La dichotomie de Zénon chez Aristote
p. 465-496
Texte intégral
I. Introduction
1Il n’est guère besoin de dire, et encore moins de démontrer, que la Physique n’est en aucune façon un livre sur l’histoire de la philosophie dans le sens où nous entendons cette discipline de nos jours. Les références fréquentes à des théories et des arguments de philosophes anciens sont une partie intégrante de la méthode philosophique propre d’Aristote, de sa façon propre de parvenir à la vérité sur les sujets qu’il aborde. Les philosophes anciens sont considérés comme des sources d’idées et de problèmes philosophiques qui sont pertinents eu égard aux questions qu’Aristote peut discuter, et Aristote les utilise pour ses propres fins philosophiques. Cela signifie qu’Aristote et la tradition aristotélicienne sont des sources d’une utilité limitée pour ce qui est de la reconstruction de l’histoire de la philosophie grecque archaïque, ce que l’on sait depuis longtemps. D’un autre côté, Aristote et ses successeurs à partir de Théophraste fournissent la très grande majorité des sources concernant les philosophes présocratiques. Ces circonstances conduisent parfois les spécialistes à la frustration et au désespoir, si l’on en juge par les protestations accrues qui ont récemment été lancées contre Aristote. La tradition aristotélicienne semble absolument incapable de répondre à l’intérêt croissant des chercheurs pour la philosophie grecque archaïque ainsi qu’aux problématiques subtiles dont ces vingt dernières années ont été témoin.
2Dans ces circonstances, il est particulièrement utile d’examiner de près les passages dans lesquels Aristote discute les théories de ses prédécesseurs. Il y a plus à faire que de simplement extraire des fragments d’autres penseurs ou des exposés d’opinions, de prémisses et d’arguments particuliers, qui peuvent ou non être présentés avec précision, et qui sont sûrement pris hors de leur contexte par Aristote et déformés pour ses propres fins philosophiques. On peut obtenir des résultats plus positifs en considérant la façon dont Aristote utilise les opinions, les prémisses et les arguments qu’il dit venir d’autres penseurs – pourquoi il s'y réfère quand il le fait, et comment ils conviennent à sa propre stratégie argumentative. Cela débouchera certainement sur une appréciation plus juste des méthodes et des théories d’Aristote, et cela peut, dans certains cas, permettre de mieux comprendre les premiers penseurs également.
3Dans cet article, j’ai choisi d’examiner de cette manière une partie du témoignage d’Aristote sur Zénon. Aristote a joué un rôle pivot dans l’histoire de la transmission et de l’interprétation des arguments de Zénon, puisque la majorité de ce que nous savons des arguments de Zénon, c’est à Aristote que nous le devons d'une façon ou d’une autre. Aristote se réfère plusieurs fois à Zénon dans ses ouvrages, et soumet parfois ses arguments à un examen précis, étendu et même répété, après quoi les commentateurs d’Aristote ajoutent des informations supplémentaires, parfois même des fragments originaux, dans leurs efforts pour expliquer les mots d’Aristote. Notre seule source indépendante à coup sûr (parce que antérieure) est la discussion de Zénon par Platon dans le Parménide1, tandis que Diogène Laërce et Epiphane contiennent quelque chose que l’on ne trouve pas ailleurs2. Le traité aristotélicien qui contient le plus d’informations concernant Zénon est la Physique3. Nous avons en outre des matériaux pertinents dans les commentaires de la Physique rédigés par Themistius, Philopon, et surtout Simplicius.
4Après quelques remarques générales, je passerai aux trois traitements de l'argument de la Dichotomie que l’on trouve dans la Physique. Des considérations d’espace et de temps (sinon de mouvement) m’empêchent de prendre en considération le traitement que fait Aristote des autres arguments de Zénon, mais une étude préliminaire m’a assuré qu’il y a là aussi du travail à faire.
5D’abord, contrairement aux historiens modernes de la philosophie, Aristote n’a pas les catégories de « philosophie éléate » ou de « philosophes éléates ». Il se réfère à Parménide, Zénon et Mélissos, mais non pas comme appartenant à quelque chose de connu sous le nom d’« Ecole éléate ». En fait, dans ses exposés des opinions des anciens philosophes, il ne regroupe pas du tout les vrais Eléates (dans le sens de gens originaires de la cité d’Elée), Parménide et Zénon ; il met Parménide avec Mélissos (qui était Samien et non Eléate) et laisse Zénon à part. De plus, là où les histoires modernes de la philosophie associent étroitement Parménide et Mélissos, considérant Mélissos comme largement influencé par les théories de Parménide, comme faisant quelques modifications et élaborant un autre ensemble d’arguments, l’insistance d’Aristote tend à porter sur les différences entre les théories des deux hommes, même lorsqu’il les regroupe ensemble comme considérant qu’il y a un seul principe et qu’il est immobile. On pourrait même affirmer que, aux yeux d’Aristote, Parménide et Mélissos ne sont pas plus étroitement liés que ne le sont Empédocle et Anaxagore, qui reconnaissent tous deux qu’il y a plusieurs principes, et non un seul, et qu’ils sont en mouvement, mais qui diffèrent sur des points importants au-delà de ce tableau général.
6Dans la Physique, Parménide et Mélissos figurent essentiellement dans la discussion des théories des philosophes antérieurs concernant le nombre et la nature des principes, dans les chapitres 2 à 4 du premier livre4. Son objet principal, concernant Parménide et Mélissos, est de dire qu’il n’est pas du ressort du philosophe de la nature de prendre en compte leurs théories. Du point de vue d’Aristote, Parménide et Mélissos traitent de sujets qui relèvent de la science de l’être en tant qu’être ; la critique de leurs théories en Physique I, 2-3 se fait en des termes qui sont plus à leur place dans la Métaphysique qu’ailleurs : dans quel sens de « un » affirment-ils que toutes choses sont une ? Sous quelle catégorie de l’être toutes choses tombent-elles selon Parménide et Mélissos ? etc. En tout cas, ils contredisent l’hypothèse fondamentale de la physique selon laquelle « les choses qui existent par nature sont, toutes ou certaines d’entre elles, en mouvement »5, donc ce qu’ils font n’est pas de la physique, et pire – si c’est possible – ils n’ont rien à apporter à l’étude des principes, puisque la notion même de principe n’a pas de place dans leur système6. Parménide et Mélissos apparaissent aussi parfois en d’autres endroits de la Physique, mais jamais en association avec Zénon.
7Zénon est une figure importante de la Physique, mais, contrairement à Parménide et Mélissos, on ne le trouve nulle part dans la revue des théories des anciens penseurs qui est placée de façon si proéminente au début du traité. Et il n’est pas non plus mentionné dans l’exposé des doctrines anciennes qui occupe la majeure partie du premier livre de la Métaphysique. On peut conjecturer la raison de son absence d’après la façon dont Aristote l’utilise ailleurs. Pour Aristote, Zénon est la source d’arguments qui présentent des difficultés. Aristote ne parle jamais des opinions ou des théories de Zénon, mais uniquement de ses arguments. Cela ne signifie pas que Zénon n’avait pas d’opinions, ni qu’Aristote supposait que ses arguments n’étaient pas des arguments en faveur d’opinions, mais seulement que l’intérêt philosophique qu’Aristote trouvait chez Zénon se situait spécialement dans les problèmes que soulevaient les arguments de Zénon, notamment pour la physique.
8Aristote, bien sûr, était conscient que Parménide et Mélissos utilisaient des arguments pour supporter leurs thèses. Mais il a une piètre opinion de leurs arguments : leurs arguments sont éristiques. « Leurs prémisses sont fausses et leurs conclusions n’en découlent pas ; l’argument de Mélissos est grossier et ne présente aucune difficulté ; si l'on accepte une seule proposition ridicule, le reste en découle »7. En revanche, les arguments de Zénon, du moins certains d’entre eux, « causent énormément de difficulté à ceux qui tentent de leur répondre »8. Ainsi, Aristote se comporte-t-il différemment avec les différents philosophes. Avec Parménide et Mélissos, il traite de leurs doctrines, essaie d’en comprendre la signification et de montrer qu’elles sont absurdes ; avec Zénon, il traite de ses arguments et tente de montrer qu’ils sont fallacieux. S’il y parvient, il s’est alors également débarrassé de façon satisfaisante des thèses en faveur desquelles ils argumentent, en l’absence d’autres fondements pour leur donner foi que les arguments eux-mêmes.
9Les arguments de Zénon réclament l’attention du philosophe de la nature, notamment ses arguments qui visent à prouver que le mouvement n’existe pas. Car, ainsi que nous le voyons ailleurs dans la Physique et dans d’autres traités scientifiques, et comme nous pourrions l’attendre des Seconds Analytiques, les questions d’existence sont importantes dans les sciences aristotéliciennes. Les sciences étudient les attributs per se de certaines sortes d’entités, qui sont des choses qui existent ; la question de savoir si une entité particulière ou une sorte d’entité particulière existe est donc cruciale pour déterminer si celle-ci peut être un sujet approprié pour la recherche scientifique. Les sciences démonstratives d’Aristote supposent l’existence des entités de base du genre étudié, et démontrent l’existence des autres entités. Dans une science achevée, arrangée sous forme de système axiomatique avec ses principes explicitement établis et ses démonstrations formellement valides et fondées sur ces principes, il n’y a pas de place pour débattre de questions d’existence, mais ce type de débat est parfois un stade nécessaire dans le travail préliminaire qui conduit finalement à la science aboutie. On voit ce type de travail à l’œuvre dans la Physique, avec les discussions pour savoir si l’infini existe, si le lieu existe, si le vide existe et si le temps existe9. En fait, la question d’existence est dans chaque cas la première question qu’Aristote examine en discutant le sujet concerné, et, dans le cas du vide, c’est également le dernier. Il prouve qu’il n’existe pas, après quoi il n’y a rien de plus à dire.
10La Physique est, pour parler grossièrement, l’étude des choses qui « ont une nature » au sens où « elles ont en elles-mêmes le principe du mouvement et du repos »10. Ainsi, le mouvement, kinesis, est partie intégrante de l’idée et de la possibilité de la physique, et Aristote ne met jamais en question l’existence du mouvement. Que les « choses qui existent par nature » existent et qu’elles « sont, toutes ou certaines d’entre elles, en mouvement » ne demande pas d’argument ; cela est évident par induction et peut être posé sans autre forme de procès11. L’impatience d’Aristote à renvoyer Parménide et Mélissos du terrain de jeu de la physique montre à quel point ces thèses sont chez lui profondément ancrées. Les physiciens n’ont pas même besoin de les prendre au sérieux – c’est à quelqu’un d’autre de le faire, peut-être un dialecticien ou quelqu’un d’autre qui aime à venir à bout d’arguments fallacieux, mais pas à un homme de science12.
11En revanche, les arguments de Zénon ont pour but de prouver que les caractéristiques du monde qui sont centrales pour la physique n’existent pas. Ceux qu’Aristote aborde dans la Physique sont ceux qui tentent de montrer qu’il n’y a rien comme le mouvement ou le lieu. Alors qu’il aurait été possible pour Aristote de déclarer non pertinente en physique une théorie fondée sur la non-existence du mouvement, il n’en va pas de même pour les arguments de Zénon d’après lesquels le mouvement n’existe pas. Si Aristote est incapable de les contrer, la physique est en danger. On peut laisser les doctrines de Parménide et de Mélissos au métaphysicien ; quoi qu’ils discutent, s’il existe quelque chose de tel, cela n’est pas l’objet de la physique. Mais lorsque Zénon argumente réellement contre les présupposés fondamentaux de la physique, il serait, aux yeux d’Aristote lui-même, au mieux irresponsable, et au pire fatal, de ne pas prendre au sérieux ses arguments.
12Présentée très grossièrement, la méthode d’Aristote consiste à examiner les opinions admises sur un sujet, à déceler les difficultés et les contradictions qu’elles contiennent, et à construire une théorie qui s’accorde avec le plus de ces « données » possible ou avec les plus importantes. Dans l’idéal, la théorie finale d’Aristote s’accordera avec toutes les données, ou bien, faute de mieux, elle s’accordera avec la plupart des données ou les plus importantes, et nous mettra en position d’expliquer (plutôt que de simplement les refuser) pourquoi les données qu’elle rejette sont fausses. Dans le cas présent, les thèses en faveur desquelles Zénon argumente sont des thèses qu’Aristote a grande envie de rejeter, et sa méthode lui permet de les rejeter s’il peut trouver des défauts dans les arguments qui les soutiennent. Ce type de travail est l’une des tâches principales de la dialectique, au sens où Aristote conçoit cet art : il est utile « concernant les principes utilisés dans diverses sciences. Car il est absolument impossible de les discuter en partant des principes propres à une science particulière, vu que les principes sont premiers par rapport à tout le reste ; c’est à travers des opinions reconnues à leur sujet que ces principes doivent être traités, et cette tâche appartient en propre, ou de façon appropriée, à la dialectique ; car la dialectique est un procédé de critique dans lequel se trouve la voie vers les principes de toutes les recherches »13.
13Il y a un autre trait caractéristique de la position unique de Zénon dans la philosophie grecque avant Aristote qui assure qu’il recevra l’attention minutieuse de celui-ci. Les arguments que Zénon présente sont négatifs, destructeurs, plutôt que des arguments constructifs en faveur de théories positives. Ils viennent appuyer les thèses de Parménide en mettant en question notre vision du monde sensible (et celle d’Aristote), en montrant que nos croyances ordinaires conduisent à une contradiction grossière14. Par conséquent, ses arguments nous poussent à aller au-delà de nos conceptions afin de résoudre les difficultés. Même si nous ne sommes pas d’accord avec Zénon, nous pouvons apprendre de lui, mais pour apprendre les bonnes leçons, nous devons soumettre à la fois ses arguments et nos propres opinions à un examen précis. Ce qui apporte, d’une façon idéale, de l’eau au moulin dialectique d’Aristote.
14A l’exception des difficultés au sujet de l’unité et de la pluralité, qu’Aristote considérerait probablement comme des arguments métaphysiques plutôt que physiques15, la Physique est la source première de presque tous les paradoxes de Zénon qui ont été conservés : les quatre paradoxes sur le mouvement, celui du lieu, et le grain de millet. De ceux-ci, le paradoxe sur le lieu reçoit le traitement standard qu'Aristote applique aux opinions de ses prédécesseurs. D’abord, il l’énonce parmi les opinions et les problèmes initiaux qui appellent une solution, et ensuite il le résout.
15Les autres problèmes sont introduits de façon quelque peu différente de cette manière standard, mais tous de la même façon générale. A chaque fois, Aristote est en train de donner positivement son propre point de vue sur une question donnée. Quand il atteint un certain point, après avoir développé une certaine machinerie argumentative, il dit que cela résout un problème particulier de Zénon. Quand il explique comment il résout ce problème, il sélectionne les informations qu’il fournit concernant le problème. Plutôt que de donner le contexte en exposant l’argument zénonien dans son entier, puis de montrer comment l’argument engendre le problème en question, pour enfin le résoudre, Aristote tend à apporter un minimum d’informations, peut-être parce que les arguments de Zénon étaient si bien connus de son auditoire qu’il était inutile d’en donner une présentation complète, ou bien, parce que, en enseignant, il pouvait apporter lui-même au besoin le contexte manquant.
16La suite de l’article consistera à examiner le traitement que fait Aristote du premier des quatre arguments sur le mouvement qu’il discute dans la Physique, le paradoxe dont il nous apprend qu’il s’appelait le paradoxe de la Dichotomie16.
17La première remarque à faire est que l’argument est discuté en trois endroits différents, Phys. VI, 2 ; VI, 9 et VIII, 8, et la deuxième est qu’il apparaît de façon différente dans chacun des cas. Nous verrons que ce n’est que dans le dernier passage qu'Aristote nous fournit une information suffisante pour reconstruire l’argument, et que, lorsqu’il le fait, il présente l’argument de deux façons différentes, qui ne sont pas équivalentes.
II. Physique VI, 2
T1 « Par conséquent, l’argument de Zénon fait à tort l’hypothèse qu’il est impossible qu’une chose parcoure des choses infinies ou entre en contact avec des choses infinies une par une en un temps fini. Car la longueur, le temps et en général toute chose continue sont dits infinis de deux façons : ils sont dits infinis, soit par division, soit quant aux extrémités. Donc, bien qu’il soit impossible en un temps fini d’entrer en contact avec des choses infinies en quantité, cela est possible avec des choses infinies par division ; car le temps aussi est lui-même infini de cette façon. Et il s’ensuit donc que l’infini est parcouru en un temps qui n’est pas fini, mais infini, et que le contact se fait avec des choses qui sont infinies en durées17 qui ne sont pas finies, mais infinies en nombre. » (Phys. VI, 2, 233a21-31)
18La particule d’inférence par laquelle le passage commence, « par conséquent », relie le passage à la phrase qui précède immédiatement, qui distingue ce qui est infini par division de ce qui est infini quant aux extrémités (ou infini en extension) :
T2 « Si l’un d’eux [temps ou grandeur] est infini, alors l’autre l’est aussi, et l’un l’est de la même manière que l’autre ; à savoir que si le temps est infini quant aux extrémités, la longueur est aussi infinie quant aux extrémités ; si le temps est infini par division, la longueur est aussi infinie par division ; et si le temps est infini dans les deux sens, la grandeur est aussi infinie dans les deux sens. » (Phys. VI, 2, 233al6-21)
19T2 se situe parmi une série d’arguments selon lesquels la grandeur, le temps et le mouvement sont isomorphes en un certain sens, et en particulier ne sont pas composés de parties indivisibles (Phys. VI, 1-2). Ce passage-ci a recours à une distinction entre deux façons d’être infini qui avait été mise au point dans la discussion sur l'infini dans le livre III18. L’idée est que, puisque le temps et la grandeur sont isomorphes, si l’un est infini d’une certaine façon alors l’autre doit être infini de cette façon également, mais si l’un n’est pas infini d’une certaine façon alors l’autre non plus ne sera pas infini de cette façon.
20Le tableau général est simple. D’abord, dans le livre III, Aristote élabore sa théorie de l’infini, ensuite, dans le livre VI, il utilise certains de ses éléments en discutant des relations entre grandeur, temps et mouvement. Dès lors qu’il a distingué deux façons dont la grandeur, le mouvement et le temps peuvent être infinis, il utilise cette distinction pour réfuter l’un des arguments de Zénon selon lesquels le mouvement n’existe pas et neutraliser ainsi une attaque contre les fondements de la physique. En fait, le passage qui nous intéresse est une brève digression en marge du sujet principal des deux premiers chapitres du livre VI – Aristote note en passant la solution du problème de Zénon, et retourne ensuite à son sujet principal, à savoir qu’il n’existe pas de continu sans parties.
21La première chose à noter à propos de Tl est qu’il ne nous dit pas ce qu’est l’argument de Zénon, mais seulement qu’il contient une hypothèse erronée. On ne voit pas clairement si cette hypothèse est une prémisse explicite de l’argument ou un présupposé tacite.
22Deuxièmement, l’hypothèse telle qu’elle est présentée affirme que deux processus différents sont impossibles : parcourir des choses infinies en un temps fini, et entrer en contact avec des choses infinies en un temps fini. Il paraît improbable que Zénon ait employé les deux parties de l’hypothèse dans un seul argument. Ce que nous savons de son argumentation suggère qu’il employait l’une ou l’autre partie, en fonction du reste de l’argument. Il se pourrait aussi qu’il ait donné deux versions, différentes mais liées, de l’argument de la Dichotomie, l’une posant qu’en allant d’un point à un autre on doit parcourir un nombre infini de choses, et l’autre disant que, en allant d’un point à un autre, on doit entrer en contact avec un nombre infini de choses ; et Aristote nous donne une version combinée des hypothèses pertinentes correspondantes.
23Troisièmement, Aristote commence par reprocher à Zénon de supposer qu’il est impossible de parcourir des choses infinies, ou d’entrer en contact avec elles en un temps fini, mais ensuite, après avoir introduit la distinction entre les deux façons d’être infini, Aristote lui-même reconnaît qu’« il n’est pas possible en un temps fini d’entrer en contact avec des choses infinies en quantité »19. Il semble donc que ce qu’Aristote reproche à Zénon, ce n'est pas d’avoir fait cette hypothèse, c'est que la façon dont il présente l’hypothèse en usage joue sur les deux manières d’être infini ; mais l’hypothèse elle-même est correcte.
24Enfin, on peut déduire de Tl que l’argument de Zénon implique les affirmations qu’une grandeur d’une longueur finie est infinie par division, si bien que la parcourir implique parcourir un nombre infini de parties, et que cela prend un temps infini de parcourir un nombre infini de choses20. On peut aussi en déduire que l’argument suppose qu’un temps qui est infini doit être infini quant à ses extrémités, et non par division. Mais Aristote ne le dit pas : comme je l’ai remarqué plus haut, il ne cherche pas à présenter l’argument dans sa totalité ; son but dans ce passage est simplement de montrer qu’il est fallacieux. Sur la base de l’information disponible, on pourrait reconstruire l’argument de Zénon à peu près comme suit – et, comme nous le verrons au moment voulu, ce n’est pas ainsi qu’il se présentait, ni ainsi qu’Aristote pensait qu’il se présentait.
A1 (A1.1) Il est impossible qu’une chose parcoure des choses infinies ou entre en contact avec des choses infinies une par une en un temps fini
(A1.2) Parcourir une ligne d’une longueur finie implique parcourir et / ou entrer en contact avec un nombre infini de parties
(A1.3) Donc il est impossible de parcourir une ligne en un temps fini.
25Pour résumer, Aristote nous dit quelle était l'erreur de Zénon, mais non quel était son argument. Aristote analyse ou énonce l’erreur de Zénon dans les termes de la distinction aristotélicienne entre deux façons d’être infini. Il dit que Zénon n’a pas observé cette distinction et que son argument repose sur une ambiguïté. Cette façon d’exposer les choses ne fait pas apparaître clairement comment l’argument se présentait. Mais cela donne l’impression que Zénon est quelque peu ridicule. Au lieu de dire que nous ne pouvons pas traverser un nombre infini de choses en un temps fini, Zénon aurait dû dire que nous pouvons traverser un nombre infini de choses en un temps infini. Présenté de cette façon, ce que Zénon aurait dû dire semble être une vérité évidente, et que Zénon semble avoir été incapable de saisir.
26Aristote soutient que pour parcourir un nombre infini de choses en un temps infini, les choses et le temps doivent être infinis de la même façon. En particulier, dans le cas de Zénon, les choses infinies sont infinies par division, et tel est le temps. Zénon l’a mal compris parce qu’il pensait qu’en un temps qui est fini quant aux extrémités, il est impossible de traverser des choses qui sont infinies par division. Aristote fait simplement remarquer que l’intervalle de temps en question, bien que fini quant aux extrémités, est aussi infini par division, et il affirme que ce fait réfute l’argument.
27Bien sûr, c’est ce que le paradoxe de la Dichotomie proclame – qu’il est impossible de traverser une distance finie, qui peut être divisée et subdivisée à l’infini. Tout ce que je soutiens ici est qu'Aristote ne présente pas le paradoxe de façon limpide pour nous en Tl – en particulier, il ne fait aucune allusion au fait que l’argument implique un regressus infini – et que le texte ne nous donne pas une information suffisante pour le reconstruire.
III. Physique VI, 9
28Physique VI, 9 ne se réfère à l’argument de la Dichotomie que brièvement. Quelques informations supplémentaires y sont données, mais cela n'est pas encore suffisant pour le reconstruire.
T3 « Il y a quatre arguments sur le mouvement qui soulèvent des difficultés pour ceux qui tentent de les résoudre. D’abord, il y a l’argument selon lequel il n’y a pas de mouvement parce que ce qui est en mouvement doit d’abord atteindre le milieu avant d’atteindre le terme. Nous avons esquissé plus haut les distinctions pertinentes sur ce point. » (Phys. VI, 9, 239b9-14)
29Considérons d’abord le contexte de ce passage. En Physique VI, 8, Aristote établit qu’une chose qui se meut sur une certaine distance en un certain intervalle de temps précis ne se trouve pas, pendant cet intervalle de temps, en un point particulier de sa course21. Il fait ensuite une digression pour montrer que ce résultat confond l’un des arguments de Zénon, celui de la « Flèche »22. Immédiatement après, il dit que quatre des arguments de Zénon sur le mouvement sont particulièrement difficiles à traiter, et il les discute brièvement l’un après l’autre23. Dans chacun des cas, son objectif principal est de montrer que l’argument en question implique un sophisme. Ensuite il revient au sujet dont il s'était écarté en faisant cette digression24.
30T3 fait donc partie d’une digression, en fait d’une digression à l'intérieur d’une digression. Tout comme l’argument de la Dichotomie en VI, 2, l’argument de la Flèche est mentionné parce que la ligne principale de discussion sur ce point a développé un moyen de prouver qu’il est fallacieux. Mais pourquoi alors Aristote continue-t-il en mentionnant trois autres paradoxes, dont aucun n’est immédiatement lié au contexte ? La seule chose que je puisse supposer est que l’argument de la Flèche lui a fait penser aux autres arguments, et qu’il estimait important de répondre à ces arguments quelque part. Après tout, un point concernant Zénon avait déjà été soulevé en VI, 2, et maintenant, seulement quelques chapitres plus loin, c’est le tour d’un autre. Dans la mesure où les arguments de Zénon présentent des problèmes concernant les fondements de la physique, et spécialement parce qu’ils mettent en question la possibilité de la physique, Aristote est obligé de s’y confronter ; et il y a un avantage à leur répondre de façon systématique, de clore le débat une fois pour toutes, et d’éviter de laisser l’impression que Zénon continuera à ressurgir avec des problèmes difficiles pour l’entreprise. Et il est raisonnable pour lui d’agir de la sorte ici. Il remarque qu’il y a quatre arguments qui nécessitent l'attention, et continue ensuite en disant qu’il a déjà traité du premier, que le second, l’Achille, est très proche du premier, et que le troisième, la Flèche, a été réfuté par lui juste avant. Le quatrième est le seul qui n’ait pas été considéré en quelque façon, et Aristote le présente assez longuement et identifie le sophisme dans son raisonnement, afin de se débarrasser du défi lancé par Zénon à la physique.
31Si l’on retourne maintenant à T3, nous voyons que le passage nous donne deux nouvelles informations sur l’argument de la Dichotomie. Premièrement, la conclusion de l’argument est qu’il n’y a pas de mouvement (il est dit être « au sujet de l’inexistence du mouvement », περὶ τοῦ μὴ κινεῖσθαι25) Deuxièmement, l’argument repose sur la prémisse « Ce qui est en mouvement doit atteindre le milieu de sa course avant d’atteindre le terme ».
32Mais cette information est encore insuffisante pour nous permettre de reconstruire l’argument. Nous ne savons pas comment concilier la prémisse nouvellement identifiée avec la prémisse A1.1 « Il est impossible qu’une chose parcoure des choses infinies ou entre en contact avec des choses infinies une par une en un temps fini » pour obtenir la conclusion « Il n’y a pas de mouvement ».
33Le passage suivant nous aide davantage.
T4 « Le second est celui appelé Achille. Il consiste à dire que celui qui court le plus lentement ne sera jamais rattrapé par le plus rapide. Car le poursuivant doit d’abord atteindre le point d’où est parti le poursuivi, si bien que le plus lent doit toujours avoir quelque longueur d’avance. C’est le même argument que la Dichotomie, mais il diffère en ce qu’il ne divise pas en deux la grandeur donnée. Il s’ensuit de l'argument que le plus lent n'est pas rattrapé, mais l’argument est parallèle à la Dichotomie, puisque dans les deux cas il s’ensuit que quand une grandeur est divisée d'une certaine manière quelque chose n’arrive pas à la limite. Mais l’argument présent ajoute que même celui qui est reconnu comme étant le plus prompt ne <pourra rattraper> le plus lent dans sa poursuite. Et donc la solution doit être la même. Supposer que ce qui est devant n'est pas rattrapé est faux. Lorsqu'il est devant, il n’est pas rattrapé, cependant, il est rattrapé s’il est admis qu’il parcourt une distance finie. » (Phys. VI, 9, 239bl4-29)
34Ce passage décrit le paradoxe de l’Achille, dont Aristote affirme qu’il est pratiquement identique à celui de la Dichotomie. Aristote prend soin de présenter l’Achille d’une façon qui insiste sur ses similitudes avec la Dichotomie. La première partie de la deuxième phrase de T3 et la deuxième phrase de T4 établissent les conclusions des arguments respectifs : il n’y a pas de mouvement (T3) il n’y a pas de rattrapage (T4). La première partie de la phrase suivante de T4 correspond à la partie suivante de la même phrase de T3 : en T3, il est dit qu’on doit atteindre le milieu de sa course avant d’en atteindre le terme, en T4 que le plus rapide doit d’abord arriver au point de départ du plus lent. La partie suivante de la même phrase de T4 réitère efficacement la conclusion : le plus lent doit toujours avoir une longueur d’avance.
35En fait, les paradoxes semblent porter sur des points sensiblement différents, même de la façon dont Aristote les décrit - mais c’est une autre question26. Ici, cependant, il dit qu’ils fonctionnent de la même manière, sauf que dans l’Achille la grandeur n’est pas divisée en deux moitiés. La nouveauté ici est l’affirmation que les deux arguments reposent sur le principe que, si la distance à couvrir est divisée d’une certaine façon, les choses en mouvement n’arrivent pas à la limite. De là il semblerait que l’argument de la Dichotomie tourne autour de l’idée que si une chose n’arrive pas à la limite, elle ne se meut pas, mais cela n’est pas encore suffisant pour voir comment l’argument fonctionne, car nous ne savons pas précisément comment la distance à couvrir est divisée (tout ce que nous savons est qu’elle est divisée en moitiés, ce qui ne semble pas problématique), ni comment cette division implique que la chose en mouvement n’arrive pas au terme, ou pourquoi son incapacité à arriver au terme implique qu’elle n’est pas du tout en mouvement. Et le passage n’établit même pas que la division est réitérée, et encore moins qu’elle l’est indéfiniment.
36Trois indices pourraient être invoqués contre cette dernière affirmation. Premièrement, la « grandeur donnée » que la Dichotomie divise en moitiés (239b 19s.) peut être comprise comme renvoyant à la grandeur prise à chaque étape du mouvement. Cependant, on ne peut la comprendre ainsi que si l’on sait déjà que le mouvement procède par étapes, or on ne le sait pas encore, et sans savoir cela, on la comprendra naturellement comme renvoyant à la distance totale à couvrir. Deuxièmement, « quand une grandeur est divisée d’une certaine manière » (239b23) ne signifie pas nécessairement que la grandeur est divisée à l’infini. On ne nous a simplement pas encore dit comment la grandeur est divisée27. Enfin, en 239b22, on nous dit que ce problème s’appelle la Dichotomie, mais dichotomie signifie uniquement que l’on coupe en deux, et la dichotomie n’est pas nécessairement une division répétée en deux parts égales28.
IV. Physique VIII, 8
T5 « Nous devons répondre de la même manière aussi à ceux qui proposent l'argument de Zénon qui demande s’il faut toujours traverser la demi-distance, alors qu’il y en a un nombre infini, et qu'il est impossible de parcourir complètement des choses infinies en nombre. Certains présentent le même argument différemment, soutenant que, au moment même où la chose est en mouvement, on peut d’abord29 compter le demi-mouvement quand elle parvient à chaque moitié, en sorte que quand elle a parcouru le mouvement complet il s’ensuit qu’on a compté un nombre infini, ce qui est impossible, comme on le sait. Mais dans notre première discussion sur le mouvement, nous avons avancé une solution qui reposait sur le fait qu’un intervalle de temps contient en lui-même des choses en nombre infini. Car il n’est pas absurde du tout que quelqu’un parcoure des choses en nombre infini en un intervalle de temps infini ; et en fait, l’infini appartient à la fois à la longueur et à l’intervalle de temps de la même manière. Cette solution convient à celui qui proposait l’argument, car il demandait s'il est possible de parcourir complètement ou de compter des choses infinies en nombre dans un <intervalle de temps> fini. Mais eu regard à l’objet et à la vérité, elle ne convient pas. Car si l’on laisse de côté la longueur et la question de savoir s’il est possible de parcourir complètement des choses en nombre infini dans un intervalle de temps fini, et que l'on cherche cela concernant l’intervalle de temps lui-même (car l’intervalle de temps contient un nombre infini de divisions), la solution ne conviendra plus ; nous devons plutôt énoncer la vérité même que nous avions affirmée lors de la discussion précédente. Car si l’on divise un mouvement continu en deux moitiés, on utilise un point comme deux. Car on en fait un commencement et une fin. Mais c'est exactement ce que font à la fois celui qui compte et celui qui le divise en deux moitiés. Cependant, si on le divise de cette façon, ni la ligne ni le mouvement ne seront continus. Car un mouvement continu se fait selon quelque chose de continu, et dans ce qui est continu, il y a un nombre infini de moitiés, bien qu'elles existent en puissance et non en acte. Mais si on les fait exister en acte, on ne rendra pas le mouvement continu, mais on le fera s’arrêter, ce qui est manifestement ce qui se produit quand on compte les moitiés : car on doit compter le même point comme deux. En effet, il sera la fin de la première moitié et le commencement de la deuxième, si l’on ne compte pas le mouvement continu comme un, mais comme deux moitiés. Donc, à quelqu’un qui demande s’il est possible de parcourir complètement un nombre infini de choses en temps ou en longueur, nous dirions que en un sens c’est possible et en un autre sens non : si elles existent en acte, ce n'est pas possible, mais si elles existent en puissance, c’est possible. Car une personne qui se meut continûment a parcouru par accident des choses en nombre infini, mais pas absolument. Car c’est une propriété accidentelle pour une ligne d’être un nombre infini de moitiés, mais son essence et son être sont différents. » (Phys. VIII, 8, 263a4-b9)
37Ainsi que dans les discussions de VI, 2 et VI, 9, ce traitement de l’argument de la Dichotomie est une digression par rapport à la ligne de pensée principale d’Aristote dans ce chapitre, qui consiste à prouver que seul le mouvement circulaire peut être continu. Sa stratégie est de montrer que le mouvement rectiligne ne peut être continu, si bien que, puisque tout mouvement est soit circulaire, soit rectiligne, soit composé de ces deux types de mouvement, on obtient le résultat désiré. L’argument principal selon lequel un mouvement rectiligne ne peut être continu est contenu dans le passage suivant.
T6 « Qu’il [le mouvement en ligne droite] doit s’arrêter est confirmé non seulement par la perception mais aussi par l’argumentation. Voici le point de départ : étant donné trois choses, le commencement, le milieu et la fin, le milieu est à la fois en relation avec chacun des deux autres, et il est un numériquement mais deux par définition. De plus, il y a une différence entre être en puissance et être en acte, de sorte que tout point sur une ligne droite situé entre les deux extrémités est un milieu en puissance mais pas en acte, à moins que <la chose en mouvements ne divise <la ligne> en cet endroit, et recommence à se mouvoir après s’y être arrêtée. De cette façon le milieu devient un commencement et une fin – le commencement du dernier « mouvements et la fin du premier, par exemple, si A se déplace et s’arrête en B et se déplace de nouveau vers C. Mais quand il se meut continûment, A ne peut jamais être arrivé au point B ni <en> être reparti, mais il peut seulement être là à un instant, non en tout intervalle de temps, excepté celui dont l’instant est le point de division, c'est-à-dire, l’intervalle de temps dans son entier. (Si l’on suppose qu’il y est arrivé et qu’il est parti, A s’arrêtera toujours quand il est en mouvement, car A ne peut être arrivé en B et en être reparti au même moment. Donc cil doit l’avoir fait> en des points de temps continuellement différents. Donc ce qui est entre sera un intervalle de temps. Et ainsi, A sera en repos en B. Et il en est ainsi de même pour les autres points également, puisque le même argument vaut pour tous. Donc, lorsque A, la chose en mouvement, utilise B, le milieu, à la fois comme fin et comme commencement, A doit s’arrêter car il rend <le point> double, tout comme si on le faisait en pensée.) Or il est parti de A comme point de départ et est arrivé en C quand il achève <son mouvement> et s’arrête. » (Phys. VIII, 8, 262al7-b8)
38T5 est clairement lié à T6. L’argument repose sur l’affirmation « lorsque A, la chose en mouvement, utilise B, le milieu, à la fois comme fin et comme commencement, A doit s’arrêter car il rend <le point> double. » Et l’objection à Zénon que l’on trouve dans T5 est centrée sur la déclaration suivante : « Car si l’on divise un mouvement continu en deux moitiés, on utilise le même point comme deux. Car on en fait un commencement et une fin. Mais c’est exactement ce que font à la fois celui qui compte et celui qui le divise en deux moitiés. Cependant, si on le divise de cette façon, ni la ligne ni le mouvement ne seront continus ». J’aurai plus à dire au sujet de cette déclaration fondamentale de T6 plus loin30.
39Nous avons enfin en T5 assez de prémisses pour compléter l'argument. En fait nous avons deux ensembles différents de prémisses (263a5-6, a 7-10).
A2 (A2.1) On doit toujours traverser la demi-distance
(A2.2) Il y en a un nombre infini (c’est-à-dire de demi-distances)31
(A2.3) Il est impossible de parcourir complètement un nombre infini de choses
A3 (A3.1) Au moment même où la chose est en mouvement, on peut d’abord compter le demi-mouvement32 quand elle parvient à chaque moitié
(A3.2) Donc, quand elle a parcouru le mouvement complet il s’ensuit qu’on a compté un nombre infini
(A3.3) Il est impossible de compter un nombre infini
40Aristote présente A2.1, A2.2 et A2.3 comme des prémisses de l’argument de Zénon et A3.1, A3.2 et A3.3 comme des prémisses du « même argument » énoncé différemment par « certains ». Je reviendrai plus tard à l’argument A3 et à la question de la relation entre A2 et A3, et celle de savoir s’ils sont semblables, comme Aristote le prétend. Mais j’accepterai son affirmation selon laquelle le premier ensemble de prémisses est identique, ou du moins étroitement lié, à l’argument que Zénon lui-même proposait33.
41Les prémisses A2.1, A2.2 et A2.3 peuvent être considérées comme menant à la conclusion que le mouvement ne peut exister, si nous lisons A2.1 comme exprimant une condition nécessaire à l’existence du mouvement. A2.2 rend manifeste pour la première fois qu’un regressus infini est en jeu, et montre que A2.1 doit être pris comme affirmant non seulement que, en traversant une distance, nous devons traverser la moitié de la distance, mais qu'il y a « toujours » la moitié de la distance à traverser, la moitié de la distance restante34. Ainsi pour la première fois nous voyons la plausibilité de l’argument de Zénon et des problèmes qu’il soulève pour notre compréhension du mouvement.
42Si nous comparons cet argument avec ce qui est dit dans le livre VI, nous pouvons maintenant donner un sens aux prémisses qui y sont présentées et voir comment elles s’intègrent à l’argument. Mais comparons précisément A2.3 avec A 1.1. A2.3 ne dit rien concernant le fait de toucher des infinis un à un, et rien concernant le fait de le faire en un temps limité. J’en déduis que A2.1, A2.2 et A2.3 sont une version remaniée, ou plutôt renforcée, du paradoxe de Zénon. Aristote nous dit maintenant que sa discussion en VI,2 suffit à réfuter l’argument de la Dichotomie tel que Zénon le présentait, et qui reposait sur le fait de ne pas voir qu’une durée finie est divisible à l’infini. Les prémisses de l’argument A2 omettent toute référence à la durée finie, donc nous n’avons pas là la version de la Dichotomie de Zénon lui-même, mais la version plus forte du paradoxe, qu’Aristote aborde en T5.
43Comment se présentait l’argument de Zénon ? Apparemment il utilisait trois prémisses, substituant A1.1 à A2.3. Ainsi,
A4 (A4.1 = A2.1) Nous devons toujours traverser la demi-distance
(A4.2 = A2.2) Il y a un nombre infini de demi-distances
(A4.3 = A1.1) Il est impossible de parcourir ou de toucher un à un des infinis en un temps fini
44Aristote résout le paradoxe en modifiant A1.1 (= A4.3) comme suit :
A4.3'(1) Il est impossible de parcourir des infinis en un temps fini, mais (2) il est possible de parcourir des infinis en un temps infini
45Plus précisément, il substitue A4.3’ (2) à A4.3. Il ajoute aussi une autre prémisse :
A4.4 Le temps est infini.
46Certes, Aristote en dit plus ; il explique comment le temps est infini et qu’il est infini de la même façon que le sont les grandeurs infinies. Mais l'argument revient à utiliser A4.1, A4.2, A4.3’ (2) et A4.4 pour conclure contre Zénon que le mouvement est possible.
V. L’argument A2
47Cependant cette solution, qui se fonde sur le rejet de A1. 1, bien qu’elle suffise à surmonter l’argument tel que Zénon le présente, ne va pas au fond de la question. Elle « ne convient pas à l’objet (πρᾶγμα) et à la vérité (ἀλήθεια) ». La possibilité existe que le problème originel réapparaisse sous une autre forme plus profonde. Même si nous comprenons maintenant qu’il est possible de parcourir des choses infinies en un temps fini, nous ne comprenons pas encore comment il est possible de parcourir le temps fini lui-même. La solution de la version d’origine consiste à reconnaître que le temps fini est divisible à l'infini, de sorte que, si l’on parcourt le temps fini, on parcourt également un nombre infini d’intervalles temporels ; à présent la question est de savoir comment il est possible de parcourir des intervalles temporels infinis, et non pas seulement comment le faire en un temps fini.
48Il est important de noter que la nouvelle version du problème n’est pas celle qu’Aristote attribue à Zénon, mais une autre, qui est liée à celle de Zénon. Aristote agit en fait comme les interprètes des paradoxes de Zénon aux dix-neuvième et vingtième siècles en ce qu’il reformule le problème et offre une solution dans les termes de sa propre compréhension du temps, de la distance et du mouvement, et dans les termes de sa propre distinction entre l’acte et la puissance.
49Dans les termes de cette distinction, A2.3 peut être compris de deux façons :
A2.3’ Il est impossible de parcourir complètement des choses qui sont infinies en acte
A2.3” Il est impossible de parcourir complètement des choses qui sont infinies en puissance
50Aristote soutient que A2.3’ est vrai et que A2.3” est faux. A2.3’ est vrai d’abord parce qu’il n’y a pas d’infini en acte à parcourir complètement35 et ensuite parce que l’infini (dans le sens où Aristote effectue sa recherche) est tout simplement ce qui ne peut être complètement parcouru36.
51A2.3” est faux, à savoir, il est possible de parcourir complètement des choses qui sont infinies en puissance, précisément parce que les choses en question sont infinies seulement en puissance. Dans ce cas, on parcourt une grandeur finie qui est essentiellement une et continue, et dont Aristote déclare que c’est pour elle une propriété accidentelle que d’être un nombre infini de demi-distances37. Cette explication nous frappera d’abord par sa faiblesse, car ce n’est pas une simple coïncidence, mais une conséquence nécessaire de l’essence de la grandeur continue que d’être divisible en un nombre infini de demi-distances. En tant qu’accident, c’est un accident per se38. Mais Aristote n’a pas fait cette erreur élémentaire. En fait, il insiste sur le fait que la grandeur est nécessairement divisible en un nombre infini de demi-distances, mais il rejette avec force l’idée qu’elle est nécessairement divisée ; cela ne fait pas partie de son essence que d’être divisée – si elle est divisée, c’est une simple coïncidence39.
52A2.2 peut de la même façon être compris de deux manières différentes :
A2.2’ Il y a en acte un nombre infini de demi-distances
A2.2” Il y a en puissance un nombre infini de demi-distances
53Cette fois, au contraire, A2.2’ est faux, tandis que A2.2” est vrai40. Formellement cela suffit à surmonter le paradoxe, puisque, pour que l’argument se présente sans équivoque, il faut que soit A2.2’ et A2.3’, soit A2.2” et A2.3” soient vrais.
54Afin de comprendre la situation, nous devons voir ce que donne A2.1 dans les termes de la distinction en puissance / en acte. A2.1 affirme que l’on doit toujours traverser la moitié de la distance, de sorte que nous avons deux versions :
A2.1’ On doit toujours traverser la demi-distance en acte
A2.1” On doit toujours traverser la demi-distance en puissance
55La demi-distance existe en puissance, non en acte. Aristote soutient que l’on actualise la demi-distance en s’arrêtant au milieu ; si l’on ne s’y arrête pas, la demi-distance demeure en puissance. Si l’on actualise la demi-distance en s’arrêtant au milieu, et qu’on redémarre et continue jusqu’au terme, on a traversé la distance d’origine, mais en deux mouvements, et non en un seul. Réciproquement, si l’on traverse la distance d’origine en un mouvement, on ne s’est pas arrêté au milieu, si bien que la demi-distance demeure seulement en puissance. Il s’ensuit que, dans la mesure où nous parlons d’un mouvement continu unique à travers la distance d’origine, il n’y a pas de demi-distance en acte à traverser, mais seulement une demi-distance en puissance qui peut être actualisée uniquement en brisant l’unité et la continuité du mouvement. Donc Α2.1, est faux. Savoir si A2.1” est vrai dépend de la façon dont on comprend « traverser » (διιέναι, 263a5). Si traverser la demi-distance implique l’existence en acte de la demi-distance, alors A2.1” est faux à première vue ; si cela implique seulement l’existence en puissance de la demi-distance, en sorte que l’on considère qu’on a traversé la demi-distance si l’on atteint ou dépasse le milieu – le point en puissance qui serait actualisé par un arrêt sur lui – alors A2.1” est vrai. A en juger par les déclarations d’Aristote selon lesquelles il est possible de parcourir complètement (διεξέρχεσθαι) et de traverser complètement (διέρχεσθαι) des choses qui sont infinies41 en puissance, où ces termes semblent être synonymes entre eux et au mot que l'on trouve ici, διιέναι, il semblerait qu’Aristote considérerait A2.1” comme vrai.
56Pour résumer, Aristote désamorce le paradoxe de Zénon en utilisant sa distinction entre être en acte et être en puissance. Au lieu de l’argument paradoxal fondé sur les prémisses A2.1, A2.2 et A2.3, on se retrouve avec les prémisses suivantes, qui ne produisent aucun paradoxe :
A2.1” On doit toujours traverser la demi-distance en puissance
A2.2” Il y a un nombre de demi-distances infini en puissance
A2.3’ Il est impossible de parcourir complètement des choses qui sont infinies en acte
57La solution du paradoxe donnée par Aristote se fonde principalement sur l’affirmation que, dans un mouvement continu, les milieux n’existent pas en acte mais seulement en puissance. « Tout point sur une ligne droite situé entre les deux extrémités est un milieu en puissance mais pas en acte, à moins que <la chose en mouvement> ne divise <la ligne> en cet endroit, et recommence à se mouvoir après s’y être arrêtée. De cette façon, le milieu devient un commencement et une fin – le commencement du dernier <mouvement> et la fin du premier... Lorsque A, la chose en mouvement, utilise B, le milieu, à la fois comme fin et comme commencement, A doit s’arrêter car il rend de point> double »42. Par contraste, « quand il se meut continûment, A ne peut jamais être arrivé au point B ni <en> être reparti, mais il peut seulement être là à un instant »43. S’il n’est là qu’à un instant, il ne s’y arrête pas ni ne recommence à se mouvoir, car cela implique qu’il y fasse une pause, et rien ne peut être au repos seulement pour un instant44. Et pourquoi s’arrêter en un point implique-t-il nécessairement y faire une pause ? Parce que cela implique qu’on y soit arrivé et qu’on en soit reparti, et
« Si l’on suppose qu'il y est arrivé et qu'il est parti, A s’arrêtera toujours quand il est en mouvement, car A ne peut être arrivé en B et en être reparti au même moment. Donc <il doit l’avoir fait> en des points du temps continuellement différents. Donc ce qui est entre sera un intervalle de temps. Et ainsi, A sera en repos en B. Et il en est aussi de même pour les autres points également, puisque le même argument vaut pour tous » 45.
58Cette dernière phrase indique que le résultat précédent s’applique à tout point sur la ligne droite, si bien que, si la chose en mouvement devait actualiser tous les points en puissance sur le trajet qu’elle parcourt, son mouvement serait interrompu par un nombre infini de pauses.
59Outre les affirmations que les points sur un continu existent uniquement en puissance et qu’ils sont actualisés seulement si une chose en mouvement sur le continu s’y arrête, la solution d’Aristote contient les thèses suivantes : (1) Pour actualiser un point sur la grandeur continue sur laquelle elle se meut, une chose doit diviser la grandeur continue en deux parties. (2) Diviser une grandeur continue de cette façon, c’est rendre un point unique double (la fin de la première partie et le début de la deuxième). (3) Rendre un point double de cette façon implique que la chose en mouvement s’arrête en ce point. (4) Cette implication est due au fait que, sinon, la chose en mouvement sera arrivée au point et en sera repartie au même moment, ce qui est impossible.
60En fait, ces déclarations menacent Aristote lui-même. Il soutient que les grandeurs et les mouvements sont divisibles à l’infini, donc il risque de conclure avec Zénon qu’il ne peut pas y avoir de mouvement, puisque cela impliquera un nombre infini de pauses. Mais sa distinction entre être en acte et être en puissance sauve la situation. Une grandeur continue, dit-il, est divisible à l’infini, mais seulement en puissance. En tant que continue, elle est une et indivise. La définition qu’Aristote donne du mouvement requiert ceci : un mouvement s’identifie et se définit entre autres par son point de départ et son terme46. Par conséquent, le mouvement unique de A à C via B n’est pas identique aux deux mouvements de A à B et de B à C. Et si Aristote a raison, si quelque chose se meut à une vitesse constante quand il est en mouvement, il mettra moins de temps à accomplir le mouvement unique de A à C via B que les deux mouvements de A à B et de B à C, parce que, dans le dernier cas, il doit s’arrêter en B et y rester pendant un intervalle temporel47.
61D’un autre côté, un mouvement continu unique ne contiendra pas de repos. Tant que les divisions ne sont pas effectuées en acte, la distance et le mouvement seront continus. Mais si les divisions sont effectuées et que les milieux en nombre infini sont actualisés, la distance et le mouvement seront discontinus, il y aura un nombre infini de périodes de repos, si bien qu’il sera impossible de parcourir la distance d’origine. Pourquoi impossible ? Parce que Aristote est d’accord avec les Zénoniens pour dire qu’il est impossible de parcourir des choses infimes en acte, et parce qu’il considère qu’actualiser les milieux implique de s’y arrêter.
62L’argument en T6 est centré sur l’affirmation qu’une chose en mouvement ne peut actualiser un point sur sa trajectoire qu’en s’y arrêtant. En outre, s’arrêter en un point nécessite d’y faire une pause pendant un intervalle de temps, ce qui à son tour est dit découler de l’affirmation (4) plus haut, à savoir que A ne peut être arrivé en B et en être reparti en même temps. L’affirmation (4) à son tour découle de la nouvelle thèse selon laquelle le fait que A soit arrivé en B et en soit reparti en même temps implique que A à la fois est et n’est pas en B48, ce qui, en tant que violation du principe de non-contradiction, est manifestement impossible. Ainsi, ces deux événements se produisent en des temps différents, si bien qu’il y a un intervalle entre les deux durant lequel il est en repos en B. Cet argument est l’étai central de la thèse d’Aristote selon laquelle il n’y a pas de milieux en acte dans un intervalle continu. Si l’argument échoue, alors la conception aristotélicienne de la nature du continu aussi bien que sa solution au problème zénonien en T5 échouent également. Or l’argument n’est effectivement pas valide.
63La prémisse fournie par 262b26-8 revient à ceci :
(i) Si A est arrivé en B à t, alors A est en B à t (s’il est vrai à t que A est arrivé à B, alors A est en B à t), et (ii) si A a quitté B à t, alors A n’est pas en B à t (s’il est vrai à t que A a quitté B, alors A n’est pas en B à t).
Donc (iii) A ne peut à la fois être arrivé en B et en être reparti à t (il ne peut être vrai à t que A est à la fois arrivé en B et en est reparti)
Donc (iv) si A est arrivé en B à t1 et est reparti de B à t2, alors t1 et t2 ne sont pas identiques (s’il est vrai à t1 que A est arrivé en B et vrai à t2 que A est parti de B, alors t1 et t2 ne sont pas identiques)
Donc (v) t1-t2 est un intervalle et durant t1-t2 A est arrivé en B mais n'est pas encore parti de B49
Donc (vi) A est en repos durant l’intervalle t1-t2
64On pourrait trouver que (i) est contestable, bien qu’on ait déclaré que le parfait en grec a cette connotation50. Je concentrerai mon attention sur (v), que je trouve problématique pour la raison suivante : (i) et (ii) n’impliquent pas qu’il y ait un premier moment où A est parti de B, c’est-à-dire qu’il existe un temps défini t2 tel que A est parti de B à t2 et que pour aucun autre temps t antérieur à t2 il est vrai à t que A est parti de B. Par conséquent, on n’a aucune raison de penser que A fait une pause en B, car la situation telle qu’elle est décrite en (i) et (ii) convient aussi au cas d’un mouvement continu, dans lequel A est en B seulement à l’instant t1. Ici aussi, à t1 A est arrivé en B et est en B à t1, et si A est parti de B à t, A n’est pas en B à t. En fait, pour tout temps t2 postérieur à t1 il est vrai à t2 que A est parti de B et n’est plus en B. De plus, puisque le temps est continu, il n’y a pas de premier temps après t1 et donc il n’y a pas d’intervalle pendant lequel A est en B. Donc l’inférence de la non-simultanéité à l’existence d’un intervalle n’est pas valide51. Il s’ensuit qu’Aristote n’a pas montré qu’une chose en mouvement doit faire une pause en un point de sa course pour diviser la ligne en cet endroit et ainsi rendre le point double dans le sens requis, et de ce fait actualiser le point.
65Je conclurai mon examen de la réfutation de l’argument A2 par Aristote en considérant deux notions centrales pour sa solution : celle qui consiste à rendre un point unique double, et celle qui consiste à diviser une ligne, une grandeur ou un mouvement.
66La première remarque à faire concernant les produits de la division est que le fait que le terme de l’un est identique au commencement de l’autre signifie qu’ils sont continus l’un avec l’autre, puisque « des choses sont continues [l’une avec l’autre] lorsque leurs extrémités sont une »52. De plus, de même que la ligne continue d’origine, chacun des produits de la division est continu à son tour, ce qui signifie qu’il est « divisible en divisibles qui sont toujours divisibles »53. Mais « si l’on divise de cette façon, ni la ligne ni le mouvement ne seront continus, car un mouvement continu se fait sur une distance continue »54. Aristote affirme donc que diviser la ligne de cette façon détruit sa continuité, de sorte que ni elle ni, par conséquent, le mouvement qui a lieu sur elle ne sont plus continus. Mais pourquoi Aristote suppose-t-il que la ligne n’est plus continue ?
67Je suggère la réponse suivante. Aristote soutient que être continu implique être divisible, mais être divisé implique être non-continu. La notion de divisibilité, c’est-à-dire d’être divisé en puissance, est implicite dans la définition du continu. La ligne continue est divisée en puissance en deux segments qui sont chacun continus, c’est-à-dire subdivisés en puissance. Mais si elle est divisée en acte en segments, elle n’est plus continue parce qu’elle est deux segments, non un. Donc la diviser la rend divisée et non plus divisible, deux et non une. Et cela se fait en utilisant un point unique deux fois – comme terme d’un segment et commencement de l’autre. Utiliser un point unique deux fois brise d’une certaine manière l’unité du tout. Mais comment ? Je n’ai pas réussi à trouver une réponse satisfaisante.
68Nous traitons de la division théorique, et non physique. Sinon, nous ne pourrions pas avoir un point qui est à la fois la fin d’un segment et le début de l’autre. Si nous divisons physiquement la ligne55, chacun de ses points sera tout au plus dans l'un des segments (bien que cela puisse être problématique de décider que faire du point de division). Mais dans le type de division qu’Aristote discute, le point de division apparaît dans les deux segments.
69Nous avons maintenant deux segments séparés théoriquement qui ne sont pas réellement séparés puisqu’ils partagent une extrémité. Ce n’est qu’un seul et unique point, mais nous l'utilisons comme double. Selon la façon dont on considère la situation, on a un tout continu ou un tout discontinu composé de deux segments continus. Il semble qu’on ait là une notion subtile de la division dans le cas de la grandeur ou de la distance et du mouvement et une notion tout aussi subtile de ce que signifie rendre un point double. Quand on pense à la division du temps de cette façon, elle devient encore plus subtile, puisque Aristote soutient que la division implique un arrêt, et il est difficile de voir comment la continuité du temps pourrait être interrompue par un arrêt56. Or, d’après la reformulation de l’argument de Zénon par Aristote, c’est précisément la division du temps, plutôt que celle de la grandeur ou du mouvement, qui est en jeu57.
70Aristote aurait dû concentrer son attention non pas sur l’arrêt (qui même dans les cas plus favorables de la grandeur et du mouvement conduisait à un argument invalide), mais plutôt sur le manque de continuité. Mais, même ici, le problème n’est pas simple. Il prétend que l’on détruit la continuité en rendant un point double, c’est-à-dire en le comptant comme deux, en le considérant ou en y pensant de deux façons différentes. Mais comment la pensée peut-elle rendre quelque chose discontinu ? Comment le fait d’utiliser un point de cette façon peut-il le rendre double ? Aristote lui-même n’aurait pas dû considérer cette idée avec bienveillance. A la fin de sa discussion sur l’infini, il blâme ceux qui argumentent en faveur de l’existence d’une chose infinie en acte en se fondant sur le fait que les grandeurs mathématiques et ce qui est en dehors du ciel « ne cessent jamais dans notre pensée »58 :
« il est absurde d’avoir confiance en la pensée, car l’excès ou le défaut ne sont pas dans la chose, mais dans la pensée. Quelqu’un pourrait penser que chacun de nous est beaucoup de fois plus grand que sa taille réelle, en le grandissant à l’infini, mais ce n’est pas parce que quelqu’un le pense qu’il est plus grand qu’une taille donnée, mais parce qu'il est en fait [plus grand que cette taille]. Le fait que quelqu’un le pense est un accident. »59
VI. L’argument A3
71L’argument A360, bien que similaire à A2, s’en distingue sur des points importants. Le plus important est qu’il est formulé en termes de comptage de demi-mouvements, et non de traversée ou de parcours achevés à travers des demi-distances. Deuxièmement, là où A2.1 a « doit », A3.1 a « peut »61. Troisièmement, il n’y a rien en A3 qui corresponde à A2.2 (si bien que l’inférence de A3.1 à A3.2 a besoin d’une prémisse supplémentaire), et rien en A2 qui corresponde à A3.2 (de sorte que l’inférence de A2.1 à A2.2 n’est pas explicitement exprimée). Une fois que ces points sont pris en compte, l’argument pourrait se présenter comme suit.
A5 (A5.1 = A3.1) Au moment même où la chose est en mouvement, on peut d’abord compter le demi-mouvement quand elle parvient à chaque moitié (A5.2) Il y a un nombre infini de demi-mouvements
(A5.3) Donc, quand elle a parcouru le mouvement en entier, on peut avoir compté un nombre infini
(A5.4 = A3.3) Il est impossible de compter un nombre infini
72En énonçant A3, Aristote omet A5.2, probablement parce qu’il le considérait comme évident, puisqu’il venait de terminer d’énoncer A2 (y compris A2.2), qu’il déclarait être « le même argument. » A3.2 correspond à A5.3, mais diffère quant à la modalité (« on a compté » au lieu de « on peut avoir compté »). L’argument A5 est plus complet que l’argument A3 (parce qu’il inclut A5.2) et plus précis (à cause de la modalité différente en A5.3), mais c’est au fond le même argument que A3, et il est très proche de l’argument A2 également, à l’exception de deux différences peut-être significatives. D’abord, ainsi qu’on l’a déjà remarqué, il est énoncé en termes de comptage de demi-mouvements et non de traversée et de parcours de demi-distances. Ensuite, A5.1 (= A3.1) est présenté de façon différente de ce à quoi l’on s’attendrait si l’argument était aussi similaire que possible à l’argument A2. S’il l’était, nous aurions simplement « on peut toujours compter le demi-mouvement » (qui correspond à A2.1, « on doit toujours traverser la demi-distance »). Au lieu de cela, nous avons « au moment même où la chose est en mouvement, on peut d’abord compter le demi-mouvement quand elle parvient à chaque moitié. »
73Si l’on prend d’abord cette deuxième différence, il faut se rappeler que, en discutant l’argument A2, Aristote soutient que les milieux dans un mouvement continu n’existent pas en acte parce que, pour qu’un milieu existe en acte il faudrait que la chose en mouvement soit arrivée au milieu et en soit partie en même temps. En revanche, la difficulté n’affecte pas une chose en mouvement continu arrivant (opposé à étant arrivée) au milieu, tant que le point existe uniquement en puissance62. Avec cela à l’esprit, on voit que la deuxième expression soulignée, celle qui contient le participe présent γιγνόμενον, [« quand elle parvient à chaque moitié »], est énoncée en un langage qui met l’accent sur le fait que la chose en mouvement ne s’arrête pas aux milieux. La première expression soulignée [« au moment même où la chose est en mouvement »] est en accord avec cette lecture, puisqu’elle met l’accent sur le fait que la chose est en mouvement (et n’est pas arrêtée) pendant que l’on compte le demi-mouvement – comme ce serait nécessairement le cas si l’on devait compter le demi-mouvement au moment où la chose en mouvement arrive au milieu sans s’y arrêter. Et « d’abord »63 peut être compris comme insistant sur le fait que le comptage a lieu « avant » que la chose en mouvement n’atteigne l’extrémité, c’est-à-dire « au moment même où la chose est en mouvement » – peut-être pour éviter qu’il y ait une accumulation (possiblement infinie) de demi-mouvements achevés mais pas encore comptés quand le mouvement se termine. Ainsi, A5.1 met l’accent sur la continuité du mouvement.
74Passant maintenant à l’autre différence entre les arguments A2 et A5, la différence entre traverser des demi-distances et compter des demi-mouvements, je commencerai par noter qu’il y a un lien étroit entre demi-mouvements et demi-distances. Rappelons que les demi-distances en question sont les distances couvertes en couvrant la distance totale ainsi qu’il est spécifié par le paradoxe de la Dichotomie. Les demi-mouvements sont simplement les mouvements selon les demi-distances. Ensuite, rappelons l’affirmation d’Aristote selon laquelle une chose qui se meut sur une distance complète actualise une demi-distance en s’arrêtant en ses points de commencement et de fin. En faisant cela elle actualise aussi le demi-mouvement correspondant. En revanche, si une chose se meut continûment sur la distance complète, les demi-distances ainsi que les demi-mouvements demeureront seulement en puissance.
75Il apparaît donc que décrire la situation en termes de demi-mouvements plutôt que de demi-distances ne change pas la nature de l’argument. Mais peut-on dire la même chose quand il s’agit de formuler l’argument en termes de comptage au lieu de l'exprimer en termes de parcours ? Là il semble bien y avoir une différence. Aristote soutient qu’il est possible de parcourir entièrement des choses qui sont infinies en puissance64. Quand le mouvement continu sur une distance complète est achevé, on a parcouru entièrement le nombre infini de demi-distances, qui demeurent en puissance seulement. Mais que se passe-t-il quand nous comptons des demi-mouvements ? On pourrait penser que le comptage n’interrompt pas le mouvement continu de la chose : nous comptons et elle continue à se mouvoir continûment. Mais Aristote ne serait pas d’accord. Quand on compte les demi-mouvements « au moment où la chose arrive à chaque milieu », on considère chacun de ces points comme le terme d’un demi-mouvement et aussi comme point de départ du suivant – mais cela « rend un point unique double », ce qui, d’après Aristote, détruit la continuité de la distance, et donc du mouvement65.
76Ainsi, dans cette acception très ténue mais résolument aristotélicienne, le fait de compter les demi-mouvements actualise les milieux (et donc les demi-distances et les demi-mouvements), ce qui rend discontinu l’ensemble du mouvement. Et cela signifie que l’argument A3 (et avec lui A5) est, du point de vue d’Aristote, bien différent de l’argument A2, qui, comme nous l’avons vu, ne requiert pas que les demi-distances soient actualisées. En effet, si tel était le cas, la critique que fait Aristote de A2, à savoir qu’il joue sur l’ambiguïté entre être en puissance et être en acte66, serait tout à fait hors de propos.
77Mais si le fait de compter des demi-mouvements les actualise, on devrait lire l’argument A5 en termes de demi-mouvements en acte, et non en puissance. Et si l’on procède ainsi, on constate que le raisonnement de l’argument est valide : A5.3 découle de A5.1 et de A5.2, et A5.4 contredit A5.3. On constate également que, selon cette interprétation de l’argument, de quelque façon qu’on tente de le traiter, la distinction entre en puissance et en acte ne sera pas pertinente pour le diagnostic.
78Comment alors Aristote traite-t-il l’argument ? En fait, il ne le discute jamais pour lui-même. Il énonce A2, immédiatement après il énonce A3, puis discute A2, sans jamais refaire mention du comptage, qui est le fondement de l’argument A3. Il appelle A3 « le même argument » que A2, et si l’on comprend « le même » de façon assez large, on peut être d’accord avec ce qu’il dit. S’il pensait que les arguments sont les mêmes, c’est une raison suffisante pour ne pas traiter A3 séparément. La façon dont il traite A3 consiste simplement à réfuter A2. Mais les arguments ne sont pas les mêmes, et, en dépit de leur ressemblance générale, la réfutation de A2 ne s'applique pas à A3 (ou A5), d’après la théorie même d’Aristote concernant le mouvement continu. Aristote a-t-il un moyen pour réfuter cet autre argument également ?
79Un moyen serait de nier que l’on puisse compter les demi-mouvements infinis du fait qu’un acte de comptage demande du temps. Sorabji adopte cette approche, affirmant que le temps nécessaire pour compter chaque demi-mouvement « ne diminue pas pendant que nous progressons, de même que le fait le temps nécessaire pour parcourir les distances intermédiaires de plus en plus petites. » Il situe là l’erreur de l’argument, parce qu’il s’ensuit que « la tâche de comptage ne peut être achevée »67. Mais Aristote ne nous donne pas assez d’informations sur le comptage pour déterminer si telle est sa conception, et d’une façon générale, il serait préférable (dans une perspective logique, sinon physique) de trouver une solution qui ne dépende pas d’une conception particulière concernant le temps que pourraient prendre les actes de comptage – pour leur permettre, par exemple, de diminuer proportionnellement à la diminution des demi-mouvements, ou même d’être instantanés.
80Comment Aristote pourrait-il traiter A5 ? Il accepte A5.468 et donc voudrait rejeter A5.3. Mais puisque A5.3 découle de façon valide de A5.1 et A5.2, il devrait rejeter l’une de ces prémisses ou les deux. Il voudrait rejeter A5.2 parce que cette prémisse requiert qu’il y ait un nombre de demi-mouvements infini en acte, alors qu’il soutient que rien ne peut être infini en acte. Mais il serait problématique pour lui de rejeter d’emblée cette prémisse tant que A5.1 semble engendrer un nombre infini en acte de comptages et une autre infinité en acte de demi-mouvements à compter.
81En revanche, il peut rejeter A5.1 en tant qu’il contient une contradiction interne. Comme nous l’avons vu, A5.1 est énoncé pour mettre l’accent sur la continuité du mouvement entier, alors que le comptage des demi-mouvements interrompt cette continuité. Si Aristote croit vraiment que le comptage a cet effet, alors il doit soutenir que l’on ne peut pas compter un demi-mouvement « au moment où la chose est en mouvement ». Cette réponse est contraire à l’intuition ; avant de l’accepter comme la meilleure qu’Aristote puisse donner, on devrait donc examiner s’il en existe d’autres.
82Aristote pourrait considérer une autre réponse s’il acceptait d’abandonner sa thèse contestable selon laquelle le fait de compter le demi-mouvement brise la continuité du mouvement complet. Dans ce cas, le mouvement serait continu, si bien que les milieux, les demi-distances et les demi-mouvements existeraient en puissance, et non en acte. Il s’ensuivrait que ce sont des mouvements en puissance et non en acte qui sont comptés, et qu’ils sont infinis de la même façon que le sont les demi-distances dans l’argument A2, c’est-à-dire infinis en puissance69. Cette modification rendrait A5 virtuellement identique à A2, et cela l’exposerait à la même réfutation, puisque A5.2 serait alors plausible uniquement s’il affirmait qu’il y a un nombre infini en puissance de demi-mouvements, et A5.4 serait plausible uniquement s’il déclarait qu’il est impossible de compter un nombre infini en acte ; et ainsi, comme A2, A5 serait coupable de jouer sur l’ambiguïté entre être en puissance et être en acte.
83Mais nous avons vu plus haut70 qu’il y a des éléments qui empêchent d’accepter cela comme une réfutation adéquate de A2, parmi lesquels l’idée problématique de rendre un seul point double, qui s’est révélée s’appuyer sur la thèse selon laquelle penser à un point sous deux aspects significativement différents le rend double – or c’est précisément cette thèse qui oblige Aristote à soutenir que compter les demi-distances les actualise. Il s’ensuit qu’Aristote ne peut abandonner son idée selon laquelle le fait de compter le demi-mouvement détruit la continuité du mouvement complet sans abandonner aussi sa réfutation de A2. Il s’ensuit également que d’après la manière dont Aristote est obligé de comprendre A3, ce dernier est un argument différent de A271.
VII. Conclusion
84Cette discussion des références au paradoxe de la Dichotomie de Zénon dans la Physique a illustré des traits caractéristiques de la méthode philosophique d’Aristote. Elle a aussi révélé son souci stratégique de réfuter le paradoxe et a expliqué pourquoi il a choisi d’agir ainsi dans les contextes argumentatifs particuliers dans lesquels ces références apparaissent. Le trait le plus intéressant et le plus impressionnant du traitement d’Aristote est peut-être la façon dont il revient à l’argument en Phys. VIII, 8, même après l’avoir réfuté sous la forme que, selon sa propre opinion, Zénon lui avait donnée. Il ne se contente pas d’une réfutation ad hominem, mais voit dans l’argument un paradoxe plus profond que ne le voyait l’auteur lui-même, et relève le défi.
85Bien qu’Aristote réfute de façon excellente le paradoxe tel que l’énonçait d’après lui Zénon, nous avons vu que ses tentatives de réfutation de la version plus sophistiquée du paradoxe (l’argument A2) n’a pas le même succès, car elle s’appuie sur l’affirmation mal argumentée qu’il n’y a pas de milieux en acte dans un intervalle continu. En outre, la réfutation qu’il est en mesure de fournir pour A3 s’appuie sur la même affirmation, et sur une façon problématique d’individualiser les (demi-) mouvements. Il est important de noter, néanmoins, que ces erreurs ne sont pas accidentelles, mais bien profondément ancrées dans ses thèses concernant le mouvement et la nature des continus. Dans la mesure où nous trouvons la réfutation qu’il donne de ces arguments insatisfaisante, nous sommes contraints de mener une inspection structurelle détaillée des théories plus générales d’Aristote, de découvrir combien il y a à démanteler, de déterminer quelles sortes de pièces de rechange sont nécessaires, de calculer le coût des réparations, et d’anticiper la nature de la structure résultante : un projet de grande ampleur qui dépasse le cadre du présent article, mais qui pourrait contribuer à notre compréhension de la nature et des limites d’autres domaines de la pensée d’Aristote.
86La dernière remarque que je voudrais faire est que la discussion dans cet article porte peu sur la fiabilité d’Aristote comme source concernant les thèses du Zénon historique. J’ai discuté le traitement d’un argument par Aristote, et non pas la façon dont l’argument tel qu’il le présente est lié aux écrits (perdus) de quelqu’un d’autre (Zénon). Nous avons d’excellentes raisons, indépendantes, de croire que Zénon a existé, qu’il a argumenté contre les conceptions ordinaires, communes, concernant la pluralité, le mouvement, etc., et que ses arguments impliquaient des paradoxes. Nous avons toute raison de penser qu’il a proposé un argument qui était appelé la Dichotomie (il n’y a aucune raison qu’Aristote nous trompe sur ce point), et qu’il était manifestement similaire à l’argument A4. Mais pour sa plus grande part, cet article n’a pas entrepris, comme on le fait traditionnellement, de redécouvrir les mots de Zénon et de reconstruire la logique de son argument. Au lieu de cela, il a exploré les usages qu’en a faits Aristote. Comme je l’ai dit au commencement, ce dernier type d’entreprise peut donner des résultats plus décisifs que le premier, puisque Aristote et les autres auteurs anciens doivent, pour diverses raisons insurmontables, toujours demeurer suspects en tant que sources72.
Bibliographie
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10.2307/2183393 :Sorabji, R., 1983, Time, Creation, and the Continuum, Ithaca, N.Y.
Notes de bas de page
1 Platon Parménide 127a-128e.
2 D.L. IX, 72 = B4 ; passage similaire mais plus long dans Epiphane Contre les hérésies III, 11 (Diels, Doxographi Graeci 590, 20).
3 Aussi Métaph. B, 4, 1001b7-16.
4 Pour les besoins de cet article, je me confine à la Physique. Cependant, Aristote adopte la même ligne dans sa très célèbre et longue discussion historique de Métaphysique A. Voir Métaph. A, 5, 986b10-987a2. L’unique mention de Zénon dans la Métaphysique apparaît comme de juste dans le livre des problèmes philosophiques, où c’est en fait l’« axiome de Zénon » plutôt que les théories du Zénon historique qu’Aristote prend en compte (Métaph. B, 4, 1001b7).
5 Phys. I, 2, 185a12s.
6 Phys. I, 2, 185a3-5.
7 Phys. I. 2, 185a8-12.
8 Phys. VI, 9, 239b10s.
9 Phys. III, 4-6 et 8 ; IV, 6-9 ; et IV, 10, respectivement.
10 Phys. II, 1, 192b 13s.
11 Phys. I, 2, 185a12-4.
12 Phys. I, 2, 184b25-185a4.
13 Top. I, 2. 101a36-b4.
14 Cf. Platon Parménide 128d. L’interprétation que donne Platon du but de Zénon est défendue dans Long 1999, 134-58.
15 Cf. Métaph. Γ, 2, 1003b22-36.
16 Phys. VI, 9, 239b22.
17 Le texte ne dit pas « durées », mais je suis d'accord avec Ross (qui suit Themistius et Philopon) pour penser que c’est le mot qu’Aristote sous-entendait.
18 Phys. III, 4, 204a6s. ; III, 6. Dans le livre III. la distinction se fait entre ce qui est appelé infini par addition et infini par division. Dans le cadre de cet article, nous pouvons traiter comme équivalentes les expressions « par addition » (προσθέσει), que l'on trouve dans la discussion du livre III, et « quant aux extrémités » (τοῖς ἐσχάτοις) que l'on trouve dans le passage de VI, 2.
19 Phys. VI, 2. 233a26s.
20 Ou bien, la parcourir implique entrer en contact avec un nombre infini de parties et cela prend un temps infini.
21 Phys. VI, 8, 239a23-b4. Ma formulation s’appuie sur Ross 1936, 415.
22 Phys. VI, 9, 239b5-9.
23 Phys. VI, 9, 239b9-240al8.
24 Phys. VI, 9, 240al9.
25 Phys. VI, 9, 239b11.
26 Long 1999, 142-51.
27 Le fait que διαιρούμενον (« divisée ») est un participe présent n’affecte en rien cette affirmation.
28 Voir LSJ pour les exemples.
29 Voir plus bas, n.63.
30 pp. 486s.
31 Si la distance complète est de 0 à 1, la première demi-distance est la distance de 0 à 1/2, la deuxième demi-distance est la distance de 1/2 à 3/4, etc.
32 Si le mouvement complet est de 0 à 1, le premier demi-mouvement est le mouvement de 0 à 1/2, le deuxième demi-mouvement est le mouvement de 1/2 à 3/4, etc.
33 Nous verrons que le premier ensemble de prémisses s’accorde étroitement avec le témoignage concernant l’argument de Zénon donné en VI, 2 et VI, 9 ; on ne peut en dire autant pour le deuxième ensemble de prémisses.
34 Ou bien, la moitié de la première demi-distance, etc. Ces deux interprétations de la Dichotomie sont bien établies dans la littérature, mais dans la perspective de cet article, peu importe laquelle on choisit.
35 Phys. III, 6, 206b12s.
36 Phys. III, 5, 204a13s., cf. III, 4, 204a2-6, qui recense quatre façons d’être « infini » parmi lesquelles la seconde est pertinente : « ce qui peut être traversé, mais dont la traversée ne peut être achevée » (τò διέξοδον ἔχον ἀτελεύτητον).
37 Phys. VIII, 8, 263b6-9.
38 Voir APo I, 7, 75bl ; I, 22, 83b19s.
39 Cependant il y a encore là quelque chose d’étrange. Aristote soutient que la grandeur ne peut être divisée en un nombre infini de demi-distances, si bien que l’affirmation que c’est un attribut (accidentel ou autre) d’une grandeur que d’être divisée en un nombre infini de demi-distances est difficile à comprendre : si quelque chose a accidentellement un attribut donné, il a cet attribut. Simplicius perçoit le problème et suggère que dans ce passage, Aristote emploie de façon inhabituelle le terme d’« attribut accidentel » pour ce qui appartient en puissance à un sujet (in Phys. 1293,10-19).
40 Phys. III, 6, 206a 16-8 : « On a constaté que la grandeur n’est pas infinie en acte ; mais elle est infinie par division... Il reste donc que l’infini existe en puissance ». Dans le cas présent, la distance totale est une grandeur et les demi-distances sont un cas évident d’infini « par division » (cf. Phys. III, 6, 206b3-9 ; VI, 9, 239b18-24).
41 Phys. VIII, 8, 263b3-7.
42 Phys. VIII, 8, 262a22-6 ; b5s., extraits de T6 (c’est moi qui souligne).
43 Phys. VIII, 8, 262a28-30, extrait de T6.
44 Phys. VI, 3, 234a31-b9.
45 Phys. VIII, 8, 262a28-b4, extrait de T6 (c’est moi qui souligne).
46 Phys. V, 1, 224a34-b1.
47 Aristote argumente en faveur de cette conclusion en Phys. VIII, 8, 262b8-21.
48 Phys. VIII, 8, 262b26-8.
49 Aristote considérerait comme évident que A ne peut partir de B avant d’y arriver.
50 Graham 1999, 143, avec des références à Graham 1980, 117-30.
51 Sorabji 1983. 324, 405, analyse l’argument de façon similaire.
52 Phys. VI, 1, 231a22.
53 Phys. VI, 2, 232b24s.
54 Phys. VIII, 8, 263a26-8.
55 C’est aussi le cas dans une coupure de Dedekind.
56 Cf. « on le fera s’arrêter » (στήσει) en 263a30.
57 Phys. VIII, 8, 263a18-22,
58 Phys. III, 4, 203b23-5.
59 Phys. III, 8, 208a14-9.
60 J’utilise cette expression comme abréviation pour « l’argument selon lequel le mouvement n’existe pas, qui se fonde sur les prémisses A3.1, A3.2 et A3.3 (peut-être parmi d’autres) ».
61 Le texte dit ἀξισῦντες ἅμα τῷ κινεῖσθαι τὴν ἡμίσειαν πρότερον ἀριθμεῖν καθ’ ἔκαστον γιγνόμενον τò ἥμισυ (263a7-9). J’accepte l’interprétation la plus commune de l’infinitif ἀριθμεῖν. Les autres traductions sont « nous devrions d’abord compter le demi-mouvement », et « nous comptons d’abord le demi-mouvement », qui donnent encore une autre modalité.
62 En Phys. VIII, 8, 262b18, Aristote dit que la chose A en mouvement continu « est arrivée » au point B à un instant ; ce n’est pas le verbe « arriver », mais le parfait qui est contestable.
63 Traduire πρότερον par « first » [« premièrement »] (comme dans la Traduction Révisée d’Oxford) n’a guère de sens. L’idée n’est certainement pas qu'il s’agit de la première fois parmi d’autres où l’on compte un demi-mouvement unique. Il y aurait un sens à dire que l’instant où une chose arrive au milieu est le premier moment – c’est-à-dire le premier dans le temps – où l’on peut compter le demi-mouvement, mais la pertinence de cette affirmation n’apparaît pas clairement. En tout cas, le terme grec est un comparatif (« avant », « plus tôt », « antérieur »), et non un superlatif (« premier », pour lequel on attendrait πρῶτον).
64 Cf. p. 483.
65 Voir plus haut, p. 488.
66 Voir plus haut, pp. 482-5.
67 Sorabji 1983, 324.
68 Cf. ὁμολογουμένως, 263a10.
69 Voir plus haut, n.40.
70 p. 489.
71 Savoir si A2 et A3 sont des arguments différents si on les interprète autrement est une autre question, que je compte discuter en une autre occasion.
72 Cet article a son origine dans un exposé que j'ai fait au séminaire de Pierre Pellegrin sur la Physique d’Aristote au CNRS en 1996. Une autre version de cet article a été publiée dans Philosophical Inquiry (McKirahan 2001). Je tiens à exprimer ma gratitude à André Laks pour son aimable invitation à participer au Colloque de Lille, ainsi qu’aux autres participants du Colloque pour leurs commentaires utiles.
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