Le contexte culturel des Présocratiques : adversaires et destinataires
p. 83-114
Texte intégral
1Depuis Aristote, de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, le discours sur les Présocratiques1 se caractérise par deux schémas principaux :
L’opposition dialectique entre « philosophes » qui dialoguent à travers le temps et l’espace sur des problèmes exclusivement philosophiques.
La succession conceptuelle et chronologique établie sur l’a priori du développement progressif de la recherche philosophique, que les auteurs hellénistiques ont transformée en une suite historique de rapports maître-disciple.
2Ces schémas, qui laissent pratiquement de côté tous les aspects des Présocratiques qui n’entrent pas dans le cadre d’un discours philosophique, caractérisent toute l’histoire de la philosophie du XIXe siècle et, en grande partie, du XXe siècle.
3Ceci découle principalement de l’influence que Hegel et surtout Zeller ont exercée sur l’histoire de la philosophie jusqu’à notre époque.
4Quoique Zeller n’accepte pas le principe hégélien de la séparation catégorique entre la philosophie d’une part, et les autres manifestations de l’esprit et le contexte historique en général d’autre part, sa grande Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung est encore profondément marquée par la perspective logique hégélienne qui se reflète dans deux traits fondamentaux lourds de conséquences pour l’analyse des Présocratiques à notre époque :
Le peu d’importance accordé à la biographie et au contexte culturel de chaque auteur au profit d’une considération plus abstraite de leur « philosophie » comme expression du développement progressif de l’esprit2.
La codification d’une nécessité historique qui régit le développement de la pensée philosophique et qui se manifeste dans la succession d’un philosophe à l’autre et dans l’opposition dialectique entre maîtres et disciples présumés.
5Les effets de cette conception zellerienne de l’histoire de la philosophie, vu l’énorme influence que sa Philosophie der Griechen a exercée sur l’interprétation des Présocratiques à notre époque, sont encore visibles aujourd’hui dans le peu d’attention accordée au contexte culturel et surtout pragmatique de leur production, et dans l’interprétation purement philosophique de leurs fragments3. A partir des années soixante, une réaction à cette approche unidirectionnelle a mis l’accent sur des aspects systématiquement marginalisés dans les histoires traditionnelles de la philosophie grecque4. Cette contribution se propose d’ajouter encore quelques éléments à une considération plus globale des Présocratiques dans leur contexte culturel et pragmatique, au-delà des canons philosophiques strictement aristotéliciens.
6On essayera ici de préciser dans quelle mesure les rapports de force avec d’autres savants et groupes professionnels, ainsi que le public auquel ils destinaient leur œuvre, ont déterminé non seulement l’attitude de ceux que l’on appelle Présocratiques à l’égard du savoir et de sa transmission, mais aussi le contenu de leur message.
7S’il est clair que l’on ne peut pas résoudre par ce biais tous les problèmes d’interprétation des textes, cette perspective permet néanmoins une approche plus réaliste des conditions de production de ces auteurs qui n’ont jamais agi en philosophes s’adonnant à la spéculation théorique loin de tout autre souci au sein d’une école philosophique, comme les concevait Aristote. Ces savants, du reste très différents les uns des autres, sont au contraire profondément enracinés dans le tissu social et culturel dans lequel ils agissent, et, comme les poètes et les autres personnes exerçant une activité culturelle, ils subissent les effets de la concurrence et des contraintes qui relèvent du processus communicationnel.
8Les Présocratiques composent des textes destinés à être communiqués à un public qui diffère d’une situation à l’autre, d’un auteur à l’autre.
9Les Présocratiques agissent souvent dans un contexte très concurrentiel. Il ne s’agit pas seulement d’une concurrence entre « philosophes » comme dans le cas des écoles du IVe siècle av. J.-C. L’idée que leurs polémiques ont pour cible d’autres « philosophes de la nature » ne vaut que pour certains d’entre eux. En effet, la conscience de la spécificité du savoir du philosophe émerge seulement plus tard, peut-être avec Parménide, mais auparavant il n’y a guère de distinction entre poètes, savants, devins, guérisseurs et personnages comme Pythagore. Tous ces gens sont envisagés comme une catégorie unique et sont appelés sophoi ou sophistai. Même lorsque le physiologos constitue un type bien individualisé, comme à l’époque des sophistes, ses adversaires ne sont pas seulement d’autres philosophes de la nature, précédents ou contemporains, mais aussi d’autres catégories comme les médecins, les devins et, en général, des spécialistes qui s’adressent au même public, souvent en concurrence ouverte entre eux5.
10Si l’on fait disparaître de l’horizon des Présocratiques le contexte pragmatique dans lequel s’effectuent leur production et leur communication, on risque de parvenir à des interprétations partielles et parfois aussi déformées, comme c’est souvent le cas dans les sources antiques.
11On pourrait objecter que si en théorie, les points susmentionnés sont très importants, dans les cas concrets, il est aussi très difficile de déterminer exactement qui sont les adversaires et les destinataires des auteurs particuliers. Cela est vrai pour certains auteurs, mais non pour tous. Au reste, même quand les auteurs nomment explicitement leurs adversaires ou leurs destinataires, la critique n’y prête guère d’attention car elle se concentre surtout sur leur « doctrine ».
12Dans cette contribution, on essayera, en partant du rapport qu’ils entretiennent avec leurs adversaires et leurs destinataires, de situer quelques auteurs dans le cadre plus vaste de la sagesse de leur temps. On procédera de la manière suivante :
On opérera une première distinction entre les textes où les adversaires et les destinataires sont explicitement nommés (ou du moins déterminables avec quelque certitude), ceux où seuls les uns ou les autres sont mentionnés, et ceux où aucun nom n’apparaît. Sur la base de ces données, on développera quelques réflexions préliminaires sur les raisons qui ont déterminé ces différentes attitudes.
On essayera ensuite, dans la mesure du possible et en s’appuyant sur les fragments, sur d’autres textes contemporains et sur les témoignages biographiques, d’esquisser le cadre culturel et pragmatique des auteurs qui nomment leurs adversaires ou leurs destinataires.
En fonction des résultats obtenus, on posera de nouveau la question de la définition générale et de l’origine de la « philosophie de la nature ».
I
A. Adversaires
13Dans les fragments des Présocratiques, on peut distinguer trois attitudes à l’égard des adversaires : des attaques explicites souvent violentes contre des individus ou des groupes, une polémique moins spécifique conduite par allusions, et enfin une absence de polémique.
14La première attitude caractérise surtout des auteurs ayant vécu environ entre la deuxième moitié du VIe et le début du Ve siècle av. J.-C., comme Xénophane et Héraclite. Quoique leurs polémiques diffèrent dans la forme et dans les buts, elles ont des cibles communes, telles que la tradition épique et Pythagore. A cette époque, le savoir traditionnel d’Homère et d’Hésiode, transmis surtout par les rhapsodes, exerce encore une grande autorité, mais on constate en même temps l’apparition sur la scène d’autres savants inquiétants et très compétitifs possédant non seulement des connaissances très poussées, mais capables aussi d’accomplir des actions extraordinaires et miraculeuses : il s’agit de figures charismatiques comme Pythagore, ou de purificateurs itinérants qui promettent la libération de tous les maux et la béatitude après la mort. La concurrence, aussi bien avec les sages traditionnels qu’avec les nouveaux sages, se joue sur le plan de la crédibilité. Si l’on peut démontrer que l’adversaire est ignorant ou dit le faux, il perd toute popularité auprès du public. Lorsque l’on démasque les faux savants, le but principal est de prendre leur place dans la faveur d’un public plus ou moins vaste. Si la polémique de Xénophane et d’Héraclite est si personnalisée et explicite, c’est parce que les rapports de force sont encore fluides6 et que le « canon » est en voie de formation : chacun peut aspirer à une place privilégiée parmi les savants. Simonide, presque contemporain d’Héraclite et de Xénophane, même s’il en est le cadet, rivalise non seulement avec Homère, mais aussi avec des figures emblématiques de la sagesse archaïque, telles que Pittacos et le devin Cléobule7. Le problème épistémologique de la connaissance humaine et de l’acquisition de la vérité chez les auteurs de cette époque ne peut pas être séparé de ce contexte concurrentiel dans lequel ils agissent et produisent leurs écrits.
15Une polémique aussi explicite n’est pas attestée chez les auteurs plus tardifs, du moins dans les fragments conservés. Parménide et Empédocle s’en prennent certes à des groupes, mais ils ne mentionnent aucun nom. Simplicius nous informe que Diogène d’Apollonie attaquait les sophistai, que le citateur identifie avec les meteorologoi8, mais il se limitait probablement à des allusions vagues, comme la plupart des auteurs hippocratiques de son époque. Tous ces auteurs semblent cependant conscients de l’existence d’une sophia spécialisée dans la recherche sur la nature. Pour Parménide, les « opinions des mortels » (βροχῶν δόξαι) ne sont pas un savoir général, mais plutôt des doctrines cosmologiques. Pour Empédocle, comme on va le voir ci-dessous, ceux qui ont vu peu du « tout » dans leur brève vie ne sont pas les hommes en général, mais des gens qui parlent de l’infinité de la terre et du ciel. En ce qui concerne Parménide et Empédocle il faut aussi considérer un trait important : ils prennent leurs distances par rapport à ce type de savoir, l’un en le définissant comme illusoire et faux, l’autre comme partiel. Tous deux proposent un autre type de savoir d’origine divine, qui va au-delà de ce que l’on perçoit avec les sens. Cette attitude montre à mon avis qu’ils ne se considèrent pas comme faisant partie de ce groupe.
16Dans les fragments de Diogène, d’autre part, la polémique directe ou indirecte contre ses prédécesseurs ou ses contemporains est absente, tout comme chez Anaxagore, le physiologos par excellence. Cela signifie-t-il qu’ils n’ont pas d’adversaires ? Pas du tout, mais leur silence est déterminé par le caractère et la destination de leurs écrits. Il s’agit en effet d’expositions générales de la doctrine, reproduisant certains traits de la conférence orale9 et conçues tant comme un moyen de propagande auprès des profanes cultivés, que comme un abrégé qu’on peut à l’occasion enrichir d’autres arguments et démonstrations lors de l’exposition orale. Ce n’est pas un hasard si Diogène commence son texte par des remarques stylistiques : chaque logos doit partir d’un principe incontestable (ἀναμϕιστβήτητον) et adopter une expression simple et solennelle. Ce sont les règles d’un discours adressé non seulement aux spécialistes, mais aussi à des lecteurs non spécialisés : la simplicité est la condition nécessaire pour être compris d’un tel public, et la solennité confère de l’autorité à ce que l’on dit10. L’expression « il me semble » (μοι δοκεῖ)11, qui est récurrente, et les preuves qu’il ajoute pour confirmer la légitimité de ses thèses, visent le même but.
17On retrouve ces mêmes caractéristiques chez Anaxagore, quoique sa prose ait évidemment une allure plus archaïque, et chez d’autres auteurs comme Philolaos et Ion de Chios dont l’incipit nous est parvenu12. Leurs écrits relèvent du genre de la conférence, et non de celui du débat antilogique.
18Le cas de Démocrite est encore différent. C’est celui de l’érudition de l’époque sophistique, où le philosophe de la nature envahit le domaine des spécialistes des multiples technai. Comme son aîné Hippias, l’érudit par excellence, Démocrite sait tout. Mais alors que le sophiste tient des conférences et des démonstrations publiques (epideixeis) dans toutes les villes du monde grec, Démocrite semble plus concerné par la production de livres. Ce n’est probablement pas un hasard si rien d’Hippias ne nous est parvenu, tandis qu’il nous reste au moins des traces des écrits de Démocrite dans la tradition antique, même s’il est vrai que, en vertu d’un trait propre à la littérature technique, les traités les plus anciens sont normalement destinés à être supplantés par les plus récents. Dans les œuvres physiques, au dire des sources antiques, Démocrite s’engageait dans la polémique ad hominem. Les noms cités par ces sources sont ceux des autorités les plus accréditées de son temps : Anaxagore, qu’il accuse de plagiat à l’égard des théories astronomiques des anciens et dont il raille la doctrine du Nous (68B14) ; Protagoras, qu’il critique – si l’on en croit Sextus et Plutarque – pour son relativisme (68A114 ; B156) ; probablement Parménide comme le fait supposer la phrase paradoxale « pas plus le δέν que le rien » (μὴ μᾶλλον τò δὲν ἤ τò μηδέν, 68Β156). Dans un fragment, il semble critiquer aussi de manière voilée la rhétorique sophistique (B 150). Mais nous savons très peu de choses sur les formes de sa polémique. Peut-être même ne faisait-il parfois que des allusions vagues, que les sources antiques ont interprétées comme des attaques contre des auteurs particuliers.
19Ces premières remarques montrent déjà clairement qu’il ne s’agit ni d’une individuation unidirectionnelle des adversaires, ni d’une sagesse unique commune à tous les Présocratiques, mais plutôt de plusieurs attitudes envers le savoir, qui diffèrent non seulement selon la chronologie, mais aussi et surtout selon le contexte culturel et professionnel de chaque savant.
B. Destinataires
20La question de la destination des écrits des Présocratiques est étroitement liée à celle des adversaires : la destination de l’œuvre n’est pas sans effet sur la détermination de l’attitude et des objectifs polémiques.
21Seuls deux auteurs, Alcméon et Empédocle, nomment explicitement leurs destinataires. Le premier transcrit des leçons qu’il a données à Brotinos, Léon et Bathyllos (24B1). Empédocle s’adresse dans un poème13 à un seul élève, Pausanias, et dans l’autre aux Agrigentins. Il s’agit très probablement, comme Kingsley l’a bien montré, d’écrits qui relèvent d’un savoir spécialisé, médical chez Alcméon, iatromantique chez Empédocle.
22Les autres auteurs ne nomment pas leurs destinataires, mais chez quelques-uns, ils ne sont pas difficiles à identifier : Xénophane, par exemple, en tant que poète récitant ses compositions à la manière des rhapsodes, doit nécessairement s’adresser au même public que ceux-ci. Quant à Diogène et Anaxagore, comme on l’a vu plus haut, ils écrivent aussi bien pour un public de profanes cultivés que pour les spécialistes. Par contre, le message de Parménide et d’Héraclite, étant donné la difficulté de compréhension et d’interprétation de leurs écrits, est adressé très probablement à un cercle restreint d’auditeurs14.
II
23Quoique cet aperçu soit très provisoire et que la question doive être encore approfondie, on peut néanmoins comprendre que le discours sur les adversaires et les destinataires ouvre une perspective qui dépasse l’approche d’empreinte zellerienne et valorise surtout les différentes attitudes de ceux que l’on appelle Présocratiques, qui sont déterminées par l’atmosphère intellectuelle, le rôle social et la personnalité de chaque auteur.
24On donnera ci-dessous quelques exemples qui montrent que la focalisation sur le contexte pragmatique permet de comprendre les fragments et les auteurs dans une perspective plus vaste que le point de vue strictement philosophique. Le discours portera sur trois auteurs dont tant les adversaires que les destinataires sont connus, ou bien qui nomment explicitement l’une des deux catégories : Xénophane, Héraclite et Empédocle.
1. Xénophane (adversaires et destinataires connus)
25Comme on le sait, Xénophane est un poète itinérant qui compose pour différentes occasions. Ses fragments ont toutefois un trait constant, à savoir la polémique : ses objectifs sont différents, mais ils sont tous liés à sa profession de poète itinérant qui entre en concurrence avec des spécialistes du même genre ou d’autres catégories, ou encore avec des groupes émergents de la culture de son temps. C’est pourquoi on trouve chez lui des attaques contre Simonide, son cadet, qu’il appelle κίμβιξ « avare » (21B21), contre les athlètes (21B2) qui, par leur puissance physique, constituent des objets d’admiration pour le grand public des cités et des sujets poétiques pour les poètes lyriques, et font donc ombre au sophos, contre la poésie symposiastique (21B1, 21ss.) qui chante les combats des Titans et des Géants. Mais l’élément central de la poésie de Xénophane est la confrontation ouverte et constante avec la poésie épique. De ce bref panorama ressort déjà une première esquisse du contexte culturel dans lequel Xénophane intervient, un contexte hautement compétitif dans lequel le poète itinérant doit se confronter avec les anciens et les nouveaux sages : chacun cherche à gagner la faveur du public pendant les compétitions et les fêtes, mais aussi à la cour des tyrans. La confrontation directe ou à distance avec les adversaires s’opère habituellement par le biais de la polémique ouverte ou du dénigrement : il faut démontrer que le concurrent est ignorant ou dit le faux. Il s’agit là d’une technique déjà employée par Stésichore contre les rhapsodes qui récitaient Homère15, et systématiquement adoptée par ceux qui, comme les poètes lyriques, doivent raconter des versions des mythes adaptables aux exigences des commanditaires, ou par ceux qui, comme les logographes, ont rassemblé des variantes locales des mythes transmis par les poètes épiques. Hécatée affirme au début de son écrit (FGrHist 1 F 1) que « les récits des Grecs sont nombreux et ridicules » et propose sa propre version des faits « comme ils me semblent être vrais (ὣς μοι δοκεῖ ἀληθέα εἶναι) », où δοκεῖ n’est pas perçu comme négatif ou restrictif16, mais plutôt comme le résultat d’une recherche et d’une vérification personnelle d’autres vérités, et donc comme une affirmation d’autorité contre la tradition épique17. On verra que cela est également important pour l’interprétation de Xénophane. Démasquer l’adversaire, prouver qu’il dit le faux est un moyen pour acquérir du prestige. Le poète Lasos d’Hermione, à la cour du pisistratide Hipparque, avait réussi le coup de maître de démontrer que l’interprète d’oracles (chresmologos) Onomacrite avait inséré un faux dans la collection des oracles de Musée (Hdt. VII, 6). Il avait ainsi causé l’expulsion de son adversaire de la cour du tyran athénien et son éternel discrédit auprès de la postérité. Le poète Simonide avait été à sont tour publiquement réfuté par un « sage », lorsque à Olympie il faisait un éloge du temps en disant qu’il s’agit de la chose la plus savante parce que c’est par le temps que l’on apprend et que l’on se souvient. Le sophos s’était levé pour le contredire, en affirmant que l’on oublie aussi avec le temps18.
26Dans ce contexte de forte compétition, le problème de la « vérité » de ce que l’on raconte se charge d’une signification qui va bien au-delà d’un débat purement théorique : la discussion sur la vérité a ses racines dans la nécessité d’acquérir du prestige auprès d’un public qui permet au sage de survivre en tant que tel. Que ce thème de la vérité puisse également avoir une pertinence théorique est une autre question.
27C’est sur cette toile de fond que se dessine la polémique contre Homère et Hésiode qui sera considérée, à la suite de l’interprétation partielle et déviante de la tradition sceptique, comme l’expression du scepticisme de Xénophane. Si l’on considère le panorama culturel évoqué ci-dessus, il est clair qu’Homère et Hésiode ne sont que les cibles indirectes du poète. Ses cibles directes sont ceux qui véhiculent la tradition épique, c’est-à-dire les rhapsodes avec lesquels il doit régulièrement se mesurer devant le public des compétitions et des fêtes.
28Dans l’approche de Xénophane, le passage du plan théorique et philosophique au plan pragmatique du rapport avec le public et les adversaires, et en particulier avec les rhapsodes, entraîne nécessairement une nouvelle interprétation : avant tout des fragments « gnoséologiques », mais aussi de ceux où il expose ses doctrines cosmologiques et théologiques.
29Le fragment « sceptique » le plus important est sans doute 21B34. Il a déjà été largement souligné que ce fragment n’a été transmis que par la tradition sceptique, qui l’a détaché de son contexte originel pour le recontextualiser dans la thématique des critères de la connaissance. Si l’on sépare le fragment de la tradition qui l’a transmis et si on le réintègre dans son contexte culturel, il s’avère formuler une revendication d’autorité face aux vérités affirmées par les rhapsodes qui récitent Homère et Hésiode19. De même, les fragments physiques et théologiques sont une contestation, faite du point de vue de l’historié (c’est-à-dire de la recherche d’autres opinions et de l’examen personnel des lieux et des faits), des thèses cosmologiques et théologiques présumées des deux principaux poètes qui font autorité aux yeux des rhapsodes. Ceci ne veut pas dire que Xénophane n’ait pas développé des idées personnelles, mais qu’en comparant les connaissances acquises en écoutant les doctrines d’autrui et en faisant lui-même des recherches, il développe – comme du reste les logographes – la conviction que l’on doit comparer et vérifier les différentes versions d’un même fait pour en extraire une autre vérité, celle qui est propre à l’auteur même20, pour l’opposer à celles des autorités traditionnelles comme Homère et Hésiode.
30Dans le fragment B34, Xénophane nie que quiconque ait pu « voir la vérité exacte » et avoir une connaissance directe des dieux et des arguments dont il parle lui-même21. Et même si quelqu’un racontait des faits qui se sont vraiment réalisés, il ne pourrait pas le savoir. C’est le δόκος, le « comme il semble à chacun », qui est la règle.
31On a souvent dit que ce fragment a beaucoup de traits communs avec l’incipit de l’écrit d’Alcméon (24B1) où ce dernier affirme que seuls les dieux peuvent connaître avec certitude les choses invisibles, alors que les hommes ne peuvent tirer que des indices sur la base des signes. On n’a toutefois pas remarqué qu’Epiménide de Crète avait déjà recouru à ce thème pour délégitimer une tradition mythique sur l’oracle de Delphes. Plutarque (De def. orac. 409E), rapportant le célèbre mythe qui justifiait la dénomination de ce sanctuaire comme le « nombril du monde »22, écrit qu’Epiménide avait cherché une preuve de la vérité de ce mythe en interrogeant l’oracle même. Ayant reçu une réponse très ambiguë, il avait déclaré :
« En effet il n’y a pas de nombril central ni de la terre ni de la mer ;
s’il y en a un, il est manifeste aux dieux, mais invisible aux hommes » (εἰ δέ τις ἔστι, θεοῖς δῆλος, θνητοῖσι δ’ ἂϕαντος) [3Β11].
32Ces vers ne cherchent pas à mettre en évidence l’impuissance de la connaissance humaine (y compris celle de l’auteur), mais plutôt à souligner le peu de véridicité du mythe. Mais le parallèle le plus éclairant à ce propos se trouve chez Empédocle, chez qui le thème de la limite des connaissance humaines est fonctionnellement lié à l’attaque de ses adversaires : bien que les hommes aient des moyens de connaissance très limités et qu’ils se bornent à observer seulement une petite partie de ce qu’ils voient dans leur vie, ils prétendent avoir trouvé le tout (31B2). En réalité le vrai savoir est ce qu’Empédocle va communiquer à son élève. Si nous n’avions de ce fragment que les vers 1-8, on pourrait penser qu’Empédocle faisait profession d’un scepticisme total. On ne connaît pas la suite des vers de Xénophane, mais vu les exemples cités ci-dessus, il est très probable qu’il ne voulait pas faire une affirmation globalement sceptique qui aurait mis aussi en doute ses vérités à lui, mais réfuter les poètes épiques, surtout Hésiode23, qui avaient traité les mêmes thèmes que lui, c’est-à-dire les dieux, les choses « sous la terre » (ὑπò γῆς) et les phénomènes célestes (μετέωρα τά ἐν οὐρανῷ).
33Sur ces sujets, que la tradition grecque archaïque et classique considère comme invisibles (ἀϕανῆ24) l’homme peut seulement indiquer les résultats de sa recherche personnelle, dont il doit toutefois démontrer la crédibilité par des preuves convaincantes. Xénophane tient pour véridiques ses affirmations et pour fausses celles des poètes épiques parce que celles-ci ne résistent pas à la mise à l’épreuve de la vérité.
34Il ne critique donc pas seulement la poésie inspirée homérique, mais aussi et surtout la poésie « visionnaire » d’Hésiode, qui fonde sa présomption de vérité sur le fait qu’il a eu un contact direct avec les Muses, les a vues, a parlé avec elles, et se pose donc sur un niveau supérieur à celui de la poésie inspirée25.
35Xénophane réfute les affirmations des poètes épiques sur la divinité et sur les phénomènes naturels au moyen de différents arguments :
l’impossibilité de vérification
le rappel de ce que l’on voit et qui montre l’ignorance des poètes épiques
sa recherche sur les lieux et les peuples, et enfin :
les « preuves » qu’il tire des choses visibles.
361. On trouve un exemple du premier point dans 21B28, où Xénophane attaque les assertions des poètes épiques qui ont situé les confins inférieurs de la terre sur le Tartare26. Hésiode en a même indiqué la distance exacte à partir de la surface terrestre : une enclume de bronze mettrait neuf jours et neuf nuits pour y arriver. Xénophane répond en invoquant le principe de l’évidence : la limite supérieure de la terre, on peut la voir ici, à nos pieds (παρὰ ποσσὶν ὁρᾶται), et elle touche à l’air, tandis que la limite inférieure « va à l’infini », c’est-à-dire qu’elle se dérobe à notre vue et n’a donc pas de tracé définissable et vérifiable.
372. Un exemple du deuxième point est l’explication de l’arc-en-ciel comme un nuage (21B32). Ici encore, Xénophane fait appel à l’évidence, à ce qui est manifeste à tous : celle que l’on nomme Iris est elle aussi un nuage qu’on voit (ἰδέσθαι) pourpré, écarlate et verdâtre.
383. Les observations sur les dieux constituent un exemple de connaissance d’autres usages dont on tire les conclusions nécessaires : les Ethiopiens et les Thraces représentent les dieux avec leurs propres traits typiques, les uns camus, les autres avec les cheveux rouges et les yeux pers (21B16). Si les lions ou les chevaux pouvaient représenter les leurs, ils en feraient des chevaux et des lions (B 15). Les représentations anthropomorphiques des dieux sont donc des inventions de l’homme. La théologie négative de Xénophane découle de ces considérations : avant tout, la divinité ne peut avoir les formes (B23) et les caractéristiques humaines que lui ont prêtées Homère et Hésiode, comme voler, commettre des adultères, tromper (B 11-12). Elle ne peut pas non plus être née comme les hommes (B14) ni courir ça et là (B26) comme les dieux homériques. Xénophane la représente comme une force intelligente qui, en restant immobile, ébranle tout avec son esprit (B25). Hérodote (II, 52) juge lui aussi que le panthéon grec de son époque est une invention d’Homère et d’Hésiode, qui, à son avis, auraient attribué aux dieux des figures, des épithètes, des préroga-tives27. Il arrive à cette conclusion (II, 53 τὰ ἐς Ἡσίοδόν τε καὶ Ὃμηρον ἔχοντα ἐγὼ λέγω) en comparant les représentations épiques aux contes des prêtresses du temple de Zeus à Dodone sur l’origine des noms des dieux grecs. Elles narrent que les Grecs ont emprunté les noms de leurs dieux aux Pelasges, qui les auraient déjà repris des Egyptiens. En effet, à l’origine, les Pélasges ne leur donnaient aucun nom, mais ils vénéraient génériquement les Theoi, ceux qui avaient imposé un ordre aux choses et avaient tout distribué avec justice. On peut discuter pour savoir dans quelle mesure Hérodote est débiteur de Xénophane, mais ce qui nous intéresse ici est la méthode (la comparaison entre les différents contes sur les dieux) employée pour définir la divinité, ainsi que la définition « en négatif », c’est-à-dire par soustraction de tout ce qui appartient à la sphère anthropomorphique, pour faire place à une divinité générique, intelligente et ordonnatrice. Les procédés de Xénophane et d’Hérodote relèvent donc de l’historiê.
394. Aux déductions des choses invisibles de ce que l’on voit appartient l’hypothèse de la dissolution de la terre dans la mer et de sa reconstitution cyclique à partir de la mer (21 A 33, 5s.). Xénophane le déduit du fait qu’on trouve des coquillages sur les montagnes et qu’à Syracuse on a trouvé dans les latomies une empreinte de poisson et de phoque, à Paros une empreinte de laurier au fond de la pierre et à Malte des coquilles de toutes sortes d’animaux marins. Pour ses déductions il s’appuie ici sur les informations qu’il a recueillies pendant sa recherche28.
40En tout cas Xénophane, en démasquant les autorités traditionnelles par le biais de « contre-preuves », veut persuader le public : l’appel à ce qui est visible à tous et la recherche d’une preuve convaincante font partie d’une stratégie pour démontrer sa crédibilité et fabriquer son image29. De même, le renvoi aux connaissances qu’il a de lieux, de phénomènes, d’usages et de doctrines qui s’écartent des contes des poètes épiques est un moyen de se présenter au public comme celui qui possède une polymathiê supérieure à celle des poètes épiques. Hécatée emploie lui aussi les mêmes procédés. Le fait que tout cela puisse avoir des implications philosophiques ne signifie pas forcément que Xénophane soit un philosophe dans le sens aristotélicien.
2. Héraclite (adversaires connus, destinataires inconnus)
A. Adversaires
41Le contexte culturel dans lequel Héraclite agit ainsi que la destination de son œuvre sont différents et plus difficiles à établir que pour Xénophane. On doit donc partir des données sûres offertes par les fragments. Héraclite est explicite en ce qui concerne ses adversaires. Ce sont surtout des groupes de spécialistes et des « maîtres » de sagesse qui visent à s’affirmer auprès du grand public : il s’agit de « chanteurs du peuple », de rhapsodes qui récitent Homère, Hésiode et Archiloque, de prêtres itinérants définis comme magoi qui accomplissent des rites purificatoires, de ceux qui propagent les cultes bacchiques, des polymatheis (nous reviendrons plus tard sur la définition de ce concept).
42Comme Xénophane, mais avec des buts différents, Héraclite se déchaîne contre les « aèdes du peuple » (δήμου ἀοιδοί) et leurs admirateurs, mais aussi contre la récitation d’Homère et Archiloque dans les compétitions, et donc contre les rhapsodes30 : en d’autres termes contre une forme très populaire de transmission du savoir. Mais Héraclite critique aussi ceux qui, comme Xénophane et Hécatée, avaient mis en question la tradition épique. La polémique contre les polymatheis est très révélatrice de la pensée générale d’Héraclite, mais elle est aussi très importante pour la reconstruction du contexte culturel de la fin du VIe siècle av. J.-C. qui est celui d’Héraclite. Quand on parle de polymathiê, on songe habituellement à la définition générale de « savoir beaucoup de choses »31. En fait, le concept héraclitéen est beaucoup plus spécifique et entraîne une idée du savoir et de sa transmission qui est typique de la deuxième moitié du VIe siècle. La définition de ce concept permettra de mieux comprendre pourquoi Héraclite appelle polymatheis des savants apparemment aussi différents qu’Hésiode, Pythagore, Xénophane et Hécatée, ainsi que les raisons de sa polémique. Le point de départ est la fameuse représentation héraclitéenne du savoir de Pythagore, qui a été l’objet d’interprétations très diverses32. Il n’est pas important ici de déterminer si Pythagore a écrit ou non, ou à quelles sources il a puisé. Ce qui compte, c’est le type de savoir qu’Héraclite attribue à Pythagore (22B128) : ce dernier se serait adonné à la recherche (historié) plus que tout autre et aurait fait un choix parmi les écrits d’autrui (ἐκλεξάμενος ταύτας τὰς συγγραϕάς) pour bâtir son érudition et son savoir – ainsi que sa tromperie (ἐποιήσατο ἑαυτοῦ σοϕίην, πολυμαθίην, κακοτεχνίην). La polymathiê de Pythagore est donc principalement le résultat d’une collection de connaissances appartenant à d’autres, et qu’il a rassemblées au cours de sa recherche33.
43Si l’on compare la polémique d’Héraclite avec ce que l’on sait d’autres personnages de la même époque, on peut mieux définir la polymathiê qu’il combat. La « collection » de maximes choisies, d’oracles, de différents types de connaissances, caractérise la culture de la deuxième moitié du VIe siècle : Onomacrite, cité ci-dessus, compile des recueils d’oracles de Musée à la cour des Pisistratides ; Hécatée rassemble des traditions mythiques locales. Mais à ce propos, un passage du dialogue pseudo-platonicien Hipparque, systématiquement négligé dans les études sur Pythagore, est encore plus éclairant. Socrate y décrit la « collection » de maximes de sagesse du fils de Pisistrate, Hipparque, dans des termes identiques à ceux qu’emploie Héraclite à propos du « recueil » de savoir de Pythagore :
« Comme les citoyens de la ville avaient été instruits par lui et qu’ils étaient pleins d’admiration pour son savoir, il projeta d’instruire aussi les citoyens de la campagne, et fit poser des hermès le long des routes à mi-chemin entre la ville et chaque dème, puis, ayant choisi dans son propre savoir – celui qu’il avait appris aussi bien que celui qu’il avait lui-même trouvé – les maximes qu’il tenait pour les plus savantes (κἂπειτα τῆς σοϕίας τῆς αὑτοῦ, ἣν τ’ ἒμαθεν καὶ ἣν αὐτòς ἐξηῦρεν, ἐκλεξάμενος ἃ ἡγεῖτο σοϕώτατα εἶναι), et les ayant mises en distiques, il les fit inscrire sur les hermès comme fruits et démonstrations de son propre savoir (αὑτοῦ ποιήματα καὶ ἐπιδείγματα τῆς σοϕίης), afin que, en premier lieu, les citoyens n’admirassent pas les sages maximes du temple delphique comme « connais toi toi-même » et « rien de trop » et les autres de ce genre, mais tinssent plutôt pour sages les paroles d’Hipparque, et, en deuxième lieu, afin que, les lisant dans leurs allées et venues, et prenant goût à son savoir, ils vinssent des champs pour être instruits aussi dans le reste ». [Platon] Hipparque 228c-e.
44Les sentences citées par Socrate sont très générales et appartiennent à la littérature sapientielle archaïque. Hipparque a construit sa réputation et sa polymathie en collectionnant des maximes déjà en circulation et, après y avoir ajouté du sien, les a publiées sous son nom en les faisant inscrire sur les hermès34, pour acquérir une réputation de savant. Il s’agit de la même méthode que celle qu’Héraclite attribue à Pythagore et, implicitement, aux autres polymatheis Hésiode, Xénophane et Hécatée. En effet, ces derniers auraient aussi pu être considérés par Héraclite comme des « assembleurs » des connaissances d’autrui35. C’est contre ce genre de connaissance qu’Héraclite bâtit son logos. Par conséquent, il refuse non seulement la poésie comme moyen de communication à vaste échelle et la forme narrative caractéristique de l’épopée, mais aussi la prose descriptive et narrative des logographes. Dans tous ces cas, il s’agit d’une communication adressée à la masse par des gens qui se bornent à « raconter » ou à « rapporter » ce qu’ils ont appris ou vu, sans aller au-delà de l’apparence superficielle des choses.
45Les polymatheis revendiquent la crédibilité sur la base de deux considérations principales : parce qu’ils fondent leurs affirmations ou bien sur l’évidence, sur ce qui est visible à tous et sur l’observation personnelle, ou bien sur le témoignage de sources réputées dignes de foi. Dans la culture archaïque depuis Homère, ces présupposés sont fondamentaux pour obtenir la confiance du public36 : celui qui raconte des choses qu’il a vues lui-même ou qu’il a apprises de témoins oculaires crédibles est considéré comme digne de foi. Le fragment héraclitéen sur la fameuse défaillance d’Homère et le groupe de fragments sur l’incapacité de voir et d’entendre et sur les témoignages des yeux et des oreilles ne contiennent pas des affirmations épistémologiques générales, mais s’expliquent dans le cadre de la polémique contre la polymathiê qui fait de l’évidence et du témoignage oculaire son atout. Le logos d’Héraclite se fonde au contraire sur ce qui n’est pas immédiatement évident et qu’il a pourtant réussi à saisir et à décrire (ὡς ἐγώ διηγεῦμαι)
« en distinguant chaque chose selon sa constitution et en déclarant comment elle est. Quant aux autres hommes, leur échappe ce qu’ils font éveillés, tout comme ils oublient ce qu’ils font en dormant » [22B1].
46Héraclite veut ainsi souligner la différence entre sa « pénétration » dans la nature de l’objet pour en découvrir l’harmonie cachée et la simple « vision » des autres.
47Héraclite remet en question le principe de l’évidence immédiate et du témoignage oculaire, non pas en général, mais seulement dans les cas où ceux qui font appel à ce principe ne parviennent pas à comprendre ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent : Homère, le plus savant des Grecs, est trompé par des garçons qui tuent des poux, parce qu’il n’arrive pas à comprendre de quoi ils parlent lorsqu’ils lui posent la fameuse devinette :
« tout ce que nous avons vu et saisi, cela nous le laissons ; tout ce que nous n’avons ni vu ni pris, cela, nous l’emportons » [22B56].
48Il n’arrive pas à associer les faits aux mots.
49De même des adversaires dont le citateur Clément ne spécifie pas l’identité,
« ayant écouté sans comprendre, ressemblent à des sourds : le dicton pour eux témoigne : « présents ils sont absents » » [22B34].
50Il faut aussi inclure dans ce contexte d’autres fragments interprétés en général, selon la tradition sceptique qui nous les a transmis, comme des affirmations générales d’ordre épistémologique sur la faiblesse de la connaissance sensible. Par exemple :
« mauvais témoins sont pour les hommes les yeux et les oreilles s’ils ont des âmes barbares » [22B107].
51C’est plutôt l’autorité des polymatheis qui est ici remise en question, dans la mesure où ils ne sont pas capables de comprendre ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent.
« Le maître de la plupart est Hésiode : celui-ci, ils croient fermement qu’il sait le plus de choses, lui qui ne connaissait pas le jour ni la nuit ; car ils sont un » [22B57].
52A part les difficultés d’interprétation de la proposition concernant le jour et la nuit, la polémique est claire : Hésiode ne peut pas être considéré, malgré l’opinion de la majorité, comme une autorité digne de foi. Il s’agit donc de « garants dépourvus de crédibilité » (ἀπίστους βεβοαιωτάς, 22A23), selon la définition de Polybe qui cite – ou paraphrase – 37, en se référant aux poètes et aux mythographes, une expression héraclitéenne.
53Héraclite conçoit donc surtout la polymathiê comme un savoir reproductif dont les représentants se bornent à « rapporter » ce qu’ils ont vu ou appris sans le comprendre. Par conséquent, leur recherche s’avère stérile et inutile, visant uniquement à capter l’attention du public.
54C’est dans le cadre de la polémique contre la polymathie que rentre aussi la sentence « je me cherchai moi-même » (ἐδιζησάμην ἐμαυτόν, 22B101) citée par Plutarque et Diogène Laërce : Pythagore, Xénophane et Hécatée ont pratiqué l’historiê du savoir d’autrui. Héraclite, lui, ne cherche pas à l’extérieur, mais en lui-même. En d’autres termes, il dit ce qu’il a trouvé et élaboré tout seul et non ce qu’il a puisé à d’autres sources. Dans ce sens, le fragment ne doit être interprété ni selon Diogène, comme un refus des maîtres, ni selon Plutarque, comme une recherche socratique de l’identité personnelle38, mais plutôt comme l’affirmation de l’originalité individuelle face au savoir reproductif des autres savants39 : Héraclite a parcouru les voies de son âme40 tandis que les polymatheis voyagent d’une ville à l’autre à la recherche d’informations et de notions en ne rassemblant qu’un savoir apparent.
55A la lumière de cet excursus sur les objectifs de la polémique héraclitéenne, on comprend également pourquoi les Ioniens en sont exclus. Il ne faut pas chercher l’explication dans une motivation philosophique, comme le voudrait Long (à savoir que les Ioniens sont des monistes comme Héraclite41) mais dans une contingence pragmatique. Héraclite ne polémique pas contre les Milésiens parce que ce ne sont pas des figures importantes dans la sagesse contemporaine, et parce que leur savoir n’est pas perçu comme une forme de polymathiê. En effet, à l’exception de Thalès, admiré pour sa sagesse politique et pour sa prédiction présumée de l’éclipse, Anaximandre et Anaximène ne seront pas nommés jusqu’à Aristote. Leur savoir n’avait pas les traits de l’érudition, mais probablement un caractère technique astronomique et météorologique42. A l’époque d’Héraclite, ils ne constituaient certainement pas des modèles de polymathiê : une attaque contre eux aurait été un non sens dans le contexte de la polémique héraclitéenne.
56La polémique qui oppose Héraclite aux polymatheis est cependant bien moins violente que celle qu’il mène contre les groupes qui propagent les cultes, formés de ceux qu’il appelle au sens péjoratif magoi43, purificateurs intinérants, bacchoi et ménades, et qu’il accuse d’impiété et d’ignorance à l’égard des dieux (22B14). Ceux-ci accomplissent des rites impies parce qu’ils ignorent la vraie nature des dieux : ils ne savent pas qu’Hadès et Dionysos sont la même divinité (22B15). D’autre part, la purification du sang par le sang que pratiquent les purificateurs révèle elle aussi leur ignorance à propos des dieux et des héros. Platon, en observant le phénomène avec les yeux de l’« intellectuel » aristocratique, soutiendra plus tard que les purificateurs itinérants qui se fondent sur l’autorité d’Orphée et Musée se présentent aux portes des riches et peuvent convaincre des villes entières (Rép. 364bss). Il est donc probable que la même situation se présentait à Ephèse à l’époque d’Héraclite et que les purificateurs itinérants trouvaient un terrain particulièrement fertile parmi l’aristocratie de la ville (qui pouvait se permettre cette sorte de « thérapie »).
57Parmi les groupes socialement inquiétants, Héraclite range aussi Pythagore et les pythagoriciens. Nous avons vu qu’il attribue à Pythagore non seulement une érudition « de seconde main » mais aussi un art de la tromperie (il exerce la κακοτεχνίη, le faux témoignage44, et est l’initiateur des tromperies αρχηγός κοπίδων). L’insistance sur le mensonge et l’imposture dans les témoignages sur Pythagore fait penser que le fragment 22B28 s’en prend aussi à lui :
« Le plus reputé (ὁ δοκιμώτατος) connaît et garde des opinions : mais Dikê certainement saisira les artisans et témoins de mensonges ».
58L’épithète « le plus reputé » se réfère-t-elle à Pythagore, dont le nom n’était jamais mentionné par ses disciples ?45 En tout cas, les vérités présumées propagées par lui et par ses partisans ne sont que « ce qui leur semble » vrai. Cette violence dans la polémique contre Pythagore porte à penser que le pythagorisme a obtenu un succès remarquable auprès de l’aristocratie d’Ephèse. Les notables de la ville sont d’ailleurs les premiers interlocuteurs de Pythagore lors de son arrivée à Crotone, et les sources anciennes soulignent constamment le caractère aristocratique des Pythagoriciens46.
59Si la polémique contre Pythagore et ses adeptes est dans sa substance enracinée dans le contexte compétitif de la fin du VIe siècle, dans la forme elle diffère de toute autre polémique contemporaine surtout par sa violence et par son insistance sur le mensonge délibéré et sur la tromperie. Walter Burkert47 a attiré l’attention, pour expliquer la possible origine du sens péjoratif de magos chez Héraclite, sur l’importante inscription de Behistun du roi Darius, le premier témoignage écrit de l’idéologie royale perse48, Cette inscription, gravée aux côtés et sous un bas-relief répresentant le roi vainqueur qui pose le pied sur l’usurpateur, le magos Gaumata, et rédigée en trois langues (élamite, accadien et ancien-perse), présentait une liste des rois vaincus par Darius dans ses premières années de règne (522-518 av. J.-C.). Le texte avait été aussi copié et distribué dans l’empire perse, comme l’affirme le roi lui-même à la fin de la 4e colonne (88-92). Burkert a remarqué qu’ici l’usurpateur Gaumata (vaincu par le roi en 522 av. J.-C.), le magos qui s’était fait passer pour Bardiya, le frère de Cambyse que celui-ci avait tué49, y était accusé de mensonge. D’où le sens négatif de magos chez Héraclite. Mais ce n’est pas tout. Dans l’inscription, le thème du mensonge sert de fil conducteur à la narration des exploits de Darius : tous les rois qu’il déclare avoir soumis sont désignés comme des menteurs, qui avec leurs mensonges ont amené leurs peuples à se révolter contre lui, le seul témoin de la vérité. Il me semble que la polémique contre les architectes de mensonge et contre Pythagore chez Héraclite s’explique bien si l’on prend en considération cette inscription et la propagande royale perse.
60En conclusion, poètes itinérants, logographes, rhapsodes, purificateurs, Wundermänner comme Pythagore, ont en commun le fait d’être des personnages « mobiles » qui voyagent d’une ville à l’autre, en y introduisant des éléments étrangers, ce qui les rend potentiellement perturbants. Au fond de la polémique d’un aristocrate comme Héraclite il y a aussi ce facteur de méfiance sociale.
B. Destinataires
61Le contexte de la polémique contre la polymathiê et contre les groupes « perturbateurs » permet aussi de clarifier le problème de la destination de l’écrit héraclitéen. Héraclite ne s’occupe pas de la majorité des hommes « qui se rassasient comme du bétail » (22B29), mais des aristoi qui pourraient être négativement influencés par les fausses « opinions » de poètes et érudits et par la prédication d’initiateurs aux mystères et de savants comme Pythagore qui suscitent des attentes trompeuses. Son logos n’est donc pas destiné à être lu devant le grand public. Les œuvres des poètes et des polymatheis sont composées pour une réception superficielle et immédiate : une histoire, un mythe, une généalogie, une description s’écoutent et se comprennent sur le champ. Héraclite affirme au début de son écrit que son logos est éternel50 et que les hommes ne sont pas en mesure de le comprendre, même après l’avoir écouté. Il s’agit de deux affirmations importantes qui exigent une réflexion ultérieure, précisément sur l’intention et la destination de l’écrit : si celui-ci contient un logos éternel, la proposition d’Héraclite rappelle le chap. 22 du premier livre de Thucydide, où l’historien déclare que son écrit doit être une « possession pour toujours » (κτῆμα ἐς αἰεί) et non une « production d’apparat pour l’audition immédiate » (ἀγώνισμα ἐς τὸ παραχρῆμα ἀκούειν). Thucydide contraste le caractère de mémoire écrite de son œuvre destinée à être lue et méditée par la postérité, et la fonction orale des narrations des logographes, adressées à un grand public. On ne peut démontrer avec certitude qu’Héraclite ait conçu son logos pour la lecture51, mais son texte requiert certainement un long temps de réflexion et d’interprétation. Les difficultés d’interprétation de ses maximes restreint le cercle des destinataires aux rares personnes qui possèdent la clé pour les déchiffrer, une clé probablement donnée par l’auteur même. Il est donc douteux qu’Héraclite, en déposant son livre dans le temple d’Artémis, ait eu l’intention de le « publier »52. À son époque, la forme la plus commune de publication est l’inscription : Hipparque, qui veut s’imposer comme savant, fait inscrire ses distiques sur les hermès. Le livre reste encore un aide-mémoire ou un moyen de conservation de l’œuvre. Même plus tard, c’est surtout pour les conserver que l’on déposera les documents écrits dans les archives des temples (et aussi pour préserver la lettre du texte), non pour les divulguer : on dépose des textes juridiques et administratifs qui ne sont pas accessibles à tous, principalement pour en maintenir la mémoire53. Un autre exemple est celui dont Hérodote fait mention (V, 90, 2) et qui nous renvoie encore à l’époque des Pisistratides, peu avant Héraclite. Hérodote raconte que les Pisistratides avaient déposé dans le temple sur l’Acropole un recueil d’oracles, dont le roi lacédémonien Cléomène s’empara lors de l’expédition contre Athènes. Le recueil fut emmené à Sparte, et ce ne fut qu’alors que les Lacédémoniens prirent connaissance d’une prophétie qui les concernait. Indépendamment de la fonction de contrôle sur les oracles qu’exerçaient les tyrans et les sociétés oligarchiques telles que Sparte, la déposition du recueil dans le temple a dans cet épisode une signification tout autre que celle de publication ou de divulgation. Le fait que certains oracles aient circulé signifie seulement qu’ils ont échappé au contrôle. La nécessité de préserver l’écrit d’éventuelles manipulations ultérieures peut également avoir joué un rôle. Théognis marque son recueil d’un sceau précisément pour éviter ce danger, même si par la suite ses précautions s’avéreront inutiles54. Les orateurs attiques du IVe siècle av. J-C. mentionnent fréquemment la conservation de documents juridiques dans les temples afin d’en garantir l’« immuabilité » et de les soustraire à la manipulation55. Il est donc possible qu’Héraclite ait conçu son écrit comme un κτῆμα εἰς ἀεί adressé à quelques concitoyens, les meilleurs, un écrit qu’il fallait conserver et garder intact.
62L’œuvre d’Héraclite n’a donc pas pour but principal d’obtenir la faveur d’un vaste public, mais bien d’offrir au cercle restreint de ses auditeurs une alternative valable qui les préserve en même temps de l’influence pernicieuse d’autorités reconnues au niveau panhellénique et d’individus ou de groupes étrangers à la cité qui prétendent être les détenteurs d’une sagesse supérieure. Il s’agit de former un cercle restreint de « sages séparés de tous » (σοϕοὶ πάντων κεχωρισμένοι) destiné à acquérir respect et pouvoir précisément grâce au caractère énigmatique et inaccessible de leur savoir.
3. Empédocle (destinataires connus, adversaires inconnus)
A. Destinataires
63A la différence d’Héraclite, Empédocle indique explicitement quels sont ses destinataires, mais ne nomme jamais ses adversaires. Afin de reconstituer le contexte pragmatique, il faut donc procéder à l’inverse de ce que nous avons fait pour Héraclite et commencer par les données connues, c’est-à-dire par les destinataires. Comme il a déjà été dit, les destinataires de ses deux poèmes sont Pausanias (un élève-type) pour le Peri Physeôs, les Agrigentins pour les Katharmoi. Le préambule des Katharmoi, qui a été source de scandale depuis l’Antiquité, est profondément déterminé par la destination et par le caractère spécialisé de l’écrit. Empédocle s’y définit avec toutes les caractéristiques d’un iatromantis, un devin guérisseur56. Par conséquent, comme l’a déjà observé Kingsley, ses déclarations apparemment choquantes sont parfaitement en accord avec le cadre pragmatique dans lequel il agit. Afin d’acquérir du prestige auprès d’un public profane qui n’attend que miracles et révélations, Empédocle doit se présenter comme une figure divine capable de prodiges. Le poème du Peri Physeôs n’est au contraire destiné qu’à un seul élève, mais le caractère très général de la référence laisse supposer une figure conventionnelle. Il s’agit d’un traité ésotérique57 adressé à un cercle restreint de disciples qui possèdent non seulement une solide culture littéraire leur permettant de comprendre les allusions dont est truffé le poème, mais également des connaissances techniques poussées, comme on peut le déduire du fragment 31B2,758. Face à ces élèves, ou plutôt à l’élève-type Pausanias, Empédocle se pose en tant que maître incontesté, qui leur donnera non seulement un enseignement théorique mais également une formation pratique de Wundermann (pouvoir sur les maladies, la vieillesse et la nature en général 31B111) dont pourtant on ne trouve pas trace dans le poème. D’où la nécessité de revendiquer son autorité. C’est pour cette raison qu’il est très possible que le fragment 31B115 ait sa place au début du poème59 : quoi de plus incontestable que le témoignage d’un Daimon qui non seulement est d’origine divine, mais a en outre assisté aux phases successives de la formation des êtres vivants, ce qui fait de lui un témoin direct ? Les rappels constants à la réalité actuelle en tant que preuve de ce qu’il affirme sur les premières phases anthropogoniques font également partie d’une stratégie de persuasion. L’élève doit croire son maître parce que celui-ci avance les preuves de ce qu’il dit, mais aussi parce que ses mots ont une origine divine60.
B. Adversaires
64Comme plus tard les médecins hippocratiques, Empédocle doit défendre son image auprès des disciples face à la concurrence. Afin d’obtenir la faveur d’élèves déjà assez avancés pour connaître d’autres formes de savoir et d’autres types de spécialistes, Empédocle doit prouver que ses connaissances et ses capacités sont supérieures. Cette façon d’agir est une constante des traités hippocratiques, où les auteurs se déchaînent aussi bien contre d’autres médecins que contre les « savants » (sophistai). Même un professionnel tel que l’auteur hippocratique de Fractures et Articulations (un manuel didactique adressé à des élèves et à des chirurgiens spécialistes) cherche constamment et avec une grande habileté dialectique à se poser en tant que « maître », en montrant que ses connaissances théoriques et son habilété pratique son supérieures non seulement à celles des « charlatans » qui visent surtout à gagner une réputation chez les profanes, mais aussi à celles des médecins expérimentés. Chez Empédocle aussi, on trouve des polémiques explicites, même s’il ne mentionne aucun nom.
65Dans les notices biographiques et les fragments empédocléens, on peut distinguer trois groupes principaux d’adversaires : celui qui est constitué par d’autres médecins-guérisseurs comme lui, celui des philosophes de la nature, et peut-être encore celui des purificateurs tels que les prêtres itinérants stigmatisés non seulement par Héraclite, mais aussi, plus tard, par l’auteur Hippocratique du De Morbo sacro et par Platon.
66La confrontation avec d’autres médecins peut être déduite non des fragments, mais de la biographie. Les notices de Diogène Laërce (VIII, 65 = 31A1), remontant probablement à l’historien Timée de Tauromenium, font mention de rivalités avec la famille du médecin Acron, agrigentin lui aussi. Empédocle aurait refusé au fils d’Acron le terrain sur lequel celui-ci souhaitait ériger un monument funèbre à son père dans le but de rendre hommage à sa primauté parmi les médecins. Selon une notice de Plutarque (De Is. et Os. 383D = 31A3), Acron se serait distingué (εὐδοκιμῆσαι) pour avoir enrayé une épidémie de peste à Athènes. Il s’agissait donc d’une famille de médecins-guérisseurs comme Empédocle, avec laquelle ce dernier se trouvait en concurrence au niveau du prestige professionnel.
67Dans les fragments qui devaient appartenir à la première partie du poème sur la nature, on voit en outre apparaître d’autres adversaires que les allusions d’Empédocle divisent en groupes distincts : d’une part, ceux qui pensent avoir découvert « le tout », même s’ils n’en ont vu qu’une partie minuscule (il ne s’agit pas des hommes en général, puisque la prétention de parler sur « le tout » n’est pas une caractéristique commune à l’ensemble de l’humanité, mais est surtout typique des philosophes de la nature61) de l’autre ceux dont les affirmations sont qualifiées de « folie », ou mania. Empédocle ne dit pas en quoi elle consiste, mais si l’on tient compte du fait qu’il définit justement son message en opposition à ce dernier groupe, on peut avancer une hypothèse. En effet, il demande aux dieux de « conduire une source pure des bouches saintes » (ἐκ δ’ ὁσίων στομάτων), et prie sa Muse de chanter seulement ce qu’il est juste que les hommes entendent en évitant d’en dire davantage. On peut donc déduire que la mania de ce second groupe consiste justement en cette révélation excessive. S’il en est ainsi, leur savoir dépasse probablement la sphère humaine. L’erreur est dans le « dire davantage ».
68Le premier groupe comprend en revanche les philosophes de la nature qui ne vont pas au delà de ce que les hommes peuvent voir avec leurs moyens limités. Παντόσ’ ἐλαυνόμενοι (« poussés dans toutes les directions ») peut être une métaphore du manque d’orientation précise des adversaires d’Empédocle dans le domaine de la connaissance, et en même temps une allusion à la vie itinérante de ces détenteurs de sagesse du genre de Xénophane, qui se décrit lui-même ainsi :
« Il y a déjà soixante-sept ans qu’ils entraînent mon souci de-ci de-là (βληστρίζοντες) dans toute la terre grecque » [21B8].
69Le παντόσ’ ἐλαυνόμενοι semble reprendre le βληστρίζοντες de Xénophane. L’allusion à de tels personnages, qui sont difficiles à identifier, est plus claire dans le fragment parallèle :
« si les profondeurs de la terre et l’éther immense sont infinis, comme, après avoir couru sur tant de langues,
<cela> s’écoule vainement des bouches de ceux qui ont vu peu du « tout » » [31B39].
70Aristote affirme qu’il s’agit d’une attaque contre Xénophane pour lequel, comme nous l’avons vu, les limites inférieures de la terre s’étendent vers l’infini. Ceci est possible, si l’on songe que cette doctrine est présentée comme une sorte de « plagiat » (διὰ πολλῶν δὴ γλώσσας ἐλθόντα) et que cette image de Xénophane correspondrait à celle des polymatheis héraclitéens. Quoi qu’il en soit, il est clair que ceux qui sont visés ici ne sont pas les hommes en général, mais ceux qui s’occupent de la nature. Ces derniers sont incapables d’aller au-delà d’une connaissance limitée typiquement humaine. Celle-ci est définie par opposition à l’exemple du sage par excellence de 31B129, dont l’identification avec Pythagore me semble indubitable (de toute façon, cela ne changerait rien aux fins de notre argumentation). Celui-ci ne possède pas seulement des connaissances exceptionnelles (περιώσια εἰδώς), mais est aussi capable de toutes sortes d’actions ayant trait à l’habileté technique (des miracles ? σοϕών doit avoir un son sens technique, puisqu’il se réfère à ἔργων). Il s’agit donc de la combinaison entre le savoir théorique et la compétence pratique du Wundermann (qui est aussi celle d’Empédocle). Cet homme réussit à voir « chacune des choses existantes dans dix ou vingt vies humaines », c’est-à-dire qu’il réussit à dépasser les confins que la connaissance humaine peut atteindre en une vie62, et à savoir avec une certitude absolue comment les choses existantes se sont constituées depuis leur début. Quand Empédocle polémique avec les Naturphilosophen comme Xénophane ou d’autres en leur reprochant une connaissance qui ne dépasse pas les possibilités humaines, il le fait du point de vue du iatromantis qui « en sait plus », et non en tant que philosophe de la nature dont les moyens sont limités. Comme son modèle Pythagore, Empédocle aussi a non seulement une connaissance qui dépasse les barrières humaines parce qu’il est doué d’une nature divine, mais il « opère » concrètement au moyen de ces connaissances sur la nature même (31B111).
71Il me semble que ce point de vue permet aussi de comprendre plus facilement la présence simultanée, qui a suscité tant de discussions, de doctrines de la métempsychose et de doctrines plus rigoureusement naturalistes dans le Peri Physeôs. Il s’agit simplement d’une version plus moderne, conforme aux développements de la recherche sur la nature, d’un savoir qui est la prérogative caractéristique du iatromantis. On retrouve un processus semblable d’adaptation de la connaissance spécialisée aux nouvelles théories et méthodes dans les traités hippocratiques de la fin du Ve siècle63.
72Ce premier niveau de polémique où le iatromantis prend position contre des adversaires qui, avec leur connaissance de la nature, pourraient mettre en danger son autorité, éclaire aussi le second niveau, celui des attaques contre ceux64 dont le discours est « fou ». Comme on l’a déjà observé, il s’agit d’un groupe différent du précédent, en premier lieu parce que Sextus, qui cite les deux fragments l’un après l’autre, ne semble en aucune manière mettre en relation les personnes envisagées ici avec celles qui precèdent, quand il introduit B3, et ensuite parce que le fait que, contrairement à ces personnes, Empédocle ne veuille pas révéler aux hommes « plus que ce qui est juste », signifie qu’elles possèdent elles aussi un savoir supérieur, qu’il ne reconnaît pas à celles qu’il a mentionnées auparavant. Il s’agit donc de groupes qui peuvent lui faire concurrence sur son propre terrain. Un second facteur important pour l’identification de ce groupe d’adversaires est la langue de B3, qui a été souvent rapprochée de celle des fragments orphiques et considérée comme un indice de l’appartenance d’Empédocle à l’orphisme65. Son caractère allusif ne doit toutefois pas être interprété comme une adhésion. Au contraire, il s’inscrit dans un contexte polémique : l’auteur souligne son intention d’annoncer non « pour qui » il est juste (comme les Orphiques : οἷς θέμις ἐστίν) mais « ce que » il est juste d’écouter (ὦν θέμις ἐστίν…ἀκούειν). L’accent glisse du destinataire au contenu. En effet, Empédocle se tait ou se montre très vague justement sur des points fondamentaux de la doctrine comme la faute pour laquelle le démon a été chassé de l’assemblée des dieux, le temps et le lieu précis de cette vie précédente, et les modalités de sa première entrée dans le cycle cosmique66. Empédocle met sa muse en garde contre l’attrait des honneurs des mortels qui pourraient lui faire dire plus que ce que permet la sacralité du discours. Qui sont donc ceux dont la langue est atteinte de folie ? Le citateur, Sextus, rapporte qu’Empédocle s’en prend à « ceux qui annoncent qu’ils en savent davantage » (τοῖς πλέον ἐπαγγελλομένοις γινώσκειν). Dans l’écrit hippocratique De morbo sacro il s’agit d’une expression technique pour désigner les purificateurs itinérants. Bien que cela puisse sembler surprenant, le ton de la polémique d’Empédocle rappelle celui que l’auteur hippocratique utilise contre les agyrtai et les magoi qui affichent des compétences semblables à celles d’Empédocle :
« Avec ces discours et ces artifices, ils affirment en savoir davantage et trompent les hommes en leur prescrivant des expiations et des purifications. La plus grande part de leur discours touche aux dieux et aux démons. Cependant il me semble que leurs discours ne concernent pas la piété, comme ils le croient, mais plutôt l’impiété et qu’ils nient l’existence des dieux »67 [Hippocr. MS 1, 27 (64, 56 Grensemann = VI, 358 Littré)].
73Il est donc possible (mais non démontrable) qu’Empédocle prenne position contre des concurrents, des purificateurs itinérants qui pourraient mettre en danger son autorité en révélant « plus qu’il n’est juste » de le faire.
74L’analyse de la polémique contre les adversaires nous permet ici certaines considérations sur la position d’Empédocle parmi les autres Présocratiques. Empédocle est un iatromantis et un purificateur particulièrement « avancé » qui connaît et élabore une science naturelle utile à sa profession. Le but de toute cette opération est pourtant éminemment pratique, comme le note Kingsley : il s’agit du contrôle et de la manipulation de la nature. L’un des plus philosophes des Présocratiques est surtout un spécialiste iatromantis.
III
Conclusion
75Ces considérations et résultats sont évidemment provisoires et doivent faire l’objet de contrôles et de nouveaux approfondissements. Mais de ce premier examen, une chose saute aux yeux : la catégorie stable et claire dès le départ du philosophe de la nature telle qu’elle était conçue par Aristote et, sur ses traces, par Hegel et Zeller, n’est pas si facile à définir ni si nettement caractérisée.
76En particulier, vers la fin du VIe siècle, on ne peut pas encore parler des Naturphilosophen comme d’un groupe nettement reconnaissable ni surtout conscient de sa propre particularité. Il y a en revanche des sophoi qui se meuvent sur différents terrains de la recherche et du savoir, sans percevoir qu’il s’agit de domaines spécialisés bien séparés les uns des autres. Dans ce sens, il ne faut pas être surpris si Héraclite ne fait pas de distinction entre Xénophane, Hécatée et Pythagore : pour lui, ils sont tous sur le même plan, celui des polymatheis. Et il ne faut pas s’étonner non plus du mélange entre sagesse théologique, éthico-politique et cosmologico-astronomique d’Héraclite. Lui aussi est un sophos et non un Naturphilosoph. Comme nous l’avons vu, la conscience d’un savoir spécifique concernant la nature n’émergera qu’avec Parménide, et se précisera au cours du Ve siècle av. J.-C.. On peut dès lors se demander à nouveau si les « premiers philosophes » ioniens doivent vraiment être encore considérés comme tels.
77Un second point qui ressort des observations faites ici concerne le problème de la distinction entre philosophes de la nature et « spécialistes », en particulier dans des domaines comme la iatromantique et la médecine. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’évolution de la recherche sur la nature conduise certains à adapter les méthodes de leur technê et à développer à leur tour un savoir théorique original. La séparation nette entre les deux domaines a entraîné le refus de tout ce qu’il peut y avoir de professionnel chez des personnages comme Empédocle ou Parménide, et à prendre seulement en considération ce qui peut être inséré dans un cadre « philosophique ». Les difficultés de l’interprétation de ces deux auteurs démontrent que cette approche doit de toutes façons être revue.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 J’utiliserai ici le terme « Présocratiques » par commodité, sans en discuter l’exactitude. Pour une discussion sur ce sujet cf. maintenant Laks (dans ce volume).
2 Zeller traite la biographie des auteurs dans la note initiale, mais il la maintient strictement séparée de la doctrine exposée dans le texte. Dans le 1er volume de l’édition préparatoire à l’opus magnum, qui porte un titre légèrement différent (Die Philosophie der Griechen. Eine Untersuchung über Charakter, Gang und Hauptmomente ihrer Entwicklung. 1. Teil. « Vorsokratische Philosophie », Tübingen 1844), la biographie est absente.
3 Cf. par ex. les déclarations programmatiques d’un livre récent sur les Présocratiques, Rapp 1997, 11 : « Meine Darstellung wird sich daher auf die Erörterung solcher Konzeptionen [nämlich jene, die beanspruchen, das Wesen der Welt und unsere Erkenntnis von ihr zu erklären], auf ihre gedanklichen Voraussetzungen und auf die Brauchbarkeit der jeweils angeführten Argumente konzentrieren. Aus demselben Grund werde ich einige andere Fragen, die in der Vorsokratik-Literatur bisweilen im Vordergrund stehen, übergehen : etwa die Frage nach einem besonderem Welt-oder Lebensgefühl der Vorsokratiker, nach dem Verhältnis ihrer Lehren zu religiösen und kultischen Praktiken, nach möglichen Ursprüngen des philosophischen Denkens im Mythos und in der Dichtung oder nach dem Verhältnis zu politisch-historischen Ereignissen. Auf die Darstellung von Persönlichkeiten und Werken, die nur mit Blick auf solche Fragestellungen von Interesse sind, werde ich weitgehend verzichten ».
4 Cf. surtout Burkert 1969,1972 ; Lloyd 1979, 1987 ; Kingsley 1995, 1999.
5 Cf. Lloyd 1987, 93ss.
6 Cf. sur ce point Lloyd 1987,83ss.
7 Contre Homère 559 PMG ; contre Pittacos 542 PMG, contre Cléobule 581 PMG.
8 Simpl. In Phys. 151,25 (64A4) ὡς αὐτòς ἐν τῷ Περὶ ϕύσεως ἐμνήσθη καὶ πρòς ϕυσιολόγους ἀντειρηκέναι λέγων οὕς καλεῖ αὐτός σοϕιστάς.
9 Cf. l’intéressante analyse de la prose anaxagoréenne et de la destination de l’écrit chez Schofield 1980, chap. 1 et 2.1.
10 Dans ce contexte, je crois, contre Laks 1983, 19, que la traduction traditionnelle de σεμνή par « solennelle » est préférable à « relevée, sévère ».
11 Cf. à cet égard l’analyse de Cambiano 1992, 558 de cette expression de Diogène : « più che un segno di attenuazione, un riconoscimento del carattere puramente soggettivo e prowisorio di ciò che è enunciato, questa espressione è rivendicazione di possesso e di originalità ». Pour une autre suggestion encore, voir Laks 1983, 18.
12 Philolaos 44B1 : « La nature dans le monde consiste en choses illimitées et en choses limitantes, tant le monde entier que chaque chose en lui ». Ion de Chios 36B1 : « Voilà le principe de mon discours : tout est trois et ni plus ni moins que ces trois. La vertu de chaque individu est trois choses : intelligence, force et chance ».
13 Bien que le débat sur la distinction entre Peri Physeôs et Katharmoi soit encore ouvert (cf. Osborne 1987 ; Inwood 2001), je crois que l’identification par Diogène Laërce de 31B112 comme le début des Katharmoi est incontestable. Cf. en particulier Kingsley 1995, 363ss. qui fournit des arguments convaincants en faveur de l’existence de deux poèmes.
14 Cf. aussi Mansfeld 1995, 226.
15 Cf. Burkert 1987.
16 Cf. Cambiano 1992, 558, ci-dessus n. 11.
17 Cf. par exemple l’opposition de « sa » vérité à celle d’Hésiode à propos du nombre des Danaïdes FGrHist 1 F 19 παῖδες δέ, <ἐόντες>, ώς μὲν Ἡσίοδος ἐποίησε, πεντήκοντα, ὡς ἐγὼ δέ, οὐδὲ εἴκοσι.
18 Eudème de Rhodes (Fr. 90 Wehrli). Cf. aussi Arist. Phys. 222b 17.
19 Je ne crois pas que Xénophane vise ici les devins, comme le soutient Lesher 1978. Ceux-ci ne sont pas des adversaires directs du poète.
20 Cf. Thomas 1988, 189s. pour Hécatée ; Corcella 1992, 276 pour l’ethnographie.
21 La traduction de εἰδὼς ἀμϕἰ θεῶν τε καὶ ἃσσα λέγω περὶ πάντων est controversée : « qui sait à l’égard des dieux et de tout ce dont je parle » (Heitsch) ou « qui sait à l’égard des dieux et ce que je dis sur le tout » (Lesher). La syntaxe (le parallélisme entre ἀμϕι. et περί + gén.) semble suggérer la première version, mais on est aussi tenté de voir dans περὶ πάντων l’indication du sujet de l’œuvre de Xénophane, cf. aussi l’incipit de Démocrite τάδε λέγω περὶ τῶν συμπάντων (68Β165).
22 Des aigles, volant à la même vélocité partis des extrémités de la terre pour en atteindre le centre, se rencontrèrent à Delphes. Sur les variantes du mythe, cf. W.H. Roscher, Omphalos, Leipzig 1913, 56ss. ; A. Rescigno, Plutarco. L’eclissi degli oracoli, Napoli 19952, 261ss.
23 La liste des arguments annoncés par Hésiode dans sa Théogonie (108-14) comprend la naissance des dieux, de la terre, des fleuves, de la mer, des astres, du ciel.
24 Cf. [Hippocr.] VM1, 3 (119, 4 Jouanna = I, 572 Littré) où l’auteur soutient que la médecine n’a pas besoin d’innover en posant des « hypothèses » comme on le fait pour les choses qu’on ne voit pas et pour les choses douteuses (ὥσπερ τὰ ἀϕανέα τε καὶ ἀπορεόμενα). La description de celles-ci rappelle le fragment de Xénophane (« Comme c’est le cas pour les choses qui sont au ciel ou sous la terre : quand bien même quelqu’un les exposerait et les concevrait comme elles sont, il ne sera évident ni à celui qui parle ni à ceux qui l’écoutent de savoir si cela est vrai ou non ; car il n’y a rien à quoi on puisse se référer pour saisir la claire vérité », οἷον περὶ τῶν μετεώρων ἤ τῶν ὑπò γῆς εἰ λέγοι τις καὶ γινώσκοι ὡς ἔχει, οὔτ’ ἂν αὐτέῳ τῷ λέγοντι οὔτε τοῖσιν ἀκούουσι δῆλα ἂν εἲη, εἲ τε ἀληθέα ἐστὶν εἲτε μή oὐ γὰρ ἔστι πρòς ὅ τι χρὴ ἐπανενέγκαντα εἰδέναι τὸ σαϕές). Cf. Barnes 1982, 139.
25 C’est contre cette présomption de vérité qu’est dirigé le fragment 21B18. « Ce n’est pas dès le commencement que les dieux ont tout dévoilé aux mortels, mais en cherchant, ceux-ci, avec le temps, découvrent le meilleur ». Cf. la discussion de ce fragment chez Lesher 1992, 150ss.
26 Cf. Hom. II. VIII, 478s. ; Hes. Th. 721-5.
27 Sur ce passage cf. Burkert 1985.
28 Dans cette « liste », on reconnaît un des traits que Humphreys 1996, 8s. interprète comme distinctifs de la prose scientifique. Voir aussi la note suivante.
29 Cf. aussi Most 1999, 338. Humphreys 1996, 11 a souligné cet aspect de la construction d’image chez les médecins hippocratiques et l’a interprété comme un trait caractéristique de la prose scientifique. Je crois que cette stratégie de la persuasion n’est pas une prérogative de la prose scientifique en soi, mais plutôt des écrits professionnels, dans la mesure où ils sont conditionnés par le problème de la concurrence et du succès auprès du public. Xénophane aussi est un poète de profession.
30 Archiloque était compris – du moins au Ve siècle av. J.-C. – dans le répertoire des rhapsodes, comme le démontre l’Ion de Platon (532a). Sur ce point cf. Babut 1976, 477.
31 Cf. aussi Babut 1976, 488ss.
32 Pour une discussion détaillée sur ce sujet cf. Riedweg 1997.
33 Cf. aussi ce que dit Ion de Chios 36B4 à propos de Pythagore περὶ πάντων ἀνθρώπων γνώμας εἶδε καὶ ἐξέμαθεν. Riedweg 1997, 87. Aristoxène (Fr. 15 Wehrli = DK 14,3) disait à son tour que Pythagore avait puisé la majorité de ses maximes éthiques de Themistoclée, une prêtresse de Delphes.
34 Sur les inscriptions d’Hipparque cf. Lavelle 1985, Aloni 2000.
35 Ceci est vraisemblable si l’on pense aux mythes d’origines diverses qui ont conflué dans la Théogonie, aux différents préceptes contenus dans les Œuvres, aux doctrines cosmologiques de Xénophane qui sont sans doute influencées par Anaximène et par la littérature ethnographique et géographique, aux traditions mythiques rassemblées par Hécatée.
36 Cf. en particulier Lewis 1996, chap. 4.2.
37 Selon Conche 1986, 269 il s’agit d’une citation, mais il ne donne pas d’arguments convaincants. Βεβαιωτής est un terme juridique qui apparaît souvent dans les inscriptions de l’époque hellénistique (SEGXXXIII 424, 428 al.), mais, comme terme juridique il peut être bien plus ancien (le verbe βεβαιόω est très fréquent chez les orateurs).
38 Cf. Lloyd 1993, 229. La compréhension de soi comme présupposé de la compréhension du logos qui régit tout est aussi la solution de Guthrie I, 1962, 418s., qui souligne l’aspect de la polémique contre la polymathiê et l’historiê qu’il considère toutefois comme deux tendances différentes.
39 L’opposition entre l’auteur créatif et l’auteur reproductif se trouve aussi chez Pindare (Ol. 2,85ss.).
40 22B45 « Tu ne trouveras pas en avançant les limites de l’âme, même en parcourant toutes les routes, si profond est le logos qu’elle possède ». Il serait trop long d’en discuter ici, mais je crois qu’Héraclite fait allusion au savoir particulier et caché dans l’âme, que la tradition archaïque prête aux dieux et aux devins en le situant dans les phrenes. Les métaphores de la voie et de la profondeur se rencontrent par exemple chez Eschyle (Supp. 1049 Διὸς οὐ παρβατός ἐστιν/μεγάλα ϕρὴν ἀπέρατος. 93-5 : δαυλοί γὰρ πραπίδων/ δάσκιοί τε τείνου/σιν πόροι κατιδεῖν ἂϕραστοι).
41 Long 1999, 11.
42 Cf. Kahn 1983, 114 ; Lloyd 1993, 224ss. ; cf. aussi Corcella 1992, 270 qui fait remarquer combien la difficulté pour le profane de comprendre une carte géographique, telle qu’elle ressort de la réaction du roi lacédémonien Cleomène face au Milésien Aristagore qui lui montre un pinax avec les terres du Grand Roi (Hdt. V, 49), rend improbable que la carte d’Anaximandre ait eu un grand écho hors du domaine technique.
43 Burkert 1962, 38 n. 12 ; Graf 1995, 22ss. Cf. sur ce point n. 47 et texte correspondant.
44 Dem. 47,1 ; 49, 56 ; P1. Lois 936d ; cf. Burkert 1972, 161 et n. 228.
45 L’hypothèse a déjà été avancée par Marcovich 1978, 54. La thèse de Conche 1986, 215s. selon laquelle Héraclite vise ici Hésiode me paraît au contraire invraisemblable. Dans les fragments héraclitéens le poète est bien accusé de défaut d’intelligence, mais jamais d’être un artisan de mensonges.
46 Les témoins les plus anciens comme Aristote décrivent du reste Pythagore non comme un contemplatif vivant éloigné de la foule, mais au contraire comme un personnage qui s’expose : Pythagore accomplit non seulement des miracles, mais montre aussi dans le théâtre d’Olympie sa cuisse d’or, signe de sa divinité (Arist. Fr 191 Rose).
47 Burkert 1999, 95.
48 Sur l’inscription cf. Dandamaev 1976.
49 Cf. sur l’épisode Hdt. III,65ss.
50 Contre Kirk 1962, 34ss. et Marcovich 1978, 10 et avec Frankel 19762, 423 et Kahn 1979, 29, ἀεί doit être rapporté à ἐόντος. Cf. aussi les arguments exposés dans le texte ci-dessous. La consécration du texte d’Héraclite dans le temple d’Artémis est un moyen pour l’« éterniser ».
51 Cf. cependant les arguments de Kahn 1993, 117ss. en faveur de cette thèse.
52 Kirk 1954, 7 liquide l’anecdote racontée par Diogène Laërce comme « lieu commun » parce qu’à son avis, Héraclite n’a écrit aucun livre, mais seulement des sentences qui auraient été rassemblées par ses élèves après sa mort. En tout cas, Aristote avait sous les yeux un livre d’Héraclite (σύγγραμμα) et le style de 22B1 est typique de l’incipit d’un écrit qui présente le savoir de l’auteur (ὡς ἐγὼ διηγεῦμαι) comme supérieur à celui des autres (τοὺς δὲ ἄλλους ἀνθρώπους), comme il arrive par exemple chez Hécatée, et fait prévoir un traitement suivi (cf. Barnes 1982, 599s. n. 6 avec d’autres références bibliographiques). En outre, les informations sur la déposition de livres dans les temples ne sont pas du tout un lieu commun, car ces dépositions sont relativement rares et limitées à des auteurs particuliers (pour Crantor, voir infra).
53 Cf, surtout Thomas 1988, 70, à l’époque hellénistique aussi, la déposition d’œuvres littéraires dans le temple a le même but, comme le démontre l’anecdote de Diogène Laërce (IV, 25) sur l’académicien Crantor qui aurait déposé ses poèmes sous scellé (σϕραγισάμενος) dans le temple d’Athéna.
54 Theogn. 19-23.
55 Cf. Thomas 1988, chap. 1-2 ; Georgoudis 1988, 245 avec les indications des passages.
56 Cf. Esch. Supp. 263 ; Eu. 62.
57 Kingsley 1995, 221ss.
58 ἐπεὶ ὧδ’ ἐλιάσθης « vu que tu t’es égaré ici », nous rappelle l’apostrophe d’Apollon qui se révèle à Achille qui le poursuit, parce qu’il le prend pour le troyen Agénor (II. XXII, 12 σὺ δὲ δεῦρο λιάσθης). L’allusion cachée à Apollon, le dieu devin et guérisseur, le dieu de Pythagore, n’est pas à mon avis fortuite.
59 Cf. encore Martin-Primavesi 1999, 113s. avec bibliographie.
60 Cf. 31B4, 2 ; B17, 26 ; B21, 1s. ; B23, 11 (θεοῦ πάρα μῦθον ἀκούσας) ; selon Β62, le récit d’Empédocle ne manque pas le but (άπόσκοπος), ni n’est dénué de connaissance (ἀδαήμων).
61 Cf. l’incipit de Démocrite : τάδε λέγω περί τῶν συμπάντων (68Β165).
62 Par conséquent il me semble que la lecture de Diels 1901, 106 du vers B 2, 3 παῦρον δὲ ζωῆς ἰδίου μέρος ἀθρήσαντες, qui souligne, en contraste avec le savoir de Pythagore, que les personnages auxquels on fait allusion ont vu seulement « une petite partie de leur vie », est préférable à toutes les autres conjectures.
63 En particulier dans les traités Des vents, Du régime, Des chairs, qui développent aussi des théories personnelles.
64 L’hypothèse de Bollack 1969, III, 1, 27, selon laquelle τῶν serait un neutre pluriel qui renvoie au discours même du poète dans le fragment B2, est tout à fait invraisemblable. Une réfutation de ses propres paroles, assortie en outre d’une accusation de mania est non seulement impensable dans la bouche de qui se proclame maître de vérité, mais est totalement inconnue dans la poésie grecque archaïque.
65 Riedweg 1995, 54.
66 Le papyrus de Strasbourg n’a pas, lui non plus, amené de nouvelles informations sur ces points. L’explication suggérée par Kahn 1960, 22 [19932, 446], O’Brien 1969, 325 ; 334 et les éditeurs du papyrus Martin-Primavesi 1999, 92ss., que les daimones ne sont que des particules d’Amour contaminées par la Haine et incarnées dans les corps mortels ne satisfait pas. Pour la discussion de cette thèse, voir Gemelli Marciano 2000, 397ss.
67 τοιαῦτα λέγοντες καὶ μηχανώμενοι προσποιέονται πλέον τι εἰδέναι καὶ ἀνθρώπους ἐξαπατῶσι προστιθέμενοι αὐτοῖς ἁγνείας τε καὶ καθαρότητας, ὃ τε πολὺς αὐτοῖς τοῦ λόγου ἐς τò θεῖον ἀϕήκει καὶ τò δαιμόνιον, καίτοι ἔμοιγε οὐ περὶ εὐσεβείης τοὺς λόγους δοκέουσι ποιεῖσθαι, ὡς οἴονται, ἀλλα περὶ ἀσεβείης μᾶλλον καὶ ὡς θεοὶ σὐκ εἰσί.
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