La bioéthique, un lieu de créativité pour le monde contemporain ?
p. 15-38
Texte intégral
Introduction
1Depuis sa création en novembre 1984, le Centre d’Éthique Médicale de l’Université Catholique de Lille a participé au déploiement de ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui le champ interdisciplinaire de la bioéthique. Depuis la fin des années 80, cette participation s’est traduite par la constitution progressive d’une équipe de recherche et la mise en chantier de nombreux projets. Dans ses compositions successives, cette équipe fut soucieuse de développer progressivement une réflexion éthique et philosophique sur la médecine et la santé, à propos et à partir d’une démarche de réflexion avec les acteurs de la recherche biomédicale et du soin, tout en visant à développer une capacité de transmission des résultats de cette réflexion et un enrichissement de celle-ci par le biais de formations à l’éthique à destination des professionnels de santé.
2Les attentes et les projections à l’égard de la bioéthique sont telles que cet engagement ne va, certes pas, sans questions. Nous avons assisté depuis 20 ans à la double prolifération d’un discours bioéthique et d’un discours sur la bioéthique. Cette prolifération parfois bavarde risque de produire un bruit de fond masquant la pertinence recherchée d’une réflexion critique sur les enjeux de la médicalisation des sociétés contemporaines. Dans ce contexte, l’objectif de la présente contribution est de resituer les conditions d’émergence et les grandes étapes d’un engagement dans ce champ de la bioéthique, pour ensuite tenter d’en ressaisir la visée et d’en soumettre les ouvertures à la discussion.
3Le cheminement est proposé sur le mode du partage d’expériences, à partir d’un retour réfléchi sur une démarche qui s’est construite au fil des années. Il s’agit pour nous dans ce texte de présenter cette démarche, de rappeler le parcours qui la sous-tend et de soumettre les pistes qu’elle ouvre et les questions qu’elle pose à la discussion de partenaires de ce champ en constitution qu’est la bioéthique.
4La présente contribution se propose de reprendre, dans un premier temps (section I), le parcours du Centre d’Éthique Médicale depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. Un deuxième temps (section II) sera l’occasion de revenir sur ce parcours pour tenter d’en cerner les ressorts et les enjeux spécifiques. Dans un troisième temps (section III), nous tenterons de montrer en quoi une telle démarche implique un questionnement sur la responsabilité sociale et, plus globalement, sur la responsabilité des protagonistes du champ de la bioéthique. Enfin, il s’agira, dans un quatrième temps, d’envisager comment et à quels niveaux la bioéthique peut être, dans le monde d’aujourd’hui, un facteur de créativité pour un monde habitable pour tous aujourd’hui et demain (section IV).
5Il est ainsi possible, au fil d’un développement historique, de proposer le repérage d’avancées dans la démarche poursuivie, avancées que l’on pourrait définir comme autant d’expériences réfléchies. Celles-ci débouchent sur un questionnement à propos de la responsabilité sociale d’une telle démarche dans une société et un monde en mutation. C’est ce questionnement que nous souhaitons soumettre à la discussion dans le cadre de cet ouvrage.
Le déploiement d’une expérience
1. Dès l’origine, les objectifs affichés de cette démarche ont été de « développer la recherche, la formation et l’information documentaire concernant les questions éthiques posées par la pratique et la recherche médicales et les progrès technologiques de la biomédecine »1.
6Face aux développements de la bioéthique américaine de l’époque, très axée sur la définition de principes fondamentaux, constitutifs de ce qu’on a appelé le principlism, le recours aux traditions philosophiques européennes ainsi qu’aux traditions des Universités Catholiques dans le monde fut perçu comme la condition nécessaire de l’approfondissement des enjeux dans ce domaine.
7Cette réflexion fut dès le départ marquée par un a priori favorable envers les techniques médicales qui rendaient les patients partenaires d’une relation soignants/soignés où chacun était appelé à devenir coresponsable de la conduite du traitement, mais aussi de ses coûts et finalement de son sens. Il s’agissait néanmoins d’initier un travail de discernement éthique quant aux multiples questions que posaient ces techniques et aux abus qu’elles pouvaient engendrer. Ce travail ne semblait pouvoir s’effectuer que dans un cadre pluridisciplinaire et à partir d’informations concrètes recueillies auprès des cliniciens (avancées de la recherche, dilemmes hospitaliers douloureux). Ce discernement visait à déboucher sur des jugements pratiques de type prudentiel plutôt que de renforcer des impératifs catégoriques ou des interdits moraux. En même temps la tâche de repenser l’éthique dans le contexte contemporain du développement des technosciences apparaissait comme une nécessité.
2. Dès l’origine, l’équipe du Centre d’Éthique Médicale (CEM) fut partie prenante de formations sur la relation soignants/soignés. Ces formations alternaient exposés didactiques et analyses de cas vécus par tel ou tel participant. La période qui suivit fut marquée par plusieurs développements.
8Tout d’abord, les activités de formation, en particulier les activités de formation continue se sont intensifiées dans le domaine des soins palliatifs2 et, ensuite, par la création d’un diplôme d’éthique de la santé3. À cette même époque, le CEM est progressivement associé à l’enseignement des sciences humaines aux étudiants de première année de médecine.
9Un deuxième développement essentiel de la démarche se met en place à cette époque. Il concerne le développement progressif d’une activité d’accompagnement de la réflexion éthique des praticiens hospitaliers, à partir de l’élaboration d’une grille d’analyse de situations difficiles4. Cette démarche est sous-tendue par l’idée que c’est au travers d’un processus réflexif que les acteurs peuvent affronter les enjeux éthiques de leur pratique, cet exercice réflexif étant également la condition de possibilité d’une mise à jour des enjeux fondamentaux du développement de la médecine contemporaine.
10De ce présupposé découle le troisième trait fondamental de la démarche. Celui-ci se caractérise par un travail de réflexion qui s’élabore dans le cadre de séminaires visant à reprendre de manière plus systématique un certain nombre de questions ayant émergé dans l’interaction avec les soignants.
3. La fin des années 90 fut l’occasion de mieux asseoir la démarche et d’ancrer les principaux axes de travail dans des projets permettant de leur donner une assise et un cadre mieux définis.
11Dans le domaine des soins palliatifs, cette période a permis de structurer les formations qui s’organisent désormais en plusieurs diplômes en fonction des publics et des souhaits d’approfondissement de chacun. Parallèlement, l’enseignement des sciences humaines en Faculté de Médecine se structure et suscite des interrogations pédagogiques mais également éthiques quant à la manière de jeter les bases d’une capacité critique et réflexive dans le cursus des études de médecine.
12À cette époque, la démarche d’éthique clinique pratiquée pendant plusieurs années dans divers lieux en France et en Belgique par les membres du CEM trouve à s’inscrire de manière plus structurelle au sein du Groupe Hospitalier de l’Université Catholique de Lille. Ainsi, après une période de réflexion sur les valeurs au sein de cette institution et une phase de consultation, un programme d’activités de réflexion éthique est mis au point. Ce programme se caractérise par le souci de réfléchir avec tous les acteurs du Groupe à la manière dont ils sont engagés, comme personne et comme professionnel, dans le soin et, plus largement, dans la prise en charge des patients au sein d’une structure hospitalière.
13Peu à peu, il a semblé pertinent de transposer cette démarche à la recherche en médecine et en biologie. En effet, l’interaction entre recherche et clinique est de plus en plus étroite, le passage de l’une à l’autre étant de plus en plus rapide et la clinique de plus en plus conditionnée par les logiques inhérentes à l’élaboration des connaissances qui la fondent. À partir de ce constat, mener une réflexion avec des chercheurs en biologie, bien en amont de la clinique, a semblé un moyen d’aller en quelque sorte à la racine des questions posées en clinique.
4. Plus récemment, les nouvelles activités qui se sont engagées ont permis une articulation accrue entre les différents champs d’investigation du Centre. Elle sont également marquées par une reconnaissance institutionnelle et sociale plus nette de l’intérêt de la réflexion éthique, ce qui nécessite par conséquent une plus grande vigilance aux formes possibles d’instrumentalisation.
14Les attentes en terme de formation, les dimensions organisationnelles et sociales du développement des systèmes de soins, les sollicitations de différents opérateurs dans le domaine de la santé (organismes de recherche, fédérations d’institutions de soins…) impliquent une reprise critique des méthodes et de leur articulation : groupes d’éthique clinique, programmes d’activités éthiques intégrées, formations proprement dites. Cette dynamique nous invite à la structuration, à l’expérimentation et à la recherche. La reconnaissance sociale de l’éthique et les sollicitations de plus en plus nombreuses qui se formulent au nom de l’éthique impliquent de développer une capacité plus grande de décodage de ces demandes et d’évaluation des possibilités de mise en œuvre d’une démarche éthique ainsi que des apports potentiels de celle-ci sur le plan pratique. Les questions qui se posent alors sont celles de savoir comment on peut former des acteurs capables d’interroger leur pratique de manière critique, d’identifier les conditions institutionnelles, voire sociales d’exercice de cette capacité critique, de concevoir la manière de les aménager…
15La promotion d’une capacité critique efficiente de la part des acteurs du soin nécessite des programmes de formation qui articulent mieux la réflexion éthique et les dimensions institutionnelle et sociale du soin. Une meilleure présence de ces dimensions dans les formations suppose que l’on y soit attentif sur le plan des contenus, des méthodes mais aussi des dispositifs de formation. Dans le secteur des soins infirmiers, cette préoccupation a nourri un séminaire de recherche et a conduit à la mise en place d’un diplôme plus structuré et à l’élaboration d’un ouvrage relatif à l’éthique des soins infirmiers5. La question d’une meilleure articulation de la formation en éthique des étudiants en médecine à la fois sur l’ensemble de leur cursus et dans l’articulation de leur formation théorique et pratique à l’hôpital doit faire l’objet d’une réflexion de fond sur la pédagogie de l’éthique.
16Par ailleurs, plusieurs séminaires théoriques ont été consacrés à réfléchir à la méthodologie d’éthique clinique, à ses enjeux théoriques, à son prolongement éventuel vers une éthique organisationnelle et institutionnelle en vue de consolider les modes d’intervention déjà existants tout en expérimentant les voies d’une meilleure inscription de la réflexion éthique dans la vie de l’institution hospitalière. Peut-on, et à quelles conditions, inscrire un questionnement éthique ouvert et critique à l’égard de l’institution de la médecine et des pratiques qu’elle génère, dans des lieux de préparation ou d’exécution des décisions ?
17L’approfondissement de cette articulation entre les pratiques de terrain et une recherche à la fois théorique et méthodologique en éthique est également présent dans les travaux menés en éthique de la recherche clinique. En effet, dans ce secteur, il s’agit également de dépasser le formalisme de l’évaluation éthique des protocoles et de s’engager dans une démarche plus contextuelle. C’est l’orientation prise dans les réflexions menées à propos des pratiques prédictives.
18La posture du Centre d’Éthique Médicale est donc de tenter de se situer, avec les acteurs, là où se produisent réellement la médecine et, plus généralement, la santé et la société de demain. Comme le souligne Marc Maesschalck, « tant qu’on reste à des attitudes dénuées de tout rapport dialectique au monde commun, tel qu’il se présente dans l’état actuel des structures de pouvoir, il est impossible d’unir éthique et responsabilité ou, encore, critique et décision »6.
D’une expérience au questionnement sur le statut d’une démarche
1. La bioéthique ne s’est pas constituée à strictement parler comme une discipline étendant et affinant sa capacité explicative dans un domaine déterminé. L’évocation qui précède a permis de s’en rendre compte. Elle s’est formalisée à travers une série d’initiatives, certaines plus théoriques, d’autres plus pratiques, visant à traduire une préoccupation et un questionnement hésitants à propos des développements de la médecine moderne. Ces initiatives ont pris la forme de discussions plus ou moins structurées avec les soignants, de séminaires et de publications ou encore de formations. Dans certains contextes, la démarche bioéthique a pris la forme d’instances de régulation comme des comités d’éthique. La démarche dont nous avons tenté de rapporter quelques moments clefs s’est avant tout voulue réflexive ; elle s’est constituée comme champ interdisciplinaire, c’est-à-dire comme ouverture d’espaces dans lesquels se sont instituées et ont été reconnues plusieurs activités ayant pour but de constituer une culture éthique dans le domaine de la médecine et de la santé.
19Dans cette démarche, nous avons tenté et nous continuons de tenter d’assumer le plus explicitement possible ce mode de constitution réflexif de la bioéthique. Il ne s’agissait pas seulement de reconnaître la nouveauté, la complexité et l’importance des questions posées dans ce secteur mais également de faire droit à l’exigence éthique d’élucidation critique des enjeux du développement de la médecine dans la société contemporaine et ce, à partir des pratiques et avec les acteurs. Cette intuition de base interdisait de concevoir notre participation à la constitution de l’espace bioéthique en cherchant une fondation ultime ou une quelconque modélisation. Il s’agissait plutôt de s’ouvrir à la question de l’intelligibilité de cet espace en constitution et de construire notre démarche comme une réflexion permanente sur le sens et la cohérence des activités que nous menions, sur leur pertinence par rapport aux pratiques à propos desquelles elles étaient développées et, plus globalement, sur la place de cette démarche dans le corps social.
20L’invitation à la discussion que constitue cette contribution initiale doit s’entendre dans cette logique consistant à concevoir le déploiement de la bioéthique comme un processus d’auto-compréhension et d’auto-évaluation d’une démarche qui participe à la constitution d’un espace de réflexion, d’évaluation, de formation éthiques. Cette démarche est elle-même éthique et, à ce titre, elle doit assumer explicitement la question de sa pertinence par rapport au contexte de son déploiement. Comme le souligne Sergio Zorrilla, c’est à ce second niveau de formalisation de la bioéthique que se garantit la pertinence du premier niveau constitué d’un foisonnement d’initiatives et d’expériences. Ce second niveau de formalisation ne peut exister que si ceux qui sont impliqués dans la formalisation première toujours hésitante de la bioéthique font de cette formalisation seconde, un objet explicite de questionnement. Celle-ci est affaire d’expérience réfléchie et vise à interroger sa propre pertinence dans la confrontation aux champs d’interrogations qu’elle a elle-même ouverts ainsi qu’à la manière dont les individus concernés par ces champs conçoivent leur pratique à la lumière des questions soulevées dans le cadre de la démarche bioéthique7.
21Ainsi se justifie, au-delà de l’évocation historique, cette reprise du chemin parcouru. Il s’agissait d’évaluer « ce qui a été fait dans la perspective de ce qui doit l’être encore »8. Il faut donc ressaisir la cohérence d’un projet en évaluant sa capacité d’accueillir la bioéthique comme question ouverte, c’est-à-dire de se relancer à partir des interpellations de la pratique.
2. L’évocation de la trajectoire du Centre d’Éthique Médicale constitue donc la base d’un questionnement relatif à la manière de rencontrer les questions éthiques qui se posaient et se posent dans le champ de la biomédecine contemporaine. À son démarrage, la démarche est balisée par son contexte. Une institution de recherche et d’enseignement universitaire, une interaction permanente avec des cliniciens et des chercheurs face à leurs pratiques et les traditions chrétiennes qui sous-tendent la démarche d’une université catholique privée forment les « ingrédients » du projet.
22Une première particularité du parcours que nous venons de retracer est peut-être d’avoir développé ses activités dans une fidélité créative par rapport aux tensions structurantes de ces différents « ingrédients » initiaux. Cette fidélité créative à l’orientation éthique d’un questionnement interdisciplinaire, à l’ancrage de ce questionnement dans un secteur spécifique de la société contemporaine, dans le souci à la fois de relayer le questionnement des acteurs, de construire avec eux une distanciation critique par rapport à ce questionnement et ce, dans la perspective d’affiner et d’aiguiser la capacité critique et créative des acteurs de la médecine d’aujourd’hui et de demain, constitue assurément la matrice de cette expérience.
23La bioéthique a pris les voies éclectiques d’un foisonnement d’initiatives, de groupes de discussion, d’enquêtes, de publications, de formations. D’une manière générale, on peut dire que jusqu’au milieu des années 90, les centres d’éthique « appliquée » ou « sectorielle » ont avant tout pris conscience de la complexité des problèmes, plus qu’ils n’ont réellement avancé dans l’élaboration de stratégies pluridisciplinaires de recherche et dans un partage effectif de la responsabilité pour gérer ces questions. Ces deux derniers enjeux ne sont pas absents de cette première phase mais n’apparaissent que dans le registre exploratoire.
24La légitimation de ce questionnement s’est progressivement élaborée par la compénétration de questions provenant de pratiques, d’abord soignantes et cliniques, puis de recherche en biologie, questions induisant des problématiques plus théoriques, l’ensemble débouchant sur des formations à destination des professionnels de santé. L’interaction fut constante entre la proximité des pratiques, la recherche à propos de ces questionnements, et la mise en place de formations à destination des professionnels d’abord, des étudiants ensuite, formations elles-mêmes nourries et structurées par cette interaction entre questionnement de pratiques et recherche théorique.
25L’idée d’auto-construction d’un objet renvoie essentiellement à la réalité d’un champ de réflexion et d’interaction en constitution et à la nécessité, pour la constitution d’une expérience dans ce champ de construire et de justifier sa propre pertinence. Cette construction n’est pas autarcique puisqu’elle se fait quasiment à tous ses niveaux en interaction avec les acteurs concernés.
26Cette constitution interactive de l’objet et de la posture dans le cadre de la triple polarité des pratiques, de la recherche et de la formation a conduit à une formalisation progressive de la démarche et de la posture méthodologique.
3. Cette triple polarité de la démarche du Centre d’Éthique Médicale correspond, somme toute, à la donne de base pour bon nombre d’équipes similaires.
27Une première caractéristique de la démarche en bioéthique semble être de chercher à développer une interaction rapprochée entre l’accompagnement des praticiens dans leur questionnement éthique, l’activité de recherche et, enfin, les activités de formation, que ce soit dans le cadre officiel des programmes d’études des professionnels de la santé mais aussi, et peut-être surtout, dans le cadre des formations continuées au sein desquelles l’aménagement des contenus et des méthodologies est beaucoup plus souple. Ceci permet aux formations d’évoluer parallèlement à la dynamique de réflexion et de recherche existant par ailleurs.
28Une deuxième caractéristique essentielle de ce genre de démarche est de tenter d’articuler ces différentes activités autour d’une méthodologie d’éthique clinique qui n’est pas mue par l’exigence d’une aide à la décision mais qui vise plutôt à permettre aux acteurs du soin de réfléchir leurs pratiques et de mieux comprendre le déploiement de la médecine contemporaine.
3.a. Cette notion de compréhension est centrale et doit être entendue dans le sens d’une « herméneutique engagée », c’est-à-dire d’un effort qui conjoint l’exigence d’une explication et d’une saisie du sens du déploiement de l’agir médical. Cette saisie des significations de la médecine contemporaine est liée à leur perception par les acteurs mais également à un travail critique de confrontation à la pluralité des points de vue de ces acteurs ainsi qu’aux analyses développées dans des travaux plus théoriques d’épistémologie, d’histoire, d’anthropologie ou de sociologie de la médecine et de la maladie et, plus généralement, de philosophie de la médecine et d’éthique.
29Cette interaction entre acteurs et chercheurs a une double vocation. Elle est pratique et théorique, puisqu’elle ambitionne de mieux comprendre les conditions de production de la médecine et, par cette traversée critique, de mettre les acteurs en position de se réapproprier leur pratique de manière créative en pouvant y projeter un sens individuel et collectif. Dans cette perspective, il s’agit d’un exercice qui combine un travail d’identification des déterminations de l’agir, des lieux de production de la légitimité de l’action médicale mais aussi, à travers le champ existentiel que les individus impliqués sont capables de mobiliser le champ des possibles ou, comme le dit, Marc Maesschalck, la matrice de la liberté et des solidarités sur base de laquelle les individus peuvent s’appuyer pour se réapproprier leur agir9.
30Dans cette perspective, il y a une sorte de renforcement réciproque des deux démarches. Les acteurs renforcent leur capacité de prise de distance, de compréhension et d’action et, réciproquement, cela permet aux chercheurs de développer une approche critique des outils de compréhension des mutations à l’œuvre dans la médecine contemporaine et d’appréhender, à travers la perception des acteurs, les significations sociales émergentes d’une pratique de soins.
3.b. Cette première articulation constitue assurément le point de départ d’une posture méthodologique qui se prolonge assez naturellement par une méthode de recherche adossée à ce travail avec les acteurs. En effet, les questions qui font l’objet de recherches plus approfondies sont le fruit de cette interaction avec les acteurs du soin et la confrontation de leur questionnement aux interprétations plus théoriques des chercheurs. Des séminaires sont organisés pour reprendre systématiquement les questions. Ils sont conçus dans la perspective d’une dialectique entre l’approfondissement du questionnement par les praticiens eux-mêmes et des phases de réinterprétation plus théorique. Ces réinterprétations sont toujours reprises avec les acteurs.
3.c. Tant le travail avec les équipes de soins ou de recherche que le travail en séminaires plus thématiques font l’objet d’une reprise critique en équipe. Cette réflexion porte tant sur les contenus qui ont émergé que sur la méthode utilisée. Il faut donc intégrer progressivement ces nouveaux contenus à la cohérence d’une matrice interdisciplinaire comme outil de compréhension du déploiement de la biomédecine contemporaine mais aussi, en lien avec ces contenus, évaluer la productivité des méthodes utilisées.
31En envisageant dans quelle mesure la méthode d’éthique clinique, les formules de séminaire ou les modules de formation permettent une réelle implication des acteurs, on développe petit à petit une auto-compréhension par ceux-ci de leur pratique et on met au jour, à travers cette compréhension, les conditions d’un agir individuel et collectif plus sensé.
3.d. Cette dernière explication nous introduit à la liaison que ce travail peut avoir avec la formation. Celle-ci est envisagée comme un prolongement de la recherche, mais également comme un processus de relance de cette démarche de recherche et de travail en éthique clinique. En effet, il s’agit, dans une perspective éthique et donc pratique, de fournir aux personnes formées un cadre d’interprétation et une démarche leur permettant d’investir, à partir de ces outils, la question du sens de leur propre pratique professionnelle. Dans ces démarches de formation, il y a lieu de se rendre attentif à la performativité du discours et des méthodes et d’être à l’écoute des réactions que provoque un enseignement qui privilégie les moments interactifs. Des moments formels et d’autres plus informels, avec les participants et en équipe, sont réservés à l’évaluation de l’impact de la formation sur les plans cognitif et pratique.
32Les formations sont donc un lieu à travers lequel on peut tester la pertinence du discours et de sa mise en œuvre pédagogique. Enfin, la formation nous reconnecte à la pratique dans la mesure où les personnes en formation nous interpellent en tant qu’acteurs. Ces interpellations portent, non seulement, sur les contenus de formation mais également sur la manière dont les participants perçoivent le sens de ces contenus par rapport à leur propre pratique.
33Par cette explication, nous entendions souligner comment ce tripode éthique clinique/recherche/formation est devenu une dimension intrinsèque et structurante de la démarche du Centre d’Éthique Médicale. Celle-ci n’est pas une méthode découlant d’un modèle théorique constitué ; elle est un processus à travers lequel se construit la réflexion, se vérifie sa pertinence et se trouvent, en permanence, réfléchies les conditions de production de cette réflexion.
La bioéthique comme responsabilité sociale
34Au vu de l’itinéraire retracé et de la logique de la démarche qui s’y déploie, la question de la responsabilité et, plus particulièrement, de la responsabilité sociale de la démarche elle-même ne peut être éludée.
La santé comme lieu de prise de conscience et de débat
35En 1994, dans un ouvrage intitulé, L’expérience bioéthique de la responsabilité10, Bruno Cadoré s’attachait à montrer comment l’action biomédicale est fondamentalement traversée par cette question de la responsabilité. Les développements de la biomédecine et les capacités opératoires qu’elle a acquises heurtent la dynamique existentielle des individus et les conduit, à travers elle, à poser la question de l’orientation de l’action humaine au sens le plus large. La déstabilisation de l’éthique liée au développement de la biomédecine, telle que la caractérise Jean Ladrière11, crée les conditions d’une prise de conscience et d’une analyse d’enjeux individuels et sociaux fondamentaux. Ainsi, pour Bruno Cadoré, la santé est aujourd’hui un des lieux où l’homme contemporain est capable de prendre conscience de la portée et des limites de ses capacités, non seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain, pour lui-même et l’ensemble de l’espèce humaine.
36Les questions nouvelles qui se posent dans un secteur comme celui de la santé sont porteuses d’enjeux éthiques et politiques majeurs pour la société contemporaine : la prise en compte des plus fragiles et le respect de la singularité de chaque individu, les inégalités, la promotion des processus démocratiques, l’habitabilité de la planète demain. De plus, il s’agit d’enjeux à l’égard desquels chacun peut se sentir concerné et donc participer à un réel débat d’idées.
Enjeux critiques et pratiques de la bioéthique
37Si la bioéthique est un lieu de questionnement et de prise de conscience, elle peut aussi avoir tendance à être investie comme un instrument de socialisation et d’humanisation visant à faire accepter les nouvelles technologies. Dans ce cas, elle est un dispositif d’ajustement des rapports de l’homme et de la techno- science. Dans cette perspective, la démarche bioéthique ne s’autorise pas vraiment à donner suite jusqu’au bout aux interrogations existentielles et sociales que soulève l’impact des technosciences sur les représentations, les formes de vie et les solidarités entre les individus. Pour qu’elle ne soit pas un simple instrument de légitimation, il faut créer des relais entre le questionnement éthique des acteurs et les processus de constitution d’une technoscience considérée non pas seulement comme un ensemble de procédures intellectuelles mais comme un système opératoire producteur d’un ordre. Pour cela, il est nécessaire que la réflexion éthique se situe à la source du développement technoscientifique et qu’elle accompagne les projets dans leurs développements12. Il faut chercher à se situer au cœur même du déploiement de la pratique médicale en tentant réellement de comprendre les liénaments du déploiement de cette pratique non seulement sur son versant clinique mais aussi dans son articulation à la recherche.
38Cependant, cette première visée en nécessite une seconde. Celle-ci consiste, à partir des micro-effets du développement biomédical et des questions posées par les acteurs en situation, à établir des ponts entre ce premier niveau et des niveaux plus collectifs où se joue la possibilité d’agir sur les conditions concrètes de notre existence. Il s’agit donc de lier la démarche d’analyse et de compréhension des nouvelles questions posées par la médecine contemporaine à leurs dimensions sociales et politiques. Refuser d’être à la remorque du développement social de la technoscience, cela signifie non seulement faire entrer dans l’analyse la dimension collective communautaire, nationale ou internationale mais, également, jouer un rôle actif dans la définition et la construction de l’espace démocratique et la promotion de la force créatrice de la conscience éthique exigeant de fonder « la communauté humaine sur un bien-vivre ensemble accessible à tous »13.
La responsabilité sociale d’une démarche bioéthique
39Cette prise de conscience d’enjeux éthiques nouveaux à travers une expérience partagée par un grand nombre d’individus soignés et soignants fait rejaillir cette question de la responsabilité sur la démarche bioéthique elle-même et ceux qui s’y impliquent. Le fait de relayer ces questionnements fait de cette démarche, une démarche éthique ne pouvant se concevoir que comme recherche engagée, comme devoir social14.
40La démarche bioéthique consiste donc bien « à inscrire la réflexion critique au cœur même du déploiement de la pratique médicale, sans limiter cette dernière à la seule relation de soin mais en la considérant dans sa portée sociale et institutionnelle. Cet élargissement de l’objet de la réflexion bioéthique nous paraît décisif pour la pertinence de cette dernière, comme le signalait déjà le programme initial du Hastings Center15 »16.
41Cela implique que l’on se tienne en proximité des pratiques et des acteurs, que l’on revendique avec eux une autonomie dans la formulation des questions que l’on estime pertinentes et que l’on développe une vigilance critique à l’égard de la pensée objectivante permettant par là aux sujets concernés de créer un espace de promotion d’une « médecine soutenable »17. Créer cet espace nécessite non seulement que les sujets impliqués puissent exprimer leur souffrance par rapport aux modes de rationalisation médicale dont ils sont l’objet mais qu’ils puissent, avec d’autres, élargir leur questionnement aux conditions institutionnelles et sociales de déploiement de ces pratiques.
42La démarche exposée ici contient donc l’exigence d’une compréhension contextualisée des enjeux éthiques des situations rencontrées. Seule, cette compréhension contextualisée peut permettre d’identifier la structure et les niveaux de responsabilité, sur base desquels construire un agir créatif pour rendre le monde de demain plus habitable pour tous et pour chacun. Ce dernier aspect nous renvoie donc à la question des niveaux de pertinence de la réflexion et de l’action. De la situation d’action singulière aux enjeux beaucoup plus globaux qu’elle porte et qui la déterminent, la question clairement posée est celle de l’identification des lieux sociaux à prendre en considération, de la compréhension de leurs articulations et de l’investissement dont ils doivent faire l’objet pour donner une chance à la visée éthique d’avoir un impact sur les pratiques.
43Une démarche en bioéthique ne peut donc se concevoir sans un questionnement sur la responsabilité sociale assumée dans le cadre de cette démarche. Un tel questionnement conduit inévitablement à s’interroger sur les niveaux de cette responsabilité et les conditions de déploiement d’une créativité pour un monde habitable demain.
Quelle (s) bioéthique (s) pour un monde habitable demain ?
44L’expérience examinée et commentée du CEM, comme beaucoup d’autres expériences dans le domaine de la bioéthique et de l’éthique pratique, porte la trace d’une volonté réflexive des individus contemporains, elle-même sous-tendue par la visée éthique d’un monde habitable pour tous et pour chacun.
45Cette formulation globale de l’horizon ultime de la démarche éthique nous semble permettre de résister aux multiples tentatives pour limiter le questionnement bioéthique à certaines « questions légitimes » d’ajustement des rapports de l’homme et de la technoscience. En effet, la visée éthique d’un monde habitable pour tous et pour chacun peut conduire, selon nous, à un réel questionnement sur les dynamiques de développement provoquées par les impulsions de la science et susciter une éthique de la créativité sociale dans le cadre de laquelle les déstabilisations des représentations de l’humain et des conditions de son existence sur notre planète, appellent un approfondissement des processus démocratiques d’invention du monde de demain.
46Dans plusieurs textes18 faisant suite à la publication de son ouvrage sur l’Identité humaine19 et préparant la parution de son ouvrage consacré à l’éthique20, Edgar Morin, nous semble poursuivre une visée semblable et plaider pour l’émergence d’une éthique de la compréhension s’appuyant sur l’articulation d’une éthique du soi, de la société et, plus largement, du genre humain. Dans cette perspective, soutient-il, il nous faut apprendre à mettre en boucle transformation personnelle et transformation collective. Aujourd’hui, cette boucle doit s’ouvrir au-delà du niveau familial, culturel ou national et s’élargir à une conscience planétaire pour déboucher sur une « éthique pour le genre humain qui trouve son origine dans les conditions de la communauté de destin planétaire »21.
47La prise en compte d’une écologie de l’action dans une perspective éthique scandée par une éthique du soi, de la société et du genre humain correspond largement à la lame de fond qui porte les démarches bioéthiques réflexives et critiques qui entendent interroger le développement de la biomédecine dans la perspective d’une habitabilité du monde pour tous et pour chacun. Cette visée demande une démarche réflexive faisant droit à la complexité et à l’intégration des niveaux d’une véritable écologie de l’action.
48Dans ce contexte, il faut se demander en quoi la bioéthique apporte-t-elle ou est-elle susceptible d’apporter une contribution significative à une éthique pour le monde de demain ?
La bioéthique, un lieu de créativité pour la médecine
49Comme nous l’avons déjà souligné, les mutations actuelles de la pratique biomédicale peuvent tout à la fois constituer des dangers pour une authentique prise en compte de la souffrance de l’homme, mais aussi des chances pour une réalisation adaptée de cette tâche. Il s’agit alors de s’attacher à identifier comment ces mutations de la médecine dessinent un « espace de possibilités » dans lequel des choix sont à argumenter et à mettre en œuvre pour ordonner au mieux la médecine à cette sollicitude à l’égard des sujets souffrants et à l’aménagement d’une véritable place pour ces sujets dans la société d’aujourd’hui.
50Cela nous conduit à affirmer qu’une démarche de réflexion éthique en médecine doit être un moyen d’élucider les conditions de possibilité de prise en compte des tensions qui structurent cet espace de possibilités, tout à la fois source de risques et d’ouvertures. L’appel à l’éthique tant sollicité aujourd’hui en biomédecine ne nous semble pouvoir être pertinent que s’il se confronte effectivement à cet « espace de possibilités ». C’est en cela qu’une certaine « crise de cohérence » de la médecine contemporaine peut être considérée comme un kaïros qui, s’appuyant sur la réalité d’aujourd’hui et les incertitudes que génère le développement de la bio-médecine, puisse contribuer à consolider le sens de l’humain et de sa place dans le monde d’aujourd’hui. Dans cet horizon, la pratique de la médecine est foncièrement en position de médiation. C’est à partir de l’élucidation de cette tâche de médiation que l’on pourra tenter d’expliciter la portée, pour le sens de l’humain, de la fonction de la médecine dans la société contemporaine.
51L’originalité de la démarche bioéthique à cet égard est de chercher à faire émerger, avec les acteurs, un sens à partir des pratiques. L’approfondissement de cette démarche dépend d’une réflexion sur les méthodes cliniques et la possibilité qu’elles ont de faire apparaître le développement de la biomédecine et, plus généralement, de la technoscience comme espace susceptible d’être réinvesti par les chercheurs, les soignants, les patients et, plus généralement, les citoyens.
La bioéthique, un lieu de créativité pour la société
52Depuis la fin des années 60, nous assistons à un phénomène de remaniement en profondeur des pratiques sociales qui se traduit par le déchirement des solidarités et l’effritement de l’État-Providence, par l’éclatement des systèmes symboliques — qu’ils concernent la famille, l’éducation, l’école, la sexualité, la santé — par l’incertitude majeure concernant les visions de l’avenir, par un repli sur la dimension individuelle de l’existence. L’impression prévaut, de nos jours, que l’ordre et la cohérence d’un monde organisé depuis la moitié du 19e siècle, capable de garantir une certitude suffisante pour affronter l’avenir, ont cédé la place à une situation souvent perçue comme chaotique, instable, imprévisible, porteuse en tout cas d’une réorientation de la forme dominante d’organisation sociale, et des pratiques sociales qui la nourrissent.
53Ce remaniement s’inscrit lui-même dans une perspective plus large, débutée il y a deux siècles, où tradition, communauté et unité du monde sont progressivement mis en cause et détruits par l’effort moderne vers toujours plus d’autonomie individuelle et toujours plus de maîtrise rationnelle, où les individus apparaissent de plus en plus isolés, de plus en plus fragmentés aussi, sur la scène du monde. Pour se limiter à nos sociétés « du quart nord-ouest de la planète », un des traits majeurs de cette métamorphose sociale et politique est la transformation des institutions sociales, dont la configuration forme une société, c’est-à-dire un ensemble relativement durable de règles et de ressources sur lesquelles les gens peuvent s’appuyer dans leur action. Cette transformation, conséquence des remaniements historiques à l’œuvre, se traduit par des changements de règles majeurs et des innovations institutionnelles.
54Notre monde voit donc disparaître certaines manières de faire, ce que l’on peut se contenter de regretter, avec le risque de ne pas mesurer l’ampleur réelle du processus en cours. Autre face de la même médaille, de nouvelles pratiques émergent, de nouveaux dispositifs de production de la norme apparaissent, qu’il s’agit de repérer et de prendre en compte.
55À cet égard, le champ de la bioéthique est sans doute l’un des plus fertiles. En effet, c’est un secteur où l’on ne compte plus la création de comités, commissions et autres groupes dʹ « experts », que ce soit au niveau de l’hôpital, au niveau national ou au niveau international. Dans ces instances, l’interaction des acteurs en présence semble d’une certaine manière compenser l’absence de « ressources normatives » suffisamment stables et substantielles. La délibération des acteurs constitue alors l’espace au sein duquel et par lequel émerge éventuellement la « solution », à savoir l’accord sur l’action à entreprendre et les moyens à mettre en œuvre pour les réaliser.
56L’institutionnalisation d’instances de délibération telles que les comités d’éthique, qu’ils soient nationaux ou locaux, semble être capable de faire face aux questions nouvelles qui émergent dans le champ de la médecine contemporaine et suppléer au déficit des cadres normatifs existants. Elles apparaissent donc comme la voie de solution face aux questions sociales et politiques que met au jour le développement de la biomédecine.
57Ici encore, il nous semble que, pour affronter réellement la question de la responsabilité dans son contexte social, politique et institutionnel, l’expérience de la bioéthique permet de soutenir une exigence critique indispensable aux débats de société d’aujourd’hui. Celle-ci permet de rencontrer de manière pragmatique la question des mutations du rapport de l’homme moderne à sa santé et, plus largement, à son existence et ce, dans le cadre des fonctionnements institutionnels qui rationalisent et construisent les normes de l’expérience de la maladie et de la guérison.
58Dès lors, à partir d’une démarche d’éthique clinique, on peut dire que la question sociale et politique se construit comme une capacité de résistance des sujets contre les stratégies aliénantes de l’autonomie des personnes soignées et soignantes, une capacité critique à l’égard de l’extension du champ de la médicalisation de l’existence et la formulation d’une exigence pour que les cadres normatifs qui organisent les soins de santé aujourd’hui n’abrasent pas la prise en compte de la singularité des personnes soignées, ni celle des soignants. L’éthique clinique se présente alors comme lieu de résistance à la mise en fragilité des plus vulnérables par l’effort d’organisation institutionnelle des pratiques techniques. Cette position exige une autre manière de construire les politiques. En effet, il ne peut s’agir uniquement d’élargir le cercle des personnes impliquées dans la discussion mais d’articuler un rapport réflexif aux contextes d’application de ces politiques. Ainsi, par exemple, la question de la distribution équitable des ressources en matière de santé et de soins ainsi que l’accès des plus vulnérables aux soins ne découlera pas d’une pure rationalisation distributive mais devra être construite en lien avec une démarche réflexive de la part des services de soins, des services sociaux…
La bioéthique, un lieu de créativité pour le monde
59La santé est sans doute un des domaines où la globalité des enjeux et l’impact des orientations prises aujourd’hui pour l’habitabilité du monde de demain apparaissent le plus clairement.
60Sans doute la pandémie du sida et l’extension d’autres risques sanitaires liés à l’industrialisation de la production pharmaceutique, mais également agroalimentaire, ont-ils mis ces enjeux en exergue. L’intensification des échanges internationaux a également contribué à montrer la dimension globale des enjeux sanitaires. C’est d’ailleurs dans ces situations qu’ont pu apparaître, de la manière la plus criante, les inégalités sanitaires et d’accès aux soins. Dans les pays occidentaux, ces inégalités sont de plus en plus difficiles à cacher derrière le voile pudique d’un système de soins ultra performant et d’un système de protection sociale qui se veut à la hauteur de ces performances.
61Ce qui apparaît somme toute comme un mal développement sanitaire est-il seulement lié aux défauts d’un développement socio-économique ? En quoi le développement biomédical est-il impliqué dans ce type de développement ? En fonction de quelles représentations de la médecine, de la maladie et de la santé, ce développement a-t-il été possible ?
62Dans son impulsion de base, la bioéthique avait pour ambition d’être cette éthique du développement humain à l’âge de la science et des progrès fulgurants des sciences biomédicales. Comme on le sait, cette ambition s’est progressivement concentrée plus étroitement sur la médecine et la bioéthique s’est déployée comme éthique de la recherche et de la clinique.
63Dans quelle mesure aujourd’hui, face aux enjeux sanitaires planétaires et aux développements rapides de la biomédecine dans des secteurs comme celui de génétique, la bioéthique peut-elle rejoindre cette ambition de départ ? En quoi les acquis d’une éthique plus centrée sur le soin peuvent-ils alimenter cette exigence d’une éthique globale de la santé aujourd’hui ? Tels nous semblent être les défis que la bioéthique ne pourra esquiver sans manquer à ce que nous appelions plus haut son devoir social.
Notes de bas de page
1 Les renseignements concernant la période 1984-1997 sont tirés de l’article de Marie-François Lamau, « Le Centre d’Éthique Médicale de l’Université Catholique de Lille. Explicitation d’une démarche », Revue d’éthique et de théologie morale, no 202, août-septembre 1997, pp. 47-58 ainsi que d’une note manuscrite de Jacques Liefooghe, premier président du CEM, retrouvée dans les archives de Marie- François Lamau début 2003. Cette note renvoie à deux articles de présentation de la naissance du CEM : celui de « La Croix du Nord » des 21-28 décembre 1984 et celui du « Quotidien du Médecin » du 9 avril 1985 : « Un Centre d’Éthique Médicale a vu le jour à Lille ».
2 Voir à ce propos M.F. Lamau (sous la direction de), Manuel de soins palliatifs, Paris, Dunod, 1996 et M.F. Lamau, Soins palliatifs. Origine, inspirations, enjeux éthiques, Paris, Le Centurion, 1994.
3 Participent de cette réflexion, B. Cadoré, L’expérience bioéthique de la responsabilité, Namur, Artel, Montréal, Fides, 1994 et P. Boitte, Éthique, justice et santé. Allocation des ressources en soins dans une population vieillissante, Namur, Artel, Montréal, Fides, 1995.
4 La thèse de doctorat de Bruno Cadoré en théologie morale (1994) porte sur le diagnostic anténatal et comporte la première thématisation explicite de ce qu’on appellera quelques années plus tard une démarche d’éthique clinique. Pour un exposé synthétique de cette démarche, voir également B. Cadoré, L’éthique clinique comme philosophie contextuelle, Québec, Fides, 1997.
5 A. de Bouvet et M. Sauvaige (Dir.), Penser autrement la pratique infirmière - Pour une créativité éthique, De Boeck Université, Bruxelles, 2005, 160 p.
6 M. Maesschalck, Jalons pour une nouvelle éthique, Louvain-la-neuve, Editions de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1991, p. 291.
7 S. Zorrilla, Nécessité et limites du « jugement prudentiel » dans la problématique bioéthique, Thèse de doctorat en Santé Publique (orientation bioéthique), Université Catholique de Louvain, Juin 1992, p. 429.
8 Ibidem, p. 435.
9 M. Maesschalck, op. cit. p. 311.
10 B. Cadoré, L’expérience bioéthique de la responsabilité, Louvain-la-Neuve, De Boeck, Catalyse, 1994.
11 Voir « La déstabilisation de l’éthique », in : J. Ladrière, L’éthique dans l’univers de la rationalité, Bruxelles, Artel Fides, Catalyses, 1997, pp. 67-89.
12 M. Maesschaclk, op. cit. p. 297-299.
13 Ibidem, p. 319.
14 P. Boitte, B. Cadoré, D. Jaquemin, S. Zorrilla, Pour une bioéthique clinique, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2003, p. 24
15 ʺThe Teaching of Bioethics. Report of the Commission on the Teaching of Bioethicsʺ, Hastings Center Report, 1976, no 1.
16 P. Boitte et alii, op. cit., p. 14
17 D. Callahan, False Hopes : Why America’s Quest for Perfect Health Is a Recipe for Failure, New York, Simon and Schuster, 1998, 336 p.
18 Notamment E. Morin, « La réforme de la pensée suppose une réforme de l’être », entretien avec L. Baranski, in : Transversales, Science/Culture, no 71, novembre-décembre 2001, p. 28 à 33.
19 E. Morin, Identité humaine, Paris, Seuil, 2001, 277 p.
20 E. Morin, La méthode 6, L’éthique, Paris, Seuil, 2004, 233 p.
21 E. Morin, entretien avec L. Baranski op. cit. p. 31.
Auteurs
Centre d’Éthique Médicale
Université Catholique de Lille
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