tuberculose, paludisme, VIH). Enfin la conception en termes de santé publique est motivée par la réduction du poids global des maladies et de leurs effets sur le bien-être des populations.
31La place importante des approches fondées sur la sécurité et la politique étrangère explique que les efforts portent sur la gestion des urgences perçues par les pays riches, fortement médiatisées, plutôt que sur les priorités de long terme incluant la pérennisation des systèmes de santé dans les pays pauvres et la réduction des inégalités. Au total ce sont bien des considérations économiques, sécuritaires ou géopolitiques qui dominent en lieu et place des valeurs de solidarité et de bien commun.
2.1.3. Un bien public mondial coupé en deux : « maillons faibles » versus « fournisseurs dominants »
32Plusieurs travaux sur les modalités de fourniture des biens publics mondiaux ont repris la typologie de Todd Sandler (2001). Le problème initial est le suivant : face à une production inadéquate (trop élevée ou trop faible) d’un BPM, les modalités de production à mettre en œuvre pour atteindre le niveau souhaité ne sont pas les mêmes pour tout bien public. En effet les comportements coopératifs ou non coopératifs dépendent du mode de production du bien public, qui à son tour dépend de la nature du bien. L’auteur distingue quatre modalités possibles de fourniture d’un BPM. La première est celle des biens publics mondiaux dont la fourniture dépend de la somme des actions de chacun ; dans ce cas, la coordination doit chercher à impliquer le maximum de pays (exemples : émission de gaz à effet de serre, inventaire exhaustif des espèces vivantes…). La deuxième concerne les biens publics mondiaux dont la fourniture dépend du « maillon faible » ; dans ce cas, ce maillon définit le niveau de bien public produit (exemples : contrôle d’une maladie infectieuse, maintien de l’intégrité des infrastructures…). La troisième modalité a trait aux biens publics mondiaux dont le niveau de production dépend du fournisseur dominant ; dans ce cas, c’est la contribution la plus importante qui détermine la production (exemples : la recherche contre le VIH, l’éradication d’un fléau…). Enfin la quatrième modalité est composée des biens publics mondiaux dont le niveau de production est la somme de contributions de poids inégal, les bénéfices tirés de la production pouvant également être très inégaux (exemples : contrôle des émissions de soufre, maîtrise d’un fléau).
33Parmi les quatre cas de figure ainsi délimités, qu’en est-il de la santé ? On observe que sa production est principalement concentrée dans des modalités de type « maillon faible » ou « fournisseur dominant ». En effet si l’on revient sur la distinction faite antérieurement entre biens finaux et biens intermédiaires (cf. supra 2.1.1), on peut estimer que, parmi les biens publics de santé finaux (exprimés par un résultat final sur les états de santé), la diffusion des maladies infectieuses dépend grandement de la capacité des pays les plus pauvres à se protéger de ces affections et à éviter qu’elles ne se diffusent à l’intérieur du pays et au-delà des frontières ; c’est donc ici le « maillon faible » qui détermine l’ampleur du bien public (ou du mal public, dans le cas d’une pandémie ou d’une épidémie). A contrario, parmi les biens publics de santé intermédiaires (médicaments, règlements…), l’essentiel des avancées dans les traitements contre les maladies se produit dans les pays riches ou dans les pays intermédiaires.
34Dans bon nombre de cas, la fourniture du BPM santé repose donc soit sur la règle du fournisseur dominant, soit sur celle du maillon faible. Ceci introduit une relation non équilibrée entre pays riches et pays pauvres : les premiers ont la capacité d’aider les seconds (en tant que fournisseur dominant), mais les seconds sont souvent considérés comme porteurs de risques (maillons faibles), ce qui oriente les politiques d’aide en fonction d’un critère de sécurité (protection contre les effets de la pauvreté et des maladies contagieuses), critère qui n’est pas forcément favorable au développement des pays pauvres, puisqu’il est d’abord guidé par les intérêts du fournisseur dominant.
2.2. L’absence de modèle de régulation commune
35Face aux différentes motivations d’action en présence, l’analyse de la santé comme BPM ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les modes de régulation adéquats. En particulier, un enjeu central est la frontière entre logiques non marchandes et logiques marchandes dans la construction de cette régulation transnationale. Une question lancinante est donc celle du rôle des acteurs privés, en particulier les entreprises à but lucratif. Ces dernières ont été, implicitement ou explicitement, souvent évoquées dans cet ouvrage. En effet qu’on le veuille ou non, elles se trouvent aujourd’hui au cœur de nombreuses initiatives de santé, que ce soit à travers les fondations, les partenariats avec la société civile ou les organisations internationales et les Pouvoirs Publics. Si leur « insertion progressive dans la gouvernance mondiale de la santé », pour reprendre l’expression d’Auriane Guilbaud (2012), est généralement présentée comme une contribution potentielle à la santé comme BPM, il n’en demeure pas moins que, comme l’a illustré le chapitre 5, leur apport réel sur le long terme est particulièrement incertain. L’atteinte d’objectifs chiffrés fixés par les membres d’un partenariat ne préjuge pas de la durabilité des effets positifs sur la santé des populations, du renforcement des systèmes de santé et, plus généralement, des leviers de la santé. Il convient alors d’examiner les risques et incertitudes que la montée en puissance des entreprises dans le champ de la santé comme BPM peut faire peser sur la construction de ce bien commun.
36Un risque inhérent au rôle croissant des entreprises nous semble être le brouillage des cartes concernant les règles de production et de diffusion des biens et services de santé dans une logique de bien commun. La participation des entreprises à des actions de santé publique n’est pas nouvelle mais elle a pris une ampleur jusqu’alors inégalée à partir des années 1990. Ce mouvement fait suite à l’hégémonie du modèle capitaliste de marché à partir des années 1980. Ce dernier rend en effet légitimes les acteurs privés marchands dans tous les domaines de production. L’hégémonie du mode de production marchand fait alors de l’environnement, des ressources naturelles essentielles (eau, air, forêts, etc.) et de la santé des biens publics mondiaux à production mixte. Loin d’éloigner les entreprises des biens et services essentiels, le succès du terme de BPM leur donne au contraire une légitimité nouvelle pour contribuer à des programmes qui sont souvent présentés comme réunissant les avantages du secteur privé (logique de performance, flexibilité dans l’usage des ressources et dans la décision d’investissement, etc.) et ceux du secteur public (prise en charge de montants financiers importants, attention portée aux externalités, recherche de l’intérêt général, etc.). Même si ces initiatives partenariales sont généralement louées pour leur valeur ajoutée en termes d’innovation sociale, leur hybridation de modèles supposée vertueuse, il convient de garder à l’esprit que leur substrat paradigmatique demeure foncièrement marchand. En effet c’est par l’intégration de normes marchandes (notamment la concurrence) ou quasi marchandes (l’idée de coopération portée d’abord par des logiques instrumentales et l’intérêt bien compris de chaque acteur en fonction de ses propres objectifs) que les acteurs non marchands se rapprochent des entreprises et adoptent le vocabulaire managérial nécessaire à la conduite d’un projet commun.
37Il est à noter que le levier généralement mis en avant pour motiver les entreprises à initier – ou participer à – des partenariats est celui des incitations, notion qui se trouve au cœur des approches standards étendues. Les incitations sont ainsi appelées à corriger les effets pervers du système capitaliste marchand en y réinsérant des objectifs humains (santé, éducation pour tous), sociaux (lutte contre les inégalités, équité sociale) ou environnementaux. Or la logique incitative constitue une version sociale libérale du capitalisme, se distanciant alors du néolibéralisme triomphant tout en ne constituant pas une rupture majeure avec le capitalisme marchand puisqu’elle vise à maintenir l’objectif de croissance d’un ordre économique régulé par la concurrence marchande, pour reprendre l’expression de Bernard Billaudot (2004).
38On peut alors s’interroger sur le caractère véritablement alternatif des partenariats multi-partites ou encore des associations entre les entreprises à but lucratif et les organisations non marchandes. Il convient à cet égard de s’éloigner des commentaires au mieux naïfs, au pire dithyrambiques sur les programmes conjoints entre entreprises et ONG. Prenons un exemple devenu emblématique et en forte croissance, celui du social business. Ce modèle est souvent présenté comme une voie prometteuse de contribution des entreprises à la santé, à travers par exemple la réponse aux besoins alimentaires de base. Le social business vise à répondre à des besoins essentiels des populations pauvres, non pas dans une logique de gratuité mais en adaptant les produits et les prix aux contraintes des populations concernées. En vendant à bas prix à travers une filiale créée de façon ad hoc pour répondre à des besoins spécifiques d’un public cible, l’entreprise donne accès aux produits tout en assurant, à défaut d’un profit, un équilibre financier. Bien qu’animé d’intentions louables, le social business demeure donc dans une logique de propriété privée et de concurrence, les entreprises se substituant en quelque sorte aux acteurs publics dans la délivrance de services et de produits de base et refusant toute subvention publique. Comme le montre Jean-Michel Servet (2012), ce modèle, largement anti-étatiste, est souvent rapproché de l’économie sociale et solidaire alors qu’il en est en réalité éloigné à plusieurs égards. L’auteur souligne en particulier que, tandis que l’économie sociale et solidaire revendique comme principe central une participation des populations aux activités de production et d’échange, les entreprises de social business n’impliquent nullement les populations dans la définition de leurs besoins, les réduisant au contraire à de simples consommateurs. Jean-Michel Servet analyse également d’un point de vue théorique les différences entre le social business et l’économie sociale et solidaire, en recourant au concept polanyien de principe d’intégration économique.4 Le principe de réciprocité, proche de l’économie sociale et solidaire, fait référence à la symétrie des relations entre les membres de la société. En effet chaque membre de la société a besoin des activités des autres pour subvenir à ses propres besoins. Les obligations sont donc réciproques. Mais, à la différence du principe marchand ou de celui de redistribution, la réciprocité est motivée non pas par les intérêts privés ou la contrainte publique mais plutôt par la conscience d’autrui comme se trouvant en dépendance symétrique par rapport à soi. La concurrence et la contrainte sont ici remplacées par la complémentarité. Or comme l’indique Jean-Michel Servet (2012, p. 99), cette grille polanyienne permet de montrer que ce n’est que lorsque le principe de réciprocité joue un rôle dominant par rapport aux principes marchand et de redistribution que l’on se trouve en présence d’une organisation qualifiable d’économie sociale et solidaire. En effet seule la primauté du principe de réciprocité limite le poids de l’exploitation et de la domination pouvant résulter de la concurrence marchande ou le poids de la protection sans participation résultant de la logique de redistribution.
39Au total le social business ne constitue pas une rupture forte avec la logique marchande concurrentielle, ce qui pose la question de la privatisation sans réciprocité des programmes de promotion de la santé. Dans une certaine mesure, les partenariats multi-partites relèvent d’une logique à dominante marchande (ou quasi marchande), si l’on excepte certaines expériences particulières (dont se rapproche le partenariat ASAQ) où la gouvernance et le financement sont majoritairement non privés et qui sont alors plus difficiles à classer.
40Dès lors se pose la question du mode de régulation qui pourrait à terme dominer les initiatives pour la santé et des conséquences pour l’amélioration de la santé à long terme. À cet égard, Auriane Guilbaud (2012) montre que deux modèles semblent coexister en les illustrant par la façon dont la participation des entreprises est envisagée au sein de l’OMS et du Fonds mondial. Dans le premier cas (OMS), c’est une logique de régulation politique en vue de protéger les patients qui domine, tandis que dans le second cas (Fonds mondial), c’est une logique de marché fondée sur une stratégie incitative qui est à l’œuvre. Or selon que l’une ou l’autre de ces approches dominera le champ de la santé mondiale, le modèle de coopération transnationale s’inscrira dans une vision résolument maximaliste du BPM santé ou au contraire poursuivra son processus de marchandisation.
Conclusion : quelles perspectives ?
41Pour conclure cet ouvrage, il peut être utile de dégager des perspectives pour la santé comme BPM. En effet toute la critique formulée sur les failles de la coopération internationale pour la santé ne remet pas en cause la nécessité de considérer la santé comme une priorité internationale, un bien commun. Nous privilégions ici une analyse par les quatre acteurs majeurs de la santé internationale que nous avons étudiés à divers endroits de cet ouvrage : les entreprises privées à but lucratif ; les sociétés civiles ; les États ; les acteurs multilatéraux et les bailleurs de fonds. Dans un premier temps, nous prolongeons la critique du potentiel offert par les entreprises privées à travers quelques réflexions sur les faiblesses de l’argumentaire actuellement dominant autour de la responsabilité sociale des entreprises. Dans un second temps, nous dégageons quelques enseignements à propos des réorientations qui nous semblent nécessaires et qui appellent à de nouvelles modalités d’un projet politique transnational.
Les limites de la RSE comme vecteur de réduction des inégalités de santé
42L’un des argumentaires majeurs de la RSE, en particulier mais pas seulement dans les pays à faible revenu, a comme point de départ les défaillances des Pouvoirs Publics et la recherche de l’intérêt général. Si l’on admet que les États dans les pays pauvres n’ont pas les moyens de financer et/ou de produire tous les biens publics (ou dans certains cas pas la volonté de conduire les programmes nécessaires), phénomène renforcé avec la vague néolibérale, alors il n’est pas surprenant de constater que les grandes firmes privées occupent une place importante dans les programmes sociaux et assurent certaines fonctions initialement dévolues aux États : politiques de santé pour les salariés et leurs familles, cofinancement d’hôpitaux publics, participation aux mutuelles, construction d’écoles et d’infrastructures de santé sur leurs propres fonds, etc. Cependant, si le principe d’un contrôle des actions des entreprises par la puissance publique est généralement mis en avant dans ce cas, la réalité est souvent tout autre. Dans de nombreux pays pauvres, la tutelle de l’État est défaillante et les grandes entreprises disposent d’une très grande marge de manœuvre pour conduire des politiques qu’elles qualifient de « sociales » ou « responsables ».
43Pourtant l’argumentaire autour des potentialités offertes par la RSE a été amplement discuté et remis en cause. L’essentiel de cet argumentaire repose sur le principe « gagnant-gagnant » qui affirme (Quairel et Capron, 2013) que les entreprises tireront des avantages économiques certains de leurs pratiques socialement responsables (on parle alors de « business case du développement durable »). La mise en œuvre d’une stratégie de RSE n’est cependant pas une évidence pour les entreprises de la santé, comme nous l’avons souligné dans cet ouvrage (cf. chapitre 3, section 4). Ces hésitations et doubles discours de la part des entreprises pharmaceutiques montrent que les motivations de leurs actions philanthropiques sont ambiguës. Dès lors, sauf si l’on admet que la RSE repose sur des fondements purement éthiques (les dirigeants feraient de la RSE, que celle-ci soit profitable ou pas), rien ne permet d’affirmer que les firmes se tourneront naturellement vers la RSE.
44Ainsi l’ambiguïté des approches dites coopératives, censées promouvoir la RSE, se trouve renforcée par les contradictions dans l’action des firmes. D’un côté elles communiquent sur leurs démarches de « responsabilité sociale » et annoncent avoir pris conscience de la nécessité de passer à un « nouveau modèle économique » qui reposerait sur des objectifs non strictement économiques. De l’autre côté elles continuent de développer des stratégies agressives et défensives qui se trouvent dans la droite ligne du modèle non coopératif classique (cf. chapitre 5, section 2.3)
45En fin de compte, si l’on peut aisément imaginer et observer des actions responsables qui sont en même temps profitables à long terme pour les entreprises, celles-ci ne constituent nullement des preuves d’un mouvement généralisé d’entreprises qui contribueraient à la santé mondiale. Au contraire, la RSE fondée sur le principe « gagnant-gagnant » tend à orienter les entreprises vers les seules actions qui sont profitables à leur niveau, en vertu du « business case ». Un nombre limité d’entreprises peut alors mettre en œuvre des actions triées sur le volet, communiquant largement sur celles-ci comme une preuve de leur responsabilité (le cas de l’ASAQ est emblématique), alors que, pour l’essentiel, les inégalités de santé perdurent voire se renforcent. À cet égard nous convergeons avec l’analyse que font Olivier Godard et Thierry Hommel (2005) dans un registre proche, celui des liens entre RSE et développement durable (dont la santé fait partie en tant que composante majeure de la dimension humaine). Les auteurs estiment en effet que le niveau d’analyse de la RSE, celui de l’entreprise, ne convient tout simplement pas aux enjeux du développement durable, dont l’échelle est macroéconomique et/ou globale.
46Un tel scepticisme sur une supposée montée de la responsabilisation des entreprises est, par ailleurs, justifié au regard des initiatives présentées par les acteurs internationaux comme les plus innovantes et prometteuses. Le lancement par UNITAID du Medecines Patent Pool5 en juillet 2010 est un exemple éloquent de mécanisme de négociation avec les grandes firmes pharmaceutiques visant à obtenir de leur part une baisse des prix. En effet en obtenant de la part des firmes des accords de cession de licences, mis ensuite à la disposition des fabricants de médicaments génériques, ce dispositif semble a priori permettre un accès facilité des pays pauvres aux traitements essentiels tout en ne défavorisant par les firmes qui obtiennent une redevance en échange de la cession des licences. La coopération vertueuse serait alors à l’œuvre. Le premier accord a été annoncé en mars 2013 avec l’entreprise Gilead pour la cession de licences de principes actifs présents dans cinq médicaments de traitement du VIH. En août 2013, un nouvel accord avec le laboratoire Roche vise à traiter une infection virale opportuniste provoquant la cécité chez les personnes séropositives. La réduction du prix annoncée pour ce dernier accord est de 90 % du prix de marché du médicament. En décembre 2013, l’entreprise Bristol-Myers Squibb signe à son tour un accord de licence pour l’atazanavir, un médicament essentiel dans la lutte contre le VIH. Ces accords ont été amplement salués comme historiques par de nombreux experts et acteurs de la lutte contre le VIH.6 Pourtant de tels événements ne doivent pas faire oublier que les firmes pharmaceutiques luttent en parallèle pour la limitation de ces facilités à un nombre restreint de pays. Ainsi, comme l’indiquent par exemple Benjamin Coriat et Fabienne Orsi (2013, p. XXI), la cession de licences par l’entreprise Gilead exclut tous les pays à revenu intermédiaire, ainsi que tous les pays d’Amérique latine et de nombreux pays asiatiques. De même, ces derniers auteurs indiquent que de nombreuses firmes pharmaceutiques qui s’étaient engagées dans une politique de prix préférentiels pour les pays intermédiaires, sont revenues sur cet engagement tout en continuant à distribuer de confortables dividendes à leurs actionnaires. Plus largement, les comportements douteux des firmes pharmaceutiques continuent d’être régulièrement pointés du doigt : d’une part, les connivences entretenues avec les agences de régulation des médicaments demeurent prégnantes ;7 d’autre part, les violations éthiques lors des essais cliniques conduits dans les pays pauvres sont légion.8 Finalement, force est de constater que le « business case » à l’échelle de l’entreprise ne garantit nullement l’accès des pays pauvres aux médicaments.
Quelles perspectives pour un projet de santé comme bien public mondial ?
47Quelques enseignements peuvent être tirés à propos des réorientations qui nous semblent nécessaires dans l’aide et la coopération pour la santé. Les perspectives que nous présentons ici sont résolument tournées vers la recherche de voies alternatives à l’hégémonie du marché comme mode de régulation de la santé. Trois aspects complémentaires peuvent être abordés : le retour nécessaire des États des pays pauvres comme acteurs majeurs de politique de santé ; le soutien, à cet effet, des bailleurs de fonds aux acteurs locaux ; la relance d’un projet de coordination globale de la santé, aujourd’hui menacé.
Les États plus que jamais ?
48L’anti-étatisme qui a dominé les années 1980 et 1990 a largement favorisé la privatisation partielle des systèmes de santé et de l’aide à la santé. Un compromis est apparu, dans ce contexte, entre les entreprises privées et certaines organisations de la société civile partageant avec les premières une vision anti-étatiste de l’organisation du capitalisme. Le développement du social business, des partenariats multi-acteurs – et plus généralement de la notion de responsabilité sociale des entreprises – est un résultat évident de cette tendance. Cependant ces initiatives ont paradoxalement montré qu’elles avaient besoin d’acteurs publics forts pour encadrer, accompagner et compléter des projets souvent trop ciblés, et ce pour plusieurs raisons.
49D’abord l’accroissement de l’espace de la sphère privée dans le domaine de la santé ne s’est pas accompagné d’une réduction des inégalités de santé, bien au contraire. En Afrique, les rapports sur le développement humain du PNUD montrent que ces inégalités se sont accrues entre les pays et au sein des pays, malgré des taux de croissance du PIB élevés. Sans nier le caractère multiple des causes de ce phénomène (déficiences de gestion publique, insuffisance criante des infrastructures, etc.), il apparaît clairement, à l’issue de cet ouvrage, que la multiplication des initiatives conduites par des acteurs privés a renforcé l’éparpillement des initiatives. En effet la particularité des actions privées est de porter généralement sur des maladies ou des populations spécifiques et de se baser sur des indicateurs mesurables à court-moyen terme. Les fondations philanthropiques privées sont à cet égard emblématiques tout en ne recouvrant qu’une partie de cette tendance. Or les problèmes de santé qui touchent les populations dans les pays pauvres nécessitent, comme nous l’avons également souligné dans cet ouvrage, des approches multidimensionnelles et transversales, elles-mêmes impossibles à mettre en œuvre sans une orchestration par un acteur capable d’identifier les priorités nationales. L’arrivée des bailleurs de fonds privés et des fonds d’aide spécialisés sur certaines maladies a, au contraire, contribué à verticaliser l’aide et à multiplier des programmes de santé, au détriment d’approches transversales. Pire, la logique sur laquelle repose l’aide à la santé et plus généralement l’aide au développement est inversée : les États ont tendance à accepter tout projet d’aide à partir du moment où il procure des sources de financement, plutôt que de définir d’abord les priorités et les programmes adéquats pour, ensuite, exprimer une demande d’aide adaptée. Dans une analyse en termes d’économie politique (cf. chapitre 6, section 1.4), ces tendances de verticalisation de l’aide et de soumission des Etats à des flux d’aide sur lesquels ils ont peu de prise peuvent s’interpréter comme une configuration institutionnelle où les acteurs sont faiblement complémentaires. La recherche des complémentarités institutionnelles favorables à la santé dans une approche d’économie politique est négligée au profit de la recherche des institutions supposées les meilleures par nature (ici par exemple les fonds privés et les fonds verticaux), dans la droite ligne de la Nouvelle Économie Institutionnelle.
50En conséquence il nous semble essentiel que les Pouvoirs Publics locaux (et les Ministères de la santé en particulier) soient renforcés, non pas pour revenir à une centralisation excessive des pouvoirs, mais plutôt pour leur permettre d’assurer une tutelle qui apparaît légitime dans leur champ de compétence. Bertrand Livinec et Jean-Loup Rey (2012) tirent le même enseignement, tout en insistant à juste titre sur la nécessité que les États concernés respectent leurs objectifs de porter à 15 % de leur budget national l’effort concernant la santé, en vertu de la Déclaration d’Abuja datant de l’an 2000. Un choix est alors à faire entre, d’une part, le modèle sans État de la négociation permanente entre des acteurs décentralisés et postulés comme responsables (Freeman, 1984), d’autre part, un modèle soutenu par des institutions publiques qui pourront, le cas échéant, contraindre les acteurs (Postel, Sobel, 2010).
51Or force est de constater que les États, notamment dans les pays pauvres, sont particulièrement affaiblis, non seulement par plusieurs décennies d’ajustements mais également – et précisément – par la gestion qui leur est confiée des multiples projets de développement et de santé dits partenariaux. Alors que les besoins de santé sont spécifiques à chaque pays, les États ne sont pas en mesure de définir leurs propres priorités de santé, condition préalable à toute politique de santé. Un retour sur la notion de seuil de santé, que nous avons proposée dans cet ouvrage (cf. chapitre 6), peut être fait ici. Le seuil de santé est en effet une notion qui exprime la nécessité d’identifier le niveau minimum de santé que chaque pays devrait atteindre. Si cette notion a vocation à être générale, son application et sa mesure sont relatives et nécessitent à cet égard une volonté des acteurs publics de l’ancrer dans les réalités du pays. Elle se rapproche, de ce point de vue, de la notion de coûts de l’Homme de François Perroux qui, dès les années 1950 (Perroux, 1952), avait montré les impasses d’une approche du développement qui serait basée sur la maximisation de la richesse par le marché, c’est-à-dire sur la seule demande solvable. Perroux proposait alors une conception alternative, dite des « coûts de l’Homme », qui peut se résumer en une question : que coûte la satisfaction des besoins réels de l’Homme ? En calculant ce coût, en vue d’orienter en conséquence les investissements prioritaires, on revient aux éléments fondamentaux du développement humain et on complète le critère de demande solvable par celui de demande insolvable, qui recouvre des besoins inexprimés sur un marché. Si les coûts de l’Homme peuvent être estimés à l’échelle internationale, cette notion est tout autant pertinente dans un cadre national. Il en va de même pour le seuil de santé. Pour ce dernier, idéalement, deux catégories d’indicateurs devraient être examinées, afin de prendre en compte la double dimension de la santé : d’une part, une dimension objective ou objectivée qui cherche à cerner de façon « absolue » la situation d’un pays ; d’autre part, une dimension relative, plus subjective ou contextuelle (enquêtes sur la perception de la santé ou sur les itinéraires thérapeutiques – cf. Boidin, 2009), qui permettrait d’intégrer les besoins des populations mal exprimés par des données objectives. Ces deux ensembles d’indicateurs sont complémentaires : on peut distinguer, d’un côté, un « noyau dur » de critères « absolus », généralement reconnus comme pertinents pas les instances faisant autorité dans le domaine (même s’ils sont à juste titre discutables et évolutifs), de l’autre côté un « noyau mou » de critères plus relatifs, contextualisés. Dans la première catégorie se retrouveront des indicateurs « objectivés » d’offre et d’état de santé (pour le côté « offre », à titre d’exemple, l’accès aux médicaments, le ratio personnel de santé/habitant, l’organisation du système de santé ; pour le côté « état » de santé, à titre d’illustration, la mortalité infantile, l’espérance de vie, les années de vie vécues sans invalidité, etc.). Dans la deuxième catégorie, on placera plutôt les résultats d’enquêtes de perception de la pauvreté, d’itinéraires personnels de santé, qui apportent un certain nombre d’éléments d’analyse importants : elles offrent la possibilité d’observer l’écart entre santé objective et subjective, ou de décomposer les perceptions subjectives selon des critères de genre, d’âge, de lieu d’habitation, etc. Cet ensemble d’indicateurs ferait alors apparaître très clairement les priorités spécifiques des pays pauvres, qui sont généralement éloignées des grands discours internationaux et des priorités sécuritaires et géopolitiques (cf. chapitre 6, section 2.1.2). Parmi ces priorités, citons la santé et l’éducation des femmes, les maladies très négligées, le renforcement des capacités institutionnelles locales y compris sur le plan des ressources humaines.
52Pour que la définition de seuils de santé locaux, et conséquemment de priorités nationales de santé, soit possible, seuls les États, adossés aux acteurs locaux (les collectivités territoriales et les populations ainsi que leurs vecteurs d’expression usuellement qualifiés de sociétés civiles), nous semblent avoir la légitimité sociale nécessaire. Or la faiblesse des États dans une grande majorité de pays pauvres ne leur permet pas d’assumer ce rôle.
Le soutien des bailleurs de fonds et des acteurs de l’aide
53Pour que le modèle d’un État réhabilité soit possible, un second aspect concerne le nécessaire respect des objectifs que se sont fixés les bailleurs de fonds, en particulier à travers les conférences de Rome (2003), Paris (2005), Accra (2008) et Busan (2011). Alors que les fonds multilatéraux ont largement orienté l’aide vers de grandes priorités internationales, souvent qualifiées de biens publics mondiaux (lutte contre le VIH, le paludisme et la tuberculose, lutte contre l’insécurité, etc.), il est regrettable que l’alignement des bailleurs de fonds sur les priorités de pays pauvres demeure largement à construire. Or cette lenteur dans la réponse aux priorités locales est en partie liée au fait que les grands fonds internationaux et l’aide multilatérale ont quelque peu négligé le soutien aux systèmes de santé et aux stratégies publiques favorables à la santé et aux conditions de vie des plus pauvres. Il semblerait à cet égard que la rhétorique de la bonne gouvernance, amenant dans les pays bénéficiaires de l’aide les méthodes et les indicateurs de performance, ait conduit ces derniers à entrer dans une logique d’audit et de communication de résultats prédéfinis de l’extérieur. Cette logique a également fortement imprégné les organisations internationales, sommées par les pays membres de rendre des comptes sur leur gouvernance et leurs résultats, avec des financements fragilisés comme c’est le cas de l’OMS. La priorité des bailleurs et des acteurs de coopération ne devrait-elle pas, au contraire, être le soutien aux stratégies publiques locales ? Plusieurs éléments nous semblent plaider pour cette démarche.
54Tout d’abord, comme le montrent fort justement Bertrand Livinec et alii (2013, p. 5 et 6), « les politiques de santé donnent des résultats très différenciés selon qu’elles sont à forte teneur publique ou d’essence libérale » : à l’inverse du modèle États-Unien, qui obtient des résultats très médiocres en matière de santé et faibles en termes de réduction des inégalités, les modèles des pays scandinaves et, dans une moindre mesure, le modèle français, pour ne donner que ces exemples, produisent des résultats beaucoup plus satisfaisants. Dans le cas scandinave, la lutte contre les inégalités de santé constitue un objectif clairement affirmé. Paradoxalement l’influence de l’aide américaine sur les politiques de santé en Afrique est très forte, tandis que celle des pays scandinaves est faible. Pire, les bailleurs de fonds tendent à privilégier depuis de nombreuses années la libéralisation des systèmes de santé tout en déplorant dans leur communication officielle l’augmentation des inégalités ! Il n’est dès lors pas surprenant que la privatisation des systèmes de santé se poursuive en Afrique et que les acteurs privés deviennent de plus en plus puissants, non seulement en termes de captation des fonds mais également en termes d’influence sur les stratégies publiques. Il y a là l’expression d’un consensus mou autour de l’idée selon laquelle toute aide serait bonne, alors qu’en réalité la multiplication des sources de l’aide, en soi porteuse d’espoir, peut faire entrer les pays bénéficiaires dans le piège d’une course effrénée à l’absorption de l’aide, sans logique globale. Pire encore, à la « concurrence surréaliste entre agences [publiques de l’aide, ndl] » que soulignait déjà François-Régis Mahieu en 1994 (Mahieu, 1994, p. 867-868), s’ajoute aujourd’hui la concurrence généralisée entre bailleurs publics et privés et au sein de ces derniers, sur des critères de rendement de l’aide totalement déconnectés des enjeux de santé à long terme. Ainsi voit-on privilégier des objectifs d’aide quantifiables à court-moyen terme (nombre de patients soignés, nombre de médicaments distribués, etc.) plutôt que des objectifs de long terme (équité de l’accès aux soins, réduction des inégalités territoriales, etc.).9
55Ensuite, comme nous avons eu l’occasion de le souligner dans cet ouvrage à travers notamment les études « pays » (cf. chapitre 4), les expériences relatives à l’extension de l’offre de santé (services ou couverture maladie) montrent que rien n’est possible sans une volonté publique affirmée. Ces études de cas constituent également une bonne illustration de la nécessité de changements systémiques, requérant le leadership d’un acteur central, plutôt que de programmes simplement sectoriels. Elles convergent en outre avec les analyses conduites par certains acteurs de l’aide autour de la nécessaire coordination des différents volets de réformes. Le « Groupement d’Intérêt Public Santé et Protection Sociale International » (GIP SPSI, 2012, p. 6) et l’OMS (2010) posent ainsi la nécessité d’améliorer l’accès à l’offre de soins comme condition sine qua non de l’atteinte des objectifs de couverture maladie. L’une ne va pas sans l’autre. L’exemple de l’extension de la couverture maladie par le développement des mutuelles de santé dans les pays pauvres est éloquent (Boidin, 2014). Si les mutuelles ont intérêt à développer des conventions cadres avec les hôpitaux pour fournir à leurs adhérents des prestations satisfaisantes, encore faut-il, d’une part, que ces derniers proposent des services de qualité, d’autre part, que les mutuelles disposent de la compétence nécessaire pour entrer en négociation avec les gestionnaires des hôpitaux. Or ces deux conditions sont largement du ressort des Pouvoirs Publics en tant que garants de l’amélioration de l’offre de soins publique et du soutien à la formation des responsables de mutuelles
56Il n’est cependant pas question de revenir à un modèle unique d’intervention publique. Les expériences africaines de valorisation des mutuelles montrent qu’il peut exister une diversité de modèles et qu’il est illusoire de proposer une approche universelle de l’intervention de l’État. Néanmoins il est important de pouvoir définir le modèle d’intervention en fonction des caractéristiques nationales. Reconnaître la nécessité de combiner les approches « bottom up » et « top down » ne répond pas à la question du choix du modèle d’intervention publique. Si certains analystes et certaines institutions se prononcent en faveur d’une intervention centrale de l’État dans le mouvement d’extension des mutuelles, d’autres craignent qu’une telle intervention ralentisse au contraire ce mouvement d’extension (Bennett, Kelley, Silvers, 2004, p. 18). Les premiers mettent l’accent sur les limites des mutuelles communautaires pour justifier un appui fort et directif, les seconds mettent au contraire en avant la nécessité de maintenir le caractère spontané des activités mutualistes et les craintes concernant les dysfonctionnements de l’État (corruption, lenteurs administratives) qui entraîneraient les mutuelles dans une inertie fatale. Au total les États devraient pouvoir décider du modèle retenu, avec l’accompagnement des bailleurs de fonds et des partenaires au développement plutôt que sous leur direction.
Relancer un projet de coordination globale de la santé
57Quels peuvent être les remparts contre l’hégémonie de certains pays (Europe, États-Unis, Chine et pays émergents, etc.) dans la définition des objectifs et des programmes de santé des pays pauvres ? Comment dépasser des situations rocambolesques connues par de nombreux pays pauvres dépossédés de leurs prérogatives de politique de santé et qui, parfois, disposent de moins de statistiques sanitaires sur leur propre territoire que les agences internationales ? Paradoxalement la notion de santé comme BPM, au sens de bien commun et de projet commun de réduction des inégalités internationales de santé, semble peu compatible avec le maintien de logiques strictement interétatiques. En effet de telles logiques tendent à renforcer les rapports de force entre les « fournisseurs dominants » (pays riches et entreprises de la santé multinationales) et les « maillons faibles » (pays pauvres et leurs populations, vues comme des sources potentielles de transmission de maladies dans une logique sécuritaire) (chapitre 6, section 2.1.3). De nombreux travaux et acteurs défendent alors le rôle des sociétés civiles comme contre pouvoir à la puissance des bailleurs de fonds et des acteurs globaux. La place réelle et potentielle de ces sociétés civiles constitue un sujet en soi. La question en creux est celle du pouvoir des citoyens sur les BPM. Le monde ne disposant pas d’un système de démocratie représentative à l’échelle internationale, cela ne signifie pas que les projets en la matière ne soient pas pertinents, bien au contraire. Les usagers des systèmes de santé constituent des acteurs potentiels de la santé mondialisée, comme en témoignent les initiatives de groupes de défense des patients et des malades. Cependant, malgré les perspectives qu’elles offrent, ces initiatives de la société civile ne constituent qu’une forme émergente de participation des citoyens à la santé comme BPM. De plus on peut sérieusement s’interroger sur leur capacité à dépasser, dans leurs modes d’action actuels, la vision contractualiste dont nous avons abordé les importantes failles dans cet ouvrage. En effet de nombreuses ONG se revendiquent aujourd’hui d’une approche participative sur le modèle de la théorie des parties prenantes. Ce modèle, dont nous avons souligné les liens pour le moins ambigus avec une culture de la performance mesurable et une gestion axée sur les résultats, suppose des participants capables de faire émerger objectivement les « bons » indicateurs de résultat, souvent confondus avec les finalités de l’aide. Or la multiplication des projets multi-partites entre acteurs marchands et non marchands, si elle demeure fondée sur une telle logique rationaliste et l’idée d’intérêts bien compris entre les parties, nous éloigne singulièrement de la recherche de valeurs partagées pour le bien commun. Dans une approche plus constructiviste (cf. Barry, Boidin, 2012), le paradigme rationaliste ne suffit pas à établir des priorités partagées. C’est au contraire le fait d’assumer la diversité des visions sociopolitiques de l’aide à la santé qui aboutit à relativiser fortement les potentialités de bien commun des partenariats contractuels. Dès lors se pose la question de savoir quel acteur pourrait sélectionner, pour le bien commun, non pas les objectifs fixés par le gain mutuel qu’en retireraient les participants, mais bien les objectifs en phase avec la réponse aux besoins des franges de la population mondiale les plus éloignées du seuil de santé global.
58Cette question conduit naturellement à aborder l’avenir de l’organisation internationale la plus naturellement destinée à assurer une fonction de convergence des objectifs de santé à l’échelle mondiale : l’OMS.
59Décriée à juste titre pour ses objectifs non atteints (la « santé pour tous en l’an 2000 », la lutte contre le VIH), son caractère bureaucratique et ses relations ambigües avec les firmes privées de la santé, l’OMS demeure pourtant un puissant outil d’alarme contre les maladies mondiales, un centre de réflexion incontournable sur les grands enjeux de la santé mondiale (prévention, inégalités, relations entre santé et environnement et changement climatique) et un contre-pouvoir – relatif- aux injonctions néolibérales qui imprègnent le champ de la santé depuis les années 1980. L’OMS, tant comme agence de l’ONU que comme centre de réflexion autonome, a, bon gré mal gré, maintenu une approche de la santé comme bien commun et comme objectif en soi, tout en cédant à plusieurs égards à la culture de la performance prônée par les bailleurs de fonds et les fondations privées.
60La fragile situation de l’OMS nous semble révélatrice des difficultés de construction d’objectifs communs de santé. À sa création en 1948, l’OMS bénéficiait principalement de financements provenant de ses États-membres, au prorata de la taille de leur population et de leur économie. Ces contributions fixées donnaient une certaine stabilité et une certaine autonomie à l’organisation dans la mesure où celle-ci pouvait choisir leur affectation en fonction des programmes qu’elle lançait. Cependant les États-membres à revenu élevé exercèrent précocement un contrôle sur l’agenda de l’OMS par des restrictions financières. À partir des années 1980, le choc de la crise économique et de la vague néolibérale met à mal la pérennité financière de l’institution. Les contributions fixées stagnent et l’OMS devient de plus en plus dépendante des contributions volontaires des pays membres ou d’autres donateurs (agences intergouvernementales, fonds philanthropiques). Davis Legge (2012) souligne ainsi que la part des contributions fixées dans le total des ressources de l’OMS est passée de 80 % en 1978-1979 à 25 % en 2010-2011. La plus grande part des ressources est ainsi fournie par les contributions volontaires, dont 91 % sont affectées à des projets et programmes spécifiques. Ainsi ce sont les donateurs qui exercent le contrôle sur l’action de l’OMS plutôt que l’assemblée des États-membres. L’incidence majeure de cette évolution est que les priorités de l’OMS sont dictées par les financeurs dominants et orientées par des motivations relativement arbitraires, éloignant conséquemment l’OMS d’une approche de la santé comme BPM au sens d’un projet commun de réduction des inégalités de santé à l’échelle mondiale. En effet les logiques sécuritaires ou économiques le disputent, dans ce cadre, avec les considérations éthiques et les valeurs de solidarité internationale.
61Une autre pression majeure exercée sur l’OMS est l’injonction aux réformes visant, de la part des pays membres et des donateurs, à rationaliser l’organisation pour la rendre plus efficace. Or comme le souligne également Davis Legge (2012), toute tentative de réforme est rendue particulièrement délicate tant que la contradiction entre les priorités des États-membres et le contrôle financier par les donateurs n’est pas levée et tant que les contributions fixées ne sont pas réactivées pour donner à l’OMS un horizon financier stable et pérenne.
62Au total l’OMS n’est pas en mesure de jouer le rôle de coordinateur vers un projet global de santé, pour des raisons tenant à ses multiples contraintes et faiblesses. La première tient à la perte de pouvoir financier des États-membres, en particulier depuis 1982, date à laquelle les États-Unis se sont opposés à la politique de médicaments essentiels de l’OMS, pour des raisons tenant largement à la défense des intérêts commerciaux américains. L’Assemblée mondiale de la santé n’est-elle pas devenue une chambre d’enregistrement des priorités définies par les financeurs, publics et privés ? La deuxième faiblesse a trait à la perte de pouvoir réglementaire de l’OMS pour défendre notamment l’accès à des médicaments abordables. En effet l’accroissement des droits de propriété intellectuelle, les pressions des États sous influence des lobbies industriels (médicaments, agroalimentaire, tabac etc.), constituent des obstacles majeurs à la capacité régulatoire de l’organisation. Les conflits d’intérêt, de plus en plus flagrants, sont régulièrement dénoncés par les ONG activistes de défense des patients (par exemple Act Up pour le VIH). Enfin le caractère très décentralisé de l’OMS laisse une importante autonomie aux directions régionales (qui regroupent des pays proches géographiquement et selon des indicateurs de santé). Cette autonomie peut constituer en soi un atout pour la mise en œuvre de programmes mieux ancrés dans les territoires mais elle est également à la source d’une dispersion des stratégies. En effet la dépendance croissante vis-à-vis des donateurs implique que les directions régionales ont plus de comptes à rendre à ces derniers qu’à leur organisation de tutelle. À cet égard, la dispersion de l’aide à la santé et la concurrence entre donateurs contribuent à parcelliser un peu plus les actions de santé, de façon contradictoire avec les grandes déclarations des bailleurs de fonds sur la nécessité d’améliorer la cohérence de l’aide.
63Le paradoxe auquel est confrontée l’OMS est le suivant. Les restrictions financières et la perte d’autonomie auxquelles est soumise l’organisation depuis les années 1980 sont en partie à l’origine des problèmes (manque d’efficacité et manque de cohérence des actions) qui lui sont précisément reprochés et qui font l’objet d’injonctions à une profonde réforme. Comment alors envisager une telle réforme dans un univers aussi contraint ? Comment finalement construire un projet de coordination globale de la santé sans une organisation forte pour porter ce projet ? La santé mondiale est à la croisée des chemins car son destin dépend de l’avenir de l’OMS. La vision actuellement suivie par les bailleurs de fonds est celle d’une restructuration de l’organisation dans une logique de rationalisation par le bas. Une approche différente pourrait être privilégiée, celle de revenir à des financements partiellement non conditionnels mais qui permettraient à l’OMS de définir ses priorités sans la tutelle encombrante des bailleurs dominants et de jouer pleinement son rôle naturel dans la construction d’une politique internationale de santé, que l’on pourrait alors véritablement qualifier de santé comme bien commun.
Notes de bas de page
1 Même si Elinor Ostrom n’aborde pas en tant que tel le domaine de la santé, son analyse présente des analogies avec l’idée de co-construction lorsqu’elle considère (Ostrom, 1990) les communs comme coproduits par des acteurs dans le cadre des règles collectives instituées par ceux-ci.
2 À cet égard, nous nous situons dans le prolongement de l’économie du développement revisitant l’institutionnalisme historique. En effet, comme le rappelle Véronique Dutraive (2009), l’un des apports essentiels de l’institutionnalisme historique revisité dans les années 2000 (Lafaye de Micheaux, Mulot et Ould Ahmed, 2007 ; Revue de la Régulation, 2009), est de montrer que plusieurs types d’institutions peuvent jouer un rôle moteur pour le développement, contrairement à ce que supposait la nouvelle économie institutionnelle (NEI), favorable à la primauté d’un certain cadre institutionnel considéré comme supérieur (incitations, contrats, assainissement macroéconomique, « bonne gouvernance » version Institutions de Bretton Woods).
3 Cette analyse est fondée au regard de l’étude sur la charge mondiale de la maladie (global burden of disease, Murray et Lopez, 1996) lancée au début des années 1990 sous l’impulsion de l’OMS et de la Banque mondiale. Cette étude montre que, même s’il existe une distinction assez claire entre les pays pauvres, encore profondément marqués par des maladies infectieuses, et les pays riches, touchés plus largement par des maladies non infectieuses, la charge des maladies non infectieuses au sein des pays pauvres tend toutefois à s’accroître à un rythme élevé, de sorte que ces derniers seront touchés par toutes les formes de maladies. Un exemple marquant est celui des maladies liées à la consommation de tabac. Cette consommation augmente rapidement dans les pays en développement, qui constituent aujourd’hui pour les firmes de cette industrie un débouché nouveau, favorisé par des législations nationales favorables à la promotion de ces produits, en comparaison du durcissement des réglementations dans les pays industrialisés.
4 Karl Polanyi (1944) indique que les principes d’intégration économique donnent unité et stabilité aux économies, fonctionnant comme des idéaux-types d’organisation de la production, de la consommation, des transferts de biens et services et de financement. Ces principes sont ceux de la recherche du gain (par l’échange marchand), de la redistribution, de la solidarité et réciprocité et enfin du partage. Ces différents principes coexistent et sont articulés mais l’un d’entre eux est dominant selon les époques et les sociétés.
5 UNITAID est une organisation internationale créée en septembre 2006 lors de l’Assemblée générale de l’ONU et financée par une taxe sur les billets d’avion. Elle est une centrale d’achat de médicaments fondée dans l’objectif d’exercer une pression sur les prix des médicaments à destination des pays pauvres, en particulier pour le VIH, le paludisme et la tuberculose.
6 Le partenariat « S’unir pour combattre les maladies tropicales négligées » constitue un autre exemple de projet multipartenarial. Lancé en janvier 2012, il réunit treize laboratoires pharmaceutiques, la fondation Bill et Melinda Gates, la Banque mondiale et les organisations d’aide au développement des gouvernements américain et britannique. Il est fortement médiatisé, comme l’illustre la réunion des membres de ce partenariat à l’Institut Pasteur de Paris en avril 2014.
7 La revue Prescrire a largement documenté de telles dérives. Voir par exemple le numéro 364 paru en février 2014 (« Pharmacorruption », page 131, prescrire.org).
8 La Déclaration de Berne, association créée en 1968, a publié de nombreux rapports sur ce sujet (www.evb.ch).
9 Il semblerait cependant qu’une prise de conscience émerge au sein des bailleurs de fonds. Ainsi, dans le prolongement des derniers sommets du G8, les axes prioritaires annoncés par l’Agence Française de Développement ont évolué : il ne s’agirait plus de cibler prioritairement les grandes endémies mais de se focaliser davantage sur les systèmes de santé (appui à l’offre, planification familiale, action sur les déterminants environnementaux, etc.). cf. Marc Totte et alii (2013), p. 21.
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