Pour une bioéthique de la protection : un point de vue latino-américain
p. 109-120
Texte intégral
Introduction
1Nous lisons souvent, surtout dans la littérature bioéthique de langue française, que la bioéthique n’est pas, à proprement parler, une discipline académique au sens strict, mais plutôt un champ « interdisciplinaire » ou « transdisciplinaire » de pratiques discursives qui auraient pour but la réflexion critique sur les enjeux sociaux, philosophiques, éthiques et politiques soulevés par l’application des technosciences de la vie et de la santé aux individus et populations humaines, si ce n’est au monde de la vie, de la vie comme un tout et, en particulier, par la médicalisation croissante des sociétés contemporaines considérées dans leur contexte bioécologique. De telle manière fait-on écho, explicitement ou implicitement, aux recherches sur le « biopouvoir » et la « biopolitique » entamées par Michel Foucault dans les années 80 et développées, depuis, par plusieurs chercheurs, parmi lesquels je mentionnerai le philosophe italien Giorgio Agamben, qui mène depuis les années 90 une recherche philosophique, éthique et politique sur la figure de l’homo sacer et sur l’état d’exception, que j’interprète comme deux métaphores de notre condition humaine présente et peut-être future1.
2La contribution qui ouvre cet ouvrage pose une question générale majeure : quelle(s) bioéthique(s) pour un monde habitable pour tous et pour chacun demain ? De plus, elle soumet à la discussion l’enjeu de la créativité des points de vue de la médecine, de la société et du monde entier, en syntonie avec la proposition, faite par Edgar Morin, d’une éthique de la compréhension résultant de l’articulation entre les domaines du soi, de la société et du genre humain.
3Pour essayer de penser correctement cette perspective, le texte commenté ici développe deux stratégies discursives : une conceptualisation de la bioéthique, d’une part, et une auto-compréhension et auto-évaluation des pratiques d’une équipe de recherche en bioéthique, caractérisée comme « une démarche qui participe à la constitution d’un espace de réflexion, d’évaluation, de formation éthique » d’autre part. La réflexion développée ici sera centrée sur la stratégie de conceptualisation de ce texte, en tenant compte de son but consistant en « repenser l’éthique dans le contexte contemporain du développement des technosciences », à partir « d’une démarche de réflexion avec les acteurs de la recherche biomédicale et du soin », avec « un souci de compréhension des enjeux plutôt que d’énoncer des impératifs catégoriques » et en considérant la « double exigence de distanciation et de proximité à l’égard des pratiques ».
4Pour mettre en place cette stratégie de conceptualisation, le texte lillois part d’une conception de la genèse de la bioéthique, laquelle ne se serait pas constituée « à strictement parler comme une discipline étendant et affinant sa capacité explicative dans un domaine déterminé », mais se serait « formalisée à travers une série d’initiatives, certaines plus théoriques d’autres plus pratiques, visant à traduire une préoccupation et un questionnement hésitants à propos des développements de la médecine moderne », avec une référence explicite aux « instances de régulation comme les comités d’éthique ». Après quelques considérations critiques à propos de ce document (1), je présenterai brièvement la bioéthique de la protection (2), un projet auquel je travaille avec le bioéthicien chilien Miguel Kottow et mes collaborateurs et étudiants brésiliens depuis quelques années.
Bioéthique ?
5Mes considérations aborderont deux questions majeures, à mon avis « co-impliquées », méritant un approfondissement. La première se réfère au statut épistémologique et méthodologique de la bioéthique et la deuxième à sa vocation pratique, c’est-à-dire à ce que la bioéthique est, d’une part, et à ce qu’elle peut ou devrait faire, de l’autre.
6Premièrement, je crois que l’insistance des auteurs de la contribution sur l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité de la bioéthique essaye de montrer, correctement, que la bioéthique n’est pas uniquement une discipline académique, mais qu’elle est – ou essaye d’être — un outil pouvant servir à des institutions – comme les Centres de Formation Professionnelle en Santé ou les Comités et Commissions d’Éthique et de Bioéthique — pour repenser leurs pratiques respectives, soit en termes pédagogiques, soit en termes d’une meilleure effectivité (ou « performativité » si l’on veut récupérer un terme mis en circulation par le livre bien connu de Jean-François Lyotard sur la « condition postmoderne ») dans les tentatives visant à résoudre les conflits d’intérêts et de valeurs parmi différents acteurs sociaux (par exemple, entre chercheurs en sciences biomédicales, usagers des services de santé, représentants des industries pharmaceutiques, responsables de la santé publique et États…).
7Cependant, lorsque les auteurs reconnaissent (je pense correctement) que les professions de santé sont de plus en plus « déterminées par les logiques à l’oeuvre dans la recherche en biologie », vu que « l’interaction entre recherche et clinique est de plus en plus étroite, le passage de l’une à l’autre de plus en plus rapide et la clinique de plus en plus conditionnée par les logiques inhérentes à l’élaboration des connaissances qui la fondent », il me paraît que ses auteurs ne tirent pas toutes les conséquences importantes du terme technoscience utilisé au long du texte et qui (à mon avis) caractérise la globalisation, avec sa structure à la fois d’inclusion et d’exclusion et que certains scientifiques (comme Ulrich Beck, Marc Augé et Gilles Lipovestsky) appellent l’hypermodernité. En effet, je crois que dans la technoscience, et en particulier dans sa variante que j’appelle « biotechnoscience », l’enjeu n’est pas seulement l’élaboration des connaissances (plus ou moins disponibles dans les différents types de réseaux d’information), mais, en premier chef, la soumission de cette élaboration « théorique » au soi-disant impératif technologique, c’est-à-dire la soumission du savoir à la manipulation de l’information et des gens, et, partant, la subsomption du savoir et du vivre au savoir faire technicien ; bref : la domination des gens par le biopouvoir et la biopolitique. Et c’est cela, je crois, qui doit intéresser et préoccuper, en premier lieu, les acteurs qui travaillent dans le domaine de la bioéthique, si l’on entend celle-ci comme une « visée éthique d’un monde habitable pour tous et pour chacun » et, surtout, comme un outil pratique de résistance au biopouvoir, à ses effets de domination qui peuvent avoir des conséquences négatives sur la qualité de vie des humains, et non seulement comme un outil de formation des professionnels de la santé ou des membres des comités d’éthique et de bioéthique.
8Il est vrai, par ailleurs, que le texte indique cela (sans doute de façon trop hésitante) lorsque ses auteurs soulignent, d’une part, l’importance d’une réflexion à plusieurs niveaux : celui des liens entre la recherche, la médecine, les représentations sociales et culturelles et, enfin, les logiques à l’œuvre dans la structuration d’une « société mondiale », et, d’autre part, stigmatisent les prises de position de certains bioéthiciens face à la médecine prédictive, lesquelles se borneraient à anticiper les progrès que l’on attend d’elle, encourant ainsi le risque de réduire la bioéthique au rôle consistant à avaliser les idéologies dominantes sans pouvoir développer une véritable posture critique permettant aux individus concernés, les chercheurs, les cliniciens, les patients, les citoyens de participer lucidement et effectivement à la définition de leur avenir commun.
9Deuxièmement, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité impliquent, d’une part, le dialogue entre savoirs et disciplines légitimement constitués ayant pour but principal la construction de nouveaux objets d’études, issus de la reconnaissance réciproque entre savoirs différents et, d’autre part, le partage de méthodes et contenus communs ayant pour finalité la construction de clés interprétatives pouvant servir aux différents points de vue issus des différentes disciplines impliquées. Dans ce sens, l’on pourrait dire que, à la rigueur, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité ont le but pratique de mettre en rapport les différents acteurs ayant pour pratique commune l’étude des problèmes de santé et leurs possibles solutions. Reste, cependant – et ceci en amont — le fait que la bioéthique peut être vue aussi comme une discipline proprement dite, un savoir avec un statut épistémologique et une méthodologie déterminés, développés au long des années de sa constitution, et cela indépendamment du fait qu’il existe différentes conceptions de ce que la bioéthique est ou devrait être (et qui se manifestent dans les différents cours existant de par le monde, les différentes écoles et tendances), c’est-à-dire, indépendamment de la « prolifération parfois bavarde » des discours bioéthiques et sur la bioéthique.
10J’irai même plus loin, en affirmant que ce « bavardage » peut être productif vu qu’il peut être interprété – et cela en aval et pourvu qu’il ne se réduise pas à un ensemble incohérent d’egotrips — comme une espèce de « multilogue » pouvant rendre compte de la complexité des problèmes que les différents acteurs sociaux essaient de résoudre entre eux, par l’éclaircissement réciproque (parfois bruyant) des concepts et modes d’argumentations utilisés ; les négociations (parfois tendues) ; les accords et, éventuellement, le consensus à propos des possibles solutions d’un conflit. En d’autres termes, je crois que le « bavardage » peut être vu comme étant mieux qu’un passage à l’acte car il s’agit tout de même d’une entrée, aussi précaire et/ou minoritaire soit-elle, dans l’ordre symbolique, dans lequel — suppose-t-on – il est possible de résoudre les problèmes entre acteurs qui se reconnaissent réciproquement comme agents d’entendement et de dialogue. Ou encore, le bavardage peut être l’indice d’un discours minoritaire qui essaye de se faire entendre dans le domaine de la doxa bioéthique contemporaine, laquelle coïncide pratiquement avec le principlism de langue anglaise.
11Tel est sans doute le cas de la bioéthique qui essaye de récupérer les différentes traditions de la philosophie européenne, ou, si l’on préfère, qui prétend établir une « nouvelle alliance » entre sa tradition analytique « anglaise » et ses traditions continentales allemandes, française et autres. C’est du moins ce que l’on peut inférer de la contribution lorsqu’on y affirme que « face à la bioéthique américaine de l’époque, très axée sur les définitions de principes fondamentaux, le principlism, le recours aux traditions philosophiques européennes (…) fut perçu comme la condition nécessaire à l’approfondissement des enjeux dans ce domaine ».
12Cela est en principe aussi le cas de la bioéthique de la protection, qui constitue une tentative latino-américaine de construire un instrument théorique et pratique pour essayer de comprendre et résoudre les problèmes bioéthiques de cette région du Globe, problèmes qui ne se réduisent pas à ceux qui sont impliqués par la pratique biomédicale et la médicalisation des sociétés, mais qui découlent aussi des problèmes non résolus du sous-développement, tels que le non-accès aux services publics essentiels pour la sauvegarde de la santé et une qualité de vie au moins raisonnable pour tous et qui permettent à chacun de développer au mieux ses « capacités » (au sens des capabilities d’Amartya Sen) pour réaliser ses projets de vie compatibles avec ceux de ses semblables. À ce propos, il est indéniable qu’une bioéthique qui se préoccupe d’un monde habitable pour tous et chacun ne peut faire l’économie de penser et d’essayer de résoudre les problèmes pratiques qui empêchent de fait la réalisation de cet idéal moral, contre toutes les tentatives de « naturaliser » les différences, les inégalités et les injustices dans l’accès aux services de santé et à une qualité de vie digne et raisonnable.
13En somme, si la bioéthique prétend assumer une « responsabilité sociale » au sein de la globalisation ; une posture méthodologique consistant en une « herméneutique engagée » ; une préoccupation à l’égard de « la performativité du discours et des méthodes », y compris en reconnaissant (comme le fait Jean Ladrière) que l’éthique a été déstabilisée par les pratiques biomédicales, elle devra nécessairement s’engager (si elle ne veut être reléguée au rang de simple flatus vocis) pour que les demandes issues du corps social reçoivent une réponse à la hauteur de leurs questionnements et nécessités. En d’autres termes, s’il est correct de dire que « les nouvelles questions qui se posent dans un secteur comme celui de la santé sont porteuses d’enjeux éthiques et politiques majeurs pour la société contemporaine (la prise en compte des plus fragiles et le respect de la singularité de chaque individu, les inégalités, la promotion des processus démocratiques, l’habitabilité de la planète demain) », il faudrait encore se donner les moyens théoriques et pratiques de prendre en charge de tels enjeux. Une manière de faire cela est celle de repenser la bioéthique comme outil à la fois théorique et pratique pour résoudre conflits et dilemmes moraux en tenant compte des spécificités des situations. C’est cela que se propose la bioéthique de la protection.
La bioéthique de la protection dans le contexte des autres bioéthiques
14La bioéthique de la protection est une variante récente de la bioéthique vu qu’elle a été formulée pour la première fois par moi-même et Miguel Kottow dans un article publié en 2001 pour essayer de rendre compte des conflits et dilemmes moraux dans le domaine de la santé publique en Amérique Latine et qui, à notre avis, ne pouvaient pas être résolus par les autres variantes de la bioéthique2.
15La bioéthique de la protection est, avant tout, une éthique, c’est-à-dire – pour utiliser une définition que l’on rencontre dans les dictionnaires et manuels scolaires – une « science de la morale ». Ou – si l’on préfère utiliser les termes de la philosophie analytique — un « discours de deuxième ordre » construit à propos d’un « discours de premier ordre » constitué par les normes morales qui règlent ou prétendent régler les comportements humains dans des groupements humains déterminés et à une époque historiquement déterminée. Dans ce sens, la bioéthique doit forcément s’occuper des raisons et arguments utilisés par les acteurs sociaux pour justifier leurs pratiques, ce qui implique aussi d’analyser la forme de ces arguments et les concepts et méthodes utilisés, c’est-à-dire, s’occuper de métaéthique. J’appelle celle-ci la condition nécessaire d’un acte bioéthique, et ceci parce que sans ce travail critique préalable d’éclaircissement et de distanciation d’un fait conflictuel, il me paraît pratiquement impossible de parvenir à une solution qui tienne compte des droits raisonnables des participants.
16En d’autres termes, l’éthique n’est pas la morale, car les faits de celle-ci sont l’objet propre de celle-là et parce que, en tant qu’étude de la morale, l’éthique ne peut éviter la réflexion critique, laquelle implique aussi de s’occuper des outils conceptuels utilisés pour voir leur pertinence dans une situation donnée. Si cela n’était pas le cas, la bioéthique risquerait fortement de n’être pas seulement une théorie, mais surtout une simple idéologie de plus, servant les différentes stratégies biopolitiques et les formes de biopouvoir à l’oeuvre dans le monde, c’est-à-dire tout sauf un discours critique sur les comportements jugés moralement corrects ou incorrects.
17Mais la bioéthique est aussi nécessaire à la survie de l’espèce humaine, et ceci explicitement depuis sa première version voulue par Potter, qui la considérait déjà en 1970 comme une espèce de « pont » entre la culture scientifique et les sciences humaines et sociales. Il est vrai que cette conception deviendra minoritaire lorsque les chercheurs du Kennedy Institute et les différents principlismes réduisirent la bioéthique à une espèce d’éthique biomédicale adaptée aux problèmes issus de la biomédecine, ce qui deviendra le paradigme bioéthique dominant pendant au moins vingt années. Mais cette conception est devenue, à mon avis, progressivement obsolète, surtout en tenant compte du fait que le principlisme, bien adapté aux situations de conflits interpersonnels dans la relation médecin-patient, ne l’est plus lorsqu’on doit aborder les conflits présents dans le domaine de la santé publique, dans laquelle le type de conflits se donne non pas, prioritairement, entre acteurs individuels, mais bien plus souvent, et avec des conséquences bien plus dramatiques, entre des populations nécessiteuses et des politiques de santé toujours déjà insuffisantes. En d’autres termes, la bioéthique est nécessairement une éthique appliquée qui doit tenir compte des différents domaines de pertinence : l’interindividuel, le social, celui des groupes particulièrement fragiles et le niveau écologique, pouvant donc être considérée comme l’éthique appliquée aux comportements humains ayant (ou pouvant avoir avec une bonne probabilité) des effets significatifs irréversibles sur d’autres êtres humains ou – si l’on veut élargir le cercle de la considération morale – sur d’autres êtres vivants, lesquels, pour une raison ou une autre, méritent une telle considération morale. En ce sens, je crois que toutes les conceptions qui considèrent la bioéthique comme une simple analyse rationnelle et impartiale de ces pratiques sont insuffisantes, puisqu’elles se bornent à défendre la position néopositiviste selon laquelle ou bien l’éthique s’en tient aux canons « scientistes » des propositions vérifiables ou alors elle ne veut rien dire. Le principal inconvénient de cette position est qu’elle réduit les activités qui se donnent dans le champ de l’éthique à celle de l’un de ses domaines : celui de l’éthique – qui est à la fois théorique et pratique — à celui de la métaéthique. En réalité, lorsque l’on prétend que la bioéthique est une éthique appliquée, il faut en tirer les conséquences de deux manières.
18Premièrement, en rappelant que l’éthique a aussi une vocation normative : en partant d’une analyse critique et autant que possible impartiale des arguments en présence dans un conflit moral (condition nécessaire), l’éthique prétend dire aussi quel est le meilleur argument ou du moins le moins négatif, et ceci en accord avec un paramètre de référence, constitué par une théorie morale existante ou à construire. Il existe, évidemment, un problème majeur à ce sujet, mis en évidence, par exemple, par Engelhardt Jr. au long de son œuvre et consistant dans le type de rapports qui peut s’établir parmi des « étrangers moraux » (moral strangers), lesquels, à la rigueur, ne communiqueraient pas vu qu’ils n’auraient aucun référent moral substantiel en commun. Dans ce cas, nous serions en présence de ce que Lyotard a appelé un différend, c’est-à-dire une situation discursive sans issue, dans laquelle nous ne pouvons, sans être démentis par les faits, ni présupposer une communauté linguistique a priori (comme le fait Apel) ni espérer pouvoir construire cette communauté a posteriori par l’agir communicationnelle (comme le prétend Habermas). Plusieurs conflits qui ravagent actuellement des régions périphériques du monde paraissent donner raison à Engelhardt et à Lyotard contre Apel et Habermas. Sans entrer ici dans cette discussion, le concept d’« étrangers moraux » peut être critiqué de plusieurs points de vue sans compter que la recherche d’un accord, sinon du consensus, est une voie toujours possible dès que sont respectées certaines conditions entre les acteurs sociaux en présence, tels que : la reconnaissance réciproque des agents moraux avec leurs particularités et différences, celle de la spécificité de la situation dans laquelle se donne un conflit d’intérêts et/ou de valeurs et celle de la nécessité d’actions compensatoires permettant aux agents d’agir dans une condition d’égalité. De plus, l’on peut se demander si le concept d’« étranger moral » est pertinent du point de vue éthique ou, encore pire, s’il n’est pas carrément un « non-concept » impliquant la négation de l’éthique elle-même, vu que celle-ci présuppose toujours un rapport entre au moins deux acteurs sociaux ou, si l’on préfère, entre un je et un tu, ou un moi et un autre. En somme, il faut penser sérieusement à cette question de l’étranger, comme l’a fait, ces dernières années, le regretté Jacques Derrida !
19Deuxièmement, en utilisant toute la créativité possible pour évaluer, de manière critique et pragmatique, les outils bioéthiques dont on dispose pour essayer de résoudre un conflit donné et, le cas échéant, produire des nouveaux outils. Ceci est le cas de la bioéthique de la protection, que je présenterai brièvement et en guise de conclusion provisoire à une discussion à poursuivre.
Caractéristiques de la bioéthique de la protection
20La bioéthique de la protection est, à la fois, descriptive et normative comme tout autre bioéthique, mais elle prétend être, de plus, protectrice dans le sens où elle se préoccupe, en premier lieu, des êtres fragiles ou particulièrement susceptibles d’être atteints dans leur intégrité physique et psychique. Elle peut être entendue de deux façons, suivant le sens, plus ou moins étendu, que l’on assigne au mot protection : (a) stricto sensu et (b) lato sensu.
21Dans son sens « strict », elle se réfère à des situations moralement précaires, comme celle d’Amérique Latine où existe une condition humaine de « carence » des conditions minimales de vie et de santé pour la majorité de la population du continent, et ceci soit pour des raisons historiques de dépendance coloniale et néocoloniale, soit pour des raisons contingentes, issues actuellement du processus de globalisation, mais qui doivent être résolues concrètement. Dans ce cas, la bioéthique de la protection s’applique aux moyens que l’on doit inévitablement adopter pour pouvoir protéger les individus et les populations qui ne disposent pas d’autres moyens pour pouvoir se défendre et mener une vie « décente » en développant leurs capacités et non seulement être des survivants de la dernière épidémie ou du dernier désastre économique presque toujours décidé ailleurs. Bref, la bioéthique de la protection stricto sensu prétend récupérer la mission historique de l’éthique, tapie dans le mot grec ethos, qui à l’époque des épopées homériques signifiait « rempart », « abri », « lieu pour se protéger ». Pour cela elle propose, et s’engage concrètement (dans les institutions et les mouvements sociaux), afin que l’on arrête la situation de « vie nue » qui affecte une majorité d’individus et de populations d’humains, exclus de fait de la communauté politique et des politiques des droits humains. Concrètement, lors d’une dispute morale à propos d’un conflit d’intérêts, l’intérêt du plus « démuni » aura une priorité lexicale car il s’agit d’un moyen effectif (ou pragmatique) pour donner un contenu concret à l’idéal moral et politique de la justice, en adoptant, par exemple, des mesures compensatoires comme l’illustrent les polémiques politiques à propos d’actions positives.
22Lato sensu elle continue à préserver le « noyau dur » (dans le sens de Imre Lakatos) de la version stricto sensu, mais elle essaye aussi – pour éviter l’isolationnisme suicidaire – de penser une possible éthique comme celle proposée par Jacques Derrida, lorsqu’il nous proposait une « nouvelle forme de cosmopolitisme » et une « démocratie à venir », fondée en une « hospitalité sans conditions (…) ouverte à la venue de l’autre, au-delà du droit (…) vu que seulement une hospitalité sans conditions peut donner son sens et sa rationalité pratique à n’importe quel concept d’hospitalité »3.
Notes de bas de page
1 G. Agamben, Homo sacer, Stanford (Ca), Stanford UP, 1998 ; G. Agamben, L’état d’exception, Paris, Gallimard, 2003.
2 FR Schramm, & M. Kottow, « Principios bioéticos en salud publica, limitaciones y propuestas », Cadernos de Saude Publica, Rio de Janeiro, 2001, 17 (4), 949-956.
3 J. Derrida, Voyous, Paris, Ed. Galilée, 2003, pp. 204-205.
Auteur
École Nationale de Santé Publique de la Fondation Oswaldo Cruz, ENSP — FIOCRUZ, Rio de Janeiro, Brésil
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011