La terre et les étoiles dans la cosmologie de Xénophane
p. 331-350
Remerciements
Claire Louguet, qui remercie vivement Cécile Wartelle de sa révision soigneuse de la traduction.
Texte intégral
1La doxographie relative à Xénophane de Colophon attribue sans ambiguïté à ce poète-philosophe du siècle des Lumières grec la théorie selon laquelle tous les meteôra, c’est-à-dire tous les « objets suspendus au-dessus de nous » ou les « objets vus dans le ciel », sont différents types de nuages. La théorie paraît envisager une suite de formations de même nature. Commençant par les nuages ordinaires, la théorie assimile ensuite progressivement à ce modèle familier toute la série des phénomènes célestes et météorologiques hétérogènes : irisation des nuages, arc-en-ciel, feu de saint-Elme, halos, éclairs, étoiles filantes, comètes, étoiles, la lune, le soleil. Je ne m’intéresse pas, dans cet article, aux détails de l’astrophysique et de l’astro-météorologie de Xénophane, mais plutôt à deux ensembles de présuppositions qui ont probablement servi de cadre à la théorie de Xénophane : (a) des présuppositions concernant la taille et la forme de la Terre ; (b) des présuppositions concernant le mouvement des étoiles fixes.
2Il a été souvent admis dans des études récentes de Xénophane que notre compréhension de ce penseur a été déformée par une tradition qui, commençant par Platon et diversement représentée dans les sources anciennes, décrit Xénophane comme un précurseur de Parménide. Adoptant une variante de la caractérisation faite par Jaap Mansfeld, je l’appelle « l’interprétation éléaticisante »1. Ses partisans modernes voudraient nous faire croire que la Terre de Xénophane était une sphère ou une demi-sphère, concentrique à la sphère du cosmos dans les deux cas2. Telle n’est pas, cependant, l’image suggérée immédiatement par les fragments et les témoignages qui portent sur la question de la taille et la place de la Terre dans l’univers.
I. La Terre ; Etendue infinie et limite unique
γαίης μὲν | τóδε πεῖρας | ἄνω | παρὰ ποσσὶν ὁρᾶται
ἠέρι3 | προσπλάζον, | τò κάτω | δ’ ἐς ἄπειρον ἱκνεῖται
« Cette limite supérieure de la Terre est vue [ou « peut être vue »]4 à nos pieds, poussant contre l'air ; (la partie) inférieure5 ne cesse d’avancer (plus profondément) sans limite6. » (21B28)
Achille Tatius Intr. Arat. 4 [contexte de B28 ci-dessus] : « Xénophane ne pense pas que la Terre est suspendue, mais plutôt qu’elle s’étend vers le bas à l’infini (κάτω εἰς ἄπειρον καθήκειν). Car il dit [suit B28]. »
A47 (Aristote De Caelo II, 13, 294a21) : « La motivation de ceux qui déclarent que la partie inférieure de la Terre est infinie, soutenant, comme le fait Xénophane de Colophon, qu’elle est enracinée à l’infini (ἐπ’ ἄπειρον αὐτὴν ἐρριζῶσθαι λέγοντες), est d’éviter les difficultés lorsqu’ils cherchent la cause (ἵνα μὴ πράγματ’ ἔχωσι ζητοῦντες τὴν αἰτίαν). »
A47 Aétius (pseudo-Plutarque Epit. uniquement ; Dox. gr. 376s.) : [sous le titre Au sujet de la Terre, quelle est sa nature, et combien il y en a] « Xénophane (soutient) que de sa partie inférieure (ἐκ τοῦ κατωτέρω μέρους) la Terre est profondément enracinée à l’infini (εἰς ἄπειρον ἐρριζῶσθαι) et qu elle a été engendrée par la solidification d'air et de feu... » [Sous le titre Au sujet de la position de la Terre] Thalès et ses successeurs (placent) la Terre au milieu (μέσην, c’est-à-dire par rapport au cosmos). Xénophane la (place) en premier (πρώτην) ; car (il soutient qu) elle est enracinée à l’infini (εἰς ἄπειρον <γὰρ> ἐρριζῶσθαι). »7
Α32 (pseudo-Plutarque Strom. 4) : « La Terre est infinie (ἄπειρον εἶναι) et n'est pas contenue par l’air de tous côtés (κατὰ πᾶν μέρος μὴ περιέχεσθαι ὑπò άέρος). »8
Α33 (Hippolyte I, 14) : « La Terre est infinie (ἄπειρον εἶναι) et n’est contenue ni par l'air ni par le ciel (μήτε ὑπ’ ἀέρος μήτε ὑπό τοῦ οὐρανοῦ περιέχεσθαι). »
3La métaphore de l'« enracinement » peut ou non venir de Xénophane. Il n’est pas même certain qu'elle vienne d’Aristote ; elle est omise dans les meilleurs manuscrits du De Caelo9. Concernant A32 et A33, une différence de formulation évidente nécessite un commentaire. En A33, la Terre de Xénophane est décrite comme infinie simplement : l’air, en dépit de sa frontière manifeste avec la Terre, ne contient pas la Terre ; un contenant de quelque sorte que ce soit est explicitement exclu. En A32, par contraste, l’association de « n’est pas contenue » avec « de tous côtés » pourrait peut-être être comprise comme impliquant que la Terre est contenue en partie en lui10. Je ne crois pas qu’il y ait une réelle différence ici. Pour commencer, l’effet d’ambiguïté est bien moindre en grec, où l’expression adverbiale précède la particule négative (« de tous les côtés, elle n’est pas contenue »). De plus, le concept de contenance implique par lui-même l’idée d’une contenance-de-tous-côtés (nous disons certes que des récipients « ouverts » contiennent des matériaux, mais c’est parce que nous considérons comme admise l’existence d’une limite supérieure stable créée par la gravité, la tension superficielle et la pression de l’air). Très vraisemblablement, la doxographie, derrière les résumés en A32 et A33, cherchait à faire comprendre que la Terre de Xénophane avait une étendue infinie à la fois en surface et en profondeur. Néanmoins, puisque nous avons la chance de posséder B28, l’un des textes ou le texte sur lequel la doxographie s’est appuyée, il est préférable que nous cherchions à reconstruire la doctrine de Xénophane concernant « l’infinité » de la Terre à partir des indications fournies par le fragment.
4J’ai donné de B28 une traduction conventionnelle, qui évite les asyndètes et les constructions ἀπò κοινοῦ (équivocité syntaxique). Mais la division rythmique de l’hexamètre en quatre cola (indiqués plus haut par des traits verticaux)11 crée des connexions syntaxiques qui n’apparaissent pas dans la traduction conventionnelle :
« La limite de la Terre est ceci :
Ici au-dessus, visible à nos pieds, poussant contre l’air.
En-dessous, la Terre ne cesse d’avancer (plus profondément) sans limite. »
5Cette traduction plus libre fait apparaître deux traits importants dans la rhétorique de B28. Nous avons un contraste entre la présence d’une limite précisément tracée à la surface de la Terre et l’absence de limite inférieure (noter le chiasme : πεῖρας ἄνω... τò κάτω δ’ ἐς ἄπειρον)12. Il est presque certain que ἄνω, « au-dessus », admet une construction ἀπò κοινοῦ : il se rattache à la fois à πεῖρας, « limite », et à ὁρᾶται, « est / peut être vue ». Dans la mesure où cette deuxième construction est perçue, τόδε, « ceci » joue le rôle de prédicat. Ainsi, le premier vers insiste clairement sur l’existence d’une frontière cosmique unique (τόδε) : la Terre d’un côté, et l’air de l’autre.
6Il y a un autre trait remarquable dans la rhétorique de B28, un trait qui devait évoquer immédiatement des associations parlantes dans les esprits des auditeurs ou lecteurs de Xénophane au VIe siècle. La première partie du premier vers, avec la ponctuation forte de la césure principale, peut être lue comme annonçant le défi lancé par Xénophane au motif épique des πείρατα γαίης, les « limites de la Terre »13. Dans la conception mythique du monde, ces limites se situent non seulement dans les profondeurs de la Terre, mais aussi à sa périphérie14. Chez Homère et Hésiode, ces limites sont extrêmement éloignées, mystérieuses et intrinsèquement multiples. Par contraste, l'unique « limite » que désigne Xénophane est extrêmement évidente et familière – au moins en partie ou à titre d’échantillon, « juste ici, à nos pieds » – et elle est intrinsèquement unique et continue.
7Portons maintenant notre attention à l’expression adverbiale εἰς ἄπειρον, « indéfiniment, sans limite ». Nous pourrions en donner une explication faible si nous choisissions de mettre l’accent sur l’impossibilité de traverser impliquée par le terme άπειρον : il existe une limite inférieure de la Terre, mais elle se situe si profondément qu’aucune puissance ne peut passer à travers le nombre considérable de strates pour l’atteindre, ou bien c’est une limite qui n’est établie par rien d’autre que par la Terre elle-même15. Une troisième explication faible, qui est largement adoptée dans les discussions modernes, donne au fragment une nuance sceptique : il se peut bien qu’il y ait une limite fixe, mais nous ne savons tout simplement pas où elle se trouve, ou bien – de façon plus pessimiste – elle se situe à une profondeur qui défie le pouvoir de notre imagination16. Une autre explication faible pourrait considérer que Xénophane envisage l’absence ultime ou finale de limite : en tout temps la Terre a une limite, dans le sens d’un « bord d’attaque »17, mais ce bord ne cesse de reculer vers le bas ; donc, en un sens, ou potentiellement, il n’y a pas de limite. Je pense que ces explications faibles sont toutes incompatibles avec l’accent mis en B28 sur le contraste entre la présence réelle d’une limite « au-dessus », et l’absence réelle d’une limite « en-dessous ».
8Si nous évitons une explication faible, ne courons-nous pas le risque de charger l’expression εἰς ἄπειρον d’un concept d’infinité qui est inapproprié au contexte historique de Xénophane ? La réticence des interprètes modernes sur ce thème des concepts d’infinité en Grèce Archaïque semble difficile à justifier. L’idée d’une étendue sans limite en longueur, largeur, profondeur, ou généralement en volume, ne semble pas si subtile ou sophistiquée qu'elle ne soit pas à la portée d’un penseur du VIe siècle18. Il est bon de noter en tout cas que l’expression εἰς ἄπειρον n’introduit pas une mystérieuse quantité transfinie ; mais plutôt elle insiste sur l’absence de face inférieure de la Terre.
9L’indication fournie par le contraste avec le thème traditionnel des « limites de la Terre » nous a conduit au résultat que Xénophane est profondément engagé dans un modèle uniplan du cosmos. L’importance de ce résultat confirme la justesse de l’indication. Si Xénophane avait voulu que la surface de la Terre soit finie, il aurait supposé des limites à la périphérie non moins qu’« au-dessus » par opposition à « en-dessous ». L’insistance sur une limite unique et l’évocation du contraste avec les limites multiples connues chez Homère et Hésiode auraient alors été superflues. L’analyse de B28 supporte le témoignage de A32 et A33 (textes cités au début de cet article : la Terre de Xénophane est en effet infinie tout court, « contenue ni par l’air ni par le ciel »).
10Je conclus cette première partie en énonçant (à la lumière de notre aperçu de la double illimitation impliquée par B28) les contraintes que le modèle uniplan de la Terre impose à l’astronomie de Xénophane. Les contraintes autorisent des mouvements célestes de trois types, quelles que soient les variétés des phénomènes en jeu :
Des mouvements qui évoluent sur une ligne droite ou irrégulière entièrement au-dessus de la Terre ;
Des mouvements qui sont en forme d’arc ou incurvés, avec l’une des extrémités ou les deux touchant la surface de la Terre ;
Des mouvements totalement circulaires, à la condition que les cercles ou les boucles tracés ne coupent pas le plan de la surface de la Terre19.
11Est exclue par la conception de la Terre qu’a Xénophane toute hypothèse impliquant que les corps célestes accomplissent des mouvements circulaires prenant place en partie ou entièrement sous la Terre.
II. Le cas du soleil et de la lune
12Les conceptions de Xénophane concernant le soleil et la lune, conservées dans les témoignages d’« Aétius » (voir notamment A4la), sont notoirement hétérodoxes. Il soutient qu’il y a une pluralité indéfinie de soleils et de lunes qui se succèdent, pour chacun d’entre eux, un à un, en une procession opérée d’Est en Ouest ; et qu’il y a aussi une pluralité indéfinie de ces processions solaires ou lunaires, distribuées par régions, du Nord au Sud, selon ce qui serait diverses « latitudes » sur le modèle sphérique de la Terre. Le soleil que nous observons chaque jour et la lune que nous observons la plupart des nuits ou jours sont des exemplaires de leur type respectif. Il soutient aussi que chacun de ces exemplaires de soleil (et cela s’applique aussi probablement aux exemplaires de lune) évolue en ligne droite d’Est en Ouest, l’apparence d’une trajectoire incurvée étant un effet de perspective (δοκεῖν δὲ κυκλεῖσθαι διὰ τὴν ἀπόστασιν). Il y a une incertitude dans les témoignages quant à savoir s’il y a quotidiennement un « allumage » de l’exemplaire de soleil (et, encore une fois, probablement de l’exemplaire de lune) à l’Est, et une « extinction » correspondante à l’Ouest (A33), ou si chaque exemplaire de soleil (et de lune) évolue indéfiniment sur une ligne Est-Ouest (εἰς ἄπειρον προϊέναι, A41a), leur visibilité étant interrompue uniquement par des éclipses (incluant dans le cas de la lune les « éclipses » mensuelles régulières, c’est-à-dire la nouvelle lune). Cette théorie insensée en apparence a des connexions conceptuelles significatives avec le reste de la théorie de Xénophane concernant les meteôra, et elle mérite un examen séparé. Ce qui importe ici est le fait que la doctrine de Xénophane concernant le mouvement des deux astres est tout à fait compatible avec son modèle uniplan de la Terre. Sur cette question de compatibilité, le cas des étoiles est plus compliqué et demande une discussion approfondie.
III. Les étoiles : nature, apparences diurnes et trajectoires
13Nous avons trois témoignages concernant la théorie de Xénophane au sujet des étoiles. Tous les trois dérivent, pense-t-on, de la source doxographique du Ier ou IIe siècle ap. J.-C. qui est connue sous le nom d’« Aétius », en accord avec la reconstruction du stemma doxographique opérée par Diels.
A38 Aétius, cf. Dox. Gr. 343 (même texte dans Eusèbe Prep. Evang. XV.30.7, IVe siècle ap. J.-C. ; et dans pseudo-Galien Hist. Philos. 56, ca. 500 ap. J.-C. ; les deux sont connus comme dérivant du pseudo-Plutarque20) ; Ξενοϕάνης ἐκ νεϕῶν μὲν πεπυρωμένων [τοὺς ἀστέρας εἶναι ou γεγενῆσθαχ] σβεννυμένους δὲ καθ’ ἑκάστην ἡμέραν ἀναζωπυρεῖν νύκτωρ καθάπερ τούς ἄνθρακας τὰς γὰρ ἀνατολὰς καὶ δύσεις ἐξάψεις εἶναι καὶ σβέσεις. « (1) Xénophane [dit] d’abord que les [étoiles] sont / ont été constituées de nuages ignés. (2) En outre, étant éteintes [ou bien « s’éteignant »] [ou bien « étant étouffées / s’étouffant » ou bien « mourant » ou bien « s’endormant »] chaque jour, la nuit elles sont ravivées [ou bien « elles s’enflamment »], comme des charbons. (3) Les levers et les couchers sont en effet des allumages et des extinctions. »
Achille Tatius Intr. Arat. 11 (IIIe siècle ap. J.-C. ; Dox. Gr. 343) : Ξενοϕάνης δὲ λέγει τοὺς ἀστέρας ἐκ νεϕῶν συνεστάναι έμπύρων καὶ σβέννυσθαι καὶ άνάπτεσθαι ώσανεί ἄνθρακας, καὶ ὅτε μὲν ἅπτεσθαι ϕαντασίας ἡμᾶς ἔχειν ἀνατολῆς, ὅτε δὲ σβέννυνται21 δύσεως. « (1) Xénophane dit que les étoiles sont constituées de nuages ignés, et (2a) qu’elles s’éteignent et s’allument, comme si elles étaient des charbons. (3) Nous avons l’impression visuelle d'un lever lorsqu’elles [les étoiles] sont allumées, et d’un coucher lorsqu’elles sont éteintes. »
Théodoret Graec. Aff. Cur. IV. 19 (ca. 450 ap. J.-C. ; Dox. Gr. 343 ; cf. Raeder 1904, 105) : Ξενοϕάνης δὲ ἐκ νεϕῶν μέν λέγει πεπυρωμένων ξυνίστασθαι [τούς ἀστέρας], σβεννυμένους δὲ μεθ’ ημέραν νύκτωρ πάλιν ὰναζωπυρεῖσθαι, καθάπερ τοὺς ἄνθρακας. « (1) Et Xénophane dit, d'abord, que [les étoiles] sont constituées de nuages ignés. (2) En outre, étant éteintes [ou bien « s’éteignant », ou bien « étant étouffées / s'étouffant » ou bien « mourant » ou bien « s’endormant »] le jour, la nuit elles sont ravivées [ou bien « elles s’enflamment »], comme des charbons. »
14Dans la traduction, j’ai numéroté les différentes propositions constitutives afin de pouvoir aisément passer en revue les points de correspondance et de divergence entre les trois témoignages. La proposition (2) est manifestement formulée de façon différente dans le texte d'Achille ; la numérotation (2a) dans la traduction a pour but de désigner la variante.
15Plusieurs détails soulèvent une interrogation ou appellent un commentaire. Notons tout d’abord que nulle part dans ces textes ni dans aucune autre source relative à Xénophane nous ne trouvons de preuve que notre philosophe ait distingué entre les étoiles fixes et les planètes. Aussi, lorsque nous parlons de la théorie de Xénophane concernant les « étoiles », nous devons admettre que des planètes puissent être comprises parmi les « étoiles ».
16Les propositions (1) et (2) se retrouvent en substance dans les trois témoignages. La proposition (3) n’apparaît pas du tout chez Théodoret. Les expressions temporelles καθ’ / μεθ’ ήμέραν et νύκτωρ n’apparaissent pas chez Achille. Est également absente chez Achille la construction en μέν / δέ, « d’abord,... en outre... ». Cette construction indique que (1) affirme quelque chose au sujet de la nature ou de l’origine des étoiles, tandis que (2) concerne les apparitions et les disparitions d’étoiles.
17Nous devrions être au clair sur le sens des expressions temporelles. Renvoient-elles respectivement aux événements liminaires de l’aube et de la tombée de la nuit, ou renvoient-elles à la journée et à la nuit dans leur totalité ? Les adverbes μεθ’ ήμέραν et νύκτωρ chez Théodoret renvoient sans ambiguïté aux périodes de jour et de nuit respectivement. L’expression adverbiale καθ’ ἑκάστην ήμέραν en A38 signifie simplement « chaque jour », laissant ouverte la question de savoir si ce qui est envisagé est un temps particulier chaque jour, ou la durée du jour. Chez Théodoret, cependant, l’expression adverbiale est sans ambiguïté : elle ne peut que signifier « de jour », ce qui implique toute la durée du jour.
18Des trois textes pris séparément, c’est celui de Théodoret qui assigne à toutes les expressions potentiellement ambiguës une interprétation sans ambiguïté. Les expressions temporelles fixent le contraste comme opposant le jour à la nuit. Ainsi, le sens à donner à l’embrasement des étoiles devrait s’accorder avec le sens de la durée impliquée par l’expression « de nuit » ; le sens à donner à l’extinction, avec le sens de la durée impliquée par l’expression adverbiale « de jour ». Sans aucun doute, Théodoret parle non pas d’événements liminaires – le lever et le coucher d’étoiles particulières au cours de la nuit – mais de deux états globaux qui font contraste : l’éclat de toutes les étoiles, la nuit ; la disparition de toutes les étoiles, le jour.
19Le texte d’Achille, malgré tous les mots qu’il partage avec celui de Théodoret, envisage une situation complètement différente. Pris pour lui-même, le texte d’Achille demande que l’on comprenne les levers et couchers comme des phénomènes de durée bien limitée, que j’ai appelés plus haut des « événements liminaires ». C'est le (3) qui rend cela clair. L’infinitif σβέννυσθαι en (2a) doit donc avoir le sens perfectif d’extinction (comme dans « la lumière disparut » ou « la lumière vient de disparaître »). De même, ἀνάπτεσθαι en (2a) doit avoir un sens inchoatif (« elles sont allumées » = « elles commencent à brûler »)22. Nous comprenons maintenant pourquoi l’antithèse jour/nuit n’apparaît pas chez Achille. Car il est évident que ni l’allumage ni l’extinction ne peuvent être vus « de jour »23.
20Il devrait maintenant être évident que, contrairement à Théodoret, Achille pense à des changements qui impliquent non pas toutes les étoiles, mais seulement celles qui nous offrent l’impression visuelle (ϕαντασία) d’un lever ou d’un coucher – ou des deux phénomènes – au cours d’une seule nuit. Les étoiles circumpolaires sont bizarrement en dehors du champ de la notice d’Achille. Nous pouvons maintenant donner un sens à l’absence de contraste en μέν / δέ chez Achille. Pour Théodoret et pour A38, il y a deux questions différentes, (1) l’origine et la nature des étoiles, et (2) leurs apparitions / disparitions. Il n’en va pas de même pour Achille ; pour lui, voir une étoile se lever c’est voir l’allumage d’une étoile, c’est-à-dire la formation de cette étoile ; voir une étoile se coucher c’est voir l’extinction d’une étoile, c’est-à-dire la dissolution de cette étoile. La force de la proposition (3) pour Achille est de rendre évident que (1), en fait, est absorbée par (2a).
21Il est donc incontestable que Théodoret et Achille nous donnent des témoignages divergents concernant les étoiles. Quelle qu’ait pu être la forme de la notice originale qui comparait les étoiles à des charbons ardents, Achille (ou sa source) l’a comprise d’une certaine façon, et Théodoret (ou sa source) d’une autre.
22Cette analyse a un corollaire saisissant. La proposition (3), qui est remarquablement absente chez Théodoret, est incluse en A38 ; donc, si nous expliquons le (2) de A38 de la même façon que le (2) avait été expliqué dans le texte de Théodoret, A38 devient incohérent. Selon cette lecture de A38, (2) concernerait l'apparition globale des étoiles, la nuit, et leur disparition globale, le jour, tandis que (3) affirmerait de façon bien différente que les levers sont des allumages, et les couchers, des extinctions. Que l’apparition globale des étoiles doive être appelée un lever est sémantiquement forcé – surtout en grec, où le mot pour « lever » est le même que pour « Est » (ανατολή). Et pour exactement les mêmes raisons, il serait insensé de renvoyer à la disparition globale des étoiles à l’aube comme à un δύνειν, une « chute » – le sens grec précis qui correspond au terme français « se coucher ».
23Passons en revue les résultats qui ont émergé de notre analyse de ces trois sources :
Nous avons, chez Théodoret, un témoignage doté d’une cohérence interne : Xénophane parlait d’étoiles comme semblables à des charbons, à propos de l’éclat général de toutes les étoiles la nuit et de leur disparition le jour.
Nous avons, chez Achille également, un témoignage doté d’une cohérence interne : Xénophane a fait la comparaison étoiles / charbons pour expliquer le lever des étoiles comme un allumage et leur coucher comme une extinction (l’explication étant limitée aux étoiles non circumpolaires, bien sûr).
A38, nous avons deux propositions, (1) et (2), qui, prises ensemble, donnent le même témoignage que Théodoret.
Et nous avons une troisième proposition, (3), en A38, qui compromet la logique de la notice : c’est une composante intégrale du témoignage d’Achille ; mais quand elle est ajoutée aux deux autres propositions de A38, elle rend le texte incohérent.
24Si nous supprimions (3) de A38, Théodoret et A38 réduit seraient cohérents. La suppression laisserait (1) et (2) en A38 intacts, parce que (3) a un caractère d’explication en appendice. En revanche, il n’y a aucun remède éditorial qui puisse rendre Achille cohérent avec A38 : la totalité de (2) devrait être changée en (2a).
25Confronté à cet ensemble de circonstances, un philologue serait en droit de diagnostiquer un cas de glose malencontreuse. Théodoret, avec le soutien de (1) et (2) en A38, a de bonnes raisons d’être un témoignage crédible. Nous pouvons donc conjecturer que le passage concernant les étoiles/charbons remonte à un archétype doxographique qui comprenait uniquement (1) et (2), le texte commun à A38 et Théodoret. Mais un modèle doxographique divergent fut établi lorsque quelqu’un pensa à ajouter (3) comme commentaire explicatif au texte constitué par (1) et (2). L’auteur de la glose négligea les détails lexicaux qui font de (3) un accompagnement inadéquat de (2).
26La glose a une motivation évidente. Dans la tradition doxographique concernant Héraclite, nous avons un témoignage selon lequel le soleil (et peut-être aussi chaque étoile) s’enflamme à l’Est et s’éteint à l’Ouest24. Dans une version, le témoignage se rapproche remarquablement du (3) de Xénophane A38 :
pseudo-Galien Hist. Phil. 62 (Dox. Gr. 626 ; cf. 16) : ‘Ηράκλειτος ἄναμμα [τòν ἥλιον], ἐν μὲν τάῖς ἀνατολαῖς τὴν ἔξαψιν ἔχοντα, τὴν δὲ σβέσιν έν ταῖς δυσμαῖς. « Héraclite considère que [le soleil] est un [corps] igné s’allumant à l’Est et s’éteignant à l’Ouest. »
27En effet, le thème de « l’allumage à l’Est/extinction à l’Ouest » est l’un des lieux communs de l'astronomie populaire chez les Anciens, ainsi qu’on le voit dans un passage bien connu du De rerum natura de Lucrèce (V, 656-65). Une confirmation de cette hypothèse de glose malencontreuse est fournie par la traduction arabe de l’Epitomé du pseudo-Plutarque. Dans le passage qui correspond à A38, la proposition (3) incriminée est absente25.
28Pour évaluer la justesse du diagnostic présenté ici, il est important d’avoir à l’esprit que le pseudo-Plutarque et Stobée n’ont pas le titre incontestable de représentants d’Aétius pour nous. En particulier, l’autorité de Théodoret comme représentant rival est grande ; et Diels mentionne un nombre impressionnant de cas dans lesquels Théodoret a conservé une meilleure lecture que celle que l’on trouve chez le pseudo-Plutarque ou Stobée26.
29Cependant, il est possible qu’Achille – qui est certes le témoin le moins crédible mais qui a une connaissance élémentaire de l’astronomie – puisse malgré tout avoir atteint une compréhension correcte de la doctrine de Xénophane concernant l'allumage / extinction des étoiles. Après tout, le témoignage d’Achille pris en lui-même, comme nous l'avons vu, n’est pas moins cohérent que celui de Théodoret. C’est pourquoi nous devons également entreprendre une analyse philosophique.
30Un trait très important du témoignage d’Achille est l’accent mis sur les événements liminaires que sont l’allumage à l’Est et l’extinction à l’Ouest. Car nous sommes ainsi autorisés – je devrais dire invités – à imaginer que les étoiles existent uniquement durant leur passage nocturne27. La comparaison étoiles / charbons, étoffée, nous raconterait cette histoire :
La nuit, les étoiles, comme des charbons que l’on utilise pour la première fois, sont enflammées. Tout au long de la nuit, d’autres allumages ont lieu à l’Est. A chaque fois qu’une étoile atteint l’Ouest, elle est éteinte, sa quantité de combustible ayant été dépensée au cours de son voyage nocturne. Mais de même qu’un nouvel apport de charbon nous donnera du combustible pour un nouveau feu, un apport frais de matériau nuageux donnera naissance la nuit suivante à toute une nouvelle génération d'étoiles.
31Il résulterait naturellement de cette explication de la comparaison que les étoiles ne passent pas sous la Terre, ce qui s’accorde bien avec notre analyse du modèle de la Terre chez Xénophane. Les étoiles particulières auraient des trajectoires qui seraient des demi-cercles ou des arcs de degré de convexité divers – plutôt courts et plats au Sud, plus longs et incurvés au Nord. L’hypothèse serait que, chaque nuit, chaque étoile naît ou s’enflamme à l’extrémité Est de la courbe ; et que, plus tard dans la même nuit, elle meurt ou s’éteint à l’extrémité Ouest de la courbe.
32Tout attrayante qu’elle soit en établissant une connexion immédiate avec le modèle de la Terre de Xénophane, la doctrine impliquée par le témoignage d’Achille souffre de limites théoriques extrêmement sévères. Pour commencer, il y a le problème des constellations. Xénophane soutenant, comme nous l’avons remarqué, qu’il y a une pluralité de soleils et de lunes, il pourrait très bien avoir pensé qu'il n’y a pas non plus d’identité numérique pour les planètes (« les étoiles errantes ») : une nouvelle Vénus, un nouveau Jupiter seraient constitués chaque nuit. Mais avoir pensé cela au sujet des étoiles fixes est tout à fait contraire à l’intuition. Que de nouvelles générations d’étoiles-nuages particuliers, nuit après nuit, année après année, siècle après siècle, doivent garder la même configuration l’une par rapport à l’autre va très fortement contre l’intuition. Ensuite, il y a également l’exclusion flagrante des étoiles circumpolaires que nous avons déjà mentionnée. Assurément, elles étaient connues de Xénophane28.
33En outre, l’explication de Xénophane, dans la présentation d’Achille, est très incomplète. Un nombre très important de trajectoires stellaires qui se situent entre l’équateur céleste et le cercle arctique sont passées sous silence. Les étoiles de cette bande balaient si largement le ciel du Nord-Est au Nord-Ouest que peu (sinon aucun) de leurs levers visibles sont suivis de couchers visibles ; la partie visible de leur courbe arrondie s’achève le plus souvent par une disparition diurne. Et, de façon correspondante, peu (sinon aucun) de leurs couchers visibles sont précédés d’un lever visible ; à la tombée de la nuit, elles sont déjà hautes, au-dessus de l’horizon29. La notice d’Achille nous laisse également perplexes quant à savoir quelle pourrait avoir été la doctrine de Xénophane concernant toutes les étoiles que l’on voit se lever dans les heures qui précèdent le lever du soleil. Une fois que le soleil brille, ces tard-levées demeurent-elles dans le ciel sans être visibles, ou bien sont-elles réellement éteintes ? Dans les deux cas, elles subiraient une sorte bien différente d’extinction que celle qu’Achille identifie avec le coucher. De même, à la tombée de la nuit, comment devons-nous concevoir l’apparition d’étoiles qui deviennent visibles haut dans le ciel ou près de l’horizon Ouest ? Si l’allumage doit être identifié avec le lever, est-ce le cas qu’elles ont été allumées quelque temps avant, qu’elles ont disparu ensuite pour des raisons inexpliquées, et qu’elles ont réapparu plus tard, bien que non pas en vertu d’un allumage ?
34Si nous en jugeons d’après le témoignage de Théodoret ou de (1) et (2) de A38, nous pouvons construire des réponses plausibles à toutes les questions auxquelles le texte d’Achille n’a pas répondu : A la tombée de la nuit, toutes les étoiles paraissent – celles qui sont déjà haut dans le ciel de même que celles qui ne sont pas encore apparues au-dessus de l’horizon Est. En outre, au cours de la nuit, toutes les étoiles continuent à briller – y compris celles que l’on voit disparaître à l’Ouest. A l’aube, toutes les étoiles s’en vont – y compris celles qui peuvent ne pas s’être levées avant le soleil. Mais elles sont encore dans le ciel et elles continuent leurs mouvements, circumpolaire ou d’Est en Ouest30.
35Sans le bénéfice des réponses obtenues chez Théodoret ou de (1) et (2) de A38, l’interprétation d’Achille est comprise bien naturellement comme impliquant que Xénophane croyait que les étoiles n’existent pas pendant le jour31. Mais cela ne demanderait pas beaucoup de sophistication de remarquer le simple fait que les phases de la lune affectent la visibilité des étoiles. De moins en moins d’étoiles sont visibles quand la lune croît ; et de plus en plus, quand elle décroît. Si la pâle lumière de la lune doit rendre de nombreuses étoiles invisibles, il est raisonnable d’admettre que la lumière incomparablement plus brillante du soleil doive masquer toutes les étoiles. Et Xénophane, qui, selon A41, a parlé d’une « éclipse totale de soleil où le jour est apparu comme la nuit », doit ipso facto avoir eu connaissance du fait que le masquage des étoiles cesse durant la phase de totalité d’une éclipse totale de soleil.
36Si le texte d’Achille est une représentation juste de la conception de Xénophane, l’exposé de celui-ci concernant les étoiles serait semé de difficultés et d’incohérences : elle aurait impliqué que les constellations sont reconstituées chaque nuit ; elle aurait ignoré les étoiles circumpolaires ; elle aurait suggéré que les étoiles n’existent pas le jour ; elle aurait posé plus de questions qu'elle n’aurait donné de réponses. Dans le cas présent, l’hypothèse la plus charitable est aussi la plus simple : les problèmes ne sont pas dus à Xénophane, mais à une formulation trompeuse d’Achille. Cela confirme maintenant ce qui avait été d’abord affirmé pour des raisons philologiques : le témoignage crédible est celui fourni par Théodoret et par (1) et (2) uniquement en A38, et non par Achille ni par A38 dans sa forme transmise.
37Il serait maintenant instructif d’étoffer la comparaison étoiles / charbons pour les deux textes qui ont résisté à notre examen critique minutieux. Nous devons tenir compte de deux façons différentes dont la comparaison peut avoir été conçue.
Première version – Les charbons rallumés : Le jour, les étoiles ne brillent pas – comme le charbon qui ne brûle pas (soit le charbon qui n’a jamais été allumé, soit le charbon qui a été allumé auparavant et éteint plus tard avant d’avoir été entièrement consumé)-, la nuit, les étoiles paraissent et continuent à briller – comme le charbon qui est allumé et continue de brûler. A l’aube, toutes les étoiles s’en vont – comme le charbon qui est éteint.
Deuxième version – Les charbons qui couvent et s’enflamment : Le jour, les étoiles comme les braises de charbon qui couvent et que l’on voit en plein jour, n’ont pas de lueur visible. La nuit, les étoiles s’enflamment ; elles brillent comme les charbons que l’on a agités ou éventés dans un brasier qui chauffe une pièce obscure. Et de même qu’un faible feu fabriqué avec des charbons peut être maintenu pendant un très long temps, le feu stellaire poursuit sa combustion indéfiniment.
38Les propriétés sémantiques décisives du charbon dans la première version sont que le charbon brûle avec une lueur régulière sans grande flamme et sans fumée. Décisives pour la deuxième version sont non seulement les propriétés exploitées par la première version, mais aussi, et de façon plus importante, deux propriétés supplémentaires : (i) la capacité du charbon à brûler longtemps, (ii) sa capacité à alterner constamment entre deux modes, à savoir un mode statique qui, mis à part l’émission de chaleur, dément le processus de combustion en cours, et un mode actif qui implique un éclat évident.
39La deuxième version de la comparaison est conceptuellement plus stricte que la première version. Centrant son point de vue sur l’alternance entre le feu vif et le feu qui couve, elle ne permet aucune ambiguïté : elle envisage précisément une situation dans laquelle le même stock de charbon est le sujet des modes alternants d’activité. La première version, en revanche, nous permet d’imaginer soit qu’il y a un renouvellement du stock de charbon, soit que le même stock de charbon est réutilisé après une assez longue combustion (comparable, dans les termes de la comparaison, à la durée d’une nuit). L’implication d’un renouvellement nous entraînerait vers les problèmes de stock et de la cause de ce renouvellement. L’implication d’une réutilisation serait sémantiquement inappropriée, puisque la réutilisation du charbon est impossible – si ce n’est, dans le meilleur des cas, de façon marginale et accidentelle.
40Par conséquent, c’est la deuxième version qui sert de véhicule naturel au motif décisif de la récurrence : les étoiles apparaissent et s'en vont, le cycle se répète encore et encore ; les charbons s’enflamment, s’éteignent, s’enflamment de nouveau, et ainsi de suite. Théodoret et (1) et (2) de A38 mettent tous les deux l’accent sur la répétition, à cette différence près que A38 insiste sur la répétition de « l'extinction » (σβεννυμένους δὲ καθ’ ἑκάστην ἡμέραν), tandis que Théodoret met l’accent sur la répétition du « ravivement de la flamme » (νύκτωρ πάλιν ἀναζωπυρεῖσθαι). L’insistance est soutenue par le verbe ἀναζωπυρεῖσθαι chez Théodoret, et sa forme intransitive de sens équivalent ἀναζωπυρεῖν en A38. Ces formes ne sont pas de simples synonymes de ἅπτεσθαι ou de ἀνάπτεσθαι, « être allumé » ; elles signifient plutôt le ravivement ou l’embrasement d’un feu qui était en train de s’éteindre ou qui s’étouffait – et non d’un feu totalement éteint. Placé en face de ἀναζωπυρεῖν / ἀναζωπυρεῖσθαι, le participe présent σβεννυμένους contient très bien le sens imperfectif de « s’éteignant, s’étouffant » ou même de « s’endormant »32.
41Si on transpose la comparaison au monde réel, elle nous dit par exemple que les étoiles numériquement identiques apparaissent réparties selon la constellation d’Orion, d’une nuit à l’autre. Quiconque a introduit la comparaison – que ce soit Xénophane lui-même ou quelqu’un rapportant sa doctrine concernant les étoiles – doit l’avoir associée avec un modèle de mouvement circulaire pour les étoiles33.
42Le modèle du mouvement circulaire avait déjà été introduit par Anaximandre34 et avait été adopté par Anaximène35. Le spectacle nocturne des étoiles circumpolaires, de même que le cycle annuel de retour des constellations à leurs positions saisonnières (qui font que nous pouvons parler d’étoiles d’été, d’automne, d’hiver et de printemps) rendent ce modèle presque irrésistible. Exception faite du texte d’Achille et du (3) de A38, rien dans les témoignages ne nous conduirait à croire que Xénophane n’a pas adopté le modèle circulaire pour les mouvements stellaires. On peut remarquer l’absence de tout témoignage affirmant qu’il soutenait que les étoiles « évoluent en ligne droite ». Les étoiles sont des nuages, certes, mais une énorme tornade cosmique maintient leur tournoiement au-dessus de la Terre à une altitude bien plus haute que celle à laquelle les nuages ordinaires se forment.
43Mais le modèle circulaire du mouvement stellaire peut-il être concilié avec la conception de Xénophane concernant la Terre ? De nombreux cosmologistes ont soutenu à la fois que la Terre est plate et que les étoiles se meuvent en cercles dont une part se situe au-dessous et l’autre au-dessus de la Terre. Xénophane, cependant, pose une Terre ayant une surface plate illimitée et une profondeur illimitée. Aussi, les cercles des étoiles doivent-ils tous se situer toujours au-dessus de la Terre. Les conséquences géométriques de cela sont bien sûr en désaccord flagrant avec l’apparence du ciel nocturne aux latitudes moyennes septentrionales : toutes les étoiles devraient être circumpolaires ; il n’y aurait pas d’étoiles qui se lèvent et se couchent. Comment Xenophane pourrait-il concilier son modèle de la Terre avec son astronomie ?
44La réponse se trouve à portée de main dans les témoignages relatifs à Anaximène :
« Les étoiles ne se meuvent pas, dit-il [Anaximène], sous la Terre, mais autour de la Terre comme un chapeau en feutre (πιλίον) pourrait tourner autour de notre tête ; et le soleil se cache non pas parce qu’il est parti sous la Terre (ὑπò γῆν γενόμενον), mais parce qu’il est couvert (σκεπόμενον) par les parties les plus hautes de la Terre, et parce que la distance qui le sépare de nous est devenue plus grande (διὰ τὴν πλείονα ἡμῶν αὐτοῦ γενομένην ἀπόστασιν). » (13Α7, Hippolyte)36
45Il est important de noter que le témoignage montre qu’Anaximène invoque à la fois l’effet d’obstruction par « les parties les plus hautes » et les effets de perspective. La compréhension qu’Anaximène avait de la perspective curvilinéaire était sans aucun doute pauvre, au mieux impressionniste. Néanmoins, s’il s’était imaginé à l’intérieur d’une tholos dont le sol était très incliné (comme nous pourrions nous imaginer sur une plateforme très inclinée à l’intérieur du Dôme du Capitole à Washington, ou du Dôme du Panthéon à Paris), situé vers le bas aux trois-quarts du sol incliné, les cercles concentriques, les quasi-cercles, les demi-cercles et les arcs qu’il pourrait observer de son point de vue dans la tholos ont de nombreux points communs avec les trajectoires des étoiles circumpolaires, quasi-circumpolaires, équatoriales et méridionales, telles que les voit tout observateur des étoiles à la latitude de la Grèce et de l’Italie.
46La théorie de Xénophane, qui est centrée sur les nuages, est une adaptation évidente de la cosmologie d’Anaximène, centrée sur l’air. Dans le double apeiron de la Terre en-dessous et de l’air au-dessus, nous reconnaissons l’influence de l'apeiros aêr dans deux de ses états remarquables de condensation-raréfaction. Il est bien probable que Xénophane a également adopté le dispositif ingénieux d’Anaximène pour concilier les faits de mouvements stellaires observés avec le postulat que les mouvements stellaires ne peuvent avoir lieu qu’au-dessus de la Terre37.
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Notes de bas de page
1 Mansfeld 1987, parle de l’« Eléaticisation, ou Parménidisation, de Xénophane », et apporte des preuves que cette tendance existait déjà avant que Platon (Soph. 242C) ne range Xénophane aux côtés des partisans Eléates de l’« Un ». Cf. Cherniss 1935, 201 n. 228.
2 Voir par exemple Gilbert 1907, 88, 280 avec la n. 2 ; Cornford 1952, 146s. ; Guthrie 1962, 377-81. Pour une critique de telles interprétations, voir Lesher 1992, 130.
3 Le manuscrit dit καὶ ῥει, mais la correction moderne est pratiquement certaine. Voir KRS, 175, et noter également qu'en Grec tardif, la prononciation de ήέρι et καῖ pet était très proche, yeri-kyeri.
4 Pour le sens de προσπλάζον, voir Lesher 1992, 128 n. 3. La construction passive όράται προσπλάζον évoque la complète accessibilité (visibilité) empirique de la relation spatiale exprimée par le participe.
5 Il y a une anacoluthe, légère mais significative, dans l’utilisation des deux adverbes de lieu. Au premier vers, ἄνω, « au-dessus », est syntaxiquement lié à πεῖρας, « la limite ». Mais dans le deuxième vers, κάτω, « en-dessous », ne peut être logiquement construit comme s’appliquant à une « limite » sous-entendue, car l’idée que la limite devrait « avancer » (quand c’est précisément « ce vers quoi on avance ») a peu de sens. L’expression τò δὲ κάτω doit être construite soit absolument (« Quant au dessous,... »), soit comme s’appliquant à « la partie de la Terre » sous-entendue. Cette dernière est plus vraisemblable, étant donné le génitif γαίης au vers précédent. Dans les deux cas, en forçant son lecteur ou son auditeur à faire une modification syntaxique, Xénophane met l’accent le plus fort possible sur le contraste entre πεῖρας, « limite », et ἄπειρον, « sans limite », disant en substance : « La limite supérieure est celle-ci ; la limite inférieure – eh bien ! il n’y a justement pas de limite ! ».
6 Ou « sans fin ». L’expression adverbiale traduit la façon dont se fait l’avancée, et non le lieu vers lequel elle tend. La traduction « it reaches to the unlimited », qui est fournie par Dancy 1989, 164, a l’implication embarrassante que l’« illimité » est quelque chose vers quoi on tend (devons-nous supposer que le domaine de « l’illimité » commence là où la Terre s’arrête ?).
7 Cf. aussi le texte de Cicéron (Acad. II, 39, 122) extrait en A47 en DK, ainsi que la traduction arabe de l’Epit du Pseudo-Plutarque, Daiber 1980, 181 (« die Erde... hat eine unendliche Wurzel abgelegt »).
8 Telle est la leçon des manuscrits. Voir Sirinelli et Des Places 1974, 156 ; Dox. Gr. 580 (texte et apparat critique). En DK, le texte apparaît sous une forme corrigée, μὴ κατὰ πᾶν μέρος περιέχεσθαι (voir l’apparat critique pour A32 dans DK). La correction n’est pas justifiée, comme je l’explique immédiatement après.
9 Voir Untersteiner 1956, p. CLIV n. 97, où l’origine aristotélicienne est défendue, néanmoins.
10 Ce sont Jim Hankinson et James Lesher qui ont attiré mon attention sur cette différence. Il nous avait échappé à tous les trois, lors de nos échanges sur ce passage, que la leçon de DK n’est pas celle des manuscrits ; voir ci-dessus n. 8.
11 Aux césures A4, B2, Cl et A3, B1, Cl, respectivement, selon le système de Hermann Fränkel : voir Fränkel 1962, 33-7 ; 1973, 30-4.
12 Voir ci-dessus n. 5.
13 Voir Untersteiner 1955, p. CLIV ; Heitsch 1983, 63.
14 En effet, ce sont les dernières limites qui sont mentionnées le plus fréquemment dans la poésie épique. Parmi les textes cités par Heitsch (voir la note précédente), huit concernent des limites de surface. Seul Hésiode, Théog. 622, concerne des limites chthoniennes (souterraines).
15 Cf. Guthrie 1962, 381n.
16 La locution adverbiale est, par conséquent, traduite par « indéfiniment ». Cf. Zeller 1919, 662s. ; Ueberweg 1951, 77 ; Lesher 1992, 130s. On pourrait penser que l’explication sceptique de ἐς ἄπειρον est dans l’esprit de l’agnosticisme de Xénophane. Mais l’hésitation à l’égard de sujets particuliers n’est absolument pas du style de Xénophane. Il ne recule pas devant les déclarations positives et les extrapolations audacieuses. La clause agnostique a un caractère métaphilosophique ; elle s’applique de façon globale (B34, B35), mais ne modifie pas le contenu de ses affirmations particulières.
17 Le « bord d’attaque » est, par exemple, la partie antérieure d’une aile d’avion – la partie qui fend l’air.
18 Le schéma de la réticence est relevé et critiqué de façon pertinente dans Dancy 1989, 149-51 et 163-5, notamment 164 et n, 43.
19 Le philosophe épicurien Diogène d’Œnoanda semble avoir tenté de faire un exposé des différentes conséquences d’un modèle qui pose une infinité de la Terre vers le bas. Dans le fr. 66, col. II (Smith 1993, 258 et 399 ; cf. Chilton 1967, 35s. et Chilton 1971, 10), Diogène s’adresse aux partisans de ce modèle : « Que [voulez-vous] dire [Messieurs],... est-ce que vous étendez [laTerre] indéfiniment dans la région au-dessous (εἰς τὴν κάτω ζώνην ἐπ’ ἄπειρον ἐκτείνετε), méprisant l’opinion unanime de tous les hommes, profanes aussi bien que philosophes – qui pensent que les corps célestes poursuivent leur course autour de la Terre au-dessus et en-dessous – tirant le soleil aux bords, en dehors du monde, et le ramenant des bords (ἐξάγοντες... πρòς τὰ πλάγια καὶ ἐκ τῶν πλαγίων πάλιν είσάγοντες) ? Ou bien vous ne dites pas cela, mais... » (traduction selon Smith). Il y a un désaccord parmi les éditeurs quant à savoir si Xénophane pourrait avoir été mentionné dans un passage de ce texte (inscrit sur pierre) qui n’a pas été conservé. Voir Chilton 1971, 63-5.
20 La différence est minime : μέν se trouve dans l’Epit. et dans Eusèbe ; il est omis dans Ecl. et Pseudo-Galien.
21 La leçon σβέννυται en Dox. Gr. 343 doit être une coquille. Cf. Maas 1898, 40.
22 Il est important de ne pas se tromper sur le préfixe ἀνα-dans ἀνάπτεσθαι. Achille ne parle pas nécessairement d’un « rallumage ». Le verbe ἀνάπτω signifie « allumer », « enflammer » ; voir LSJ, s.v.
23 La formulation laisse peut-être ouverte la possibilité qu’Achille lit la notice comme faisant allusion à des événements saisonniers exceptionnels (comme le lever ou le coucher héliaque d’Arcturus) ; mais sans indication explicite qu’il s’agit de ce sens plus technique, la présomption sémantique devrait être que c’est la série infiniment grande de levers successifs et de couchers successifs ayant lieu au cours d’une seule nuit qui est envisagée ici.
24 Tous les témoignages sur ce point sont analysés en détail dans Kirk 1962, 264-79 ; voir notamment 267 et 279 n. 2.
25 Aétius Arabe (Daiber 1980, 150s. ; je traduis de l’allemand) : « Xénophane croyait que les étoiles sont constituées de nuages qui s’enflamment (entflammt werden). Et (il croyait) qu’ils (les nuages) s’éteignent chaque jour (an jedem Tage erlöschen) et s’enflamment durant la nuit. Cela se produit avec eux comme (avec) le charbon, qui s’allume et s’éteint (sich entzündet und verlöscht) ».
26 Voir Dox. Gr. 45-7 ; cf. Runia 1989, 251-3.
27 Bien entendu, ce pas n’est pas nécessaire ; mais les possibilités offertes par la manière dont Achille s exprime ont des répercussions interprétatives majeures.
28 Elles étaient connues d’Homère. Voir Od. V, 273-5.
29 Il y a une belle discussion au sujet de la classification des étoiles, en fonction des levers / couchers visibles, dans Achille Intr. Arat. 37 (Maas 1898, 73) : certaines étoiles sont toujours au-dessus de l’horizon (ἀειϕανῆ) ; on peut en voir certaines à la fois se lever et se coucher au cours d’une même nuit (ἀμϕιϕανῆ, τῆς αὐτῆς νυκτòς καὶ ἀνατέλλει καὶ δύνει) ; on peut en voir d’autres se lever (ποτὲ ἀνατέλλει, mais pas se coucher, au cours d’une même nuit) ; et on peut en voir d’autres encore se coucher (ποτὲ δύνει, mais pas se lever, au cours d’une même nuit).
30 Cf. Herzog 1967, 403 (je traduis) : « Avec sa comparaison avec le charbon, Xénophane met expressément l’accent sur le fait que les étoiles fixes existent aussi sur la partie de l'arc de cercle sur laquelle elles ne brillent pas ». Bien que je n’accepte pas la thèse d’Herzog selon laquelle les levers et couchers d’étoiles dont il est question sont des événements saisonniers plutôt que quotidiens, je considère que la remarque que je viens de citer constitue un éclairage majeur de la comparaison entre les étoiles et le charbon.
31 L’implication n’a bien évidemment pas la force d’une implication logique. Quelqu’un pourrait soutenir que les étoiles naissent à l’Est, et meurent à l’Ouest, constamment, tout au long du jour et de la nuit. Mais il égarerait ses auditeurs/lecteurs en disant que « quand elles s’allument, nous avons l’expérience visuelle d’un lever, etc. », puisque seuls les allumages et extinctions nocturnes permettent des expériences visuelles de lever et de coucher, respectivement.
32 La traduction de σβέννυμαι, ne doit en aucun cas être limitée à des verbes qui contiennent de façon inhérente le sens d’achèvement de « être étouffé/s’étouffer » ou de « être éteint/s’éteindre ». De telles traductions seraient exigées uniquement pour des formes perfectives (aoristes), comme ἔσβην, ἐσβεσάμην, ἐσβέσθην, ou pour la forme au parfait ἔεσβεσμαι. Les formes imperfectives du verbe grec, cependant, peuvent contenir soit le sens d’une extinction totale soit des sens processuels comme « commencer à s’éteindre », « s’étouffer lentement », « tendre à diminuer », « se mettre à couver ». Le verbe grec qu’on traduit habituellement par « couver » est τύϕομαι, qui cependant implique toujours la présence de fumée. Quand Théophraste, en Hist. Pl. V, 9, 3, cherche à évoquer le contraste entre l’état actif et l’état passif des braises, il utilise les mots ὀξυτέρα ϕλόξ, « flamme plus vive », et καταμαραίνομαι, « se faner ». Mais ce dernier terme, qui est lui-même une métaphore végétale, serait mal venu dans un contexte où la mention des charbons introduit une comparaison (nous aurions un mélange de métaphores). La modulation de sens rendue possible par le système aspectuel permet que σβέννυσθαι, dans un contexte comme celui du passage de Théodoret ou de A38, fonctionne exactement comme un synonyme de καταμαραίνεσθαι de Théophraste.
33 Je laisse de côté la possibilité qu’on ait pu penser que les étoiles ont un mouvement pendulaire, inversant leurs trajectoires d’un jour à l’autre. Personne dans l’Antiquité, à ma connaissance, n’a tenté une telle explication. En tout cas, une telle explication serait en contradiction avec les faits de la variation saisonnière dans le ciel nocturne, et des phénomènes associés à une éclipse totale de soleil.
34 12A18, A21. Cf. Kahn 1960, 58s., 86-94 ; Kahn 1970, 107-10.
35 13A7, A14.
36 La dernière proposition causale (διὰ τὴν πλείονα... ἀπόστασιν) a souvent été traduite de façon approximative (par exemple KRS, 154s. ; Kahn 1970, 108 ; la traduction correcte apparaît chez Mansfeld 1987, 95). Hippolyte ne fait pas la remarque générale que le soleil se trouve à une grande distance de nous ; il parle d’un changement de la distance comme contribuant à la disparition du soleil. Noter que le participe n’est pas γιγνομένην ou οὖσαν, mais γενομένην (aoriste). Il y a une correspondance significative entre les deux participes aoristes : γενόμενον (l’explication rejetée) ; γενομένην (l’explication proposée).
37 Dans sa version anglaise (« Earth and Stars in the Cosmology of Xenophanes »), cet article a bénéficié de discussions et critiques lors d’un certain nombre de réunions académiques. Outre sa présentation au colloque « Qu'est-ce que la Philosophie Présocratique ? » (Lille 2000), il a été présenté à des auditoires à l’Université du Texas à Austin, à l’Université de Melbourne (Australian Seminar for Ancient Philosophy), au Center for Hellenic Studies (Washington, D.C.), à l'Université de Minesota-Twin Cities, et à la Society for Ancient Greek Philosophy. Je remercie les organisateurs de ces conférences et les participants qui ont apporté des commentaires. Je suis redevable à Alan Bowen de ses commentaires écrits judicieux et détaillés d’une version antérieure. Je remercie également David Sider et André Laks pour leurs corrections et leurs suggestions utiles. Claire Louguet a non seulement rendu mon anglais de façon fidèle, bien informée et élégante, elle a aussi fait généreusement preuve de patience et d’obligeance lors de longs échanges téléphoniques transatlantiques. Je la remercie cordialement.
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