Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Le présent ouvrage fait suite à une publication dans la collection « les savoirs mieux » des Presses Universitaires du Septentrion en 2002 par plusieurs chercheurs du Centre d’Éthique Médicale de l’Université Catholique de Lille d’un ouvrage visant à élargir le champ habituel de la réflexion bioéthique1. Ceux-ci y plaidaient pour une inscription de la réflexion éthique comme réflexion critique au cœur même du déploiement de la pratique médicale.
2Ce plaidoyer Pour une bioéthique clinique entendait montrer l’importance pour la démarche bioéthique de s’appuyer sur le statut critique que pouvait revêtir l’expérience des soignants pour élucider les enjeux éthiques liés au développement de la médecine contemporaine. Les auteurs y soulignaient combien ce processus réflexif de décryptage demandait une élucidation du contexte médical, institutionnel et social dans lequel se déploie la pratique soignante.
3Dans une telle perspective, la démarche bioéthique se conçoit donc comme création d’espaces de réflexion et d’action au sein des pratiques biomédicales, plutôt que comme une discipline au nom de laquelle pourrait se faire valoir une expertise éthique. Il s’agit fondamentalement d’une démarche réflexive qui met son parcours à l’épreuve de son contexte d’émergence et des différents acteurs qui le constituent. En effet, une constitution réflexive du champ bioéthique implique que le questionnement et la constitution du champ progressent par la confrontation des expériences, des projets, des disciplines et de toutes les personnes concernées.
4C’est dans une telle dynamique de confrontation d’expériences et de regards qu’a été conçu le présent ouvrage. Ainsi, à l’occasion de son vingtième anniversaire, le Centre d’Éthique Médicale a conçu le projet de mettre son parcours et le projet d’une bioéthique clinique qui l’anime en discussion. La bioéthique a émergé dans une société où la médecine et la santé ont une place centrale et amènent nos contemporains à réinterroger le sens de leur existence. Plusieurs interlocuteurs ont donc été sollicités pour questionner l’apport de la bioéthique à une créativité renouvelée pour un monde habitable demain. Le présent ouvrage croise des regards universitaires et institutionnels (Commission européenne, Organisation Mondiale de la Santé). Il met également en perspective la manière dont on peut concevoir la démarche bioéthique en Europe, aux États-Unis ou en Amérique latine. À l’heure de la globalisation, cette pluralité de regards semble indispensable à la construction d’un monde habitable pour tous et pour chacun.
5L’engagement dans le champ de la bioéthique n’est pas un simple exercice intellectuel. Il est également un engagement pratique visant à construire, par une démarche réflexive impliquant les acteurs concernés, des espaces à travers lesquels se formulent les enjeux éthiques de la médecine contemporaine et où se construisent des pratiques de soin qui intègrent cette visée d’un monde habitable pour tous et pour chacun.
6Cet ouvrage se conçoit comme une invitation au débat et ce faisant comme une participation à la constitution du champ bioéthique. Il s’ouvre sur une contribution du Centre d’Éthique Médicale qui, revenant sur son expérience, tente d’expliciter la manière dont il envisage sa participation à la constitution de ce champ et la responsabilité qui s’y joue pour la construction d’un monde habitable demain. La dernière partie de cette réflexion initiale est une invitation à la réflexion adressée aux différents contributeurs sur les conditions auxquelles la bioéthique peut être un lieu de créativité pour la médecine, la société et le monde de demain.
7Pourquoi la médecine est-elle un lieu significatif pour penser le monde de demain ? La particularité de la médecine réside dans cette relation à la crise et à la souffrance que provoque la maladie. De plus, aujourd’hui, les instruments technologiques de la médecine moderne renforcent la déstabilisation résultant de la confrontation à la maladie et à la mort. La médecine est donc un lieu à partir duquel les individus sont confrontés au sens de leur existence. De ce fait, comme exercice réflexif à propos de la pratique soignante, la bioéthique peut être un lieu de sens et de créativité. C’est la perspective que développe Roberto Dell’Oro dans sa contribution. Il montre que la bioéthique peut-être un espace de créativité pour la médecine à condition qu’elle soit anamnèse du sens des pratiques soignantes.
8La contribution de Guy Jobin prolonge ce questionnement sur la médecine comme lieu de créativité en montrant qu’une attention à la narrativité et à la discursivité à l’œuvre dans les pratiques cliniques peut être un vecteur de créativité, en particulier, dans un contexte où les pratiques de soin sont l’objet d’un mouvement de standardisation. Aborder l’expérience clinique sous l’angle de la narrativité et de la discursivité révèle qu’elle peut être le lieu d’une co-autorité créative des soignants et du patient/famille dans l’élaboration du récit qui donnera/exprimera le sens aux gestes posés dans un contexte de soins.
9La recherche et la médecine occupent une place centrale dans nos sociétés. Elles constituent un axe de développement majeur dans le monde d’aujourd’hui. La recherche de sens à laquelle peuvent donner lieu les pratiques médicales doit nécessairement inclure le contexte social dans lequel se déploie cette médecine. Ainsi, la contribution de Maurizio Salvi souligne la nécessité de prendre en compte l’impact social du développement scientifique et technique. Dans cette perspective, il soutient que la bioéthique peut être un outil privilégié de prise de conscience des impacts sociétaux du développement scientifique et technique. À cet égard, le point de vue développé par Marie-Charlotte Bouësseau souligne que la réflexion bioéthique se doit de convoquer un large spectre d’acteurs et de ne pas confisquer le débat au profit de quelques cercles d’experts. Face à la diversité des acteurs et à la nécessité d’établir un agenda thématique qui soit conforme aux besoins des populations, il y a lieu, selon elle, à la fois de renforcer le travail en réseaux et de construire des institutions permettant d’articuler respect des individus, des cultures et équité.
10Si la bioéthique peut être un lieu de créativité pour le monde d’aujourd’hui, elle doit se penser dans la tension entre le global et le particulier. La contribution de Paul Schotsmans met en perspective les approches européenne et américaine de la bioéthique. De son point de vue, il s’agit de promouvoir une culture éthique qui puisse soutenir un dialogue intercontinental sur la santé et le développement de la médecine. Roland Schramm rappelle, quant à lui, que dès les années 70 la bioéthique a été envisagée comme un « pont » entre la culture scientifique et les sciences humaines et sociales, nécessaire à la survie de l’espèce. Dans une telle perspective, la bioéthique se doit de tenir compte de différents niveaux de pertinence : celui de l’individu en passant par les enjeux relationnels, celui des groupes, en particulier, les plus fragilisés, et enfin, le niveau social jusqu’au niveau écologique. Dans le contexte latino-américain, Roland Schramm envisage la bioéthique comme une « bioéthique de la protection ». Une telle approche entend privilégier le point de vue de ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre et de mener une vie décente. Comment protéger ces individus et ces populations et faire en sorte qu’ils ne soient pas uniquement les survivants de la dernière épidémie ? Tel est le programme d’une bioéthique qui, plus largement, tente de penser une nouvelle forme de cosmopolitisme à l’ère du développement technoscientifique et de l’industrialisation de la médecine.
11Dans sa postface, Thérèse Lebrun envisage la bioéthique dans la perspective des missions d’une Université Catholique en insistant particulièrement sur la formation des jeunes. Citant Hannah Arendt, elle rappelle à quel point « l’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assurer la responsabilité ».
12L’ensemble de ces contributions ainsi que les interpellations qu’elles suscitent nous semble autant d’incitations à poursuivre la démarche collective et critique d’une bioéthique conçue comme espace de participation, pour tous et pour chacun, à la construction d’un monde plus habitable demain.
Notes de bas de page
1 Boitte P., Cadoré B., Jacquemin D., Zorrilla S., Pour une bioéthique clinique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, 175 p.
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011