Introduction générale
p. 9-14
Texte intégral
La santé : objet de communication institutionnelle
Le défi essentiel des années à venir sera d’éliminer le fossé qui sépare le Nord et le Sud dans l’accès aux soins. En tant qu’un des leaders mondiaux de la santé, nous sommes le partenaire naturel pour atteindre cet objectif (Chris Viehbacher, Directeur général de Sanofi Aventis, septembre 2011).
Une majorité de la population mondiale continue à avoir peu ou pas accès aux médicaments et vaccins essentiels. Sanofi estime que l’amélioration de l’accès aux soins pour le plus grand nombre de personnes, où qu’elles vivent et quels que soient leurs moyens est un défi mondial majeur pour lequel nous pouvons faire la différence. Sanofi possède l’expertise et les ressources pour y parvenir, et nos nombreuses initiatives en témoignent. (Sanofi, 2012).1
1Ces déclarations marquent-elles un tournant dans la gestion des enjeux de santé à l’échelle mondiale ? On constate en effet, depuis plusieurs années, que les leaders mondiaux du médicament, à l’instar de Sanofi, affirment de plus en plus que la santé de tous est devenue un enjeu majeur et que la coopération entre les acteurs est un levier de l’accès aux soins pour les plus démunis. Au-delà de son caractère auto-promotionnel et du discours convenu qui la sous-tend, cette tendance semble indiquer une prise de conscience des organisations de santé les plus décriées depuis une vingtaine d’années, les entreprises pharmaceutiques multinationales. L’optimisme est-il alors de rigueur ? La réponse est positive si l’on en croit l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) selon laquelle, entre 1990 et 2013, « le monde a fait des progrès spectaculaires pour améliorer la santé dans les pays les plus pauvres et les écarts ont diminué ces deux dernières décennies entre les pays ayant la meilleure et la pire situation sanitaire » (OMS, 2013). La même organisation considère que les Objectifs du Millénaire pour le Développement, dont 4 concernent directement la santé,2 ont largement contribué à cet effort et à ces résultats.
Derrière les avancées, des résultats contrastés
2Pourtant un regard plus attentif sur les statistiques disponibles fait apparaître une situation très contrastée entre les pays. En particulier, l’Afrique subsaharienne est la région du monde qui demeure en retrait des progrès réalisés, malgré de réelles avancées. Les systèmes de santé y sont notoirement défaillants, l’accès aux médicaments limité et les ressources pour la santé insuffisantes. Alors que des avancées médicales majeures ont jalonné le XXe siècle et que les modalités de construction de systèmes de santé pérennes sont connues par les spécialistes (économistes de la santé, experts en santé publique), les inégalités de santé demeurent abyssales, tant entre les pays riches et pauvres qu’entre les catégories sociales d’une même nation.
3Un tel constat interroge profondément les déclarations d’intention des firmes et les engagements des organisations de coopération internationale, qui présentent régulièrement la santé comme une urgence du XXIe siècle. La notion de santé comme bien public mondial (BPM) est au cœur de cette tendance et sera au centre de cet ouvrage. Cette expression, encore émergente à la fin des années 1990, a ensuite foisonné dans les rapports des organisations internationales, les engagements des bailleurs de fonds et les travaux des chercheurs. Mais la montée en puissance de la santé comme BPM dans les discours et les engagements résulte de motivations très diverses : les craintes face à la transmission à vitesse accélérée des maladies infectieuses, le développement de logiques risquophobes et sécuritaires au sein des pays riches, ou encore la conscience croissante d’un destin commun aux différents groupes humains. En somme, la santé comme BPM recouvre l’idée très ancienne d’une communauté d’intérêts, telle qu’elle avait été portée par les conférences sanitaires internationales dès les années 1850. Mais la santé comme BPM s’inscrit dans un contexte historique très différent de celui du XIXe siècle : l’interdépendance accrue des nations est en effet devenue une réalité, portée par le grand mouvement d’ouverture économique entre les pays et les déplacements croissants des biens et des personnes. La santé comme BPM fait ainsi référence à la nécessité affirmée d’une gestion mondialisée des maladies et de la santé. Face à un objet aussi vaste et touchant à des registres d’action multiples (progrès techniques et innovations de santé, géopolitique du risque, politiques sociales, etc.), l’application de la notion de BPM à la santé soulève alors un certain nombre de questions, d’ambiguïtés voire d’instrumentalisations qui ont peu fait l’objet d’analyses globales et systémiques.
Objectif de l’ouvrage
4Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion conduite par son auteur depuis une dizaine d’années sur le sens de la notion de santé comme BPM et sur l’effectivité de cette ambition. L’objectif principal est de proposer une analyse critique tant de la notion proposée que de sa mise en scène et de sa mise en œuvre dans l’arène internationale. Cette analyse s’articule autour de l’idée selon laquelle le développement des logiques privées dans le champ de la santé, tendance majeure des trente dernières années, a réduit la notion de santé comme BPM à sa plus simple expression, celle d’un bien quasi marchand sans régulation transnationale commune.
5Cet essai s’inscrit dans un parcours de recherche personnel. D’une part, il s’inspire grandement des résultats de nos propres travaux de recherche consacrés, pour une large part, aux questions de santé dans les pays pauvres depuis les années 1990. Il en assume donc les insuffisances. D’autre part, il ne veut pas se limiter à un exercice purement intellectuel mais également participer aux débats sur le devenir de la santé comme objectif mondial et comme enjeu de pouvoir, tant économique, à travers les bénéfices importants tirés des activités de santé et les aides financières massives destinées à la santé, que politique, notamment dans la gestion des grandes initiatives internationales pour la santé.
6Sans prétendre aborder la thématique dans toute son exhaustivité, ni recourir à l’ensemble des disciplines s’intéressant à cette question, nous adoptons un regard d’économiste, en étant conscient des biais et réductionnismes que ce prisme implique mais avec une ouverture aux autres sciences sociales. À cet égard, notre position théorique et méthodologique doit être précisée.
Positionnement théorique et méthodologique
7Sur le plan théorique, nous nous inscrivons dans une approche en termes d’économie politique de la santé et du développement. Nous nous éloignons à cet égard d’une conception qui privilégie le calcul économique en santé comme outil exclusif de décision. En économie de la santé, l’application des outils du calcul économique le plus standard est en effet devenue une norme dominante au sein des multiples travaux qui ont suivi la naissance de ce champ de l’analyse économique dans les années 1960. L’usage des calculs coût-efficacité, rapportant des années supplémentaires de vie sauvées à des dépenses supplémentaires de santé, constitue un exemple révélateur de la technicisation croissante de l’économie de la santé. La Banque Mondiale recourt largement à cette boîte à outils standard dans les années 1990, en privilégiant l’approche coût-efficacité pour traiter la question du VIH dans les pays pauvres. L’usage de ce calcul économique, sans mise en contexte des résultats et sans prise en compte des critères d’équité et d’éthique, débouchera sur des orientations en déphasage avec les priorités des pays les plus touchés par l’épidémie. Ainsi en privilégiant la prévention, considérée comme meilleure en termes de calcul coût-efficacité, la prédominance de l’approche technico-économique conduira à sacrifier les vies des personnes malades et de leurs familles, les revenus de celles-ci étant lourdement grevés par la prise en charge de la santé de celles-là. Sans nier l’intérêt en soi d’utiliser le calcul économique pour éclairer des choix de santé publique ou d’aide à la santé, notre position théorique est foncièrement différente et s’inscrit dans l’analyse économique hétérodoxe (ou institutionnaliste) de la santé. D’une part, elle s’éloigne d’une procédure principalement technique qui permettrait de déterminer le meilleur usage des ressources médicales sans considération du processus par lequel ces ressources sont produites et diffusées. En d’autres termes, nous postulons que la production de services de santé est portée par des processus socio-historiques dont l’issue est incertaine et traversée de rapports de forces qui n’ont rien à voir avec un quelconque optimum technique. Dans le champ de la santé internationale, ceci implique d’examiner attentivement la façon dont la rhétorique des acteurs dominants (firmes, organisations internationales, think tanks, lobbies) façonne les modes de pensée et les programmes. D’autre part, nous estimons que l’offre et la demande de santé ne peuvent être séparées dans le processus de production, de diffusion et d’utilisation des biens et services de santé. Ainsi il est impossible de considérer des objectifs de santé publique sans y inclure d’emblée la place des usagers comme acteurs effectifs de co-production du système de santé. Or la construction des discours sur la santé comme BPM est à cet égard singulière en ce qu’elle repose largement sur l’idée de prééminence des progrès techniques et médicaux et de leur mise à disposition pour les populations démunies. Les populations demeurent les récipiendaires annoncés des politiques d’aide mais ne sont que très rarement au cœur du processus de production et de diffusion, sauf dans les publications convenues des experts et des organisations internationales qui en appellent, de façon souvent incantatoire, à la participation des usagers, alors que les politiques demeurent en réalité largement décrétées par les bailleurs de fonds.
8Sur le plan méthodologique, les travaux mobilisés pour cet ouvrage accordent une large place aux enquêtes de terrain que nous avons pu conduire en Afrique de l’Ouest et Centrale (notamment au Bénin, au Sénégal, au Mali et au Gabon). En économie standard de la santé et du développement, les enquêtes quantitatives exercent encore une écrasante domination au sein des travaux académiques, domination largement entretenue par la Banque Mondiale depuis les années 1980. Notre approche prend le contrepied de cette tendance dans la mesure où nous avons privilégié des enquêtes qualitatives, plus à même selon nous de mettre en évidence avec finesse les processus et les rapports de pouvoir à l’œuvre sur le terrain.3 Cette démarche permet en outre de décrypter les discours et les divergences de sens donnés aux notions qui structurent le champ de la santé.
Plan de l’ouvrage
9Cet essai se décline ainsi en trois étapes constituant les trois parties de l’ouvrage.
10La première partie est consacrée à l’examen critique de la notion de santé comme BPM pour mettre en relief, à l’instar d’autres auteurs dans des domaines connexes ou dans le champ des relations internationales, l’ambiguïté de cette notion. Cette ambiguïté n’est pas seulement liée à l’apparition encore récente de l’expression de BPM. Elle tient également à une confusion, en partie entretenue, au sein des acteurs de la coopération internationale, sur les fondements théoriques des biens dits publics. Elle se traduit par des prescriptions dont l’apparente neutralité occulte les paradigmes sous-jacents, en particulier l’approche quasi marchande des biens publics et la conception sécuritaire de ces derniers.
11La deuxième partie aborde les avancées de la santé comme BPM pour souligner les défaillances institutionnelles de sa mise en œuvre. Les questions de légitimité des normes de gouvernance de la santé comme BPM occupent une place centrale dans cette analyse. Tout d’abord le déficit de réglementation traduit une faiblesse structurelle des réglementations nationales et internationales pour favoriser l’accès aux médicaments et aux services de santé essentiels. Ensuite le déficit de légitimité des normes qui dominent l’aide à la santé ne permet pas de respecter les principes d’équité et d’appropriation de la santé par les bénéficiaires supposés de cette aide, mettant alors en évidence le décalage entre les annonces autour des biens communs et la faiblesse de la mise en œuvre réelle de la santé comme bien commun.
12La troisième partie s’interroge sur les perspectives offertes par les approches coopératives. Les partenariats multi-acteurs pour la santé constituent-ils un prolongement de la privatisation de la santé, un modèle intermédiaire quasi marchand ou encore une véritable alternative ? Face au décalage entre leur apparente logique de compromis et la réalité des rapports de force à l’œuvre entre les acteurs de la santé, les conditions d’une aide à la santé équitable et soutenable sont alors explorées.
Notes de bas de page
1 Ces deux citations sont respectivement tirées des documents suivants édités par Sanofi : Sanofi, accès aux médicaments, p. 3 ; Rapport Sanofi sur la RSE 2012, p. 6.
2 Les Objectifs du Millénaire pour le Développement, fixés en 2000 pour la période allant de 1990 à 2015, comportaient quatre objectifs relatifs à la santé : OMD 4, réduire de deux tiers la mortalité des enfants de moins de 5 ans ; OMD 5, améliorer la santé maternelle et réduire des trois quarts le taux de mortalité maternelle ; OMD 6, combattre le VIH-sida, le paludisme, la tuberculose et les autres maladies ; OMD 8, cible E : en coopération avec l’industrie pharmaceutique, rendre les médicaments essentiels disponibles et abordables dans les pays en développement.
3 À la différence des enquêtes quantitatives, fondées sur de larges bases de données chiffrées, les enquêtes qualitatives reposent sur des entretiens directifs ou semi-directifs, généralement à questions ouvertes, avec des acteurs-clés.
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