Chapitre 5. La coopération en santé : vrais compromis ou faux semblants ?
p. 121-136
Texte intégral
1La coopération en santé s’appuie sur les partenariats entre les entreprises pharmaceutiques et le secteur public ou privé non marchand. Ces partenariats s’inscrivent dans des démarches de compromis, permettant au passage à l’industrie pharmaceutique de répondre aux critiques sur la faiblesse de ses investissements en faveur des pays pauvres. Les partenariats sont perçus favorablement par l’OMS et les différentes organisations internationales, qui y voient une façon de dépasser les clivages entre régulation marchande et étatique. Ils font également partie de la rhétorique dominante sur la « gouvernance » vue comme une nouvelle façon de réguler des systèmes économiques complexes. La tonalité généralement très positive des positions tenues par les acteurs évoqués est en outre adossée aux concepts entrés dans le champ des organisations de coopération internationale et examinés dans cet ouvrage : biens communs, BPM, responsabilité sociale des entreprises. Le cadre théorique des stakeholders fournit, en outre, un argumentaire (dont les faiblesses ont été évoquées supra, chapitre 2, section 1.2.1) à cette approche coopérative. Il est en effet fondé sur l’hypothèse d’une possibilité de coopération entre des acteurs égaux et/ou partageant des objectifs communs, hypothèse derrière laquelle il est difficile de distinguer ce qui relève des déclarations incantatoires, des engagements purement formels ou encore des vérifications empiriques solides.
2Il convient alors d’explorer plus en profondeur les dispositifs partenariaux. Nous examinons à cet effet l’expérience ayant conduit à la promotion du traitement antipaludéen ASAQ (cet acronyme sera expliqué). Ce partenariat présente à la fois des caractéristiques communes aux autres formes de coopération et des spécificités. Il est largement médiatisé, offrant au monde une vitrine de la coopération vertueuse pour la santé (1). Au regard des résultats de cette expérience, des limites inhérentes aux partenariats apparaissent alors, tant en termes de capacité d’absorption de l’aide par les bénéficiaires que de durabilité et de mise en cohérence des actions (2). Ces limites appellent à reposer les conditions fondamentales de la soutenabilité de l’aide à la santé (3), conditions que nous situons à la fois dans l’analyse renforcée des carences institutionnelles locales et dans la place centrale accordée aux usages et aux comportements, contre une logique « donor driven ».
1. Les partenariats multi-acteurs : vitrine de la coopération. L’expérience ASAQ
3Les enseignements pouvant être tirés de l’expérience ASAQ ne sont pas à proprement parler généralisables. Néanmoins, dans la mesure où ce partenariat est fréquemment considéré comme un exemple de succès, son étude est pertinente dans le cadre d’un questionnement sur l’intérêt des modèles multi-acteurs.
1.1 Génèse
4Présenté comme un « bien public » au moment de sa mise sur le marché (cf. Kiechel, Pécoul, 2007), l’antipaludéen ASAQ est généralement considéré comme un modèle de réussite dans le cadre des approches partenariales et de mise en commun des brevets. Il résulte de la Drugs for Neglected Disease Initiative (DNDI), fondation à but non lucratif créée en 2003 sous l’impulsion de l’ONG Médecins Sans Frontières.
5La DNDI n’est cependant pas l’initiateur des partenariats multi-acteurs. Elle prolonge l’action initiée par l’OMS avec d’autres organisations (PNUD, UNICEF, Banque Mondiale) pour la collaboration entre secteur public et secteur privé dans le champ des maladies tropicales. Cette action préalable est qualifiée de Tropical Diseases Research Program (TDRP).1 L’OMS est donc fortement impliquée dans ce mouvement et accepte le mode de gouvernance qui domine ces partenariats : une gestion principalement privée avec une forte présence des firmes pharmaceutiques et un co-financement privé majoritaire (en particulier en provenance de la fondation Bill et Melinda Gates). Sous couvert d’un objectif annoncé de « bien public », les entreprises privées y trouvent l’avantage d’une faible tutelle publique ainsi que d’une réduction des coûts et des risques inhérents à la recherche pour les maladies tropicales. La théorie des stakeholders constitue ainsi le cadre théorique implicite de ces dispositifs.
6Les partenariats multi-acteurs présentent la particularité de combiner un objectif affirmé de bien public tout en maintenant un mode d’incitation fondé sur les droits de propriété. En effet les partenariats sont des centres de décision autonomes qui peuvent décider de breveter ou de rendre publiques les découvertes.
1.2 Un modèle spécifique ?2
7Le partenariat entre le groupe pharmaceutique Sanofi-Aventis et la DNDI a été initié en 2005 (cf. encadré n° 20). Il entre dans la catégorie des Products Development Partnerships ou Partenariats de Développement des Produits (PDP). Sanofi-Aventis et la DNDI décident de s’associer pour le développement d’un médicament combiné de lutte contre le paludisme. Comme l’indique Anne Branciard (2012 p. 10-14), ce projet se distingue du modèle dominant des partenariats de produits de trois points de vue. D’abord sa gouvernance est majoritairement publique et à forte représentation des pays en développement ; son financement par des fondations privées est limité. Ensuite il repose sur un modèle guidé par les besoins qui ne concentre pas tous ses efforts sur la création de nouvelles molécules mais s’attache également à adapter des traitements existants aux besoins spécifiques des populations concernées. Enfin il met en œuvre une politique de propriété intellectuelle ouverte afin de tirer avantage du caractère de bien public (non rivalité) des connaissances acquises, en opposition à la logique de brevets.
8Ce partenariat aboutit en 2007 au développement d’une combinaison médicamenteuse à dose fixe, l’ASAQ (association de l’Artesunate – AS – et de l’Amodiaquine – AQ), plus simple d’utilisation. Le projet a pour objectif de rendre les patients plus conciliants et d’éviter les erreurs de dosage ou d’association qui pourraient augmenter la résistance du parasite aux médicaments.
Encadré n° 20. La DNDI et le rôle respectif des deux partenaires dans le projet ASAQ
La DNDI est née en 2003 lorsque 7 organisations ont décidé de lancer conjointement une initiative pour lutter contre les maladies négligées des pays en développement. Les fondateurs de cette initiative ont un lien direct avec les maladies négligées : Fondation Oswaldo Cruz au Brésil, Centre Indien pour la recherche médicale, Institut Kenyan de recherche médicale, Ministère de la santé de Malaisie, Institut Pasteur ; Médecins sans Frontières, Programme PNUD/Banque Mondiale/OMS pour la recherche sur les maladies tropicales. L’objectif de la DNDI était alors d’avoir pu développer 6 à 7 médicaments en 2012 sur les 8 projets de recherche initiés. Le coût de ces développements est estimé à 250 millions de dollars. Le partenariat avec Sanofi-Aventis fait partie de ces 8 projets de recherche. Ce projet est en grande partie financé par la DNDI et les fondateurs de l’initiative – notamment MSF – qui financent le projet à plus de 50 %.
Le projet ASAQ s’inscrit dans cette logique coopérative en attribuant à chaque participant un rôle qui dépend de ses compétences. Le rôle de Sanofi-Aventis a principalement été d’utiliser ses compétences professionnelles à échelle industrielle pour les activités suivantes : bâtir un dossier d’enregistrement pour compléter les recherches de la DNDI ; fabriquer le médicament à très grande échelle en développant les processus pour atteindre l’échelle industrielle avec Maphar, l’usine de Sanofi-Aventis à Casablanca, au Maroc ; préparer le dossier pour la pré-qualification de l’OMS ; offrir ses compétences en marketing pour préparer le lancement de l’ASAQ ; préparer au niveau médical la réalisation d’un suivi clinique.
Le rôle de la DNDI a été de réunir des partenaires académiques, des gouvernements de pays africains et le groupe pharmaceutique Sanofi-Aventis, puis de fournir des ressources et une expertise dans deux domaines principaux : apporter la formulation et toutes les recherches scientifiques nécessaires pour unir les deux composants actifs de l’ASAQ, qui ne pouvaient être mélangés et qui donc devaient respecter une technologie bien spécifique ; apporter le point de vue de la société civile, notamment en termes de prix. En négociant, la DNDI a obtenu un prix plus faible que celui que Sanofi-Aventis aurait fixé hors partenariat.
1.3. Résultats et avantages reconnus du modèle ASAQ
9D’un point de vue strictement quantitatif, le volume de vente est l’indicateur final disponible le plus significatif. Cependant ce chiffre n’est pas parfaitement fiable puisque le médicament est commercialisé sur deux marchés : le marché privé et le marché public. Sur le marché privé (c’est-à-dire les officines principalement), Sanofi-Aventis considéra très tôt que le médicament était un succès puisque sa prise était particulièrement simplifiée. Sur le marché public (ONG, gouvernements, institutions…), les estimations de ventes peuvent être plus précises. En effet les achats de médicaments s’y font par appel d’offres. Cependant l’éligibilité de l’ASAQ dans le cadre des appels d’offre publics nécessitait une pré qualification auprès de l’OMS qui n’a été obtenue qu’en octobre 2008, ne permettant pas une large diffusion du médicament jusqu’à cette date.
10Les 5 objectifs fixés au départ n’ont pas tous été atteints mais dans l’ensemble, le bilan est estimé positif par les partenaires :3 i) Créer une combinaison antipaludique qui comporte un dérivé d’artémisinine et la développer à l’échelle industrielle. Le dossier d’enregistrement a été accepté et Sanofi-Aventis a investi à hauteur de 25 millions d’euros pour augmenter les capacités de production de l’usine du Maroc ; ii) développer ce médicament en 2-3 ans. Cet objectif est atteint puisque le partenariat a été signé en 2005 et le médicament lancé en 2007 ; iii) obtenir l’agrément de pré-qualification de l’OMS. ASAQ est pré-qualifié par l’OMS et à ce titre éligible aux appels d’offre. Cet objectif a été atteint en octobre 2008 ; iv) distribuer ce médicament. Plus de 5 millions de traitements ont été distribués à un prix sans perte et profit en mars 2008. La DNDI a annoncé plus de 20 millions de médicaments en 2009. Le médicament est enregistré dans 25 pays africains. Plusieurs améliorations ont été produites telles que la modification des blisters et la création d’une formulation soluble spécialement conçue pour les enfants ; v) vendre ce médicament à moins de 1 dollar US. Cet objectif a été rempli grâce à la négociation forte menée par la DNDI. Le prix est inférieur à 1 dollar pour l’adulte et de 0,5 dollar pour l’enfant en marché public (structures publiques, institutions internationales, ONG et pharmacies adhérant aux programmes d’accès aux antipaludiques de Sanofi Aventis).
11Une particularité importante du partenariat (Branciard, 2012, p. 18) est que la collaboration de la DNDI avec Sanofi Aventis n’aboutit pas à un monopole accordé à cette dernière mais à une licence non exclusive assortie d’un monopole temporaire à l’issue duquel le médicament pouvait être produit par les génériqueurs, assurant ainsi le statut de « bien commun intellectuel » au traitement (c’est-à-dire non soumis à des clauses d’exclusivité). Par ailleurs, le dispositif permettait des prix différenciés selon le circuit de distribution : un prix coûtant pour le marché public et un prix laissé à la discrétion de l’entreprise pour le marché privé lucratif. Ce principe du prix différencié constitue une modalité de conciliation entre la logique de santé publique et la logique de profit.
12Plus récemment, ce modèle a permis aux fabricants génériqueurs du Sud (notamment en Inde) de prendre le relais de la production afin de répondre de façon plus massive à l’importante demande.
2. Quel impact à long terme ?
13Comme le montre Anne Branciard (2012) à partir de l’expérience ASAQ, les partenariats multi-acteurs constituent une tentative originale de dépassement de l’opposition entre les brevets et la santé publique (cf. supra chapitre 3, section 1). Sans s’affranchir de la propriété intellectuelle, ils aménagent ses droits d’usage dans des dispositifs de négociation collective. Ils constituent de ce point de vue des innovations institutionnelles prometteuses. Cependant il convient de poser la question de l’effet à long terme de ces initiatives.
14La question principale, peu abordée dans les négociations entre partenaires, nous semble être de savoir si le développement de logiques a priori plus partenariales entre les firmes et les acteurs locaux et internationaux répond aux enjeux majeurs de l’accès aux médicaments dans les pays pauvres. En économie de la santé, plusieurs critères peuvent être utilisés pour l’évaluation économique des actions de santé, en particulier leur efficacité, leur efficience et leur équité. Dans le cas des partenariats pour la santé, l’efficacité semble avérée si l’on limite l’analyse au nombre de traitements produits et distribués. Mais le nombre de vies sauvées à long terme est plus difficile à évaluer et dépend tout autant de l’efficience des programmes, gage de leur financement futur. De ce point de vue, les porteurs de ces initiatives considèrent en général l’efficience comme satisfaisante en comparaison des montants énormes que les multinationales consacrent à leurs propres programmes de recherche. Pourtant ceci n’épuise nullement la question de la durabilité des programmes.
15Il convient en effet de s’interroger sur les effets à long terme de ces programmes, tant en termes d’adaptation des systèmes de santé que d’indicateurs de santé.
2.1. Quelle capacité d’absorption de l’aide ?
16La capacité d’un pays à absorber l’aide constitue une question majeure en économie du développement. En effet l’efficacité de l’aide dépend en grande partie de la capacité du pays à utiliser de façon efficiente l’aide reçue. Dans le cas des partenariats multi-acteurs pour la santé, Lise Machuron (2008, p. 59) estime que cette question est cruciale et l’illustre à travers les dons de médicaments. Ces dons tendent à accroître les coûts pour le secteur public en termes d’acheminement des médicaments, de formation, d’organisation, etc. Ils pourraient en conséquence désorganiser les systèmes de santé.
17Le partenariat ASAQ présente cependant la particularité de n’être pas consacré à des dons mais plutôt à des programmes beaucoup plus intégrés de co-production et de prix différenciés. En conséquence les risques évoqués sont moins importants. L’étude d’Alain Guilloux et Suerie Moon (2001) vient conforter cette thèse en estimant que le modèle des génériques et celui des prix différenciés est le meilleur, ce qui est le cas de l’ASAQ. Pourtant de tels risques ne sont pas à négliger dans la mesure où les partenariats étudiés mettent en relation des acteurs aux compétences et aux forces inégales. Par exemple, ces modèles ne signifient pas que la dépendance des pays par rapport aux firmes multinationales est complètement levée, comme en atteste la fabrication dans des pays extérieurs (au Maroc pour l’ASAQ, en Chine et aux États-Unis pour d’autres traitements antipaludéens comme le Coartem).
18Ces risques sont en partie pris en compte par les entreprises impliquées, en particulier à travers des initiatives d’accompagnement qui sont inscrites dans le processus de négociation. Ainsi Sanofi Aventis a lancé des actions d’information et d’éducation pour les professionnels de santé et les malades. Ces ateliers sont destinés à mobiliser les directeurs des programmes nationaux de lutte contre le paludisme ainsi que les organismes internationaux et régionaux.
19Ces programmes de formation des personnels sont indispensables et montrent une volonté des partenariats d’améliorer la capacité d’absorption du côté des pays destinataires. Cependant ces initiatives demeurent limitées si elles ne sont pas articulées avec une politique nationale de ressources humaines de santé. À cet égard, les déficiences de la politique de ressources humaines (formation, affectation, rémunération, etc.) sont régulièrement pointées du doigt par les experts. Un sous-investissement chronique dans les ressources humaines de santé est en effet constaté. Selon l’Observatoire des Ressources Humaines en Santé en Afrique, « en Afrique subsaharienne, ce déficit critique se chiffre à plus de 1 million de prestataires de services de santé et d’agents de soutien à la gestion des services de santé. Bien que la Région représente 11 % de la population mondiale et supporte 24 % de la charge de morbidité mondiale, elle ne compte que 3 % des agents de santé de la planète ».4 En outre, les implications des programmes multi-acteurs pour les personnels de santé locaux constituent un élément crucial mais peu étudié : il serait par exemple intéressant d’estimer si les personnels sont amenés à réduire le temps consacré à d’autres activités tout aussi importantes. Des enquêtes de terrain s’avèrent nécessaires afin de limiter au maximum les risques de déstabilisation de systèmes de santé locaux fragiles. Ceci nous amène à aborder la question de la durabilité.
2.2. Quelle durabilité ?
20Par durabilité des initiatives nous entendons leur impact à long terme sur la santé des populations. À cet égard, deux questions majeures se posent. La première est celle de la réponse aux besoins à long terme. Les partenariats qui développent des produits génériques et se fondent sur des prix différenciés offrent des avantages sur ce plan, en comparaison des partenariats uniquement basés sur une politique de dons. Il conviendrait cependant d’approfondir l’étude des données permettant de comparer les quantités diffusées aux besoins à long terme. Il serait également judicieux d’estimer les risques de désengagement des firmes impliquées. En effet l’augmentation de la production dépend en partie de la volonté de la firme, dépendant elle-même de motivations complexes (notion de responsabilité sociale propre à chaque firme, arbitrages financiers en période de crise…). Les nouveaux enjeux économiques rencontrés par les firmes (perçus par elles comme des contraintes nouvelles) sont-ils réellement compatibles avec une montée de la production destinée aux pays pauvres ? Quels relais de production peuvent être mobilisés pour maintenir l’équilibre entre l’intérêt des firmes et celui des populations ?
21La seconde question touche aux éventuelles conséquences des partenariats portés par des firmes multinationales sur la limitation d’une production locale. S’agissant des politiques de dons, celles-ci peuvent être un outil de découragement de la production locale ou de la coopération Sud-Sud (Machuron, 2008, p. 29), ce qui est contradictoire avec la politique de l’OMS qui prône la production locale de médicaments bon marché (sur l’exemple du Brésil et de l’Inde pour les antirétroviraux) et les coopérations Sud-Sud (le Brésil a ainsi doté le Sénégal d’une usine de fabrication d’ARV génériques).
22Cette seconde question soulève plus généralement le problème de l’appropriation du programme sur le long terme par les acteurs endogènes. En effet, même si les initiatives partenariales illustrent les potentialités offertes par les logiques coopératives, les partenariats présentent néanmoins une faible vision de long terme intégrée. Pour une économie à faibles ressources, l’enjeu de l’accès aux médicaments n’est pas seulement quantitatif. Si une plus grande part de la population accède à des traitements, mais que ces derniers sont de qualité douteuse et/ou que leur bonne diffusion n’est pas assurée dans le temps, alors les conditions d’une élévation des indicateurs de santé ne sont pas réunies. Si l’apport de médicaments n’est pas accompagné d’une amélioration des conditions institutionnelles internes aux pays, alors l’efficacité dans le temps des partenariats n’est pas assurée. Malgré les perspectives offertes par les partenariats, ces expériences abordent encore peu ces conditions cruciales.
23Ces différents enseignements soulignent en fin de compte que les partenariats n’apportent pas de solution évidente à la faiblesse des acteurs locaux. Sur le plan local, même si, du côté des fabricants de médicaments, se développent des démarches innovantes, la demande de santé, représentée par les acteurs publics locaux dans les pays pauvres, demeure extrêmement fragile et dominée par les logiques des producteurs. Les perspectives d’accroissement de l’efficacité et de la durabilité des partenariats multi-partites sont conditionnées par la levée des blocages endogènes. À titre d’exemple, ces derniers peuvent porter sur des politiques nationales de santé déficientes et intégrant peu les partenariats et sur des politiques de ressources humaines de la santé encore balbutiantes. Dans une perspective plus internationale, ces défaillances maintiennent les multinationales en position de force et limitent singulièrement les perspectives de coopération équilibrée.
24Sur le plan international, l’absence de vision de long terme intégrée dans les approches dites partenariales peut être en partie reliée à l’adoption d’une conception « gagnant-gagnant », souvent adoptée naïvement par les organisations internationales à travers leur agenda de « gouvernance », et reprise par les firmes dans une logique d’affichage coopératif parfois opportuniste. Or une somme d’initiatives innovantes ne constitue pas une stratégie nationale ou internationale ambitieuse et cohérente de santé publique.
2.3. Quelle mise en cohérence ?
25Face à la multiplicité des motivations sous-jacentes aux approches dites coopératives, une question émerge. Devant le développement des actions de type horizontal (partenariats publics-publics, publics-privés, privés-privés), peut-on craindre une multiplication d’initiatives peu coordonnées aux effets difficilement mesurables et parfois contradictoires ? Même dans les expériences considérées généralement comme des réussites, des interrogations existent sur les effets pervers de certaines actions partenariales. Ainsi l’Alliance Globale sur les Vaccins et la Vaccination (Global Alliance for Vaccine and Immunization, GAVI), lancée en 1999 pour promouvoir l’utilisation des vaccins sous-utilisés contre la Haemophilus influenza-type b (hib) et l’hépatite, a fait ensuite craindre que les rares ressources humaines compétentes dans la vaccination traditionnelle (en particulier la rougeole, dont la couverture n’est pas très élevée) ne soient détournées vers des vaccins moins prioritaires. Ceci pose également la question de l’implication des Pouvoirs Publics locaux, dont on sait qu’elle s’avère souvent déficiente. Les États dans les pays pauvres ne jouent qu’un rôle limité, ne contribuant pas à élargir la demande nationale solvable et à susciter l’intérêt des firmes et des laboratoires pharmaceutiques pour développer des produits adaptés. Pour ces différentes raisons, on peut souligner qu’à l’heure actuelle, un problème de contrôle et de coordination des actions se pose.
26En outre, l’ambiguïté des approches dites coopératives se trouve renforcée par les contradictions dans l’action des firmes pharmaceutiques. D’un côté, elles communiquent sur leurs démarches de « responsabilité sociale » et annoncent avoir pris conscience de la nécessité de passer à un « nouveau modèle industriel » qui reposerait sur des objectifs non strictement économiques.5 De l’autre côté, elles continuent de développer des stratégies agressives (captation des connaissances) et défensives (protection des brevets par des actions de lobbying) qui se trouvent dans la droite ligne du modèle non coopératif classique (cf. encadré n° 21).
Encadré n° 21. Le lobbying des firmes pharmaceutiques
Deux exemples sont éloquents. Le premier est celui de l’action de la Fédération internationale des fabricants de médicaments (IFPMA) vis-à-vis des publications critiques sur les brevets. Les pressions exercées par l’IFPMA sur l’OMS concernent en particulier les rapports analysant les démarches innovantes de recherche en faveur des maladies négligées. Un deuxième exemple est celui de la « Conférence internationale sur l’harmonisation des critères d’homologation des produits pharmaceutiques » (ICH) qui est en réalité un club fermé d’agences et de firmes aux intérêts convergents. L’ICH, pourtant constituée de façon non paritaire puisqu’elle exclut les malades, les soignants et les représentants des pays en développement, joue pourtant un rôle croissant dans les autorisations de mise sur le marché.
27Pour que les approches dites innovantes ou coopératives puissent être intégrées dans un objectif collectif dépassant les intérêts des porteurs du projet, une mise en cohérence des programmes de santé semble impérative, qui ne peut être portée que par des acteurs publics de régulation nationaux et internationaux. En ce sens, malgré la profusion d’écrits et d’initiatives autour des « nouveaux dispositifs » en matière de partenariats multi-acteurs, ces derniers n’apparaissent pas comme une modalité suffisante de régulation.
3. Les conditions de soutenabilité de l’aide à la santé
28Les faiblesses des approches dites partenariales pour garantir une élévation durable des indicateurs de santé à long terme en appellent à une analyse plus approfondie de la soutenabilité de l’aide à la santé. Deux jalons sont ici proposés avant d’aborder une réflexion plus générale dans le chapitre 6. D’une part, la connaissance des institutions internes aux pays pauvres étant souvent déconnectée des programmes de « gouvernance mondiale » de la santé, il convient de rappeler que la lutte contre les carences institutionnelles de ces systèmes constitue une condition sine qua non d’une aide soutenable (3.1). D’autre part, la connaissance fine des besoins, des comportements et des perceptions des usagers est indispensable à toute politique d’aide (3.2).
3.1 Approfondir l’analyse des carences institutionnelles
29Les carences institutionnelles des systèmes de santé sont encore négligées dans la réflexion sur l’aide internationale. La capacité d’absorption d’une aide massive vers les maladies transmissibles dépend du bon fonctionnement des systèmes de santé. L’affectation d’une partie de l’aide à une meilleure performance organisationnelle peut être justifiée dans ce contexte. En effet depuis plusieurs années, les trois faits marquants suivants viennent étayer l’idée selon laquelle les défaillances institutionnelles de certains pays en développement constituent des facteurs non négligeables de pièges de sous-développement humain.
30D’abord l’augmentation forte de l’aide internationale à la santé se heurte à l’organisation souvent défaillante des systèmes de santé. Pire encore, l’orientation de l’aide vers les maladies les plus médiatisées comporte le risque de désorganiser les systèmes de santé en déséquilibrant leurs efforts vers des approches verticales (cf. chapitre 4). Le Rapport sur la santé dans le monde de l’OMS paru en 2008 constate deux phénomènes qui renforcent les craintes à cet égard : l’accent disproportionné mis par les systèmes de santé sur des soins curatifs spécialisés ; la fragmentation des services due à la focalisation sur des objectifs à court terme de lutte contre la maladie.
31Ensuite une deuxième tendance remarquée par de nombreux auteurs est l’administration peu efficace des systèmes de santé en termes de réduction des inégalités. Certains travaux (voir par exemple Berthélemy, 2008) tendent à montrer une absence totale de corrélation entre les dépenses de santé et l’état de santé des populations dans les pays pauvres ou le fait que les plus pauvres sont faiblement bénéficiaires des politiques de santé.
32Les deux premières tendances énoncées ci-dessus amènent l’OMS (2008) à préconiser un recentrage des efforts vers les soins de santé primaires. Cette orientation marque une rupture dans la mesure où elle revient à reconnaître la nécessité de redonner la priorité aux efforts de santé destinés aux populations les plus pauvres, efforts plutôt concentrés, dans les décennies 1990 et 2000, sur la lutte contre les grandes maladies transmissibles.
33Enfin les défaillances institutionnelles plus larges sont également à prendre en compte. En guise d’illustration, les résultats encore insuffisants des politiques d’aide à la lutte contre le VIH sont en partie liés à la prédominance d’une conception verticale qui a amené à traiter cette maladie indépendamment du contexte dans lequel vivent les populations touchées.
3.2. Revenir aux besoins et aux comportements
34En économie du développement, après deux décennies marquées par la domination des grandes enquêtes économétriques, en particulier dans les travaux de la Banque Mondiale, le retour de l’empirie à partir du milieu des années 2000 (cf. infra 3.2.3) laissait présager des jours meilleurs pour la connaissance fine des besoins et des comportements des populations. Pourtant la compréhension indispensable de ces derniers demeure largement insuffisante dans le champ de la santé. Les institutions, entendues au sens des valeurs et représentations locales, n’ont pas été véritablement explorées tandis que les réformes de l’offre et des systèmes de santé sont conduites à bon train sous le pilotage des bailleurs et des acteurs de l’aide.
3.2.1. Les besoins et la santé perçue
35L’examen de la diversité des situations nationales selon des critères « objectivés » (espérance de vie, taux de mortalité, etc.) est rarement affiné en prenant en compte les enquêtes de perception et de comportement qui, souvent, pointent les défaillances institutionnelles évoquées plus haut et le désarroi des populations devant de tels dysfonctionnements. Or dans un contexte de vulnérabilité des conditions de vie, le recours à des comportements individuels aux effets ambigus est fréquent. L’auto-traitement, le report de la consultation, l’usage des réseaux parallèles de médicaments et de soins, le changement de prestataire, constituent autant de pratiques faciles à expliquer compte tenu du manque de moyens, mais aux effets potentiellement néfastes. Elles plaident pour un recours plus systématique aux enquêtes de perception et de comportements. Ces dernières présentent sous un angle nouveau, celui des populations, les déficiences organisationnelles et institutionnelles qui constituent des facteurs non négligeables de pièges de sous-développement humain dans la mesure où de telles lacunes sont à la source, d’une part, de la fragilité des populations, d’autre part, de comportements d’adaptation très mal maîtrisés par les autorités de la santé.
36L’expression des besoins dans le domaine de la santé montre une priorité accordée par les personnes interviewées aux moyens nécessaires pour être en bonne santé : dans une enquête conduite au Niger (Mpatswenumugabo et alii, 2007), sur 60 groupes de personnes, 49 évoquent la nécessité d’avoir les moyens de payer les frais de consultation, de traitement et d’hospitalisation ; 38 de payer les médicaments ; 23 d’être en mesure de payer les frais de transport ; 18 d’avoir une moustiquaire ou des tortillons anti-moustique. Ces moyens concernent directement les conditions d’une bonne santé. Cependant apparaissent également comme importantes des variables plus indirectes jouant sur l’état de santé : vivre dans un endroit propre et salubre (22 %) et avoir une alimentation saine et équilibrée (6 %). Ainsi se combinent des facteurs directs d’accès ou d’offre de santé et des facteurs indirects ou environnementaux. À cet égard l’enquête menée au Niger rejoint d’autres études de perception portant sur des pays à niveau de santé faible. Ainsi au Gabon, les populations établissent un lien entre la récurrence des pathologies et la pauvreté pour 54,6 % d’entre eux, le manque de structures de soins pour 23 % d’entre eux et les facteurs climatiques pour 17 % d’entre eux (PNUD, 2004). Ces différentes enquêtes illustrent bien que les besoins exprimés par les populations devraient être pris en compte de façon systématique dans l’aide au développement. Or autant les politiques de santé que l’aide internationale demeurent largement focalisées sur une approche par l’offre.
3.2.2. Les comportements : une rationalité complexe face aux inégalités de santé
37L’expression des besoins doit être complétée par des études sur la capacité des ménages à agir sur leur niveau de santé. Il est souvent observé que la première stratégie mise en œuvre lorsque les médicaments font défaut ou sont inabordables est de recourir aux médicaments sans prescription ou ambulants, même si leur efficacité est douteuse (pour l’exemple du Niger, voir Mpatswenumugabo et alii, 2007). L’enjeu d’une meilleure connaissance des comportements est donc crucial, alors que les analyses portant sur les causes des échecs des programmes de santé accordent un trop faible poids à la connaissance des patients. Pourtant les études sur les comportements de la demande concluent à une proportion relativement faible de visites dans les structures modernes publiques de santé. Les modes de soins alternatifs (automédication, médecine traditionnelle, achat direct à des pharmacies privées) sont utilisés pour des raisons financières et/ou culturelles, voire de méfiance vis-à-vis des structures modernes (Richard, 1995 ; Juillet, 1999). Ces comportements reflètent une mise en œuvre permanente de la rationalité procédurale du patient pour combiner ses contraintes et ses objectifs.6 Les facteurs culturels et religieux se combinent avec les motivations économiques. Néanmoins les comportements sont évolutifs dans le temps. Ainsi au Cameroun, une enquête sur la santé a permis de montrer que la part des consultations dans le secteur informel a baissé entre 1996 et 2001, passant de 64 % à 24,5 %, mais que les consultations informelles sont beaucoup plus fréquentes chez les personnes à faible revenu, ce qui traduit une inégalité face à la santé (République du Cameroun, 2002). Une telle inégalité apparaît également dans le rôle que la communauté (ethnique, religieuse, familiale…) peut jouer dans l’aide au patient. Par exemple, une enquête sur la perception de la pauvreté au Bénin révèle qu’en période de difficulté, les recours à la communauté (sous forme d’aide financière) sont plus fréquents chez les ménages riches (Ahovey, Vodounou, 2007, p. 15). Une autre étude sur le Bénin rend compte des itinéraires de santé des indigents et des non-indigents (Ouendo et alii, (2005). Elle montre que dans un contexte de recouvrement des coûts, en premier recours, les indigents privilégient l’auto-traitement, même s’ils reconnaissent pourtant une meilleure efficacité des centres de santé. Le coût de la santé constitue ainsi un facteur non négligeable d’inégalité. En outre, les deux groupes continuent de recourir de façon majoritaire à l’automédication, moderne ou traditionnelle.
38Ces différents constats montrent que les politiques de santé, tant nationales qu’internationales, ont échoué à réduire les inégalités. Ils appellent à une réflexion sur les dispositifs institutionnels qui permettraient de compenser de telles inégalités. À titre d’exemple, dans le champ de la couverture du risque de santé, de nombreux pays à faible revenu ont été exhortés à soutenir l’extension des mutuelles de santé afin de combler le fossé entre les énormes besoins de protection des populations sans couverture de santé et les systèmes de protection en vigueur. Or sans nier les potentialités offertes par le système mutualiste, les travaux conduits sur ces expériences montrent que l’extension des mutuelles s’est généralement heurtée aux limites du volontariat mutualiste. Comme l’indique l’OMS (2010), la mise en place d’une couverture universelle sans instauration de contributions obligatoires poserait de sérieux problèmes de financement à long terme. En particulier, sans la participation des ménages aisés à la santé des plus démunis, aucun système pérenne et équitable ne peut être construit. À cet égard, les mutuelles communautaires auto-financées ne constituent pas une solution viable, à l’inverse de cotisations obligatoires ou d’autres modalités de financement (par exemple la taxation des entreprises à effet négatif sur la santé, parfois qualifiée de « financement innovant »). Sara Bennett, Allison Kelley et Brant Silvers (2004, p. 16) estiment en outre que le financement de la couverture santé par les seules mutuelles de santé communautaires se heurterait à plusieurs difficultés, en particulier la fragmentation du système de financement (également crainte par Carrin, James et Evans, 2006, p. 154) et la perte de pouvoir des communautés qui suivrait l’obligation d’adhésion.
3.2.3. Les populations face à l’aide
39Les débats sur l’inefficacité de l’aide au développement mettent en relief la grande difficulté des économistes à comprendre les conditions de l’efficacité de l’aide liées au comportement des ménages. Cette question est particulièrement cruciale dans le champ de la santé, qui constitue par excellence un domaine où les comportements peuvent influencer l’atteinte des objectifs d’amélioration des conditions de vie.
40Or les travaux des économistes n’ont pas permis d’appréhender correctement les comportements de santé dans un environnement de pauvreté. À cet égard, la santé est directement concernée par le retour de l’empirie de terrain en économie du développement. Ainsi les travaux d’Esther Duflo (2010), très représentatifs de cette tendance, s’appuient sur la méthode des « essais randomisés » ou méthode d’assignation aléatoire qui consiste à comparer les effets d’une politique sur deux groupes de population, l’un étant un groupe témoin non concerné par la politique, l’autre un groupe ayant fait l’objet du programme. Cette approche avait notamment été initiée par Daron Acemoglu et alii (2001) et Abhijit Banerjee (2005), dans un domaine tout autre pour ce dernier auteur, celui de l’amélioration des services de police au Rajasthan. Malgré une volonté de répondre à l’insuffisante connaissance des comportements des populations face à l’aide, ces approches ne fournissent pas le cadre analytique nécessaire à la prise en compte des comportements et des besoins. Leur application en économie de la santé traite en effet des questions cruciales sans pour autant éclairer les motivations profondes des bénéficiaires de l’aide.
41Dans la mouvance de l’approche par les « essais randomisés », les travaux en économie du développement appliquée à la santé se sont par exemple intéressés à une question lancinante depuis plusieurs années, celle de l’efficacité respective de la gratuité et du paiement direct. La question est importante car, d’une certaine façon, les limites des politiques de gratuité non accompagnées de réformes d’ensemble des systèmes de santé (cf. chapitre 2, section 2.2.2) pourraient être utilisées comme argument par les défenseurs d’une approche quasi marchande de la santé où les patients sont appelés à payer leurs soins. Dans une version adoucie de cette conception quasi marchande, le « marketing social » est devenu, depuis la deuxième moitié des années 2000, un dispositif présenté comme une alternative à la gratuité. D’un côté, certains acteurs de l’aide et certains chercheurs pensent que l’amélioration de la situation des personnes pauvres passe par la distribution gratuite et massive des ressources de base, y compris celles qui influencent directement la santé. De l’autre côté, on trouve les tenants du « marketing social » comme outil d’incitation à l’achat direct par les ménages. Ces derniers considèrent cette approche comme le seul moyen de soutenir la constitution d’une demande durable et d’assurer que les personnes pauvres utiliseront à bon escient les produits qu’ils auront achetés. Jessica Cohen et Pascaline Dupas (2010), cherchant à contribuer à ce débat, ont conduit au Kenya des enquêtes qui tendent à montrer que la distribution gratuite de moustiquaires présente finalement de nombreux effets positifs qui plaident en la faveur de la première approche : les auteurs constatent que les moustiquaires distribuées sont effectivement utilisées et créent par la même occasion un effet d’apprentissage qui incite ensuite les ménages à investir dans cette méthode de protection contre le paludisme. Leurs résultats illustrent également le fait que les ménages n’investiront dans cette méthode que s’ils ont pu l’expérimenter gratuitement, dans la mesure où ils ne voudront pas prendre le risque de dépenser de l’argent pour un produit dont ils ignorent l’efficacité réelle.
42Cependant de tels travaux sont loin d’épuiser le débat sur l’efficacité respective des dispositifs d’aide à la santé car les failles de l’approche par les « essais randomisés » ont d’ores et déjà été mises en avant. Agnès Labrousse (2010) insiste sur son absence de cadrage théorique clair et son incapacité à expliquer le « pourquoi » de l’efficacité de telle mesure par rapport à telle autre. Ces limites sont largement dues à une analyse très faible du contexte institutionnel et des ressorts de l’action individuelle et collective dans les études de cas menées. Les concepts mobilisés pour expliquer les comportements observés restent en effet très proches des catégories économiques standards : asymétrie d’information, sélection adverse et risque moral, ou encore capabilities d’Amartya Sen, parfois considérées comme une extension de l’approche standard. L’épaisseur historique et anthropologique est très peu abordée. Ainsi il ne faut donc pas attendre de tels travaux une sortie des modèles utilitaristes, à l’instar de l’étude de Jessica Cohen et Pascaline Dupas (2010) évoquée plus haut. Car, d’une certaine façon, ce type d’étude n’appréhende que les résultats des décisions des ménages, considérés comme des agents motivés par des fonctions-objectifs. Rien n’est réellement dit sur la multiplicité des motivations œuvrant dans les décisions individuelles ou intra-ménages ni sur les parcours de vie pouvant conduire les ménages ou les personnes à des décisions spécifiques.
Conclusion
43L’aide à la santé se trouve dans une situation paradoxale. D’un côté, comme la plupart des grands secteurs de l’aide au développement, elle fait l’objet d’une réorientation affichée des critères de l’aide vers plus d’appropriation locale (cf. Raffinot, 2010) depuis les déclarations de Rome (2003) et de Paris (2005). D’un autre côté, le critère d’efficience et les programmes définis par les bailleurs de fonds demeurent foncièrement « donor driven » et font peu de place aux formes locales de construction collective des politiques de santé. Pourtant l’OMS affiche depuis longtemps un discours en faveur des programmes de santé communautaire, de participation des populations, de décentralisation. Mais dans le sillage des IBW, ces termes sont également devenus les composantes d’une panoplie de mesures de « bonne gouvernance » et d’efficience qui constituent les nouvelles conditionnalités de l’aide dans le prolongement des plans d’ajustement structurel. Au total l’aide se trouve alors relativement déconnectée des caractéristiques propres à chaque pays dans les différents domaines que nous avons abordés : handicaps spécifiques, déficiences institutionnelles, besoins exprimés, comportements des populations. Pourtant l’articulation de l’aide à ces différents éléments constitue une condition non seulement de son efficience mais également de sa légitimité. Plus que jamais, les enjeux éthiques de l’aide à la santé devraient faire l’objet d’un approfondissement et d’une clarification pour ne pas limiter les critères d’aide à un calcul d’efficience dont l’apparente neutralité occulte les normes et les valeurs implicites.
44À cet égard, les normes et valeurs internationales demeurent principalement axées sur l’offre sous toutes ses formes (offre d’infrastructures, de médicaments, d’assurance, etc.). Les politiques de décentralisation initiées dans les pays pauvres depuis la fin des années 1970, avec notamment la stratégie de « Santé pour tous » en 1978 (OMS, UNICEF) et « l’Initiative de Bamako » en 1987 (OMS, UNICEF et Organisation de l’unité africaine), avaient pourtant bien pris acte de l’insuffisante connaissance des besoins des patients et de leurs stratégies individuelles. Cependant ces approches restent elles-mêmes largement consacrées au côté « offre » de la santé. Les patients continuent d’y être notablement négligés ou réduits à des considérations marchandes ou monétaires (recouvrement, prépaiement) qui occultent la complexité des comportements. Le recouvrement des coûts, initié avec l’Initiative de Bamako, fonde le paiement des soins sur des critères de revenu plutôt que de conditions de vie. En faisant porter la charge du financement sur les patients, l’Initiative de Bamako considérait qu’il était possible d’estimer les besoins et la capacité à payer à partir d’une approche monétaire. Or une telle conception se heurte aux manipulations d’information dont le revenu monétaire peut être l’objet et qui entraînent de nouvelles iniquités dans l’accès aux soins, dans la mesure où ce sont les personnes les plus aptes à manipuler l’information qui pourront développer un comportement de fraudeur pour profiter des exemptions de paiement. Plus généralement, l’Initiative de Bamako réduisait les déterminants du comportement du patient à l’utilité monétaire qu’il retire du système de santé. Une telle conception revient à négliger un ensemble de variables dont le rôle dans les comportements des populations en termes de santé est tout aussi déterminant. Les évolutions plus récentes vers une conception contractualiste du système de santé (Banque Mondiale, 2004) ne semblent pas accorder une place réellement centrale aux patients. Elles demeurent en effet fondées sur des relations relativement mécaniques entre offre et demande et prennent peu en compte la coproduction des services de santé.
Notes de bas de page
1 Les premiers programmes TDRP sont l’International Aids Vaccine Initiative et Medecines for Malaria Venture. Ils seront suivis de plusieurs autres initiatives similaires parmi lesquelles la DNDI.
2 Certains éléments relatifs à cette expérience sont également présentés et analysés dans Boidin, Lesaffre (2010).
3 Voir http://www.actwithasaq.org/fr/asaq1.htm, consulté le 7/12/2010.
4 http://www.hrh-observatory.afro.who.int/fr/qui-sommes-nous/mission.html, consulté le 20/7/2013.
5 Elles se prêtent dans ce cadre aux évaluations externes qui visent à faire état des « bonnes pratiques ». À titre d’exemple, un classement mondial appelé « Access to medecine index » est proposé depuis 2008 pour rendre compte des pratiques des multinationales pharmaceutiques en termes d’accès des pays pauvres aux médicaments.
6 Comme l’indique Herbert Simon (1976, p. 131), alors que dans l’hypothèse de rationalité substantielle, seule la décision est considérée, dans celle de rationalité procédurale, cette décision n’est pas séparée du processus de décision et la délibération occupe une grande place dans l’analyse, y compris pour y inclure l’étude psychologique et psychosociologique de ce qui a pu conduire à la décision.
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