Une perspective européenne de la bioéthique
p. 95-107
Texte intégral
Introduction
1La présente contribution se propose de situer la bioéthique européenne dans une approche qui se veut à la fois historique et comparative au niveau international.
2Il s’agira ici de mettre en exergue les évolutions historiques de la bioéthique européenne (1re partie), de comparer cette dernière à la tradition bioéthique anglo-saxonne (2e partie) en pointant notamment les grands courants et concepts qui les distinguent l’une de l’autre.
3Je m’attacherai alors à expliciter et les modes de fonctionnement de ces deux traditions de la bioéthique (troisième point) et la contribution spécifique de la bioéthique européenne.
4Pour conclure, je proposerai une mise en perspective de la contribution initiale de cet ouvrage (contribution du Centre d’Éthique Médicale de Lille) avec ce qui aura été discuté précédemment.
Évolutions historiques dans la bioéthique européenne
5Pour aborder cette première partie consacrée aux évolutions historiques dans la bioéthique européenne, je vais m’appuyer sur l’exemple de l’Association Européenne des Centres d’Éthique Médicale (AECEM).
6Ce réseau européen est caractérisé par le fait qu’il rassemble des cultures très différentes. En ce moment, plus de soixante centres situés dans toute l’Europe font partie de l’association. En fait, un des grands avantages du réseau européen est qu’il n’est pas enfermé dans une seule culture et que l’approche anglo-américaine n’y a qu’une influence partielle. Les cultures germanique, romane et est-européenne sont en train de développer une « éthique médicale » qui est donc différente du courant anglo-américain dominant.
7Ce qui est extrêmement important pour la perspective européenne, c’est la présence des cultures dites de l’Europe du Sud (ou plutôt romanes) : l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la France ont toujours eu et continuent à avoir un rôle important dans l’organisation. La bioéthique se porte bien dans ces régions d’Europe, bien que l’influence de leurs moralistes reste faible au plan intercontinental. Ceci s’explique par les différences de langue et également par le fait que les grandes revues de bioéthique sont publiées en anglais. Il est néanmoins regrettable qu’il faille attendre si longtemps avant que ce genre de bioéthique européenne prenne sa place sur l’échiquier intercontinental. Je considère donc qu’une tâche majeure dans l’immédiat est d’expliciter les principales perspectives de l’approche européenne et d’identifier, à partir de cette mise au point, l’essence de la contribution multidimensionnelle européenne.
Comparaison des deux traditions
La bioéthique dans la tradition anglo-américaine
8Le développement du « Principlisme » — c’est ainsi qu’on l’appelle maintenant — est généralement considéré comme le produit le plus populaire et influent sur le marché bioéthique actuel. Le meilleur exemple est peut-être les « Principes de l’Éthique biomédicale » de Beauchamp et Childress (2001, cinquième édition) : « Nous défendons ce qui a parfois été nommé l’approche de l’éthique biomédicale à quatre principes, et parfois désobligeamment, le Principlisme… Que quatre groupes de principes moraux… sont au centre de l’éthique biomédicale, est une conclusion à laquelle nous sommes arrivés dans notre recherche d’avis pondérés et de cohérence… Les quatre groupes de principes sont (1) le respect de l’autonomie (une norme qui exige que l’on respecte la capacité des personnes autonomes à prendre des décisions), (2) la non-malfaisance (une norme qui interdit de faire du mal), (3) la bienfaisance (un groupe de normes qui offre des bienfaits et qui pèse le pour et le contre entre les bienfaits et les risques et les coûts), et (4) la justice (un groupe de normes qui répartit équitablement les bienfaits, les risques et les coûts) ».
9L’influence de cette approche dans la bioéthique anglo-américaine est étroitement liée au rôle majeur du Centre d’Éthique de l’Institut Kennedy et au stage intensif de bioéthique organisé chaque année au mois de juin par cet institut. Quasiment tous les disciples de la bioéthique dans le monde entier ont assisté à ce stage, instrument efficace pour promouvoir cette approche sur la scène internationale.
10Il faut mentionner ici que cette façon de porter des jugements moraux justifiés dans des situations morales spécifiques a récemment été la cible de critiques virulentes dans le contexte anglo-américain. Ainsi, selon Danner Clouser et Bernard Gert, cette « façon de concevoir la moralité est obtuse ». Mais le Principlisme conserve néanmoins ses défenseurs : Andrew Lustig, David De-Grazia, Beauchamp et Childress ont tous répondu à cette attaque, et ont rejeté l’argumentation sur laquelle elle se fonde. Dans un résumé intéressant de ce débat réalisé par Davis, nous avons lu que « étant donné leur conception d’une théorie, Beauchamp et Childress pourraient argumenter que le Principlisme, dans un sens superficiel, est un substitut adéquat à la théorie morale. Le Principlisme n’est pas, comme Clouser et Gert le proclament, une « pratique » qui « se substitue à la théorie morale ». Au contraire, c’est une théorie morale. Davis conclut sa contribution en observant qu’aucune des deux parties dans le débat sur le Principlisme n’a réussi à convaincre. Le débat se concentre clairement sur la notion d’une théorie morale et le fait de savoir si le Principlisme est un substitut adéquat à la théorie morale pour résoudre les conflits biomédicaux.
11Même si le débat actuel sur le Principlisme n’est pas terminé, son impact sur la philosophie américaine reste important. Plusieurs autres facteurs soutiennent cette évolution : le système de santé américain est fondamentalement différent du système européen et de ce fait favorise une progression selon la démarche principliste. Comme le remarque McCormick : « Les forces mêmes qui entraînent une dépersonnalisation des soins de santé, peuvent encourager fortement la sécularisation de la profession médicale. Par le mot sécularisation, je veux dire l’éloignement de la profession des valeurs (la culture) qui font des soins de santé un service humain. Pour dire les choses plus brutalement, c’est une préoccupation croissante pour les facteurs périphériques qui détournent l’attention des soins humains holistiques (la concurrence, la responsabilité, les contrôles gouvernementaux, les finances) ».
12McCormick identifie – parmi d’autres – le système de santé gouverné par le marché comme étant une des caractéristiques ayant une forte influence sur le contexte de la pratique médicale. « Par gouvernées par le marché, je veux dire des institutions dont l’existence et les politiques sont surtout dirigées par le facteur économique… » Dans un environnement de cette nature, une approche comme le Principlisme peut aisément prospérer pour la simple raison qu’elle vise uniquement la prise de décision en médecine et qu’elle néglige les clarifications sur les fondements de la profession médicale. Comme l’observent Clouser et Bert : « Le Principlisme est un mot qui désigne le fait d’utiliser des principes pour remplacer tout à la fois la théorie morale et des règles morales spécifiques… dans le traitement des problèmes moraux survenant dans la pratique médicale ».
13L’influence prédominante du principe d’autonomie parmi les quatre principes est un facteur supplémentaire qui aide à comprendre le succès du Principlisme dans l’éthique médicale. Le principe du respect de l’autonomie du patient joue certainement un rôle dominant dans la casuistique anglo-américaine et mène finalement à un discours bioéthique qui ressemble plutôt à une « bio-loi » qu’à la bioéthique. Comme le dit encore si bien McCormick : « On peut facilement comprendre pourquoi la sécularisation de la médecine se nourrit d’une notion absolutisée de l’autonomie du patient. Quand l’autonomie devient absolue, peu de réflexion est accordée aux valeurs qui devraient informer et guider l’utilisation de cette autonomie. Avec un tel vide, le fait même que le choix appartienne au patient a tendance à être considéré comme la seule caractéristique correcte de ce choix. Ceci banalise le choix humain ». En fait, le Principlisme anglo-américain a favorisé la réduction du médecin à un outil technologique pour le patient, enrôlé pour exécuter les ordres du malade pour un prix donné.
La Bioéthique dans la tradition européenne
14Grâce aux influences romanes et germaniques sur l’ethos de la pratique de la médecine, l’impact de la tradition hippocratique est plus évidente en Europe. En reconnaissant la relation médecin-malade comme fondamentale à tout discours bioéthique, cette tradition reste essentiellement fonctionnelle. Cette approche typiquement européenne est excellemment présentée dans le compte rendu d’un projet de recherche dans le Programme Biomed II de la Commission Européenne. Francesco Abel et Nouria Terribas de l’Institut Borja de Bioètica écrivent dans l’introduction : « L’objectif était d’établir un consensus sur la formulation des principes éthiques fondamentaux dans la bioéthique et la bio-loi. La tâche n’a pas été facile, mais sous la direction du Professeur Peter Kemp, du Centre d’Éthique et des Lois pour la Nature et la Société à Copenhague, nous pensons avoir réussi ». Ce compte rendu permet d’aider à expliciter les grands courants de la tradition bioéthique européenne.
Le concept de la personne
15La différence essentielle entre les bioéthiques américaine et européenne tient à l’interprétation du concept de la personne ; « notre vision européenne de la personne va plus loin que le concept minimaliste de l’individu, non seulement parce qu’elle cible l’autonomie mais aussi parce qu’elle prête attention aux concepts d’intégrité, de dignité et de vulnérabilité. Il est surtout intéressant de voir jusqu’à quel point les principes éthiques fondamentaux se réfèrent aux limitations de l’existence humaine et mènent à une vision de l’évolution de la société civilisée et à une conception des êtres humains à travers la solidarité et la responsabilité. On peut soutenir en plus que les êtres humains aux extrémités de la vie doivent être respectés dans une « proximité aux personnes ». Notre manière de les traiter dépend de la compréhension culturelle du potentiel nécessaire pour acquérir ou réacquérir la conscience de soi-même ; les potentialités de devenir un être/une personne et de se lier à d’autres ou à la société en général. Le fondement anthropologique de cette conception de l’être humain est que le respect des principes éthiques de base est utilisé pour protéger l’évolution du caractère humain. L’intégrité et la dignité sont donc des termes qui, sans être identiques, sont étroitement liés (I, 23) ».
16Il est important de noter que la protection du libre développement de la personne humaine est essentielle dans cette philosophie. Ainsi, la philosophie existentialiste et phénoménologique des allemands et des français du 20e siècle peut offrir les prémisses anthropologiques pour comprendre les principes éthiques fondamentaux se rapportant à la personne humaine. Le fondement anthropologique comporte de nombreux courants philosophiques : Husserl pour la phénoménologie ; Heidegger, Scheler, Bergson, Sartre, Merleau-Ponty, Camus parmi d’autres pour l’existentialisme ; Buber et Levinas pour la philosophie relationnelle ; l’École de Francfort pour l’éthique communicationnelle… Il s’est même développé dans une approche spécifique de l’éthique médicale liée à ce que l’on appelle le Personnalisme, une approche qui caractérise la tradition éthique à laquelle j’appartiens.
La relation médecin-infirmier-patient
17L’intérêt pour la relation médecin-infirmier-patient en tant que base structurelle et fondamentale de la bioéthique est typiquement européen. Ceci tient sans doute aux solides traditions d’éthique professionnelle dans des pays comme la France, l’Espagne, l’Allemagne et la Belgique. J’ai trouvé une des descriptions les plus impressionnantes de la profession médicale dans une publication de McCormick, dans laquelle il cite un médecin (Dunn) : « La culture de la profession médicale est bien décrite par Dunn : La médecine est une profession unique. Plus que pour toute autre profession, quelque chose semble se former à l’intérieur de l’individu avant le début de la formation médicale et rester même après qu’il se soit retiré de la pratique active. Ceci est le côté humain. C’est cela qui différencie le médecin de l’ordinateur. C’est la sollicitude et la compassion qui font de la médecine un art aussi bien qu’une science. C’est la capacité de se soucier de l’individu dans son entier qui encourage les patients à partager en toute confiance ces aspects intimes de leur vie, qu’ils partagent rarement ou jamais. » Pour moi, la bioéthique de l’Europe du Sud s’est toujours présentée en se référant clairement à la culture éthique fondamentale de la profession médicale.
18Bien mieux, des philosophes européens comme Buber et Levinas – sans oublier Ricoeur – ont contribué à une compréhension plus fondamentale de la structure de base de la profession médicale : la profession médicale est en fait une profession relationnelle, pleine d’engagement et de compassion envers le malade. Dans le compte rendu du programme Biomed, nous trouvons la citation suivante : « Ces dernières années, le paternalisme médical s’est déplacé vers le respect de la volonté et des souhaits du patient en tant qu’acteur moral indépendant. Pour comprendre la relation entre le personnel de santé et les patients, il est important de faire la différence entre la bioéthique et la bio-loi. Ceci implique qu’un « modèle d’amitié », basé sur les rencontres proches et les relations judicieuses entre le personnel de santé et les patients, précède le « modèle des droits contractuels » de la bio-loi (I, 70). »
La solidarité comme valeur fondatrice des systèmes de santé européens
19En insistant sur la valeur de solidarité, la bioéthique européenne accompagne toujours un modèle socialisé de développement des systèmes de santé. Il est important de noter que l’idée d’une civilisation européenne est basée sur l’idéal d’un mouvement vers la justice sociale, où chacun et chacune est respecté(e) dans son humanité. C’est une vision d’une histoire collective qui tend vers la solidarité et la fraternité en créant une société civilisée où chaque citoyen sera protégé par des statuts. Dans le compte rendu du programme Biomed, on peut lire à ce sujet : « l’état de bien-être a changé la compréhension libérale contractuelle de la loi, basée sur le contrat social. La loi civile est devenue loi sociale, entraînant une conception plus large de la responsabilité de l’état envers les membres de la société. La distinction nette entre la loi et la moralité dans la loi civile traditionnelle est modifiée par le développement de l’état de bien-être. Les idées d’universalité, de liberté et de fraternité sont des principes essentiels qui gouvernent les structures légales d’un état moderne. Ainsi, le crédo libéral de la liberté et la responsabilité personnelles liées aux actions spécifiques d’un individu libre est remplacé par la responsabilité de l’état (I, 60). »
20Cette approche explique la création en Europe d’un système de santé basé sur la solidarité et principalement construit sur l’idée d’une responsabilité collective. Dans tous les cas, la solidarité implique que le réseau social soit développé de sorte que non seulement les riches et les privilégiés, mais également les pauvres et les chômeurs, puissent accéder aux institutions de soins, avec des droits égaux aux traitements médicaux standards. Ruud ter Meulen se réfère dans ce contexte à la notion de « solidarité humanitaire » : cette solidarité, basée sur la dignité de la personne, veut protéger les personnes dont l’existence est menacée par des circonstances qui échappent à leur contrôle, notamment la fatalité naturelle ou des structures sociales injustes. La solidarité humanitaire devrait être le point de départ pour définir les soins essentiels. Les structures de soins pour les personnes incapables de se soigner du fait d’handicaps psychologiques, comme la maladie d’Alzheimer par exemple, les troubles psychiatriques ou le retard mental devraient être prioritaires dans le socle des soins de base. Défini de cette façon, ce socle devrait être accessible à tout le monde, sans qu’il y ait de contraintes financières telles des co-paiements ou des risques obligatoires. Un système à deux étages basé sur le principe d’une solidarité humanitaire place la sollicitude, et non pas le soin, au centre de ses efforts pour garantir un niveau de soins approprié pour tous.
21Cette approche basée sur la solidarité est à peine compréhensible dans une perspective « libéraliste » des soins de santé et donc, comme je l’ai souvent remarqué, presque impossible à comprendre pour un observateur anglo-américain. La bioéthique européenne recourt, cependant, à cette approche pour empêcher une approche des soins de santé trop fortement gouvernée par le marché. Il est inutile de dire que les coûts énormes de la visée d’un état de bien-être pour tous créent ses propres problèmes, mais le problème de l’allocation de ressources limitées est radicalement différent selon qu’on l’envisage du point de vue de la valeur de solidarité ou dans la perspective du marché.
Le concept de la dignité humaine
22Le concept européen probablement le plus important est celui de la dignité humaine. Le courant anthropologique avec ses fortes influences germaniques et romanes a préservé le concept de la « dignité humaine » dans la bioéthique et la bio-loi européennes : « … le problème de la dignité est fondamentalement de reconnaître la « nudité abstraite de l’humanité » dans chaque être humain. Même le déclin corporel ne peut supprimer l’appel à traiter chacun comme une fin en soi, à dignité égale. C’est la conception de la dignité humaine qui est devenue le fondement des droits de l’homme en tant qu’instruments légaux pour protéger la personne humaine… Ceci comprend également l’extension des droits humains en bio-droits pour toutes les façons et toutes les sortes de vie humaine. Dans la bioéthique, l’essence même de l’humanité est en jeu. Le besoin de protéger la dignité humaine est surtout présent aux extrémités de la vie humaine, quand on peut dire que la personne n’a plus d’autonomie. Ceci concerne la dignité de l’embryon, du cadavre, des nouveaux-nés handicapés, etc. (I, 37). »
23La clarification éthique du concept de dignité humaine reste un grand sujet de débat en Europe. Il est donc intéressant de voir comment le compte rendu du programme Biomed a tenté d’en faire une synthèse :
24« Bien que nous soyons obligés d’admettre qu’il existe de grands désaccords sur la compréhension adéquate de la dignité humaine, une grande partie du contenu de ce concept peut être résumée dans les étapes suivantes (I, 35) :
25La dignité humaine émerge comme la capacité à reconnaître l’autre dans une relation intersubjective. Cette reconnaissance est basée sur la construction sociale. En tant que concept social, la dignité humaine constitue une capacité due à la situation sociale de la personne.
26La dignité est universalisée et indique la valeur intrinsèque et la responsabilité morale de tout être humain.
27La compréhension intersubjective de la dignité a pour conséquence que la personne doit être considérée comme étant sans prix. Ainsi, les êtres humains ne peuvent pas être des objets de commerce ou de transactions commerciales.
28La dignité est basée sur des relations de honte et d’orgueil entre moi et les autres, de dégradation et d’amour-propre.
29La dignité définit certaines situations et émotions « tabou » comme limites d’un comportement civilisé. Ceci signifie qu’il existe certaines choses qu’une société ne doit absolument pas faire.
30De cette façon, la dignité émerge avec le développement de la civilisation humaine.
31Finalement, la dignité comprend l’ouverture de l’individu vers les dimensions métaphysiques de la vie, impliquant un comportement digne dans les situations extrêmes de l’existence telles que la naissance, la souffrance, la mort d’un proche, sa propre mort, etc. »
32Ce concept de dignité humaine est présent de manière prédominante dans la Convention sur les Droits de l’Homme et la Biomédecine du Conseil de l’Europe (1996). L’objectif principal de la Convention est la protection de la dignité humaine pour les générations présentes et futures. C’est une caractéristique de l’approche européenne pour laquelle certains observateurs restent convaincus qu’on ne se rapporte pas suffisamment au fondement phénoménologique ou personnaliste de la loi : « Au lieu de se concentrer sur la libre disposition de soi-même, la Convention sur les Droits de l’Homme et de la Bio-médecine devrait accepter toutes les conséquences de ses présuppositions anthropologiques et fonder le respect du corps de l’être humain dans les notions d’intégrité et de dignité pour établir une formulation claire de la philosophie du corps humain et du vivant (I, 301). »
Le fonctionnement de la bioéthique
33Le Principlisme mène à une approche qui est plus ou moins procédurale : une des faiblesses évidentes de cette approche est qu’il serait peut-être possible de développer une ligne de raisonnement principliste sans être conscient de ce que nous entendons par ce qui est bon et ce qui n’est pas bon. À l’opposé de cette approche, la bioéthique européenne a toujours été de nature plus « téléologique » : la volonté de réaliser ce qui est humainement désirable (comme le telos ou but de nos actions) est la force motrice de nombreuses approches éthiques européennes. Ceci implique que le concept de la personne fonctionne comme une clarification de ce qui est humainement désirable (cf. Ricoeur) : la promotion de la personne humaine dans toutes ses dimensions et toutes ses relations est en fait le facteur dynamique dans le développement d’un raisonnement éthique. Cette compréhension personnaliste du soi dans la bioéthique européenne explique dans le même temps l’importance du concept de personne, de dignité humaine, de responsabilité et de solidarité, toutes dimensions fondamentales de ce qui est humainement désirable. Le raisonnement éthique est donc fondamentalement normatif.
La contribution européenne
34Une présentation de la bioéthique européenne débouche sur une critique assez radicale de l’approche principliste : le « mantra de Georgetown » manque de bases éthiques solides pour établir correctement une prise de décision éthique. Ce n’est pas nouveau : les moralistes médicaux européens (surtout ceux qui appartenaient aux cultures germaniques et romanes) restaient, dès les débuts de la percée de la bioéthique, très réticents à l’intégration du Principlisme dans leur réflexion éthique. Pour la plupart des européens continentaux, l’influence des courants philosophiques et anthropologiques de la tradition européenne poussait à une approche plus fondamentale de la bioéthique : la phénoménologie et l’existentialisme comme arrière-plan historique pour comprendre le patient vulnérable et la profession médicale ; la philosophie relationnelle pour clarifier la relation médecin-patient ; les théories de solidarité et de justice sociale pour la question du bien-être collectif.
La contribution lilloise
35En relisant la contribution initiale du Centre d’Éthique Médicale de Lille (CEM), on peut constater le recours à plusieurs courants de pensée de la bioéthique européenne. Pour ma part, je soulignerai que le CEM est toujours parti d’une approche interactive. De mon point de vue, les relations basées sur la sollicitude ont toujours été des éléments fondamentaux de la réflexion lilloise. Aujourd’hui, celles-ci sont de plus en plus étroitement liées à une approche herméneutique et théorique, tout en gardant cependant le souci d’une interaction avec les professionnels. Les séminaires de formation constituent la dernière strate de cette approche et illustrent bien ce caractère interactif.
36Ce qui à mes yeux prend clairement corps dans cette contribution, c’est la référence à la responsabilité sociale et au rôle social que peut jouer l’éthique dans la médecine, la société et le monde d’aujourd’hui. Cela implique que l’éthique ait un rôle plus responsable.
37Ainsi, l’interaction étroite avec les praticiens, le développement d’une activité de recherche à travers cette interaction, les stages de formation dans le cadre officiel de programmes d’études dans le domaine de la santé, autrement dit, la méthode clinique, la recherche et la formation — sont devenus les éléments structurants de l’approche du Centre d’Éthique Médicale de Lille.
38Cette approche aboutit finalement à envisager la bioéthique comme un espace de créativité pour la médecine (« soigner un être humain devrait contribuer à conforter la signification de l’être humain et de sa place dans le monde d’aujourd’hui ») pour la société et pour le monde.
39La créativité n’est possible que lorsque s’intègrent une ligne de fondation (la ligne verticale) et une ligne de constructibilité (la ligne horizontale). A cet égard, la structure relationnelle de la profession soignante pourrait fonctionner comme la ligne de fondation. Le développement d’une approche plus herméneutique et critique, ainsi que le transfert de cette approche dans les séminaire de formation interactifs, pourrait être considéré comme la ligne horizontale. Ce qui est primordial, c’est que les deux lignes restent articulées.
Auteur
Centre d’Éthique Biomédicale et de Droit, Université Catholique de Leuven, Belgique
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011