Chapitre 4. Le déficit de légitimité de l’aide
p. 79-116
Texte intégral
1Les politiques de santé aujourd’hui recommandées par les organisations internationales s’appuient largement sur l’application d’un critère d’efficience. Cette orientation est-elle cohérente avec les conditions de succès d’une politique de santé, en particulier sa légitimité ? En effet une politique de santé ne doit-elle pas représenter en premier lieu les priorités de la population concernée, avant celles des bailleurs de fonds ? Cet enjeu de la légitimité des politiques de santé face aux besoins des populations est au cœur de ce chapitre. Notre approche s’inscrit à cet effet dans la continuité des travaux hétérodoxes en économie ayant abordé cette question de la légitimité des politiques de santé dans les pays riches (Gadreau, Batifoulier, 2005, p. 223). En effet nous pensons que si la réponse aux besoins relève en partie de l’efficacité des politiques et des systèmes de santé, efficacité largement étudiée par l’analyse économique standard et vulgarisée en 1993 dans le Rapport sur le développement de la Banque Mondiale, « Investing in health », elle se trouve également dans les objectifs d’équité et de légitimité que le courant standard peine à appréhender (cf. Schneider-Bunner, 1997) et que les approches institutionnalistes en économie ont, au contraire, largement étudiés. Un point de rupture majeur existe à cet égard entre l’approche économique standard et l’approche hétérodoxe. La première considère largement les besoins comme des données naturelles. Ceux-ci sont d’ailleurs souvent réduits à la demande exprimée sur un marché en vertu de l’utilité que les consommateurs espèrent en retirer. Pourtant, alors que Léon Walras est généralement considéré comme l’un des pères de l’utilitarisme, il a lui-même exprimé toutes les limites de cette approche et proposait que les économistes étudient également les besoins individuels et collectifs (Walras, 1898, p. 266). Mais cette proposition a été rapidement noyée dans l’utilitarisme du courant néoclassique devenu la norme en science économique. Il existe cependant une tout autre approche des besoins qui ne les limite pas à des données naturelles et spontanées mais les considère également comme des « construits sociaux ». Ainsi François Sellier (1970) estime que « le développement des besoins est un phénomène social fondamental qui n’est pas entièrement spontané. […] L’offre est presque toujours plus fortement organisée que la demande et tend, par conséquent, à la dominer. Il n’en va autrement que si la demande est exercée par des producteurs ou des vendeurs, comme dans un système coopératif ». Cette citation prend tout son sens au regard de l’organisation de l’aide à la santé sous régime capitaliste : celle-ci est organisée par les bailleurs des fonds et les agences de développement, et les grandes firmes participent de plus en plus à celle-ci par des programmes présentés comme philanthropiques, venus s’ajouter aux activités commerciales traditionnelles qui continuent de représenter l’essentiel de leur activité. L’offre de santé domine la demande de façon aiguë dans le champ du développement et de la coopération internationale.
2Ainsi dans ce chapitre, nous cherchons à montrer que les orientations récentes de l’aide au développement dans le domaine de la santé négligent toujours la question de leur légitimité, au regard notamment des critères d’équité et de soutenabilité des politiques. D’une part (1), l’orientation des flux d’aide à la santé ne semble pas répondre à ces enjeux ; d’autre part (2), les programmes annoncés comme favorisant la participation et l’appropriation demeurent largement orientés par les priorités des bailleurs.
1. L’orientation des flux d’aide à la santé répond-elle aux enjeux d’équité et de soutenabilité ?1
1.1. Une orientation de l’aide en fonction des grandes maladies…
3Dans le secteur social de l’aide au développement, le sous-secteur « santé et population » est celui qui a le plus bénéficié de la reprise de l’aide publique au développement. Il est composé de trois catégories : la santé générale, la santé de base et la population/fertilité (cf. encadré n° 15). Ce sous-secteur a vu l’effort qui lui est consacré augmenter de façon continue à partir de 1998. L’aide à la santé et à la population passe de quatre à quinze milliards (dollars constants, 2007) entre 1995 et 2007. Sa part dans l’aide totale bilatérale des pays membres du Comité d’Aide au Développement passe de 7,18 % pour la période 1998-2000 à 11,37 % pour la période 2007-2009. Enfin la part de l’aide à la santé dans l’aide totale multilatérale passe de 8,64 % pour la période 1998-2000 à 14,71 % pour la période 2007-2009.
Encadré n° 15. Les trois catégories de l’aide pour la santé et la population
Les sous-secteurs se composent comme suit : Santé générale (Politique de santé et gestion administrative, éducation et formation médicales, recherche médicale, services médicaux) ; Santé de base (Soins et services de santé de base, infrastructure pour la santé de base, nutrition de base, lutte contre les maladies infectieuses, éducations sanitaires, formation de personnel de santé.) ; Population santé et fertilité (Politique/programmes en matière de santé et gestion administrative, soins en matière de fertilité, planification familiale, lutte contre les MST et VIH, formation de personnel en matière de population santé et fertilité).
4Tous les sous-secteurs de l’aide à la santé ont vu le volume d’aide augmenter entre la fin de la décennie 1990 et la fin des années 2000.2 Cependant un examen plus détaillé montre que la composition de l’aide à la santé a fortement changé en faveur du sous-secteur « Population et Fertilité ». De 31,74 % (1,75 milliards EU) de l’aide à la santé pour la période 1998-1999, il passe à 51,36 % (9,88 milliards EU) pour la période 2008-2009. À l’inverse, pour la même période, la part des programmes généraux de santé a diminué, passant de 41,21 % à 12,12 %. Enfin le sous-secteur « santé de base » est passé de 27,04 % (après avoir atteint 37 % en 1996-1997) à 36,52 %. La forte progression de l’aide à la santé est donc largement due à la croissance du sous-secteur « Population et Fertilité » qui inclut la lutte contre le VIH.
5La priorité accordée à la lutte contre le VIH est confirmée si l’on rapporte l’aide publique à la santé aux années de vie corrigées de l’invalidité (AVCI). Les maladies sexuellement transmissibles, sida inclus, bénéficient de 24,06 dollars par AVCI, alors que les autres maladies infectieuses plus importantes en termes d’AVCI, et considérées comme prioritaires par Bell et Fink (2005), ne reçoivent qu’environ 4 dollars par AVCI. Il ressort que le sida et la santé maternelle constituent les premières priorités des donateurs.
1.2… Qui néglige les considérations éthiques et la soutenabilité des systèmes
6L’absence de priorité claire accordée à la satisfaction des besoins de base et à la protection des groupes vulnérables, combinée à un effort explicite pour la lutte contre les maladies transmissibles, pose la question de la prise en compte effective des principes et objectifs du développement durable dans la hausse de l’aide publique à la santé. En effet si l’on admet la double dimension du développement durable, intragénérationnelle et intergénérationnelle, la première devrait aboutir à privilégier les politiques en faveur des plus démunis, la seconde à construire les capacités des générations futures. C’est pourquoi il est possible d’évaluer la prise en compte des principes et objectifs du développement durable à travers l’attention accordée par les donateurs aux éléments suivants : l’accessibilité aux soins de santé de base (ces derniers étant considérés comme pro-pauvres) et le recours à des approches horizontales et transversales de la santé (reconnues comme plus fidèles à la logique globale et intégrée du développement durable).
1.2.1. L’insuffisante prise en compte des besoins sanitaires de base
7Avec la hausse de l’aide à la santé, le sous-secteur « santé générale » a vu sa part baisser de façon continue (de 41 % à 12 % entre 1998 et 2009), tandis que la part de la « santé de base » diminuait entre 1996 et 1998 avant de remonter jusqu’en 2009 sans toutefois rattraper son niveau de 1996 (graphique n° 1).
8Or il semble difficile d’entreprendre une politique de santé « socialement durable » dans les pays pauvres sans qu’une priorité claire ne soit donnée à l’accessibilité aux soins de base et au soutien aux politiques nationales de santé à travers une approche sectorielle élargie. Une stratégie cherchant à atteindre des objectifs de développement durable dans le domaine de la santé devrait donc se traduire par une augmentation des parts des postes de dépense comme les infrastructures et soins de base, l’éducation à la santé et le personnel, la nutrition de base. Il convient d’ajouter que les soins de santé destinés aux populations pauvres et marginalisées sont souvent très fragmentés et sous-financés (Moore et Showstack, 2003). L’OMS, à travers le titre de son rapport de 2008, Les soins de santé primaires : maintenant plus que jamais !, pose de façon cruciale les problèmes actuels des pays pauvres et indique ce que devrait être la priorité, à savoir la satisfaction des besoins de base et le combat contre les soins mal ciblés. L’OMS indique en effet (2008, p. xii) : « Ce que les gens considèrent comme des modes de vie souhaitables en tant qu’individus et ce qu’ils attendent de leur société – c’est-à-dire ce à quoi ils attachent de la valeur – constituent des paramètres importants pour gouverner le secteur de la santé. Les soins de santé primaires restent la référence pour les discours sur la santé de la plupart des pays en raison précisément du fait que le mouvement des soins de santé primaires s’est efforcé de fournir des réponses rationnelles, fondées sur des données factuelles et anticipatives aux besoins de santé et à ces attentes sociales ». Cet extrait fait écho à la nécessité d’une analyse fondée sur l’expression des besoins que nous avons évoquée en introduction.
1.2.2. La gestion verticale des priorités
9La hausse de l’aide à la santé durant la décennie des années 2000 résulte en grande partie de la lutte contre le VIH, en particulier à travers le dispositif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Si l’on ne peut nier que les priorités du Fonds répondent à des problèmes cruciaux des pays pauvres dans le domaine de la santé, il n’en demeure pas moins que la concentration des financements sur la lutte contre les maladies infectieuses tend à favoriser une approche verticale du développement humain qui entre en contradiction avec la transversalité et la répartition équilibrée des ressources prônées par les principes de développement durable, comme nous l’avons souligné précédemment (chapitre 2, 2.1.2). Examinons plus en détail ce point.
10De façon générale, on peut définir les programmes verticaux comme des programmes dirigés, supervisés et mis en œuvre totalement ou dans une large mesure par un service spécialisé faisant appel à des personnels de santé spécialement affectés à cet effet. Ainsi l’exceptionnelle capacité de mobilisation des ressources est peu utilisée pour garantir des acquis de base plus larges et éviter des déséquilibres destructeurs. Pourtant, malgré les milliards de dollars investis dans la santé en Afrique, le manque de personnel de santé constitue toujours un obstacle majeur à l’accès des pauvres aux services de soins. L’organisation verticale des politiques de santé ne permet pas de bâtir des systèmes de santé efficaces et capables de garantir l’accès aux soins de santé primaires au plus grand nombre. Plusieurs limites des programmes verticaux sont soulignées dans la littérature. Tout d’abord ils sont souvent dictés par des valeurs compassionnelles (Eddy, 1991) qui orientent l’aide en fonction des seules misères médiatisées (famines au Sahel, guerres à forte couverture médiatique occidentale) au détriment des observations empiriques sur les maladies les plus répandues mais peu évoquées dans les médias. Dès lors ils manquent de fondement empirique (Unger et Killingsworth, 1986) et mettent excessivement l’accent sur l’efficacité à court terme plutôt que sur les critères d’équité et de durabilité des actions. On leur impute également depuis de longues années une fragmentation des services, la création de barrières entravant l’accès et générant du gaspillage (McKeown, 1979). Ils éloignent ainsi la majorité de la population de la prévention et de l’accès aux services généraux (Bryant, 1969). Ils limitent l’efficacité du système de santé en encourageant la duplication tout en diminuant leurs chances de durabilité car, quand les ressources supplémentaires émanant de donateurs extérieurs sont épuisées, tout s’arrête (Brown et alii, 2008). En fin de compte, les programmes verticaux peuvent entraver le développement d’approches globales nécessaires dans le cadre de la lutte contre les inégalités sociales et les déterminants de la mauvaise santé au sens large (Gish, 1982). Ils affectent ainsi négativement le processus de développement de la santé (Sen, Koivusalo, 1998). Pourtant comme l’ont rappelé Abdelillah Hamdouch et Marc-Hubert Depret (2005), le principal problème des pays pauvres est la carence institutionnelle qui se traduit par un manque d’infrastructures efficaces : hôpitaux publics mal entretenus, équipement défaillant et obsolète, centres de santé ruraux fonctionnant avec un matériel insuffisant et des moyens de transport dérisoires pour effectuer les tournées dans les villages environnants, etc.
11Landis Mackellar (2005) et Jeremy Shiffman (2005) expliquent la surreprésentation du VIH dans les flux d’aide par l’incapacité des pays du Sud à s’en sortir seuls. En effet le sida est une maladie difficile à contrôler qui fait peser un risque sur la santé publique internationale. Cette interprétation montre que l’existence de « biens communs » ou d’intérêts communs entre le Nord et le Sud ne conduit pas forcément à des politiques de développement socialement durable. En l’occurrence, si la lutte contre le VIH constitue bien un objectif commun à tous les pays, les politiques mises en œuvre par les pays riches sont largement motivées par la réduction du risque que cette épidémie implique pour leur territoire et leur politique étrangère (l’approche sécuritaire est présentée supra au chapitre 2, section 2.1). Aux États-Unis, sur la période 1999-2008, la principale motivation pour une action de lutte n’était pas de sauver des vies dans les pays pauvres, mais plutôt d’assurer la sécurité des États-Unis. En effet, constatant des taux élevés de prévalence du VIH parmi les militaires de nombreux pays africains, le Conseil National des services de renseignement du gouvernement américain (National Intelligence Council) considère cette maladie comme un « agent de menace non traditionnel pour la sécurité du pays » dans la mesure où les capacités de défense nationale seraient fragilisées par le nombre de militaires touchés (Kerouedan, 2013, p. 17). La réponse à l’épidémie est alors organisée comme une urgence selon une conception verticale qui isole la problématique du VIH des autres causes de la maladie (pauvreté, éducation, inégalités sociales, etc.), alors que la nécessité d’une aide à la santé beaucoup plus transversale et multisectorielle était avérée.
2. Participation et appropriation : un bilan mitigé
12La participation, terme consacré par les organisations internationales en lien avec la montée en puissance des notions de gouvernance et développement durable, s’entend à plusieurs niveaux : le niveau transnational de la participation des pays en développement aux instances de négociation et de décision ; le niveau national : les États sont supposés accroître leur contribution aux politiques de développement financées par l’aide internationale (principe d’appropriation de l’aide qu’appellent de leurs vœux les bailleurs de fonds) ; le niveau local : les populations sont appelées à contribuer de façon active aux programmes de développement humain.
13De tels principes, insérés dans la nouvelle rhétorique du développement (aux côtés des notions de biens publics mondiaux et de gouvernance) méritent d’être confrontés à la réalité des politiques de santé impulsées par la communauté internationale. L’ambiguïté de la notion de participation et de celle d’appropriation apparaît alors. Nous l’illustrons à travers trois exemples de pays ayant, sous l’impulsion et parfois les injonctions internationales, adopté des réformes de leur système de santé : le Gabon, le Mali et le Sénégal (tableau n° 3).
Tableau n° 3. Indicateurs clés du Gabon, du Mali et du Sénégal
Gabon | Mali | Sénégal | Afrique subsaharienne | Pays membres de l’OCDE | |
Niveau de revenu (revenu national brut par habitant, dollars US courants) (chiffres de 2012) | 10 070 dollars (revenu intermédiaire, tranche supérieure) | 660 dollars (revenu faible) | 1 040 dollars (revenu intermédiaire, tranche inférieure) | 1 345 dollars | 37 079 dollars |
Ratio de population pauvre à partir du taux de pauvreté national | 32,7 % (chiffres de 2005) | 43,6 % (chiffres des 2010) | 46,7 % (chiffres de 2011) | Sans objet | Sans objet |
Espérance de vie à la naissance (chiffres de 2011) | 63 ans | 51 ans | 59 ans | 55 ans | 80 ans |
14Nous avons étudié ces trois pays dans nos recherches visant à examiner la façon dont les réformes dans le domaine de la santé, impulsées par les acteurs de l’aide, y ont été appliquées. Ces trois pays se caractérisent par des situations socio-sanitaires différentes, ce qui permet de recouvrir une diversité de profils. Le Gabon est l’un des rares pays d’Afrique subsaharienne à disposer d’un niveau de revenu intermédiaire mais son espérance de vie n’a pas progressé au rythme attendu et les inégalités y sont importantes. Le Mali est un pays à faible revenu et son espérance de vie dépasse à peine 50 ans. Enfin le Sénégal se trouve dans une situation intermédiaire tant en termes de revenu que d’espérance de vie. Au-delà de cette diversité, les trois pays étudiés présentent des points communs importants. Tous trois situés en Afrique francophone, ils ont connu la colonisation française et ont été fortement marqués par le modèle français dans le champ de la santé. Ainsi ils s’inspirent du modèle dit bismarckien adopté en France, fondé sur les cotisations professionnelles pour financer les dépenses de protection de la santé et sur la mise en place d’une offre de santé largement curative, à haut niveau technologique et centralisée. Pourtant ce schéma financier et organisationnel leur a posé de nombreux problèmes, expliquant en partie leurs difficultés actuelles. En effet la grande majorité des emplois se situant dans le secteur informel, la base de financement de la santé par les cotisations assises sur les salaires est très insuffisante pour couvrir la population. La transposition d’un modèle de santé centralisé et curatif ne répond pas aux besoins en soins de base et aux inégalités importantes entre populations urbaines et rurales.
2.1. Le Gabon : la « bonne gouvernance » sans réformes structurelles.
15Comme l’illustre le cas du Gabon,3 il existe bien une déclinaison locale des politiques de santé définies à l’échelle internationale, en particulier sur la thématique de l’amélioration de la gouvernance du système de santé ; mais cette déclinaison locale semble finalement assez déconnectée des principes promus par les acteurs internationaux. La rhétorique internationale est appropriée d’une certaine façon par les autorités locales, de façon relativement artificielle et sans changement structurel apporté de l’extérieur.
16L’étude de la santé au Gabon doit être mise en perspective avec l’environnement économique et institutionnel spécifique du pays. Ce dernier est marqué par quatre caractéristiques importantes : une orientation de l’économie vers les ressources pétrolières au détriment d’un certain nombre d’autres activités à forte utilité sociale et économique (éducation, santé, agriculture…) ; un niveau de richesse moyenne qui le situe parmi les pays à revenu intermédiaire supérieur (cf. tableau n° 3 supra) ; une économie organisée selon un modèle où la présence de l’État est forte et la place de la société civile encore limitée ; une pression externe à la « bonne gouvernance » des institutions publiques, y compris dans le domaine de la santé.
17Les faiblesses du système de santé au Gabon ont été identifiées dans de nombreux travaux : un système hospitalo-centré privilégiant le curatif, phénomène renforcé par le développement d’un secteur privé en partie redondant avec le secteur public ; des structures de soins primaires insuffisantes et inégalement réparties ; une planification embryonnaire ; des outils de gestion (carte sanitaire, système d’information sanitaire) peu opérationnels ; une gestion des ressources humaines peu rationnelle.
18Cependant on constate une évolution des engagements pris par les Pouvoirs Publics dans le domaine de la santé, sous les derniers mandats de l’ex-Président défunt Omar Bongo Ondimba qui a accaparé le pouvoir de 1967 à sa mort en 2009. Cette évolution des engagements se traduit par plusieurs initiatives, en particulier : la publication du Plan National d’Action Sanitaire (PNAS) en 1997, le projet de Plan National de Développement Sanitaire (PNDS), une volonté affichée d’action d’envergure dans le domaine du HIV/sida, la tenue d’États Généraux de la santé en 2005, une place centrale accordée à la santé dans le Document Stratégique de Croissance et de Réduction de la Pauvreté (DSCRP).
2.1.1. Les axes de réforme
19Les États Généraux de la Santé tenus en 20054 constituent un moment important de la prise en compte de la thématique « gouvernance », même si cet aspect y est abordé de façon implicite. Trois axes d’amélioration majeurs nous semblent pouvoir être identifiés et rapprochés des enjeux de « bonne gouvernance » tels qu’ils sont préconisés par les institutions internationales.
L’amélioration du cadre institutionnel
20Sont en particulier préconisés l’élaboration d’un cadre institutionnel des Régions et Départements sanitaires ; la définition d’un nouvel organigramme du Ministère de la Santé publique ; le renforcement de la formation du personnel et l’optimisation de la gestion des ressources humaines ; la mise en place d’une politique de qualité des services en rapport avec l’attente des usagers.
21Par ailleurs, les États Généraux sont l’occasion d’affirmer la nécessité de mettre en œuvre les soins primaires, ce qui constitue une rupture par rapport aux orientations principalement curatives du système de soins gabonais et rejoint les arguments tenus par la Banque Mondiale en faveur de la décentralisation.5
22Ainsi l’amélioration du cadre institutionnel s’inscrit bien dans le critère de « qualité de la gestion des affaires publiques » tel qu’il est préconisé par les institutions internationales.
L’amélioration et la pérennisation du financement de la santé
23Cet aspect est reconnu par toutes les commissions des États Généraux comme un problème central. Sont notamment préconisées la mise en œuvre d’une assurance-maladie et d’une tarification adaptée à tous et la connaissance des coûts réels des soins dans les établissements sanitaires. Ce dernier aspect est un pré-requis pour la mise en œuvre d’une politique de recouvrement des coûts (tarification des soins de santé publics aux usagers) telle qu’elle est recommandée depuis l’Initiative de Bamako (lancée en 1987 par la Banque Mondiale, l’OMS et l’UNICEF) mais peu mise en œuvre au Gabon. Il fait écho aux problèmes d’efficience du système de santé qui, selon la Banque Mondiale (2005, p. 35), devraient mener à un effort d’amélioration de la gestion des ressources publiques en vue de meilleurs résultats sociaux. « Bonne gouvernance » et performances sociales sont, selon la Banque Mondiale, explicitement reliées.
La participation communautaire
24La thématique de la « participation communautaire » n’est certes pas nouvelle dans le champ de la santé.6 Elle est préconisée par les institutions internationales (notamment l’OMS et l’UNICEF) pour impliquer les populations et la société civile dans les programmes de santé. Elle est également considérée par certains analystes comme un moyen de faciliter la mise en œuvre du recouvrement des coûts. Dans les Actes des États Généraux de la Santé, cette thématique apparaît à travers deux préconisations : insérer la participation communautaire (entendue comme la participation active des populations à la gestion des structures de santé) dans la politique du médicament et intégrer la médecine traditionnelle dans le système de santé.7 Ces recommandations visent en particulier à traiter les problèmes d’usage irrationnel des médicaments et d’automédication abusive.
25La participation communautaire est donc ici considérée comme un moyen de rationaliser les ressources par un meilleur usage du médicament, et rejoint à ce titre les liens établis par les institutions internationales entre la « participation des populations » et la « bonne gouvernance ».
2.1.2. La déconnexion entre discours et réformes
26La déconnexion entre discours et réformes peut être analysée selon quatre angles.
L’absence de réformes institutionnelles globales
27Depuis les constats d’inefficience institutionnelle soulignés dans plusieurs travaux (CREDES, 2006), le rythme d’avancement des réformes demeure très lent. Le Programme National de Bonne Gouvernance (défini en 2007), dont les trois parties prenantes sont le Premier Ministre, la Banque Africaine de Développement et le PNUD, est le 4e pilier du DSCRP mais sa déclinaison en politiques sectorielles, y compris dans le domaine de la santé, n’est pas opérationnalisée. Le Cadre de Dépenses à Moyen Terme (CDMT), première étape de l’opérationnalisation, devait être suivi d’une budgétisation par secteur qui conditionne le lancement du programme. Enfin les problèmes structurels d’organisation du système de santé (caractère hospitalo-centré, superposition de structures publiques aux moyens limités et souvent assistées par des structures relais, coordination insuffisante entre les départements…) ne sont pas traités.
28Dans les critères de « bonne gouvernance », la réforme institutionnelle en vue d’un décloisonnement des institutions publiques est souvent mise en avant, même si les travaux sur la santé n’ont pas attendu l’arrivée des discours en termes de gouvernance pour souligner la nécessité d’approches transversales et multisectorielles. Or le système de santé gabonais n’a pas connu d’évolution majeure sur ce plan depuis que le pays est soumis aux injonctions de « bonne gouvernance ».
La faible impulsion communautaire
29La participation communautaire est très embryonnaire au Gabon. La faiblesse traditionnelle de la société civile (corollaire d’un régime autoritaire derrière une vitrine démocratique) contribue à expliquer cette situation sans en être la seule responsable. L’approche « santé communautaire » est défendue en particulier par l’UNICEF qui a appuyé le projet de santé communautaire de l’hôpital Schweitzer (Moyen-Ougoué) à partir de 1999 (cf. encadré n° 16). Une étude menée par Valéry Ridde et Mathieu Ekwa-Ngui (2005, p. 18-26) faisait cependant état de résultats mitigés.
Encadré n° 16. L’approche « santé communautaire » dans l’hôpital Schweitzer
À la fin des années 1990, l’UNICEF souhaite appuyer le Gabon dans la mise en œuvre des soins de santé primaire par une politique de fourniture de médicaments essentiels génériques. L’hôpital Schweitzer intervenait depuis de nombreuses années à travers des opérations préventives dans les villages. Les requêtes des populations pour la mise en œuvre d’activités curatives en sus des activités préventives conduisirent l’UNICEF et l’hôpital Schweitzer à lancer un programme de santé communautaire fondé sur de nouvelles consultations curatives. Le paiement des consultations était basé sur un forfait payé par le patient, en vertu du principe de recouvrement des coûts, tandis que l’accès aux médicaments génériques était garanti par l’action de l’UNICEF, permettant en principe de réduire la charge pour le centre de santé et le patient. Cependant, malgré la bonne disponibilité des médicaments et les résultats encourageants du couplage entre activités préventives et curatives, le bilan effectué par Valéry Ridde et Mathieu Ekwa-Ngui (2005, p. 25) est mitigé. En particulier, le processus est en réalité peu participatif du point de vue des usagers ; la gestion des fonds est peu transparente ; l’absence de mécanisme formel d’exemption de paiement pour les indigents et l’absence d’harmonisation remettent en cause les objectifs d’équité.
30Globalement les centres de santé décentralisés, qui devraient être des structures importantes en tant que recours aux soins pour les patients, sont sous-utilisés. Le caractère hospitalo-centré demeure une tendance majeure, et en cours de renforcement avec la construction de structures hospitalières nouvelles (par exemple la construction du centre hospitalo-universitaire à Owendo).
31Au total les expériences dites communautaires ayant été menées au Gabon ne vérifient que très peu les conditions édictées par les institutions internationales promouvant la « bonne gouvernance » : soit elles n’intègrent pas véritablement les critères usuellement mis en avant (dimension participative, transparence – cf. l’expérience de l’hôpital Schweitzer) ; soit elles ne sont pas soutenues par une politique publique ambitieuse et demeurent des initiatives isolées.
Le financement et la tarification : une application ad hoc des principes internationaux
32La gratuité totale des soins dans les structures publiques avait été érigée comme principe central de la « Politique de santé pour tous » lancée par l’OMS et l’UNICEF en 1978. La gratuité a été actée par décret au Gabon, de façon relativement contradictoire avec les préconisations ultérieures de l’Initiative de Bamako (1987) qui prônait au contraire le recouvrement des coûts (tarification des soins aux usagers) face aux difficultés de financement public. Cette disposition montre qu’un pays africain peut décider de ne pas suivre les directives des institutions internationales. Dans le contexte de faiblesse structurelle du système de santé, elle n’est cependant pas sans inconvénients. En effet la gratuité de certains soins dispensés par des établissements de santé affaiblis engendre des coûts qu’ils peuvent difficilement soutenir. Les hôpitaux se trouvent en effet confrontés à un nombre important de consultations externes par rapport aux capacités de prise en charge et à la nécessité d’investir dans les activités de soins concernées par la gratuité.
33Dans la mesure où la gratuité totale est, dans la plupart des cas, peu appliquée (les patients sont amenés à payer une partie ou la totalité de la prestation), se pose la question de la prise en charge des patients aux ressources limitées. Pour répondre à cet enjeu, les autorités de la santé ont lancé en décembre 2008, à travers la Caisse Nationale d’Assurance Maladie et de Garantie Sociale (CNAMGS), une initiative de garantie sociale offrant des soins gratuits aux personnes indigentes. Ce projet avait été initié en 2002 et il constitue une démarche encore rare en Afrique au sud du Sahara. Il a comme objectif d’améliorer à la fois l’accessibilité financière de l’offre de soins et l’équité dans l’accès aux soins (ordonnance n° 0023/PR/2007 du 21 août 2007).
34Même si l’initiative de garantie sociale pour les indigents a fait l’objet d’un processus de concertation entre plusieurs acteurs, il n’en demeure pas moins que sa mise en œuvre ne s’est pas accompagnée d’une évolution significative de l’offre de soins. Les faiblesses de cette offre au regard des besoins des personnes pauvres pourraient limiter fortement l’efficacité du dispositif. On rejoint ici un problème évoqué dans le chapitre 2 (section 2.2.3) : les initiatives de gratuité risquent de n’améliorer la santé que de façon marginale si elles ne sont pas intégrées dans un programme plus transversal qui ferait évoluer le système dans son ensemble.
Les partenariats multi-acteurs : un rôle croissant des politiques de santé privées
35On pourrait penser que les logiques « partenariales », participant à la panoplie des outils de la « bonne gouvernance », seraient privilégiées dans une politique de santé annoncée à terme comme plus performante grâce à l’amélioration de la gouvernance. Cependant les expériences d’association entre des acteurs de la santé et des entreprises demeurent très rares, alors que plusieurs travaux (par exemple Tran-Minh et alii, 2004) estiment que de tels acteurs peuvent proposer aux entreprises une prise en charge globale de leurs employés, un plateau technique et des compétences spécifiques de suivi des patients.
36À l’inverse, il existe des initiatives menées par des entreprises mais sans un appui organisé et systématique des associations ou des ONG. Ces programmes sont en général issus de problèmes spécifiques aux entreprises (effets du sida sur la performance des salariés) et/ou de la volonté individuelle de certains dirigeants. Or si ces initiatives sont en soi utiles à l’échelle de l’entreprise, elles ne s’inscrivent dans aucun schéma global et ne peuvent alors jouer un rôle de levier national. Leur impact sur les indicateurs de santé est souvent localisé.8
37Au total l’investissement de certaines entreprises dans la lutte contre les maladies infectieuses est une tendance de fond. Cependant il présente un double risque car il ne s’inscrit pas dans un schéma global de santé publique. Le premier risque est celui d’être redondant avec d’autres initiatives (actions des ONG, politiques de santé publiques et programmes des partenaires au développement) dans la mesure où il n’est pas intégré dans une politique de santé globale. Une multiplication des projets autonomes favorise alors la confusion dans le système de santé. Le second risque concerne la lutte contre les inégalités de santé : le développement de politiques de santé privatives, essentiellement focalisées sur les salariés des grandes entreprises et leurs ayants-droits, contribue à un système de santé à plusieurs vitesses dont sont inexorablement exclus les travailleurs de l’économie informelle et les indigents. L’État est à cet égard très en retrait en tant qu’acteur de régulation des initiatives privées.
2.1.3. Enseignements autour du cas gabonais
38La notion de « bonne gouvernance » a imprégné, depuis la fin des années 1990, les discours et les programmes d’aide des bailleurs de fonds. Le domaine de la santé est révélateur de cette tendance, à travers les injonctions à la participation, à la santé communautaire, à la réorganisation des services publics en vue d’une meilleure efficacité, au financement partiellement privatisé de la santé. Pourtant le terme de gouvernance demeure ambigu, comme l’illustre son application aux politiques de santé conduites au Gabon. En effet on peut considérer que les réformes souhaitées par les tenants de la « bonne gouvernance » peuvent être séparées en deux catégories. La première est celles des mesures appartenant à la panoplie classique de la « bonne gouvernance » telle qu’elle est notamment préconisée par la Banque Mondiale : réformes institutionnelles globales visant à « rationaliser » les services publics, financement en partie privatisé, partenariats publics-privés.9 La seconde concerne des mesures qui n’entrent pas directement dans le champ des arguments de la « bonne gouvernance » mais y ont été introduites par ses tenants : « participation communautaire », approche multisectorielle (transversale) de la santé. Ces préconisations ont été faites au départ par des chercheurs en santé et/ou des organisations internationales et acteurs civils qui ne partagent pas nécessairement le corpus théorique des IBW, même si certains s’en rapprochent ou ont adopté la terminologie de la « bonne gouvernance ». Le fait que les IBW aient repris ces préconisations traduit une volonté d’adapter l’argumentaire aux politiques sectorielles. D’une certaine façon, cela conduit à interpréter les mêmes mots dans un cadre idéologique différent : ainsi pour les ONG locales de promotion de la santé, la notion de « participation communautaire » ne fait souvent référence à aucune préconisation de « bonne gouvernance », mais plutôt à la mise en commun des actions de santé entre usagers et praticiens.
39La déconnexion entre les discours publics sur la « bonne gouvernance » et les réformes mises en œuvre peut alors s’interpréter de trois façons. Sur un premier plan de la mise en œuvre locale de la gouvernance, cela traduit le fait que les représentants des Pouvoirs Publics locaux et des acteurs publics de la santé ne veulent pas renoncer à leur pouvoir. La « bonne gouvernance » est adoptée dans les textes mais son application s’arrête là où elle remet en cause les prérogatives publiques, notamment lorsque celles-ci sont détournées au profit des détenteurs du pouvoir. Le Gabon constitue à cet égard un bon exemple de découplage entre adhésion aux injonctions internationales et maintien du mode de gestion des affaires publiques adopté par les autorités. Sur un deuxième plan du contenu de la « bonne gouvernance », sa mise en pratique sur le terrain intègre de façon quelque peu artificielle des préconisations qui n’entrent pas directement dans son champ. Ce découplage entre le contenu et le contenant contribue à rendre stériles, sur la période considérée, les injonctions de « bonne gouvernance », voire à les rendre parfois contradictoires avec les initiatives locales. Ainsi, alors qu’elle est souvent artificiellement rattachée à un impératif annoncé de « bonne gouvernance », la participation communautaire n’est presque jamais mise en relation avec la nécessité d’une politique plus ambitieuse de l’État, centrée sur les besoins des usagers et adaptant la rémunération des personnels de santé décentralisés aux enjeux majeurs de la santé dans les régions rurales défavorisées. Enfin sur un troisième plan théorique, la panoplie classique des injonctions à la « bonne gouvernance » initiées par les IBW ne semble pas atteindre ses objectifs d’une meilleure efficacité du système de santé dans la mesure où elle est plaquée sur un système de valeurs et de normes politico-sociales à bien des égards différentes de celles prônées par les IBW.
40Malgré ses spécificités, le cas gabonais ne fait qu’illustrer la malléabilité plus générale des notions apportées par la communauté internationale.
2.2. Le Mali : les limites de la décentralisation
41La crise malienne entamée en 2012 (coup d’État du 22 mars 2012 et avancée des groupes rebelles et islamistes au Nord) a profondément déstabilisé le pays. Dans la mesure où l’enquête sur laquelle repose ce cas d’étude10 est antérieure à ces événements (elle a été conduite en 2010), nous ne nous hasarderons pas à estimer précisément les conséquences de la crise malienne sur la situation en termes de santé. Néanmoins il paraît évident que cette crise a fortement déstabilisé les Pouvoirs Publics, les collectivités territoriales et a rendu très délicate l’action des ONG sur le terrain, remettant ainsi en cause une politique de décentralisation progressivement mise en œuvre durant deux décennies.
42Face aux défaillances du système public de santé, le Mali a fait le choix, depuis la fin des années 1980, de développer un système de santé communautaire fondé sur la participation des populations aux structures de santé décentralisées. Les centres de santé communautaire (CSCOM), gérés par les Associations de Santé Communautaire (ASACO), constituent ainsi un maillon essentiel du système de santé malien.
43Le Mali illustre bien les avancées et les défaillances de la santé communautaire comme le montre l’enquête conduite dans la région de Kayes et relatée ici (cf. encadré n° 17 pour une présentation de la méthodologie). La décentralisation des systèmes de santé dans les pays pauvres ne constitue pas la panacée dans des contextes d’États faibles ou rentiers. Didier Fassin et Eric Fassin (1989) ainsi que Hubert Balique (2001) avaient déjà soulevé la question des limites de la santé communautaire dans un contexte d’État affaibli. Malgré les services rendus par la santé communautaire, celle-ci ne peut constituer un véritable levier de santé que sous certaines conditions tenant en particulier au rôle des acteurs publics en tant que régulateurs et garants du rééquilibrage entre des centres de santé aux ressources inégales.
Encadré n° 17. Méthodologie de l’enquête
Cette enquête a été menée sous notre direction par Emeline Laidet et Rémy Manier, dans le cadre d’une mission confiée par l’ACAUPED (Association de Coordination d’Actions Utiles aux Pays en Développement), visant à évaluer les difficultés et les voies d’amélioration du fonctionnement des centres de santé communautaire dans la région de Kayes. En dehors de la revue de littérature et de la revue documentaire, l’étude des CSCOM – centres de santé communautaire – de la région de Kayes s’appuie sur une enquête conduite du 11 mai au 19 août 2010 sur le site de 16 centres de santé (4 jours de présence ont été consacrés à chaque centre en moyenne). Cette enquête a été menée auprès de 120 personnes représentant les quatre catégories d’acteurs suivants : membres du personnel soignant des CSCOM (48 personnes interviewées) ; membres des ASACO – associations de santé communautaire (gérant les centres de santé) (35 personnes interviewées) ; représentants des communes (18 personnes interviewées) ; patients (19 personnes interviewées).
L’enquête combine deux volets. Un premier volet porte sur le recueil auprès de chaque centre des données chiffrées disponibles tant sur les patients que sur l’offre de santé (nombre d’habitants, nombre de villages de l’aire de santé, type de soins dispensés, accessibilité géographique, prix des prestations, effectif par catégorie de personnel, salaire mensuel, accès à l’eau et l’électricité etc.). Un second volet, fondé sur des entretiens semi-directifs auprès de 120 personnes, avait pour objectif d’aborder auprès de chaque catégorie d’acteur les cinq domaines suivants : La présentation du centre de santé dans sa globalité (histoire, caractéristiques de son aire de santé, etc.) ; l’accessibilité géographique et financière et les éventuels obstacles ; le fonctionnement du centre de santé : personnel, prise en charge des patients, activités menées et organisation de la référence ; l’organisation interne, la gestion et les relations avec les communes ; les relations avec d’autres acteurs (prestataires de soins, associations, coopératives, mutuelles).
Une grille d’entretien différenciée pour chaque catégorie d’acteur a été élaborée. Les entretiens ont également été adaptés en fonction de la fonction de chacun, que ce soit comme personnel du centre ou membre de l’association (l’ensemble des thèmes a été abordé avec les chefs de centre tandis que les autres membres du personnel ou de l’association ont permis d’approfondir certaines questions telles que par exemple l’accessibilité géographique de l’aire de santé avec les agents vaccinateurs, les activités et les difficultés de l’activité de maternité avec les matrones – planning familial, accouchement, consultations postnatales-, ou encore les problèmes de gestion de la caisse du centre avec les trésoriers, etc.).
44Les déficiences peuvent être regroupées en trois domaines significatifs : celles portant sur le financement et la gestion ; celles tenant à l’appropriation et à la participation ; enfin celles liées aux difficultés plus générales de la décentralisation administrative et sanitaire conduite au Mali.
2.2.1 Difficultés de financement et de gestion
45Les difficultés en termes de ressources financières et de gestion ont trait à la gestion et la motivation des personnels, ainsi qu’à la levée et la pérennisation des ressources financières.
Gestion et motivation du personnel
46Concernant la gestion et la motivation des ressources humaines, un premier constat porte sur les importantes inégalités de statuts et de rémunérations pour un même type de poste. L’absence de contrat de travail et de cotisation à la caisse de retraite est l’une des difficultés rencontrées par le personnel soignant. Plusieurs raisons expliquent cette situation : le salaire mensuel est trop faible pour pouvoir être déclaré aux fonds de cotisation ; l’absence de contrat de travail exempte la commune ou l’ASACO de paiement des cotisations ; les employeurs sont dans une logique d’informalité ; souvent cultivateurs, ils n’ont pas de contrat de travail eux-mêmes et n’en voient donc pas forcément la nécessité pour le personnel soignant employé.
47Les arriérés de salaires constituent un deuxième problème majeur pour le personnel car les recours possibles sont limités. Toutes les difficultés de paiement sont liées à l’ASACO ou à la commune. Plusieurs cas rencontrés montrent que les responsabilités des acteurs concernés ne sont pas clairement établies, rendant tout recours incertain. La commune rencontre de grandes difficultés à collecter l’argent des impôts. La population vit essentiellement de la culture ou de l’élevage et les maigres revenus ne permettent pas de payer les employés correctement. Dans certains cas les ménages refusent de payer l’impôt car ils n’en voient pas l’utilité ou se méfient des autorités. Des détournements d’argent de la part de l’ASACO ou de la commune sont également signalés dans certains centres. Ceci implique des arriérés de salaire de plus de 2 ans qui semblent ne pouvoir être remboursés car les membres ou les élus coupables des détournements ne sont plus en exercice dans l’ASACO et les nouveaux arrivés ne veulent pas endosser la responsabilité du comportement de leurs prédécesseurs.
48L’une des conséquences des difficultés personnelles et financières rencontrées par le personnel des centres de santé communautaire, surtout en milieu rural, est le cumul des fonctions. L’absence d’agents qualifiés pour chaque tâche à effectuer pousse le personnel à dépasser sa compétence première : l’injection fait de l’aide soignant un infirmier tandis que la prescription élève l’infirmier au rang de médecin. Cette adaptation aux contraintes du milieu semble nécessaire car elle permet aux agents d’assurer les services de santé indispensables à la population. Elle se caractérise pourtant par « l’abandon partiel de la fonction principale de l’agent » comme l’avaient déjà constaté d’autres auteurs (Konaté, Kanté, Djènèpo, (2003). Ceci peut constituer un danger car chacun réalise des actes supérieurs à sa qualification (même si la compétence acquise sur le terrain est à prendre en compte).
49Un autre aspect essentiel de la motivation des personnels concerne la difficile mobilisation des agents de relais communautaire qui travaillent bénévolement sauf pour certaines actions (par exemple les campagnes de vaccination). Les relais ont été mis en place au Mali par l’UNICEF, à l’instar des expériences conduites dans d’autres pays sous l’impulsion des autorités publiques et des acteurs internationaux (OMS, UNICEF, Banque Mondiale). Ils constituent des acteurs clefs dans les politiques de santé communautaires en Afrique. En général désignés par les notables du village selon des critères de choix divers (jeunes, alphabétisés…), les relais doivent participer activement à la stratégie dite de Communication pour un changement de comportement (CCC).
50Les agents ou relais de santé communautaires constituent un élément important des politiques de santé dans les pays africains dans un contexte où les plans d’ajustement structurel et le marasme économique ont réduit la place de l’État dans les politiques sociales. Pourtant le succès de tels programmes est inégal selon les pays et les périodes. Au Bénin (Boidin, Savina, 1996), la décentralisation du système de santé sous ajustement structurel avait buté sur la difficulté à mobiliser les ressources humaines en milieu rural. Les difficultés économiques des personnels de santé semblaient incompatibles avec l’idée d’activités bénévoles, fussent-elles compensées par des dons en nature et une reconnaissance sociale. Au Sénégal, plus récemment, la lutte contre le paludisme a connu des avancées importantes avec la Prise en Charge à Domicile du Paludisme (PECADOM) appuyée en partie sur l’engagement des communautés et en particulier le rôle du Dispensateur de Soins à Domicile (DSDOM), agent bénévole choisi par le village et ayant reçu des indemnités au moment de la formation (source : Roll Back Malaria, 2010). L’expérience sénégalaise en la matière illustre une certaine réussite de la mobilisation des agents bénévoles lorsque ceux–ci reçoivent en échange de leur investissement des contreparties en nature (denrées alimentaires) et jouissent d’un certain prestige auprès de leur communauté.
51Au Mali, l’activité de relais se heurte à la difficulté pour les personnes concernées de consacrer le temps nécessaire à cette activité compte tenu des arbitrages économiques nécessaires. En l’absence de rémunération, les relais semblent se décourager. Dans toutes les aires de santé étudiées, les personnels de santé estiment en effet que les relais de santé n’effectuent pas leurs missions. Outre la difficulté à mobiliser les relais compte tenu de l’absence de rémunération, il semble que le non renouvellement de ces derniers contribue à réduire leur motivation après plusieurs années d’exercice. Enfin, lorsqu’ils sont encore actifs, les relais se heurtent à des difficultés liées à leur niveau d’études : pour référer des malades au centre de santé, recenser les naissances et les répertorier, il est nécessaire d’être alphabétisé, ce qui constitue une difficulté supplémentaire dans le recrutement des relais.
Levée et pérennisation des ressources financières
52Le système de santé malien est organisé de manière pyramidale (sur le modèle de « santé pour tous » lancé par l’OMS et l’UNICEF en 1978) avec, à sa base, les centres de santé communautaires. Les cas nécessitant un plateau technique plus important que celui disponible au centre de santé communautaire doivent se rendre au centre de santé de référence, échelon supérieur de la pyramide sanitaire. Ne pouvant mettre en place ce système pour toutes les maladies compte tenu des moyens limités, l’État malien s’est concentré dans un premier temps sur les urgences obstétricales à travers le plan de « référence-évacuation ». En effet dans chaque cercle, une caisse de solidarité a été mise en place afin de pouvoir prendre en charge les frais liés à l’activité du centre de santé de référence et à l’évacuation des patients : le carburant, les chauffeurs, les ambulances, l’entretien, les frais de réparation… Cette caisse est alimentée par les ASACO, les Conseils de cercle et les communes ; chaque année, une quote-part est à payer. Cette dernière est calculée selon le nombre d’habitants de l’aire de santé (et donc le nombre supposé de femmes enceintes pouvant subir des complications lors de l’accouchement) et la distance entre le centre de santé communautaire et le centre de santé de référence. Elle varie alors d’un centre de santé à l’autre.
53Dans les centres de santé communautaire concernés par l’étude, trois ASACO sur huit ainsi que les trois quarts des communes ne payent pas leur quote-part. La conséquence est que les patientes de trois centres de santé communautaire sur cinq ne profitent pas de la gratuité de la référence-évacuation ; elles doivent avancer au moins la moitié des frais. Dans certains centres, le coût peut s’élever jusqu’à 50 000 FCFA compte tenu de la distance entre le centre communautaire et le centre de référence.
54Les communes n’assurent pas non plus correctement les paiements destinés à la caisse de solidarité. Élus et fonctionnaires semblent unanimes sur un point : la commune n’a pas de moyens. Les taux de recouvrement les plus élevés se montaient à 17 % en 2009.
55L’impôt est difficile à recouvrer et quand la commune y parvient, les ressources ne sont pas assez importantes pour permettre de payer toutes les charges. Compte tenu de ces problèmes de paiement, la caisse de solidarité ne parvient pas à recouvrir ses frais et certaines ASACO se désengagent du système.
2.2.2 Déficience en termes d’appropriation et de participation
56Selon la politique de santé de l’État malien, la création des centres de santé communautaire relève de la volonté de la communauté qui se regroupe au sein de l’ASACO. Cette politique intervient sur un territoire où existent déjà des centres de santé qui sont gérés de diverses manières. L’objectif de l’État est d’augmenter l’offre de soin en incitant les populations à se saisir de leurs problèmes de santé.
57Il convient de situer les enjeux d’appropriation et de participation au Mali dans la thématique générale de la « participation communautaire » portée par les acteurs internationaux de la santé depuis les années 1980 jusqu’à nos jours. Cette notion a été préconisée par les institutions internationales (notamment l’OMS et l’UNICEF) pour impliquer les populations et la société civile dans les programmes de santé. Elle est également considérée par certains analystes et certaines institutions (en particulier la Banque Mondiale) comme un moyen de faciliter la mise en œuvre du recouvrement des coûts. La participation communautaire est un terme multiforme car il fait référence à des modalités de prise en charge parfois promues par les ONG (la population devrait s’approprier sa santé) et parfois défendues par les bailleurs de fonds, avec des logiques assez différentes d’un acteur à l’autre : alors que certains mettent l’accent sur la démocratie locale et la prise en compte des besoins réels, d’autres insistent sur le financement par les populations dans une logique de marché de la santé. Sans entrer dans les débats relatifs à la santé communautaire, le cas du Mali est une bonne illustration de l’ambiguïté de cette notion qui prend sa place dans un contexte d’État social faible et hésite entre la réponse aux besoins locaux et la recherche de financements alternatifs à ceux de l’État.
58Nous abordons ici deux aspects complémentaires des difficultés rencontrées par les centres de santé communautaire dans l’appropriation de la santé communautaire par les acteurs locaux. Le premier aspect est celui de la façon dont l’ASACO représente les membres de la communauté : cette instance est-elle réellement représentative ? Le deuxième aspect concerne les difficultés de mise en œuvre de la santé communautaire liées aux motivations individuelles et aux enjeux de pouvoirs.
L’ASACO est-elle réellement représentative de la communauté ?
Qui représente la communauté ?
59Il est intéressant de se demander dans quelle mesure la communauté est à l’origine de la création des centres de santé communautaire. Le premier centre de santé communautaire est né dans un quartier de Bamako en 1989. Hubert Balique (2001) remarque que, face au succès de cette première expérience, plusieurs autres centres sont lancés. Ce qui était alors « un processus autonome de création de centres de santé par les usagers » devient un objectif prioritaire de la politique sectorielle de l’État en 1991 ; celui-ci cherche à pousser les communautés vers la création des ASACO.
60Dans la plupart des centres visités au cours de l’enquête, les services du développement social ou du centre de santé de référence sont intervenus afin de susciter la création des centres de santé à travers le dispositif des approches communautaires conduites par la Direction Régionale du Développement Social. Une approche communautaire est menée pour sensibiliser les populations puis une assemblée générale est convoquée pour désigner les membres de l’ASACO. Les personnes présentes en assemblée générale sont des chefs de villages et leurs représentants ainsi que des notables de toute l’aire de santé. Les membres de l’ASACO estiment qu’ils ont été désignés à leur poste par la communauté mais à la question de savoir ce qu’ils entendent par « communauté », une même réponse revient systématiquement : la communauté est constituée des chefs de villages, des notables et des représentants de la mairie.
61Comme nous l’avons évoqué, une assemblée générale permet de constituer l’ASACO. Or dans les faits, l’organisation de cette réunion n’émane pas directement des représentants de la communauté mais est provoquée par les services du développement social et du centre de santé de référence. Cette première assemblée générale a pour vocation d’instaurer le premier bureau de l’ASACO. Cette assemblée est ouverte à tous. Cependant un examen plus attentif de sa composition montre que dans toutes les aires de santé le schéma est similaire : sont présents les services de l’État (qui sont à l’initiative de la création), le préfet ou le sous-préfet (ou un représentant) et le maire de la commune (ou un représentant). La communauté de l’aire de santé est constituée par les chefs de villages, leurs représentants et quelques notables. Il est très difficile de savoir exactement qui, parmi les habitants du village, est présent en assemblée générale puisque les membres de l’ASACO emploient systématiquement le terme de « communauté » ou indiquent « c’est le village » ce qui suggère que, de leur point de vue, le chef de village représente l’ensemble des habitants. La communauté repose en effet sur une organisation sociale bien définie où « les droits de chaque individu au sein du village sont avant tout déterminés par sa famille, par son âge et par son sexe » (Balique, 2001). Seules les personnes qui ont le pouvoir dans les villages se déplacent donc pour cette assemblée : le chef de village et les chefs des familles nobles. Finalement, l’assemblée générale reflète l’organisation sociale de la communauté et le bureau de l’ASACO est mis en place suivant ce schéma.
62En règle générale, les personnes présentes en assemblée générale proposent des personnes susceptibles de faire partie de l’ASACO. Chaque village doit être représenté dans le bureau ; le chef du village concerné et ses conseillers désignent un villageois. Là encore, l’organisation sociale est cruciale. Si le représentant d’un village fait partie de la chefferie, il sera écouté lorsqu’il rendra compte des activités du centre, au contraire d’un représentant issu des familles d’anciens esclaves.
63Les critères généralement retenus pour choisir les membres de l’ASACO sont donc, outre les compétences et la disponibilité, le rang social. Une position de pouvoir dans la société facilite l’entrée dans l’ASACO ; cette entrée est elle-même un moyen d’offrir une position honorifique et/ou des perspectives d’avenir.
64Ainsi tous les habitants de l’aire de santé ne sont pas impliqués dans le processus de création d’un centre de santé communautaire. Comme l’indiquaient déjà Hubert Balique et alii (2001, p. 38), « les discours qui s’appuient sur l’existence de “communautés prêtes à se mobiliser pour le bien commun” reposent sur une vision quelque peu utopique, qui résulte d’une mauvaise conception de la société malienne ». Quelques personnes impliquées dans les questions de santé forment le noyau de départ de l’ASACO et peuvent jouer un rôle moteur dans le lancement du centre.
65Ces difficultés de représenter l’ensemble de la communauté se trouvent renforcées par le renouvellement limité du bureau. Comme le soulignent encore Hubert Balique et alii (2001, p. 38), « il est nécessaire que ce premier bureau composé seulement de membres fondateurs reconnaisse le caractère provisoire de son statut et accepte de se soumettre au verdict des urnes dans des délais relativement brefs pour qu’une telle association puisse prétendre à une réelle représentativité ». Le bureau de l’ASACO est mis en place pour une durée de trois ans renouvelables. Il est très rare que cette durée soit respectée. Parmi les seize ASACO étudiées, sept associations ont dépassé leur mandat.
Le rôle des migrants dans les décisions
66La région de Kayes est une zone de forte migration, en particulier vers la France ou l’Espagne. Les migrants sont une source de revenus conséquente pour leurs proches mais aussi pour la communauté tout entière. La totalité des mosquées construites dans les villages étudiés ont été financées par les migrants ; certains centres de santé communautaire ont également été bâtis ou équipés (panneaux solaires, échographes, lits…) grâce à ces derniers.
67Le rôle des migrants peut conduire, au-delà de ses effets financiers bénéfiques, à certains déséquilibres entre les centres de santé et à une interprétation particulière de la communauté. En milieu rural, plus de la moitié des centres de santé ont bénéficié d’un appui de la part des migrants sous la forme de construction ou de réhabilitation des locaux qui accueillent le centre ou de financements divers. Ce sont souvent les migrants qui sont sollicités pour fournir la part d’investissement qui doit être réalisée par la communauté. Dans certains centres de santé il est difficile de juger de l’implication des migrants : ils n’interviennent parfois pas directement mais permettent d’obtenir des financements de la part d’ONG ou de collectivités locales du Nord engagées dans la coopération décentralisée. Leurs actions sont alors moins visibles mais bien réelles.
68Plusieurs chefs de poste médical interrogés, non originaires de Kayes, font part des effets potentiellement négatifs de ces transferts financiers. Les migrants ont quitté leur village depuis des années mais pensent encore « savoir ce qui est bon ou pas pour la population » (extrait des entretiens). Quand une décision importante doit être prise dans un centre de santé, par exemple l’emploi supplémentaire d’une matrone (accoucheuse traditionnelle), certains chefs de poste médical sont obligés de passer par l’ASACO mais aussi par les migrants. Les décisions ne peuvent être prises sans leur accord. Ce système est perçu comme compliquant la tâche des chefs de poste car les Maliens de l’étranger ignorent largement les difficultés quotidiennes des centres de santé. Il implique également une prise d’initiative limitée de la part de la population. Selon certains répondants, les populations sont en quelque sorte « assistées » car en cas de problème les migrants répondent sans difficulté aux sollicitations financières.
Les enjeux de pouvoir local
69L’engagement au sein de l’ASACO est une activité bénévole qui mobilise du temps et entraîne des frais. Il n’est pas toujours possible de dégager ce temps : la plupart des membres sont agriculteurs ou éleveurs. Ainsi certaines réunions ne peuvent pas se tenir pendant l’hivernage puisque le travail aux champs est trop intense. Les membres de l’ASACO qui n’habitent pas à proximité du centre de santé font face à des frais de déplacement pour se rendre au centre ; il arrive aussi qu’ils n’aient pas de moyens de transport.
70Moins de cinq membres sont actifs dans dix ASACO étudiées contre quatre ASACO dans lesquelles l’implication est plus forte11. La principale raison que les membres des ASACO mettent en avant pour expliquer le manque d’implication est qu’il s’agit d’un « travail sans chaleur » (c’est-à-dire sans rémunération), pour reprendre l’expression employée par l’un des présidents. Ainsi les fragiles conditions de vie des membres expliquent leur faible motivation pour occuper des responsabilités sans aucune rémunération, tandis que leurs activités habituelles leur procurent des revenus limités.
71Un aspect important est donc l’intérêt personnel pouvant être tiré de la participation à l’ASACO, en dehors des aspects financiers. Occuper l’un des postes de l’association offre une situation honorifique et renforce le pouvoir des élites et chefferies locales. Beaucoup de membres occupent d’autres fonctions du même type dans les différents organes importants du village ou du quartier (comité de gestion scolaire, comité de gestion de l’adduction d’eau, comité de gestion de la mosquée, mairie…). Les notables réalisent un cumul de fonctions compte tenu du faible nombre de notables et/ou de gens instruits dans le village.
72Ainsi l’ASACO est un terrain du jeu politique. Les centres de santé qui se situent dans le chef-lieu des communes représentent des enjeux politiques importants. Il n’est pas rare de voir que l’équipe municipale en fonction dirigeait auparavant l’ASACO. L’association offre à ses membres la possibilité de faire valoir leur engagement en faveur de la population. Dans plusieurs communes, l’ASACO est apparentée politiquement avec l’équipe de la mairie. Quelques arrangements ont alors lieu, tels que le placement des proches des élus dans la gestion des ASACO. La proximité entre les ASACO et l’équipe municipale peut bien entendu engendrer également des gains pour les premières, l’équipe municipale ayant intérêt à s’impliquer dans la résolution des problèmes de sa population à des fins de maintien au pouvoir. Ces enjeux de pouvoir local sont, en général, insuffisamment appréhendés dans les grandes directives des partenaires au développement, longtemps stéréotypées autour d’une image de la communauté locale apte à s’organiser démocratiquement et à faire jouer les solidarités traditionnelles.
2.2.3 Décentralisation et défaillance institutionnelle
73Mamadou Kani Konaté et alii (2003) ont souligné l’une des conséquences potentielles des nouvelles compétences transférées aux communes. Le maire autorise la création des centres de santé communautaire ; il est alors possible que de nombreuses communes désirent se doter de centres de santé. Les modifications apportées à la carte sanitaire et la prolifération des centres empêchent alors ceux-ci de répondre aux critères de viabilité économique et sociale basés sur le choix du site, la population et la fréquentation.12 L’autonomie de ces nouveaux centres ne peut ainsi être assurée.
74Les premières élections communales ont eu lieu en 1999 suite à la mise en place de la décentralisation dans les années 1990. À titre de comparaison, en France, lorsque les communes sont créées il y a plus de deux siècles, au moment de la révolution, aucune nouvelle entité n’est alors conçue, les paroisses servent de référence pour chaque commune. Au Mali, la situation est différente ; tous les villages ne peuvent pas devenir des communes, des regroupements sont nécessaires. Certains critères permettent le rassemblement des villages : la future commune doit se composer d’au moins 20 000 personnes ; le territoire ne doit pas être trop étendu ; les critères ethniques ne doivent pas entrer en compte ; le regroupement doit être « pertinent pour le développement ».
75Suivant ces critères, 500 communes nouvelles étaient prévues ; 700 communes furent créées. Cet écart s’explique en partie par le caractère flou de certains critères. Toutes les communes visitées ne comptent pas les 20 000 habitants requis dans les critères de regroupement des villages. Une population peu nombreuse et des revenus peu élevés dus à l’activité paysanne font qu’en zone rurale il est difficile de recouvrer l’impôt, recette capitale pour une commune, et de faire face aux nombreuses dépenses. Le salaire du personnel de la commune dépend alors directement de la bonne rentrée d’argent des impôts ; les arriérés de salaire ne sont pas rares, pouvant atteindre plusieurs mois. Les équipes municipales incriminent le désengagement de l’État. En 1999, lors du premier mandat des communes, l’État a en effet fourni une dotation de 2 millions de FCFA chaque trimestre. En 2010 celle-ci n’est plus que de 100 000 FCFA par trimestre. Les communes se trouvent ainsi face à un transfert de compétences sans formation et sans soutien financier supplémentaire.
76Dans quasiment toutes les communes, le rôle de la mairie dans le domaine de la santé est très mal connu. Parmi les neuf communes auprès desquelles nous avons pu obtenir l’information, seulement trois participent à la quote-part de la référence-évacuation. Les ASACO étant en place, les communes ne mettent pas toujours la santé au cœur de leurs priorités. Certains élus indiquent clairement préférer financer des actions visibles comme la construction d’une école plutôt que d’employer une nouvelle matrone ou de payer la quote-part de la référence.
77Face aux difficultés et au retard accumulé par rapport aux textes de loi, l’équipe communale de la ville de Kayes a mis en place fin 2009 une « commission santé ». Celle-ci se compose de onze membres, tous élus et volontaires. Sa mission majeure était dans un premier temps de prendre contact avec les acteurs de la santé (personnel soignant des centres de santé et de l’hôpital, ASACO et services déconcentrés de l’État), d’étudier les textes et de cerner son rôle. Après quelques mois d’existence, le constat fait par la « commission santé » de la commune fut que les ASACO, malgré leurs difficultés et le manque d’appui des collectivités territoriales, fonctionnent de façon relativement autonome par rapport aux communes et aux services de l’État. La commission estime que les membres des ASACO se considèrent comme indépendants alors qu’en réalité ils dépendent directement des communes.13
2.2.4 Enseignements autour du cas malien : les maillons manquants de la décentralisation
78La participation communautaire, mise en avant par l’Initiative de Bamako, sert aujourd’hui de référence à un bon nombre de systèmes de santé en Afrique au sud du Sahara. Le Mali a fait des centres de santé communautaire la vitrine de ce principe. La population devient le maître d’œuvre de sa politique de santé ; l’idée est très largement répandue au Mali puisque la plupart des acteurs rencontrés dans les centres de santé communautaire soulignent que la communauté doit « se prendre en main » ; loin d’une logique d’assistance, les membres des structures communautaires mettent en avant leurs responsabilités dans leur situation sanitaire.
79Ce cas d’étude met en évidence un certain nombre de difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la décentralisation de la santé et de la santé communautaire. Ce terrain constitue un bon exemple des risques inhérents à l’expérimentation de la décentralisation du système de santé dans un contexte où ni la place de l’État ni la décentralisation administrative ne sont suffisamment fortes ou établies.
80Le cas du Mali fait par ailleurs écho aux travaux des économistes et des politistes qui ont montré que la décentralisation, prônée par les bailleurs de fonds et les acteurs de l’aide au développement, ne semble pas être une panacée dans un contexte d’États centraux faibles et/ou peu démocratiques et d’économies pauvres. Ces travaux (Cartier-Bresson, 2010 ; Platteau, 2004 ; Revue internationale des sciences sociales, 1998) indiquent que la décentralisation n’est opérationnelle que dans les sociétés riches, démocratiques et apaisées. Le Mali est une illustration des difficultés de mise en œuvre de la décentralisation dans un contexte ne répondant pas à ces conditions.
81Au total il nous semble que le terrain étudié met en particulier en lumière trois aspects de déficiences de la santé communautaire.
82La première source de déficience est la diversité des aires de santé tant sur le plan des ressources financières externes (que révèle bien le rôle important des migrants) que de l’implication des personnels et des populations. Les inégalités peuvent ainsi provenir du niveau local.
83La deuxième source de déficience est, toujours au niveau local, la relation ambiguë entre la commune et l’ASACO : la commune devient-elle ou pas l’instance de tutelle de l’association communautaire ? Depuis 2002, les textes établissent en effet qu’une partie du rôle qu’exerçait auparavant l’État est dorénavant dévolue aux communes. Le pouvoir central conserve les tâches de supervision et d’élaboration des orientations nationales en matière de santé. Dans les faits, ce transfert n’est pas appliqué. Les élus comme les techniciens communaux, même lorsqu’ils connaissent les textes, éprouvent des difficultés à les appliquer sur le terrain.
84Cette ambiguïté est en partie liée au décalage temporel entre la décentralisation des compétences de l’État auprès des ASACO et la décentralisation vers les communes : la première précède la seconde dans la plupart des pays africains, en particulier francophones. En effet les politiques de décentralisation de la santé ont été lancées à partir de la fin des années 1970 (sous l’impulsion de l’OMS), tandis que la décentralisation administrative a vu le jour progressivement dans les années 1990, sur le modèle de la décentralisation effectuée en Europe et plus particulièrement en France à partir du début des années 1980. Les membres des associations voient alors arriver un nouvel acteur local dans un domaine qu’ils occupaient jusque-là seuls. Les équipes communales ne savent comment se positionner dans ce contexte.
85Enfin la troisième déficience provient des relations entre acteurs locaux de l’aire de santé (la commune, l’ASACO et la population) et acteurs globaux (États, ONG, organisations internationales). Les premiers sont le terrain potentiel d’un grand nombre d’interventions de la part des acteurs globaux. Mais leurs interventions répondent à des schémas et des motivations variés et ne sont pas homogènes. Ainsi les organisations internationales n’interviennent pas de façon égale dans toutes les aires de santé, tout comme les ONG ou l’État. La diversité des interventions tend alors à renforcer certaines inégalités d’accès entre les aires de santé. À cet égard l’État malien ne joue pas son rôle d’arbitrage et de rééquilibrage territorial. Les Pouvoirs Publics sont le maillon manquant ou faible de la décentralisation de la santé. En outre, la crise malienne déclenchée en 2011 avec l’instabilité politique et la guerre interne ne peut qu’aggraver ces difficultés.
2.3 Le Sénégal : l’extension de la couverture maladie sans politique globale ?
86La couverture contre les risques de maladie et les systèmes de santé font l’objet de nombreux programmes de réformes dans les pays pauvres, suite à trois décennies de sous-financement des dépenses de santé. En Afrique, l’appauvrissement des États est une tendance majeure depuis les années 1980 dans un contexte de crise longue et d’ajustements structurels. Les systèmes de santé ont lourdement pâti de ce contexte et la couverture des risques de santé a été délaissée. Les coûts de la santé ont été en partie transférés aux populations par la mise en place de mécanismes de paiement direct (recouvrement des coûts) qui étaient annoncés comme devant permettre une pérennisation financière et une « responsabilisation des patients ». Cette logique est largement calquée sur les principes de rationnement et de responsabilisation des patients devenus le leitmotiv de nombreux gouvernements dans les pays riches. Face aux limites importantes de tels mécanismes (méconnaissance des déterminants multiples du recours aux soins, iniquité d’accès, insuffisance des ressources des ménages pour lever des fonds substantiels, limites des dispositifs d’exemption dans des systèmes de santé délabrés), les bailleurs de fonds et les acteurs de la santé n’ont pas abandonné le principe du paiement par les patients mais l’ont fait évoluer vers le prépaiement14 souvent associé à des formes d’assurance décentralisée appuyée sur des logiques communautaires.
87Ce nouveau cadre de l’extension de l’assurance-maladie et de la réforme de la santé s’inscrit dans « l’agenda de gouvernance » (Cartier-Bresson, 2010) (cf. supra chapitre 2, section 1) instauré par les institutions internationales. Cet agenda entend concerner tous les secteurs de la politique publique. Dans le domaine de la santé, il associe la rhétorique de la « bonne gouvernance » (lutte contre la corruption, démocratisation, transparence et bonne gestion des affaires publiques…) à une réforme des systèmes de santé vers la décentralisation, la participation communautaire, l’extension des mutuelles et le prépaiement des soins. En ce sens l’on peut parler d’un nouvel agenda de gouvernance des systèmes de santé, agenda en partie impulsé par les agences de développement et les bailleurs de fonds. Cet agenda étant universaliste et à ambition globale, il présente la particularité d’associer des termes relevant de deux objectifs distincts : d’un côté l’on trouve des dispositifs relevant de la santé publique et considérés par la grande majorité des acteurs de la santé (nationaux et internationaux) comme pertinents pour la réforme des systèmes de santé et d’assurance : décentralisation, participation, santé communautaire, approches partenariales. De l’autre côté, on se situe plutôt dans le champ de l’économie de la santé standard étendue, avec une application des principes de politique de santé définis par la Banque Mondiale dans son rapport sur le développement 2004, tels que le prépaiement, l’instauration d’un quasi-marché de la santé, la mise en concurrence.
88C’est dans ce contexte général que s’inscrit le Sénégal. Ce pays réunit les différentes caractéristiques évoquées plus haut dans la mesure où la réforme en cours du système de santé s’appuie précisément sur les dispositifs de décentralisation, de mutuelles communautaires et de partenariats. Ces différents leviers sont présentés par les autorités publiques et les agences de développement comme des conditions de réussite de l’extension de la couverture maladie et de réduction des inégalités de santé dans un contexte de limitations financières. En effet de nombreux travaux consacrés à l’extension de la couverture maladie dans les pays pauvres (Dror, 2001, Perrot, De Roodenbeke, 2005, Dussault, Fournier, Letourmy, 2006…) pointent généralement, parmi les difficultés de mise en œuvre, celles liées à la pérennisation du financement dans un contexte de rationnement macroéconomique. Le recours aux financements communautaires est alors présenté comme une piste sérieuse de recettes. Ces études soulignent cependant que les conditions de mise en œuvre sont multiples. En particulier, les leviers communautaires de la santé ne se décrètent pas et doivent être étroitement articulés avec le système de santé et des politiques de décentralisation ambitieuses.
89Le cas du Sénégal permet d’interroger la pertinence et les limites des leviers communautaires dans une stratégie d’extension de la couverture maladie prônée par les bailleurs de fonds et les acteurs de l’aide internationale. Les leviers communautaires ne sont pas ici remis en cause en tant que tels, mais leur rôle dans l’amélioration de l’accès aux soins est relativisé compte tenu de leur nécessaire articulation avec d’autres leviers relevant d’une politique de santé nationale intégrée et ambitieuse.
Encadré n° 18. Méthodologie d’enquête15
La démarche méthodologique repose sur trois volets : d’abord une revue de littérature des travaux ayant analysé le système de couverture sociale au Sénégal ou dans des pays aux caractéristiques socioéconomiques voisines ;16 ensuite une revue documentaire sur les textes de politique générale, les comptes-rendus et les documents internes produits par les acteurs institutionnels associés au processus d’extension de l’assurance-maladie ; enfin plusieurs entretiens qualitatifs auprès d’acteurs impliqués dans le système de santé et dans le programme d’extension de la couverture maladie ont permis de recueillir des éléments d’information et d’analyse supplémentaires. Ont été en particulier rencontrés à plusieurs reprises, entre janvier 2011 et juillet 2012 : deux représentants de l’OMS (respectivement responsable des programmes de décentralisation et de gouvernance et responsable de la lutte contre le paludisme) ; deux représentants de la Cellule d’appui au financement de la santé et aux partenariats (CAFSP, devenue Cellule d’Appui à la Couverture Maladie Universelle) du ministère de la Santé (respectivement point focal assurance-maladie et point focal partenariat-contractualisation) ; huit médecins occupant des responsabilités diverses dans des établissements de santé publics centraux ou décentralisés ; un conseiller technique au ministère de la Santé et de l’Action sociale ; deux représentants d’ONG de promotion de la santé et du développement humain ; trois spécialistes de santé publique de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Les entrevues se sont déroulées sur la base d’une grille d’entretien à questions ouvertes regroupées autour des thèmes suivants : 1) Présentation et rôle de l’organisation d’appartenance dans le système de santé et le processus d’extension de l’assurance maladie 2) Défaillances du système de santé 3) Connaissance de la politique nationale d’extension de l’assurance maladie et de ses différents leviers 4) Perception des défaillances de la politique nationale d’extension de l’assurance maladie. |
2.3.1. L’extension de la couverture maladie au Sénégal
90Moins de 20 % de la population sénégalaise est couverte contre les risques de maladie. Comme dans la plupart des pays d’Afrique Subsaharienne, la couverture des dépenses de santé est instituée pour le seul secteur formel alors qu’il ne représente que 10 % des travailleurs (Banque Mondiale, 2007). Le principal défi est d’étendre la couverture maladie au secteur informel et à la population la plus vulnérable. Dans son processus d’extension de la couverture maladie, le Sénégal se distingue, depuis la deuxième partie des années 2000, par une stratégie cherchant à promouvoir des systèmes assurantiels adaptés à chaque catégorie socioprofessionnelle de la population. Cette stratégie s’appuie également sur une politique de décentralisation et d’extension des mutuelles de santé, en phase avec le principe de participation des différents acteurs.
91Tout en cherchant à développer l’assurance-maladie légale pour les salariés du secteur formel (en partie complétée par des mutuelles), les autorités publiques souhaitent étendre l’assurance au secteur informel (rural et urbain) en s’appuyant principalement sur les mutuelles professionnelles ou communautaires. Cette ambition s’appuie sur une volonté plus large de poursuite de la décentralisation administrative et sanitaire, qu’une loi a instituée en 1996 comme un élément central de la réforme des politiques publiques. En effet la décentralisation est a priori complémentaire à la mutualisation, cherchant à attirer des financements diversifiés et constituant un terrain propice à la participation de la société civile (Baade-Joret, 2006). Dans des milieux fortement ruraux, et dont la population est dispersée sur un large territoire, la décentralisation permettrait une meilleure adéquation des besoins locaux en termes de santé et de l’offre que les structures locales peuvent proposer.17
92Dans la logique de cette réforme, il s’agit alors de conserver la diversité actuelle du système d’assurance-maladie sénégalais tout en renforçant son système légal (pour le secteur formel) et en développant son volet décentralisé et mutualiste (pour les zones rurales et le secteur informel).18
93Les réformes récentes les plus significatives s’articulent ainsi autour de deux aspects. Le premier est l’extension de la couverture légale, en particulier pour les personnes de plus de 60 ans à travers notamment le plan Sésame.19 Le second est la promotion et l’extension des mutuelles sous deux grandes formes. La première forme est la mise en place de deux mutuelles dédiées respectivement aux routiers et aux travailleurs du secteur agro-sylvo-pastoral. La deuxième forme est la promotion active du système mutualiste décentralisé depuis 1994. En dehors des mutuelles d’origine professionnelle, ce sont les mutuelles communautaires dont il est question ici. Elles sont considérées comme centrales dans l’extension de la couverture maladie, et nécessitent un système administratif et sanitaire décentralisé, notamment dans la mise en commun du risque propre au système assurantiel (cf. encadré n° 19).
Encadré n° 19. Processus d’extension des mutuelles communautaires
Les mutuelles communautaires, qui nous intéressent plus particulièrement ici, se développent depuis 1989, principalement dans les zones rurales. Aujourd’hui, environ 200 mutuelles sont fonctionnelles à travers le territoire (Villane, Faye, 2008). Au cours des années 1990, l’enthousiasme des organismes internationaux, relayé par le volontarisme des populations, s’est couplé à la volonté de l’État de promouvoir le système mutualiste avec une Cellule d’appui aux mutuelles de santé, aux IPM et comités de santé (CAMICS). Afin d’éviter le manque de coordination sur le terrain en raison des intérêts divergents de chaque acteur mutualiste, et d’harmoniser la localisation des mutuelles et centres de santé sur le territoire, un Cadre National de Concertation (CNC) a été créé en 2001. Le CNC permet la participation des acteurs non étatiques à la mise en place des politiques concernant la protection de la santé, et notamment dans la promotion des mutuelles et de la mise en place de conventions entre mutuelles et prestataires de soins (Sene, Kane, 2008). Depuis 2001, en partenariat avec le Ministère de la Santé et de la Prévention, les représentants des autres Ministères, les promoteurs, les structures locales de santé et les unions de mutuelles discutent et élaborent les programmes de la santé, principalement mutualistes, intégrés dans le Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP) (Gouvernement du Sénégal, 2006). Le rôle de ces partenaires est donc fondamental dans l’extension de l’assurance-maladie. En outre, en dehors des acteurs que sont la population, les mutuelles et les autres participants au CNC, les partenaires internationaux comme nationaux (Partnerships for Health Reform, USAID, le Bureau International du Travail (BIT), etc.) sont nécessaires à la mutualité par leur appui technique et financier.
94Malgré cette avancée du mouvement mutualiste, la couverture à 50 % de la population en 2015, annoncée dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement, s’est rapidement avérée irréaliste. Cependant l’augmentation constante du nombre de mutuelles constitue un indicateur du dynamisme de ce mouvement, même s’il doit être relativisé compte tenu de la fragilité financière de ces dernières. La promotion des mutuelles a permis d’augmenter leur nombre à travers le pays, de 19 unités fonctionnelles en 1997, à 87 en 2003 puis 129 en 2005 (CAFSP, 2010b) et 200 en 2010. Certaines expériences de mise en réseau des mutuelles (Dakar, Kaolack, Thiès…) constituent également des manifestations du dynamisme du secteur mutualiste. La mise en réseau présente des avantages importants, en particulier en termes de taille critique et de partage de moyens.
95L’absence d’indicateurs macroéconomiques récents rend cependant nécessaire de se pencher sur des analyses de la situation à une échelle méso voire micro-économique, celle des structures qui constituent le cœur des réformes, à savoir les mutuelles et les dispositifs institutionnels qui les encadrent. L’une des avancées majeures favorables à l’extension de l’assurance-maladie est la progression indéniable du cadre réglementaire et des dispositifs institutionnels créés pour la promouvoir (arrêté interministériel, ateliers de bilan et de partage d’informations, dispositifs et outils de suivi-évaluation, mise en place de comités techniques ainsi que d’une plateforme des partenaires pour le développement de l’assurance-maladie au Sénégal, etc.). Une autre avancée repose sur l’initiative de projets pilotes, avec la mise en œuvre du projet de mutualisation du risque maladie dans le cadre de la décentralisation (DECAM) en partenariat avec les collectivités locales dans trois Départements (Kaffrine, Darou Mousty et Kolda).
2.3.2. Limites tenant à une approche insuffisamment systémique
96La mutualisation et la décentralisation sont généralement considérées comme deux instruments essentiels pour l’extension de la couverture maladie, en particulier celle destinée aux plus vulnérables. Pourtant les éléments d’appréciation de l’extension de l’assurance-maladie fondée sur ces dispositifs mettent en évidence d’importantes failles. Les défaillances du programme d’extension peuvent être regroupées en trois ensembles ayant tous trait à une approche insuffisamment systémique et transversale de la santé et de son financement. Or ces insuffisances sont plus généralement liées aux défaillances de la politique générale de santé que l’agenda de la gouvernance ne comble pas dans la mesure où ce dernier ne constitue pas une politique de santé mais plutôt une panoplie de dispositifs potentiels.
Les problèmes d’articulation des dispositifs et des échelles d’intervention
97Le premier ensemble de déficiences relève du manque de coordination et d’articulation, largement souligné dans les différents rapports et analyses portant sur l’extension de la couverture maladie dans les pays pauvres. Maria-Pia Waelkens et Bart Criel (2004) ont déjà abordé ce problème comme trait commun à de nombreuses expériences mutualistes en Afrique. Dans un système faisant intervenir de multiples acteurs aux intérêts parfois contradictoires,20 la cohérence de l’approche globale reste à construire. Dans le « document de Stratégie nationale d’extension de la couverture du risque maladie des Sénégalais », était déjà évoquée (p. 16) « la faiblesse dans la coordination des interventions d’appui aux mutuelles [par les structures d’appui et les Ministères] ». Or les documents et rapports ultérieurs, même s’ils font état d’efforts non négligeables en la matière (voir supra les améliorations institutionnelles, 2.3.1), continuent de pointer des déficiences importantes. Ainsi un enjeu central porte sur l’articulation entre les approches « top down » et « bottom up » de l’extension de la couverture maladie. Les premières sont des initiatives de l’État, à l’instar de l’extension de la couverture maladie pour certains corps de métier ou certaines sous-populations, comme l’État sénégalais l’a instauré en 2006 pour les personnes de plus de 60 ans (plan Sésame). Les secondes répondent à des besoins locaux et communautaires et impliquent en principe la participation des populations. Comme l’explique Pascal Annicke (2008), ces deux échelles d’action doivent être considérées comme complémentaires et être articulées pour que le processus d’extension de la couverture soit une réussite. Dans le cas du Sénégal, le plan Sésame et le programme de développement des mutuelles de santé décentralisées ont pourtant été conduits de façon relativement indépendante, expliquant le constat d’une insuffisante articulation entre le mouvement mutualiste et les autres mécanismes de couverture du risque maladie. Au total la superposition des réformes semble être la règle en lieu et place d’une réforme globale et régulée.
Les défaillances de l’État comme acteur d’appui technique et de sécurisation financière des mutuelles
98Le deuxième ensemble de déficiences concerne l’appui insuffisant des acteurs publics au système mutualiste. Là encore, les évaluations déjà citées fournissent plusieurs arguments pour un renforcement de l’implication des acteurs publics.
99D’abord le cadre réglementaire évolue à un rythme insuffisant pour tenir compte du dynamisme de l’expansion des mutuelles et de leurs spécificités. Le support à l’extension de la couverture maladie est limité à une loi de cadrage des mutuelles.
100En deuxième lieu, la création, par le Ministère de la Santé, d’une Cellule d’Appui au Financement de la Santé et aux Partenariats (CAFSP), en charge de la promotion des mutuelles, constitue un premier pas vers une politique de soutien ambitieuse. Pourtant la CAFSP (devenue Cellule d’Appui à la Couverture Maladie Universelle), bien que disposant d’un mandat large, se trouve relativement démunie sur le plan financier et ses capacités d’action demeurent en conséquence limitées.
101Troisièmement, les Pouvoirs Publics interagissent peu avec les réseaux de mutuelles, limitant leurs relations à de simples échanges d’informations. Il n’existe pas de dispositif public d’appui financier aux mutuelles de santé, pourtant confrontées à des risques assurantiels importants liés à la petite taille des structures.
102Enfin les collectivités locales s’impliquent de façon encore limitée dans l’appui aux mutuelles. Elles devraient pourtant se trouver au cœur du dispositif. L’importance de la décentralisation pour le système mutualiste implique en effet que la période de transfert de compétences s’accélère sur le plan opérationnel, au-delà des textes. Or la transition est longue dans les régions rurales et souvent soumises à des changements politiques, afin de leur fournir les moyens humains et financiers nécessaires à leurs actions, en termes d’éducation, de formation et d’expérience.
103On trouve une analyse des causes de l’insuffisance des collectivités territoriales dans les travaux de Jean Perrot et B. Touré (2000). Ces auteurs avaient en effet souligné les défaillances institutionnelles au tournant des années 2000 : « Dans la plupart des pays africains, la décentralisation des services de santé a [donc] précédé la décentralisation administrative. Cette situation pose aujourd’hui des problèmes assez semblables dans tous ces pays […]. Par exemple au Sénégal, le découpage territorial des communes qui a été précédé par celui des districts sanitaires pose le problème d’une harmonisation […]. Aujourd’hui les Ministères de la santé ne peuvent plus et ne doivent plus ignorer la décentralisation administrative qui se met en place. Sans renier les difficultés de leur approche technique, ils doivent considérer les implications de la décentralisation globale. Or, ces Ministères ne disposent pas toujours des ressources et des capacités pour conduire ces adaptations et envisager des solutions. Par ailleurs, les Ministères chargés de piloter la décentralisation globale ont souvent tendance à ignorer les réalités des Ministères techniques et les liaisons généralement faibles entre tous ces Ministères ne facilitent pas les évolutions ».
Les défaillances plus larges du système de santé
104Un troisième ensemble de déficiences relève des défaillances plus larges du système de santé et des contraintes qui dépassent la simple question du financement mais réduisent pourtant significativement la capacité de l’extension de la couverture maladie à jouer un rôle de levier de la santé. Le développement de l’offre de santé au Sénégal depuis les années 1970 doit être fortement relativisé car la progression de cette offre a suivi un rythme similaire à celui de la population. Le ratio entre le personnel de santé et la population est inférieur à celui des pays voisins (Sambo, 2009). L’Organisation Mondiale de la Santé a régulièrement classé le Sénégal comme souffrant d’une pénurie aiguë de personnel de santé (variable cependant selon les régions). On peut alors s’interroger sur les déséquilibres potentiellement causés par une extension de la couverture maladie qui ne tiendrait pas compte des défaillances de l’offre de santé et pourrait déstabiliser le système de santé.
105Au-delà des lacunes du système de santé, les évolutions démographiques constituent un autre enjeu crucial qui ne semble pas être pris en compte dans le programme d’extension de la couverture maladie. Entre 2005 et 2050, la population des plus de 60 ans devrait passer de 4,9 à 12,2 % de la population totale et quintupler en valeur absolue (Annicke, 2008). Si des mesures politiques étaient prises pour assurer les besoins de pensions de vieillesse futurs, il conviendrait de tenir compte de cette évolution dans les charges financières à venir. Or l’extension actuelle de l’assurance-maladie ne semble pas reposer sur des prévisions à long terme (Baumann, 2010).
106Ainsi le Sénégal illustre une situation paradoxale. Le système de santé est encore relativement défaillant et peu préparé à certains enjeux actuels et futurs (vieillissement de la population, pression urbaine forte, insuffisance d’infrastructures, etc.). Pourtant l’extension de la couverture maladie semble considérée comme un objectif indépendant de ces défaillances, alors qu’il pourrait renforcer les pressions sur le système de santé, accroissant alors les inégalités.
2.3.3. Enseignements autour du cas sénégalais
107Le Sénégal constitue un exemple révélateur de la place acquise par les politiques de mutualisation et de décentralisation de la santé. Malgré l’intérêt en soi de ces dispositifs et les tendances encourageantes soulignées par les acteurs et les experts, une réflexion stratégique transversale sur les défaillances du système de santé et les déterminants directs ou indirects de la santé ne peut être éludée. La nécessité d’une approche systémique en santé a été soulignée par plusieurs travaux comparatifs sur les déterminants de la santé (Stillwaggon, 2006) qui indiquent les limites du cloisonnement des programmes et des leviers de la santé. Dans le cas du Sénégal, il semble que la politique d’extension de la couverture maladie ait été conduite sans réflexion suffisante sur un projet d’ensemble de politique de santé qui inclurait des considérations relatives aux groupes prioritaires, à la solidarité territoriale ou encore au temps long du financement de la santé. Une approche techniciste qui appliquerait des dispositifs consensuels et universalistes issus de l’agenda international de la gouvernance (santé communautaire, mutualisation, contractualisation, décentralisation…) n’est pas suffisante tant que ces dispositifs ne sont pas articulés dans une politique nationale cohérente et ambitieuse et tenant compte des contraintes démographiques et économiques propres au pays.21
Conclusion
108Le cadre théorique de la « gouvernance » tel qu’il est retenu par les IBW et appliqué aux pays en développement depuis la fin des années 1990 s’inspire en partie de la « nouvelle économie institutionnelle » (Williamson, 2000) et tente de proposer un agenda unifié regroupant des termes aussi variés que la « bonne gouvernance », les biens publics mondiaux, les incitations, la démocratie, la participation des acteurs, la décentralisation. Or ce modèle pré-établi comporte des failles théoriques et constitue un agenda clé en main souvent déconnecté des spécificités historiques, institutionnelles et économiques des pays en développement. Sans remettre en cause la pertinence des débats autour de la gouvernance locale des programmes de santé, ces limites appellent à approfondir les analyses sur les conditions du changement institutionnel, en particulier les rapports de force au sein des Pouvoirs Publics locaux et entre ces derniers et les instances internationales. Sans une analyse, dans chaque pays concerné, de la compatibilité des réformes avec les intérêts des élites au pouvoir, l’application d’une gouvernance selon des schémas pré-établis apportés de l’extérieur semble avoir peu de chances de se traduire en une amélioration significative de l’efficience de l’aide à la santé22.
109Ainsi plusieurs enseignements peuvent être tirés des cas d’étude présentés dans ce chapitre concernant la pertinence de la façon dont la notion de santé comme BPM est conçue et mise en œuvre dans l’aide internationale pour la santé. À cet effet, un rapprochement doit être fait entre la notion de BPM et celle de développement durable. Si ces deux notions ne se recouvrent pas, elles sont cependant étroitement liées par une filiation commune autour du projet annoncé de gestion collective des biens communs. La santé est souvent présentée comme un objectif humain du développement durable, compatible avec les autres objectifs, qu’ils appartiennent ou pas à la sphère sociale (éducation, lutte contre les inégalités, préservation de l’environnement, développement économique soutenable). Or si les objectifs de développement durable, tout comme ceux d’une meilleure santé à l’échelle mondiale, semblent légitimes en soi, force est de constater que ces notions et les mécanismes qui leur sont associés dans le champ de l’aide au développement demeurent relativement déconnectés des enjeux et des caractéristiques des pays à faible revenu. Ainsi le caractère illégitime d’une aide à la santé fondée sur des injonctions (ici la bonne gouvernance) a pour corrollaire la même illégitimité des normes et des programmes de développement durable, peu enracinés dans les réalités institutionnelles et socioéconomiques locales. Une telle rupture entre normes globales et réalités locales présente deux facettes.
110Une première facette concerne les spécificités empiriques de l’articulation entre les trois dimensions du développement durable dans les pays pauvres. Dans ces pays, une question centrale est celle du choix à opérer entre les priorités de développement. L’idée d’un développement plus équilibré entre l’économique, le social et l’environnemental semble acquise parmi les acteurs de l’aide au développement. La soutenabilité environnementale et la soutenabilité sociale (incluant la santé) sont généralement présentées par les bailleurs de fonds comme des critères majeurs de soutenabilité, de façon indifférenciée entre pays pauvres et pays riches. Pourtant ce sont bien l’élévation du revenu moyen et l’émergence d’activités économiques à fort potentiel de croissance et d’emplois locaux qui apparaissent prioritaires dans les économies à faible revenu, si l’on veut bien examiner attentivement les programmes de développement financés et mis en œuvre. On se heurte alors aux principes d’harmonisation entre les trois sphères du développement durable : en effet en vertu de ces principes, il est difficile d’accepter un développement économique qui occasionnerait des dégradations humaines ou environnementales majeures voire irréversibles.
111Par ailleurs, les incantations au développement durable demeurent impuissantes à résoudre les questions complexes que soulève cette notion pour des territoires et des populations très vulnérables. En effet même si un équilibre entre les priorités venait à être trouvé, cet équilibre ne se résume finalement pas à un simple arbitrage. En effet les relations entre les différentes dimensions du développement durable sont complexes, car ces dimensions exercent une influence les unes sur les autres. Par exemple, il reste encore beaucoup à découvrir sur les effets réciproques de l’environnement et du développement humain et social (en particulier la double causalité santé-environnement), ou encore sur les relations entre le développement humain au sens strict (santé, éducation…) et le développement social (cohésion sociale, absence de conflit…), même si l’on admet que ces deux composantes ne peuvent être étudiées indépendamment.
112Une deuxième facette du décalage entre les notions portées à l’échelle des acteurs globaux et les réalités de terrain a trait au fait que ces notions, au lieu de constituer une rupture par rapport au cadre d’analyse standard instauré dans les années 1980, ont au contraire connu un processus de banalisation et de standardisation. Ce processus a été souligné dans la première partie de cet ouvrage, à travers l’instauration de normes quasi marchandes dans le domaine de la santé, à l’instar de celui de l’environnement qui n’est pas abordé dans cet ouvrage. En effet le concept de développement durable portait en lui une remise en cause de la standardisation des modèles économiques qui a prédominé dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cette standardisation et la montée de l’orthodoxie néolibérale ont fortement touché les pays pauvres en leur imposant les plans d’ajustement structurels à partir des années 1980. La remise en cause des plans d’ajustement et l’arrivée du projet de développement durable n’ont pourtant pas remis fondamentalement en cause le formatage des politiques d’aide au développement par les bailleurs de fonds et les organisations plurilatérales. Pourtant il y avait dans les analyses de quelques précurseurs (François Perroux, 1952, Ignacy Sachs, 1980), des pistes sérieuses pour un modèle de développement alternatif, fondé sur les besoins locaux. Après la longue parenthèse des plans d’ajustement structurel, ce n’est qu’avec le premier rapport du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sur le développement humain (1990) et le Sommet de la Terre tenu à Rio, en 1992, que la prise en compte équilibrée des différentes dimensions du développement durable sera de nouveau promue dans les discours sur l’aide au développement. Mais, comme l’analyse avec justesse Catherine Figuière (2006), le projet d’écodéveloppement de Maurice Strong et Ignacy Sachs,23 plus radical que celui du développement durable énoncé dans le « Rapport Brundtland » en 1987 (CMED, 1987), sera évincé par ce dernier. Ce tournant dans la genèse du développement durable comme projet global est essentiel pour les pays à faible revenu. En effet le développement durable sera dès lors un concept à vocation universaliste ne différenciant pas les niveaux de développement. Cette approche consensuelle maintient la régulation marchande de l’économie comme le modèle dominant du capitalisme et entraîne les pays à faible revenu dans une longue (et inachevée) période de banalisation. Un tel processus conduit à rejeter la possibilité de sentiers de développement spécifiques. Il fait entrer les pays pauvres dans un ajustement multidimensionnel : économique (avec les plans d’ajustement structurel sous la tutelle des IBW) mais également environnemental avec les discours et les pressions à la responsabilité environnementale des pays pauvres et émergents. D’un modèle accordant une place importante aux spécificités des pays à faible revenu, initié par Maurice Strong et Ignacy Sachs, on passe alors à un modèle universel de développement durable. Ce qui fait dire à Olivier Godard (1998) que le développement durable proposé par le rapport Brundtland permet de ne pas remettre en cause le paradigme dominant du capitalisme marchand. Les critiques sur l’inadaptation du développement durable « version Brundtland » aux caractéristiques des pays pauvres n’ont à cet égard pas manqué. Ainsi sont très tôt évoqués un « colonialisme environnemental » obligeant les pays pauvres à réduire leur consommation de ressources (Agarwal et Narain, 1991), ou encore (Banerjee, 2003) l’impossibilité de réaliser simultanément les trois objectifs du développement durable qui revient in fine à reconnaître comme prioritaire la croissance économique. Un risque de dilution des biens publics mondiaux dans un système d’aide sans hiérarchisation des priorités est également à craindre, comme le souligne le chapitre 2 (section 2) à propos de l’ambiguïté interne de la notion de BPM lorsqu’elle conduit à mettre sur un même plan les droits humains et les droits d’accès aux marchés ou les droits de propriété.
113Pour rendre compatibles les trois dimensions du développement durable, le tour de force des acteurs dominants de la gouvernance mondiale a alors consisté à promouvoir la « bonne gouvernance » (réduite à la « bonne gestion » des ressources) dans tous les domaines. Cette bonne gestion est présentée par les IBW comme un mode de management public plus transparent, moins corrompu et surtout redevable (« accountable ») devant les populations et les bailleurs de fonds. Mais ce cadre normatif « donor driven » ne prend nullement en compte les rapports de force et les inégalités structurelles prégnants sur le plan local, comme l’illustre le caractère relativement artificiel de la mise en œuvre de la « bonne gouvernance » au Gabon, de la décentralisation démocratique au Mali ou encore du développement des mutuelles de santé au Sénégal.
114Dans une vision alternative des principes de développement durable et des biens publics mondiaux, l’appropriation par les acteurs locaux serait, au contraire, au cœur du processus de coopération et d’aide. Il passerait d’abord par un partage des rôles clair et incontesté. À cet égard, les Pouvoirs Publics détiennent une importante responsabilité et peuvent faciliter ou au contraire bloquer le processus de mise en œuvre des programmes à l’échelle du territoire. Ainsi comme le rappelle Jean Cartier-Bresson (2010, p. 114) dans le cas de la décentralisation (devenue un leitmotiv des bailleurs de fonds dans le champ de la santé), les travaux des politistes soulignent que les procédures de décentralisation visant à dépasser l’excessive centralisation des pouvoirs ne peuvent être efficaces que dans des sociétés riches, démocratiques et faiblement conflictuelles. Ignorer les spécificités locales conduit donc à mettre en œuvre de façon superficielle des notions qui sont, sur le papier, légitimes et porteuses de solidarité internationale.
115Un autre modèle théorique devrait ainsi être proposé comme alternative à l’approche normative de la « bonne gouvernance » telle qu’elle est définie par les IBW. La troisième partie de cet ouvrage s’attache à esquisser un tel cadre pour déboucher sur des perspectives de coopération globale de la santé.
Notes de bas de page
1 Cette section est inspirée et adaptée de Mamadou Barry, Bruno Boidin, Stéphane Tizio (2011). Les données sont en partie reprises de la thèse de doctorat de Mamadou Barry (Barry, 2012a) et tirées des bases de données du Comité d’Aide au Développement.
2 L’aide à la santé a atteint un niveau historiquement élevé en 2010 mais a décliné en 2011, posant la question de la fin éventuelle d’un âge d’or de l’aide à la santé, pour reprendre le titre du rapport de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME, 2013).
3 Les réformes de la santé au Gabon ont fait l’objet d’une recherche de l’auteur fondée sur une enquête de terrain dont la démarche et le déroulement sont présentés, avec ses résultats détaillés, dans Bruno Boidin (2011). On trouvera également dans cet article l’ensemble des sources utilisées dans cette étude.
4 Ils se sont tenus du 29 mars au 1er avril 2005 à Libreville. Ils ont réuni les acteurs de la santé, les bailleurs de fonds et les représentants politiques à partir du constat des défaillances majeures du système de santé gabonais (inégalités de santé, espérance de vie inférieure à celle des pays de niveau de vie similaire, etc.).
5 La Banque Mondiale reprend à cet égard les recommandations de l’OMS.
6 Selon Stéphane Tizio et Yves-Antoine Flori (1997, p. 845), la participation communautaire peut être définie comme un « processus économique et social qui, en transférant le pouvoir décisionnel du gouvernement central vers une collectivité locale, doit induire un changement de comportement au sein de la communauté, en termes d’évaluation et de satisfaction des besoins, et aboutir à l’autosuffisance sanitaire par la mise en œuvre et le suivi d’un système de recouvrement des coûts ».
7 Il est délicat de donner une définition figée des médecines traditionnelles. Selon l’OMS (2000), elles représentent « la somme totale des connaissances, compétences et pratiques qui reposent, rationnellement ou non, sur les théories, croyances et expériences propres à une culture et qui sont utilisées pour maintenir les êtres humains en bonne santé ainsi que pour prévenir, diagnostiquer, traiter et guérir des maladies physiques et mentales. » En Afrique, cette expression fait souvent référence aux connaissances des populations sur les propriétés médicales des plantes et transmises entre certains individus (les tradithérapeutes) par la tradition orale. Mais elle pourrait également englober toutes les pratiques populaires relatives à la médecine : auto-traitement, magie etc.
8 À titre d’exemples, la Société d’Énergie et d’Eau au Gabon (SEEG) a lancé en 2003 un programme de lutte contre le sida à l’attention de ses salariés, fondé sur plusieurs axes : dépistage, accès au préservatif, sensibilisation, prise en charge. Les filiales gabonaises du groupe Bolloré ont également lancé une campagne interne de lutte contre le sida et la discrimination des personnes séropositives.
9 Les partenariats publics-privés désignent généralement des formes légales et formalisées de coopération entre acteurs publics et privés. Cependant ils ne constituent qu’une forme particulière des partenariats multipartites (cf. supra chapitre 2, section 2.3.1). Ces derniers peuvent en effet être composés d’acteurs uniquement privés (marchands et non marchands), uniquement publics ou réunir les deux catégories.
10 Cette enquête de terrain a été réalisée sous notre direction par Émeline Laidet et Rémy Manier en 2010 (Laidet, Manier, 2010). Pour une présentation de certains résultats, voir Boidin, Laidet, Manier (2012).
11 Il est difficile de se prononcer pour les deux dernières. Ces chiffres sont basés sur les déclarations du personnel soignant ou des membres actifs de l’ASACO.
12 L’État a défini des conditions de viabilité économique et sociale qui conditionnent le droit de créer un centre de santé communautaire : celui-ci doit être implanté dans le village le plus peuplé de l’aire de santé ; il doit réaliser ses activités pour les populations comprises dans un rayon de 15 km maximum ; la population rattachée au centre doit comprendre au minimum 5 000 habitants, la fréquentation doit être estimée à au moins 40 %. Si le centre ne remplit pas ces critères, il ne peut être autonome : il n’assure pas son fonctionnement et ne parvient pas à générer des fonds pour ses investissements futurs.
13 À titre d’exemple, une association communautaire peut prendre seule la décision de renvoyer un fonctionnaire d’un centre de santé. Les ASACO se considèrent parfois comme les seuls employeurs du personnel soignant même lorsque celui-ci est personnel de la ville.
14 Le prépaiement consiste à payer un forfait auprès d’un réseau de soins qui pourra ensuite être sollicité durant la période couverte par le forfait.
15 Cette enquête de terrain a été conduite par l’auteur et ses premiers résultats ont été publiés (Boidin, 2012). Des évolutions marquent cependant le mandat présidentiel de Macky Sall, élu en 2012 et qui a annoncé la couverture sanitaire comme une priorité nationale. Les résultats de cette nouvelle orientation sont néanmoins incertains au moment de la publication de cet ouvrage.
16 Nous tenons à remercier Juliette Alenda qui effectue des recherches sous notre direction et a en particulier réalisé une revue de littérature préalable sur l’extension de l’assurance-maladie au Sénégal. Pour une présentation de certains résultats, voir Alenda, Boidin (2012).
17 La population rurale représente 57 % de la population sénégalaise et 75 % de la population pauvre (World development indicators, 2012).
18 Les fonctionnaires dépendent de leur ministère et bénéficient d’une assurance non contributive et d’un ticket modérateur important. Les salariés du secteur formel se voient protégés par le régime contributif des Instituts de Prévoyance Maladie (IPM). Les entreprises d’une certaine taille doivent affilier leurs employés à ces IPM (cependant de nombreuses disparités existent entre les entreprises, et le cadre juridique est aujourd’hui obsolète) (Thiam, 2009).
19 Lancé en 2006 à l’initiative du Président Abdoulaye Wade, le Plan Sésame visait à assurer la gratuité des soins pour les personnes de plus de 60 ans.
20 Les tiraillements entre les objectifs des patients – souvent peu influents (accessibilité, qualité) –, ceux des prestataires de santé privés (par exemple l’atteinte d’un revenu cible ou le positionnement vers une clientèle solvable) ou publics (respect des objectifs instaurés par les autorités publiques et de la contrainte financière) et ceux des organismes de tutelle (maîtrise de la dépense, santé publique…) sont bien documentés dans les pays riches. Ils se manifestent avec une acuité encore plus intense dans les pays pauvres dans la mesure où la santé constitue à la fois un objectif de développement, un enjeu sociétal et un marché à fort potentiel.
21 Le lancement officiel de la « couverture maladie universelle » (à bien des égards différente de la CMU française car non adossée à un système de sécurité sociale élargie) par le Président Macky Sall en septembre 2013 ne règle nullement les problèmes dus à la faiblesse du système de santé et à l’absence d’une politique globale de lutte contre les causes structurelles des déficiences de santé. Pour paraphraser Bruno Meessen et Belma Malanda (2014), « pas de couverture sanitaire universelle sans systèmes de santé solides ».
22 Elinor Ostrom exprime d’une autre façon cette conclusion en estimant que l’élaboration collective des règles d’usage des communs dépend d’un système de normes propre à chaque communauté. En conséquence, il n’existe pas de « one best way ». L’application d’un système de normes imposé par le haut doit donc être distinguée de l’habileté des individus à construire localement des pratiques collectives. Cet apport est rappelé par P. Dardot et C. Laval même si ces auteurs considèrent qu’E. Ostrom ne s’éloigne pas suffisamment du modèle standard pour rendre compte des rapports de pouvoir (2014, p. 153-156).
23 Maurice Strong est ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies et ancien secrétaire de la Conférence des Nations Unies pour l’environnement et le développement. Il a présidé le Sommet de la Terre sur le développement durable à Rio en 1992. Ignacy Sachs a contribué, par ses écrits et par son implication dans les conférences sur l’environnement et le développement durable dès les années 1970, à la promotion d’un modèle de développement conciliant la protection de l’environnement et le développement humain. Son projet d’écodéveloppement constitue une critique du capitalisme marchand beaucoup plus radicale que la notion de développement durable développée dans le « Rapport Brundtland ».
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