Hylémorphisme transcendantal et aléthéiologie. La présence d’Aristote dans la théorie des catégories et du jugement d’Emil Lask1
p. 326-351
Texte intégral
1. Lask, Aristote et le passage du néokantisme à la phénoménologie
1La problématique relative à la philosophie de la logique joue comme on sait un rôle de premier plan dans la pensée allemande de la période qui va approximativement de la deuxième partie du XIXe siècle jusqu’au premier tiers du XXe siècle. La constellation dans laquelle s’inscrit ce rôle prépondérant est déterminée par au moins deux orientations fondamentales, à savoir : d’une part, celle qui correspond à la polémique autour du psychologisme ; d’autre part, celle qui correspond à la réhabilitation du kantisme dans les courants appelés néo-kantiens et, par la suite, aux relations complexes entre le kantisme, dans ses formes diverses, et la phénoménologie, dont l’apparition au début du XXe siècle entraîna – sinon de façon immédiate, du moins à moyen terme – une profonde modification de la situation et une importante redistribution des forces dans la philosophie universitaire allemande. Tant les différentes variantes du néo-kantisme que la phénoménologie naissante se caractérisèrent par leur commune et virulente opposition à toute tentative de réductionnisme psychologiste dans le domaine de la philosophie de la logique. Cependant, la relation entre les deux courants dominants dans la philosophie allemande du début du XXe siècle fut loin d’être une simple coexistence pacifique. Il s’agissait plutôt d’une relation complexe, aux facettes multiples, dans laquelle les aspects internes de distance critique entre deux courants jouèrent un rôle au moins aussi important que les aspects externes de communauté d’objectifs face à des rivaux communs. Dans la mesure où la phénoménologie a fini par chasser le néo-kantisme de la scène philosophique, il est à mon avis possible, et même nécessaire, de présenter les relations de ces deux courants comme le passage de l’un à l’autre.
2Or, dans ce passage, certains penseurs jouèrent de fait un rôle de médiateurs privilégiés. Ainsi que la recherche la plus récente a permis de l’établir de plus en plus clairement, un de ces penseurs, peut-être le plus remarquable, a été Emil Lask (1875-1915), philosophe à Heidelberg, disparu prématurément, dont les conceptions dans le domaine de la philosophie, de la logique et de la théorie de la connaissance réunissent une série de caractéristiques qui en font non seulement un développement original et un authentique dépassement interne du paradigme habituel de la pensée néo-kantienne, mais aussi une sorte de pont vers les nouvelles conceptions autour de la constitution de l’objectivité et du rôle de la subjectivité, développées de diverses façons par la phénoménologie et la philosophie de la vie et de l’existence1.
3Une des raisons de la reconnaissance croissante de l’importance philosophique de Lask a sans doute été l’influence décisive qu’exerça sa pensée sur les débuts de Heidegger, une influence à laquelle Heidegger lui-même renvoie de manière explicite et répétée2. Cette influence suffit à attribuer à Lask une position de médiateur privilégié dans le passage du néo-kantisme à la phénoménologie, d’autant plus que l’on peut penser qu’Heidegger, au départ disciple du néo-kantien Rickert, a pu entrer par son intermédiaire en contact avec la phénoménologie de Husserl dans la première version des Recherches logiques, et ainsi reconnaître l’importance systématique de la conception de la connaissance et de l’intuition catégoriale présentée dans la « Sixième recherche ». Ainsi que l’explique Heidegger, Lask aurait non seulement réalisé une tentative consciente de médiation entre Rickert et Husserl, mais il aurait cherché en même temps à rétablir un lien authentique avec la pensée grecque des origines, un trait qui comme on sait sera à son tour essentiel pour la conception particulière de la phénoménologie de Heidegger3.
4Dépassement, de l’intérieur, du paradigme néo-kantien par la voie d’une appropriation de certains aspects essentiels de la phénoménologie, accompagné, et d’une certaine façon soutenu, par la tentative de retrouver la dimension originaire ouverte par la pensée grecque : telle semble donc être la devise résumant les motivations qui expliquent l’enthousiasme avec lequel le jeune Heidegger aborda l’œuvre de Lask, son condisciple aîné de quinze ans, prématurément disparu, qui lui traça un chemin praticable pour surmonter les limites de la position à laquelle ils s’étaient tous deux initiés sous la tutelle de Rickert4. Or, si le diagnostic de Heidegger à l’égard de l’apport de Lask semble pour l’essentiel correct, ainsi que je le pense, il fournit non seulement une bonne explication de l’importance que possède la figure de Lask en vue d’une compréhension appropriée du point de départ de la pensée de Heidegger, mais aussi une justification raisonnable de l’intérêt croissant qu’ont suscité ces derniers temps les principales œuvres de Lask pour elles-mêmes5.
5Dans ce qui va suivre, je me propose de démontrer qu’indépendamment des aspects spécifiques et des particularités que présente la réception heideggerienne de Lask, il est légitime de voir dans la pensée de ce dernier un authentique dépassement du néo-kantisme, qui s’oriente résolument vers le genre de théorie de la constitution catégoriale et de l’expérience prédicative qui caractérise les approches de facture phénoménologique. Et cela dans la mesure où, au moment de rendre compte de la constitution du sens, et d’une façon dérivée, du genre de structure objective qui fait office de corrélat sémantique du jugement, Lask développe une conception qui, à l’intérieur du paradigme de la philosophie transcendantale, peut se caractériser plutôt comme étant de type aristotélicien, au sens large du terme, que comme kantienne au sens habituel. Pour cette raison, je soulignerai la présence de la réception de certains motifs aristotéliciens fondamentaux. Même si les cas de référence explicites à la position d’Aristote ne sont pas rares dans les œuvres principales de Lask, à eux seuls ils ne suffisent cependant d’aucune manière à apprécier convenablement le tour aristotélisant donné par Lask dans sa théorie des catégories et du jugement à la philosophie transcendantale kantienne. Ce n’est pas pour rien qu’un interprète aussi pénétrant que S. G. Crowell put caractériser la position de Lask en parlant d’une sorte de « implicit Aristotelianism » à caractère « non-métaphysique »6, suivant en cela le jugement de Heidegger lui-même, qui déjà dans ses premiers écrits sur la logique avait déclaré que, dans sa théorie du jugement et de la prédication, Lask avait obtenu le rapprochement le plus étroit possible entre Aristote et Kant7. S’il en est ainsi, il apparaîtra alors d’importance décisive, au moment de rendre compte de ce qui fait l’essence même de la position de Lask, de rester attentif aux aspects fondamentaux dans lesquels la réception implicite des motifs aristotéliciens joue un rôle déterminant, et non seulement aux endroits où Lask renvoie expressément à la position d’Aristote8.
6Quant à moi, je me concentrerai ici sur quelques points fondamentaux pour caractériser la position de Lask, en parlant de sa ré-appropriation de motifs aristotéliciens. En premier lieu, je commenterai brièvement la théorie de Lask concernant la constitution du sens au niveau antéprédicatif. Ensuite, je considérerai quelques aspects centraux de sa théorie du jugement, dans laquelle la référence à la conception aristotélicienne s’avère cruciale. En conclusion, je récapitulerai très brièvement quelques conséquences générales qui découlent de l’interprétation générale suggérée, qui situe Lask à un moment clé dans la transition entre les théories (néo-)kantiennes et phénoménologiques de la constitution de l’objectivité catégoriale, mettant l’accent sur le rôle que joue ici le recours conscient à la pensée d’Aristote.
2. Constitution du sens et médiation catégoriale dans une perspective aléthéiologique
7Dans ses deux œuvres fondamentales, à savoir La Logique de la Philosophie et la doctrine des catégories de 1911 (désormais LPh)9 et La doctrine du jugement de 1912 (désormais LvU)10, Lask aborde successivement la thématique de la constitution du sens au niveau antéprédicatif et la thématique qui se rapporte à la structure du jugement et à son corrélat objectif spécifique. Cet ordre n’est pas dû au hasard, mais reproduit celui qu’établit Lask dans l’ordre de la fondation, dans la mesure où il considère le jugement et son corrélat objectif spécifique comme des phénomènes situés à un niveau secondaire et dépendant, par rapport à un niveau originaire de la constitution du sens, préalable à tout accès prédicatif-judicatif. Avec cet ordre de traitement et de fondation qui fonde à son tour une « théorie des niveaux » (Stockwerktheorie) très élaborée, Lask s’éloigne dès le début de ce qu’il considère comme la tendance dominante, tant dans les conceptions traditionnelles pré-kantiennes que dans les conceptions transcendantales de type kantien, tendance qui concède une sorte de primat constitutif au jugement dans le domaine de la logique en général (cf. LvU, p. 288 s.). Ce primat obéit à des raisons contraires selon les cas : dans le cas des positions propres de la métaphysique pré-kantienne, à une sorte de projection métaphysique de la structure nucléaire du jugement vers l’objet transcendant ; dans le cas des conceptions transcendantalistes de type kantien, à l’inverse, à une absorption sans reste de l’objet dans le domaine logico-transcendantal, celui-ci étant conçu en termes de référence à l’activité synthético-unificatrice de la subjectivité transcendantale (p. 289). Mais, paradoxalement, le résultat est dans les deux cas identique, à savoir : la superposition inadéquate de la thématique de la théorie des catégories et de celle de la théorie du jugement, devant l’impossibilité de tracer de manière adéquate les limites entre les deux (p. 289). Pour Lask au contraire, le jugement ne possède pas en tant que tel une authentique signification ni transcendantale ni objective, mais doit au contraire être éliminé du domaine de la logique transcendantale, dans la mesure où il s’agit d’une configuration qui n’a de pertinence que du point de vue de la logique formelle (cf. p. 289). Quoiqu’ils passent à juste titre pour être « premier pour nous » (próteron pròs hemâs), le jugement et en général les phénomènes logiques de caractère non-objectif (nicht-gegenständlich) ne sont plus, du point de vue constitutif, que des « phénomènes d’appropriation » (Bemächtigungsphänomene), se référant comme tels à des structures objectives préalablement constituées dans la région propre des objets mêmes (cf. p. 287). Dans la structure globale du domaine de la logique, le jugement appartient à la région secondaire des phénomènes non-objectifs et renvoie de ce fait au-delà de lui-même au domaine logico-constitutif. Il y a donc un primat du logico-constitutif face au jugement, dans la mesure justement où celui-ci doit être considéré comme une configuration dérivative n’ayant pas de véritable poids constitutif (cf. p. 290).
8De cette manière, Lask établit une distribution des sphères de compétence entre la théorie des catégories d’un côté et la théorie du jugement de l’autre qui lui permet de reconstruire dans ses termes originaux la distinction, traditionnelle en philosophie, entre une logique objective et une logique subjective : la théorie des catégories, qui questionne la dimension originaire de constitution du sens, se présente comme une théorie de la vérité transcendantale, c’est-à-dire comme une aléthéiologie (cf. LυU, p. 424 : Aletheiologie), comme la caractérise expressément Lask ; la théorie du jugement, qui thématise les phénomènes correspondants non-objectifs d’appropriation du sens de caractère dérivatif, constitue une gnoséologie (p. 424 : Gnoseologie) qui comme telle renvoie au-delà d’elle-même, jusqu’à la dimension primaire dans laquelle survient la constitution originaire du sens, au niveau des objets mêmes11. Mais comment Lask peut-il assurer l’indépendance de la dimension originaire de la constitution du sens traité par la théorie des catégories par rapport à celle qui correspond aux phénomènes logiques nonobjectifs que traite la théorie du jugement ? La réponse à cette question clé implique nécessairement la référence à deux aspects complémentaires dans la position de Lask, à savoir d’une part : a) Sa ré-interprétation originalement objectiviste du tournant transcendantal kantien (la révolution « copernicienne ») ; d’autre part, en association avec celle-ci, b) l’adoption d’une théorie particulière de la constitution de sens fondée dans une version novatrice du dualisme aristotélicien ‘forme’ - ‘matière’, compris en termes transcendantaux, qui se présente en même temps comme une tentative de dépassement du subjectivisme. Étant donné ces aspects, la position que Lask élabore dans sa théorie des catégories peut être caractérisée comme une sorte d’hylémorphisme transcendantal de caractère aléthéiologique. Voyons brièvement ces deux aspects.
9a) Au tout début de sa théorie des catégories Lask attribue une importance décisive pour le cours historique de la philosophie occidentale à ce qu’il appelle « le geste copernicien » (kopernikanische Tat) réalisé par Kant (cf. LPh p. 27 ss.). Le fait décisif du tournant copernicien réside pour Lask dans la suppression de la métalogicité (Metalogizität) des objets, assumée de façon dogmatique dans la tradition métaphysique antérieure, c’est-à-dire dans l’élimination de sa supposée transcendance par rapport au domaine de la logique qui entraînait une séparation artificielle entre objet (Gegenstand) et contenu de vérité (Wahrheitsgehalt) (cf. LPh p. 28 s.). Le tournant copernicien ne constitue en définitive rien d’autre que la reconnaissance de la « logicité transcendantale » (transzendentale Logizität) de l’être, de son affinité essentielle à l’entendement (« Verstandes »-Artigkeit), de sa compréhensibilité (p. 29). Si on approfondit la réflexion, le tournant copernicien de Kant représente donc l’introduction de la validité (Gelten) et la valeur (Wert), comme caractéristiques essentielles du domaine de la logique dans les objets eux-mêmes (cf. LυU p. 389). D’après cela, l’originalité même de la position de Kant ne réside pas simplement, comme il pourrait sembler, dans la transposition de toute objectivité au domaine d’une subjectivité nécessaire et universellement validé, mais plutôt dans la conséquence inévitable que cette transposition entraîne, à savoir : la reconduction de toute objectivité de contenu (gegenständliche Objektivität) au domaine originaire de l’objectivité théorique ou cognitive (theoretische oder Erkenntnisobjektivität), ce qui implique, à son tour, nécessairement la suppression de toute séparation entre le contenu objectif (Gegenständlichkeit) comme tel et la validité théorique (theoretische Gültigkeit) (cf. LPh p. 29). Cette conséquence fondamentale peut selon Lask se maintenir aussi indépendamment de la manière particulière donc Kant y est parvenu. La théorie hylémorphique de la constitution du sens que Lask lui-même élabore essaie justement de le démontrer.
10De cette façon, Lask inverse le diagnostic le plus habituel au sujet des relations entre le kantisme et le dogmatisme antérieur : c’est ce dernier, et non pas Kant, qui introduit une séparation injustifiée entre le domaine de l’être et du connaître, en partant de manière acritique du présupposé de la métalogicité des objets. La position kantienne consiste au contraire essentiellement à envisager le dépassement de cette séparation, en visant une dimension originaire de convergence, ou mieux encore, d’unité indivise de l’objet et de la vérité, de l’être et du savoir (cf. p. 28). Cette convergence ou unité originaire est celle qui reste signalée dans la thèse fondamentale de Lask relative à l’immanence au logos (Logosimmanenz) de toute objectivité, qui donne lieu à la conception laskienne de la panarchie du logos (Panarchie des Logos) (cf. p. 133)12. Il est important d’observer ici que, lorsqu’il se réfère à cette dimension d’unité originaire de la vérité et de l’objet, entre être et savoir, et la caractérise en parlant du caractère immanent au logos et de l’affinité de l’entendement à toute objectivité, Lask n’a d’aucune façon en vue une référence supposée de cette objectivité, dans sa constitution originaire, à des actes déterminés de la subjectivité connaissante. Au contraire, comme Crowell le souligne judicieusement13, Lask confère un sens essentiellement alethéiologique au tournant copernicien de Kant, de telle manière qu’il élimine toute référence au rôle de l’activité synthético-unificatrice de la subjectivité, au moment de rendre compte de la nature et de la fonction des catégories. D’après Lask, toute tentative d’expliquer la constitution originaire du sens et du rôle qu’exerce en elle la médiation catégoriale en référence aux fonctions de la subjectivité – qu’elle soit pensée en termes transcendantalistes ou en termes psychologistes –, repose en définitive sur une incompréhension fondamentale de la portée et de la nature véritable de la logique transcendantale. Pour Lask, comme l’indique Crowell14, le transcendantalité n’est donc pas comme telle une fonction ni du sujet, ni de l’objet, mais du logos même. Lask vise ici ce règne universel de la validité que la Geltungslogik de Lotze avait délimité dans sa spécificité, rendant possible le dépassement de l’ancien dualisme métaphysique qui oppose le sensible et le suprasensible comme les deux sphères de l’être, sans reconnaître la particularité irréductible du logique, comme celui qui, étant comme tel immuable et non-sensible, ne doit pas être confondu, cependant, avec le métaphysico-suprasensible, justement dans la mesure où le logique n’« est » pas, mais plutôt « vaut »15.
11Quand on élimine toute référence au rôle constitutif de la subjectivité, on peut dire que la réception originale du kantisme chez Lask se caractérise avant tout par le projet de libérer la thématique de la philosophie transcendantale de tout lien avec le subjectivisme moderne. En réinterprétant la portée du tournant copernicien à la lumière du modèle théorique fourni par la Geltungslogik de Lotze, Lask récupère un sens du transcendantal qui d’une certaine façon se rattache au sens classique de type aristotélicien, sans retomber, néanmoins, dans le préjugé dogmatique prékantien qui assume la métalogicité des objets. La conception laskienne du transcendantal se situe pour ainsi dire dans une position intermédiaire entre la conception kantienne et la conception classique de type aristotélicien, comme Lask lui-même paraît l’indiquer, quand il signale la nécessité d’aller plus loin que Kant pour réunir le copernicanisme et l’objectivisme (cf. LPh, p. 277, note additionnelle 6 : « Kant hat Kopernikanismus, aber nicht Objektivismus. Man muß Objektivismus und Kopernikanismus vereinigen »). De cette manière, comme le signale Glatz16, au lieu du sujet transcendantal-gnoséologique kantien apparaît chez Lask un transcendantal de caractère trans-subjectif, conçue en termes alethéiologiques, qui précède comme tel la dimension dans laquelle se situe l’opposition entre le sujet et l’objet de la connaissance17. De cette manière, Lask mène à bien une sorte de réontologisation non-métaphysique du sens et de la vérité, dans la mesure où, dans les deux cas, il situe leur origine dans une dimension qui, en tant que telle, précède celle de la connaissance elle-même, mais sans confondre le caractère spécifique de cette dimension originaire, qui n’est autre que celui de la validité, avec celui du métaphysico-suprasensible, comme un des deux modes fondamentaux de l’être, à côté du physico-sensible18.
12b) Avec cette (ré)ontologisation non-métaphysique des notions de vérité et de sens ainsi qu’avec la relégation corollaire de la connaissance et de la vérité prédicative à un statut secondaire et dépendant, Lask élabore ici une position qui peut être considérée à bon droit comme une sorte de récupération, dans la perspective transcendantale, de quelques-unes des intuitions essentielles propres à un modèle de constitution de type aristotélicien, au sens large du terme. Comme l’on verra plus tard, Lask établit ici une connexion directe avec la pensée d’Aristote, même quand il interprète la conception de ce dernier en termes plus traditionnels, c’est-à-dire, comme une position métaphysique, qui reste comme telle prisonnière, en définitive, du préjugé pré-critique de la métalogicité de l’objet et qui ne parvient pas pour autant à se situer résolument dans la perspective de l’immanence au logos de toute objectivité19. Néanmoins, c’est dans la conception laskienne de la constitution originaire du sens et de la vérité où la présence d’Aristote se retrouve de façon plus claire et plus directe, puisque Lask fait ici appel à une version transcendantale du modèle hylémorphique de constitution qui remonte à Aristote. En effet, c’est le recours au schéma explicatif basé sur la distinction forme-matière qui permet en définitive à Lask de s’approprier d’une façon nouvelle et originale la Geltungslogik lotzienne, en la dépouillant de sa tendance formaliste et platonisante et en la rendant ainsi compatible avec une conception générale de la constitution de sens, qui, en soulignant fortement le rôle déterminant qui correspond à la matière sensible, va résolument plus loin que la position néo-kantienne. Lask développe de cette manière un modèle de constitution « d’en bas », qui malgré d’importantes différences se rapproche, dans son orientation générale, du modèle phénoménologique présenté par Husserl dans sa théorie des relations entre sensibilité et entendement, développée dans les Recherches logiques, en particulier dans la « Sixième recherche », que Husserl consacre en grande partie à discuter la structure du phénomène de la connaissance (Erkenntnis). Étant donné ces connexions, il n’apparaît pas fortuit qu’un penseur aussi fortement aristotélisant que le jeune Heidegger ait salué avec un tel enthousiasme tant la conception hylémorphico-transcendantale de Lask au sujet de la constitution du sens que la conception husserlienne en rapport avec les relations entre sensibilité et entendement, qui, dans la « Sixième recherche » mentionnée plus haut, culmine dans la doctrine – décisive, selon Heidegger lui-même – de l’intuition catégoriale (kategoriale Anschauung)20.
13Le trait le plus caractéristique de la position de Lask réside ici dans une réinterprétation créative du concept lotzien de validité, qui met en relief le moment structurel de la référence de toute instance de caractère formel-catégorial à un matériau déterminé qui est donné sur le mode sensible. La validité (Gelten) au sens fort signifie en définitive que quelque chose vaut « pour » ou « par rapport à » quelque chose (gelten von). Dans ce « valoir pour… » ou « par rapport à… », Lask identifie la proto-relation (Urverhältnis) de forme catégoriale et matériale sensible (cf. Lph p 83), qui fournit la matrice fondamentale pour la constitution de tout sens. Du point de vue de la fonction de détermination qui correspond à la forme catégoriale comme telle, toute validité, en tant que « valoir pour… » ou « par rapport à… » doit donc être vue comme ce que Lask nomme une « validité vers… » (Hingelten), où l’ajout de « vers » (hin) exprime le défaut d’indépendance qui correspond au caractère essentiellement formel de la validité (cf. p 32 s). Le contenu de validité n’est donc rien d’autre qu’une pure forme qui réclame son remplissement (Erfüllung) par la matière correspondante (cf. p. 33)21. D’après cela, la forme catégoriale est comme telle une structure de validité qui renvoie au-delà d’elle même, et qui ne peut être comprise dans sa fonction spécifique qu’en référence à la matière correspondante : en tant que concepts corrélatifs, forme (catégoriale) et matière (sensible) deviennent compréhensibles comme les deux membres de la proto-relation signalée le « vers » contenu dans la notion de « validité vers »… (p. 173). En ce sens, explique Lask, l’expression « forme » doit être comprise en définitive comme une simple abréviation de la relation de « validité vers » (cf. p 174).
14À travers cette réinterprétation de la portée de la notion de validité, dont l’orientation fondamentale fait clairement sentir l’influence de la conception phénoménologique de l’intentionnalité, Lask évite de manière élégante et efficace les pièges d’une rechute dans l’hypostase naïve du logique qui menaçaient la conception de Lotze. Le résultat immédiat est une conception particulière de proto-relation entre forme (catégoriale) et matière (sensible), qui pointe clairement vers un modèle de constitution « d’en bas » de coloration plus aristotélicienne que kantienne. Ce modèle de constitution s’exprime, avant tout, dans le principe laskien qui affirme la détermination matériale de toute forme catégoriale. Il s’agit ici, selon Lask, d’une sorte de resserrement et d’intensification de la forme en général, vers un matériau déterminé (cf. LυU p. 368 : « Eingeengtheit und Zugespitztheit der Form überhaupt auf ganz bestimmtes Material » ; voir aussi LPh p. 68 s.). Le formel non-sensible doit donc toujours être pensé comme doté de validité « vers » un certain matériau sensible (cf. LvU p. 368). Le matériau fournit aussi le principe qui explique la différenciation catégoriale, c’est-à-dire la scission du logico-catégorial en une multiplicité de formes particulières (cf. p. 368 ss.).
15Contrairement à ce qu’il semble se passer chez Kant, la forme ne détermine pas le matériau sensible correspondant « d’en haut », comme si elle était simplement imposée par l’activité subjective de la pensée, mais c’est plutôt le matériau lui-même qui « d’en bas » détermine la différenciation de la forme, dans la mesure où il fournit la condition de l’application et de la réalisation, non pas pour n’importe quelle forme possible, mais pour une forme déterminée. En ce sens, Lask explique que le scellement même (« Besiegelung ») de la forme logico-catégoriale n’est pas conféré au matériau par un sujet pensant légitimant, mais plutôt de façon impersonnelle en vertu de son propre contenu logico-véritatif (cf. LPh p. 170). Pour cette raison, Lask ne fait pas appel au concept kantien de synthèse au moment de caractériser le mode sur lequel la forme catégoriale vient à être présente dans l’objet. Lask conçoit la forme catégoriale plutôt comme ce principe qui, dans son caractère de « validité vers… », constitue une sorte de « moment de clarté » (Klarheitsmoment) dans l’objet même (cf. LPh p. 75)22. Le caractère formel de cette clarté implique, en accord avec le sens de « validité vers… » comme « validité pour… » ou « par rapport à… », qu’il peut seulement y avoir clarté au sujet de (über) quelque chose, ce qui signifie, en même temps, que le matériau qui reçoit la clarté doit être vu comme caractérisé par l’impénétrabilité, de telle façon qu’il puisse seulement être touché (berührt), entouré (umgeben), mais jamais traversé ni complètement éclairé par cette clarté (cf. LPh p. 76). D’après cela, le logico-catégorial ne doit pas être vu comme une sorte d’instance sémantico-intensionnelle de médiation entre sujet et objet, mais plutôt comme un milieu contenant-englobant dans lequel l’objet, en tant qu’il est touché par la clarté, est toujours situé : l’« être-en-catégories » (« In-Kategorien-Stehen ») équivaut par conséquent à un « être-en-clarté » (« In-Klarheit-Stehen ») (cf. p. 76). De cette façon, Lask découvre dans la proto-relation de la forme (catégoriale) et du matériau (sensible) le lieu originaire (Ursprungsstätte) de constitution du sens (Sinn) (cf. par exemple LPh p. 122 s.). La forme logico-catégoriale est conçue ici comme une sorte d’excédent, c’est-à-dire comme ce par quoi la matière sensible est entourée (umgeben) embrassée (umgriffen), revêtue (umkleidet) (cf. LPh p. 75 s. ; voir aussi LvU p. 329 ss., 340 ss.), et ceci de telle façon que cette matière reste pour ainsi dire située dans un environnement de clarté (umklärt). La forme logico-catégoriale constitue donc cet élément contenant-englobant depuis lequel la clarté irradie sur le sens comme un tout (über den ganzen Sinn) (cf. LPh, p. 76)23.
3. La structure du jugement et ses présupposés
16Avec sa théorie hylémorphique de la constitution, Lask réalise, comme il a été dit, une sorte de (ré)ontologisation des notions de sens et de vérité, dans la mesure où il les dissocie de la sphère propre à la connaissance et au jugement pour les rattacher à la dimension essentielle qui correspond à ses mêmes objets. Le sens et la vérité sont compris en termes de validité et possèdent donc la même forme universelle que celle-ci, qui n’est autre que le forme même de la composition entre forme catégoriale et matériau sensible. Pour cette raison, Lask peut caractériser la forme catégoriale non seulement au moyen de la notion de « forme de validité » (voir LvU p. 389 : Geltungsform), mais aussi comme « forme véritative » (Wahrheitsform) (voir LPh p. 82, 124). Comme Glatz24 l’indique à juste titre, le dépassement du préjugé de la métalogicité de l’objet équivaut d’après Lask à une élimination de la différence entre objet et vérité. Ainsi, la vérité reste située dans un domaine qui précède celui de la connaissance même, laquelle a dans sa forme la plus élémentaire et préalable à toute articulation prédicative, la structure d’un simple abandon ou donation (schlichte Hingabe) à l’objet catégorialement déterminé, c’est-à-dire, à la vérité même au sens ontologique (cf. LvU p. 396)25. Cette vérité ontologique fournit pour ainsi dire la mesure à laquelle doit s’adapter toute connaissance, en tant qu’elle est vraie, et cela vaut aussi dans le cas spécifique du type particulier de la connaissance véhiculée par le jugement vrai.
17Cela dit, à la différence du vrai lui-même, au sens ontologique, et de la connaissance, qui comme telle ne peut être fausse, le jugement n’est pas toujours accompagnée de vérité, mais peut aussi être faux, sans cesser d’être ce qu’il est, de telle manière que seul le jugement vrai peut être vu comme le véhicule authentique de la connaissance. Cet aspect joue, quoique de façon plus implicite, un rôle crucial dans la conception laskienne, puisque dans sa théorie du jugement Lask part du contraste entre le domaine de la vérité ontologique elle-même, situé au-delà de toute opposition et contradiction, et le propre domaine du jugement, qui est comme tel un domaine caractérisé de manière structurelle par la présence d’oppositions irréductibles, ainsi que l’opposition « vrai/faux » et l’opposition « affirmatif/négatif ». De ce point de vue, on comprend pourquoi la théorie laskienne du jugement prend la forme d’une tentative de rendre compte de la manière dont surgit le jugement, avec cette structure essentiellement oppositionnelle, à partir du domaine pré-oppositionnel du vrai au sens ontologique, auquel renvoie finalement le jugement comme à son corrélat objectif ultime. Lask élabore ici une conception complexe qui implique différents niveaux de constitution. En elle, la référence au rôle de la subjectivité est décisive, dans la mesure où c’est elle qui apparaît comme le facteur responsable de l’introduction de la scission qui rend possible l’opposition et la contradiction. En tant qu’elle est fondée sur cette scission, la structure oppositionnelle du jugement se caractérise selon Lask par son artificialité essentielle, face à la non-artificialité du vrai lui-même, dans son caractère pré-oppositionnel. Pour cela, Lask caractérise la subjectivité comme ce qui « touche » ou « affecte » la non-artificialité (Antasterin der Ungekünsteltheit), et « incite » ou « occasionne » l’artificialité (Anstifterin der Gekünsteltheit) (cf. LvU p. 415). À partir de la perspective ouverte par la référence à la présence de motifs aristotéliciens dans la pensée de Lask, on rencontre dans sa théorie du jugement spécialement trois aspects centraux qui méritent d’être mis en relief, à savoir : a) son élaboration de la structure du jugement, sur la base d’une appropriation originale de la notion platonico-aristotélicienne de composition (symploké, synthesis) ; en lien direct avec elle, b) la théorie dite métagrammaticale de la structure sujet-prédicat ; et, pour finir, c) sa conception des objets primaires du jugement. Je commente brièvement les trois aspects.
18a) L’élément caractéristique du jugement réside d’après Lask dans l’introduction une complication structurelle de caractère artificiel (künstliche Strukturkomplikation), qui s’ajoute à la simple proto-structure d’objet (schlichte gegenständliche Urstruktur) et la modifie. Dans ce sens, la structure du jugement présuppose toujours la structure de l’objet (Gegenstandsstruktur), qui est celle qui subit proprement la complication et la reconfiguration (Umbildung) à travers le jugement (cf. LvU p. 291). Lask pense que l’un des plus importants défauts de la théorie traditionnelle du jugement, depuis Aristote, consistait précisément dans le fait de ne pas avoir tenté de ramener les oppositions de sens propres au domaine judicatif à leur origine, au niveau de l’objectité pré-oppositionelle (cf. p. 293). Comme nous l’avons déjà vu, Lask pense que, par divers chemins, tant les conceptions prékantiennes que les conceptions transcendantales postérieures d’empreinte kantienne commettent la même erreur, qui consiste à octroyer de manière acritique une sorte de primat constitutif au jugement, dans le domaine du logique en général, avec pour conséquence l’impossibilité de distinguer de manière adéquate la thématique propre de la théorie du jugement de celle qui correspond plutôt à la théorie des catégories. L’identification acritique des deux niveaux bloque depuis le début l’accès à ce que Lask appelle la voie correcte, à savoir, la voie de reconduction du domaine de l’oppositionnalité judicative à son ultime fondement dans la structure archétypique préoppositionnelle (gegensatzloses Urbild), qui correspond au niveau de la constitution originaire du sens et de la vérité dans l’objet même (cf. p 293). La Geltungslogik elle-même a commis l’erreur de partir du jugement et de sa structure essentiellement oppositionnelle, qui, pour être « premier pour nous », est censé être en même temps premier dans l’ordre de la fondation (cf. p. 294 s.). Une inversion (Umkehrung) de la perspective habituelle est donc requise pour ramener la structure oppositionnelle du jugement à son fondement objectif ultime (cf. p. 295).
19Or, c’est dans la conception traditionnelle elle-même, qui remonte à Platon et surtout à Aristote, que Lask trouve une indication positive qui signale l’orientation correcte, dans la mesure où elle fait apparaître le caractère dérivatif de l’oppositionalité propre au domaine judicatif. Il s’agit, concrètement, de la thèse aristotélicienne selon laquelle l’opposition « vrai/faux » demeure restreinte comme telle au domaine de la composition (synthesis, symploké)26. Le point décisif de ce principe aristotélicien réside d’après Lask dans le fait qu’il restreint le domaine de validité de la différenciation véritative, et non pas celui de la vérité elle-même. Si on regarde les choses dans la perspective de la structure du jugement de forme S-P, la différenciation entre « vrai » et « faux » retombe nécessairement, selon Lask, sur la totalité unitaire du sens et non pas sur ses composants individuels. Dans ce sens, le jugement (Urteil) est un juger (richten) sur la co-appartenance ou absence de co-appartenance des composants d’une totalité unitaire (p. 310). Nous reviendrons plus loin à ce point qui apparaît d’une importance décisive pour le traitement laskien des objets primaires du jugement. Pour le moment, il suffit de souligner le fait que la conception aristotélicienne paraît reconnaître, quoique de façon plutôt indirecte, que l’oppositionnalité propre au jugement renvoie nécessairement au-delà d’elle-même à la sphère de ce qui est comme tel soustrait à toute opposition, dans la mesure justement où elle restreint la portée de la différenciation véritative au domaine de la composition. C’est, selon Lask, en faveur de cette thèse que semble aller le fait qu’Aristote exclut l’opposition « vrai-faux » du domaine de l’être au sens propre (kyrios ón) pour la restreindre au domaine de la pensée (diánoia), justement dans la mesure où la composition se donne, comme telle, seulement dans le milieu de la pensée (cf. p. 317 s., qui renvoie à Met. VI 4, 1027b17-1028a6). Autrement dit : la composition qu’Aristote paraît avoir en vue renvoie déjà comme telle à l’activité de scission (aspect diairétique) et de combinaison (aspect synthétique) propre à la subjectivité, en vertu de laquelle, pour employer les termes de Lask, la structure simple de l’objet acquiert une nouvelle et artificielle complication structurelle27. La présence de cette complexité supplémentaire et, comme telle, artificielle par rapport à son corrélatif objectif ultime explique pourquoi Lask refuse que la relation entre le jugement et l’objectivité correspondante puisse se concevoir selon le modèle de la relation entre l’archétype (Urbild) et la simple copie (Abbild) : la structure du jugement n’est pas une simple copie mais un type particulier de reproduction reconfigurée (Nachbild), qui ne trouve pas de correspondance exacte dans l’original (cf. LvU p. 363), dès qu’il entraîne une certaine élaboration (Verarbeitung) et transformation (Umformung) de l’objet (cf. p. 291). Dans ce sens, le jugement est un moyen d’appropriation de l’objet, sur le mode de la reproduction reconfiguratrice (nachbildiche Gegenstandsbemächtigung) (cf. p. 291). Et ainsi que nous le verrons, ce processus de reconfiguration n’implique pas un, mais deux niveaux de l’activité diairético-synthétique de la part de la subjectivité, à savoir : d’un coté, celui qui correspond à la constitution des objets primaires du jugement, d’autre part, celui qui correspond au jugement comme tel.
20b) Le second aspect que l’on doit considérer concerne ce que Lask appelle la théorie métagrammaticale de la structure sujet-prédicat. Au moyen de cette théorie, qu’il développe en détail dans la seconde partie du premier chapitre de LvU (cf. p 321, 349), Lask désigne un but double et complémentaire, à savoir, d’une part, de recueillir un sens spécifiquement logique, indépendant de l’apparence grammaticale de surface, par la distinction fonctionnelle des termes S et P dans la structure du jugement, d’autre part, de rendre compte de façon plus spécifique du type de lien existant entre la structure logique du jugement, avec son caractère particulier reproductif et reconfigurateur, et son corrélat objectif ultime, au niveau correspondant à la structure archétypique préoppositionnelle. Ainsi que l’on a déjà pu voir, dans sa conception relative à la constitution originaire du sens et de la vérité, Lask adopte un modèle hylémorphique transcendantal basé sur la proto-relation entre forme (catégoriale) et matériau (sensible). Il est donc naturel qu’au moment de rendre compte de la structure logique du jugement, Lask tente d’interpréter la portée de la structure S-P dans des termes solidaires de cette conception fondamentale. Il s’agit, dans le cas de cette théorie, ainsi que l’explique Lask, d’une tentative de reconstruction systématique de la distinction traditionnelle aristotélicienne entre hypokeimenon et kategoroùmenon, qui cherche à éviter la superposition entre le plan logique et le plan grammatical, qui se produit habituellement dans les interprétations naïves de la portée de la structure S-P : au fait logique fondamental de la coappartenance ou de la non-coappartenance de composants élémentaires déterminés correspond le fait grammatical que quelque chose est prédiqué, de façon soit négative soit positive, de quelque chose (cf. LvU p. 322). Il s’agit ici, d’après Lask, d’expliquer le caractère fonctionnellement irréversible de la relation S-P à partir de son fondement logique, c’est-à-dire métagrammatical. Dit sous une autre forme, il s’agit de rendre compte, à travers une reconstruction de caractère métagrammatical, de la relation qui lie la symploké prédicative à la composition proprement conceptuelle (cf. p. 325). Sur ce point, la conception aristotélicienne doit être, selon Lask, vue comme le modèle d’orientation fondamental pour n’importe quelle théorie métagrammaticale de la relation S-P, et cela dans la mesure où Aristote s’oriente essentiellement à partir de la distinction fondamentale entre la substance, comme catégorie première, et les catégories d’accident. Avec la notion de substance, qui renvoie à l’objet qui peut jouer le rôle de porteur de déterminations accidentelles, Aristote loin de rester enfermé dans le préjugé dogmatique de la métalogicité de l’objet, introduit de fait une théorie métagrammaticale de la relation S-P. Cette théorie métagrammaticale entraîne la nécessité de traiter réductivement les énoncés qui ne reflètent pas dans leur structure grammaticale superficielle la structure ontologique de la configuration objective à laquelle ils se réfèrent, de manière à mettre en évidence, à travers les transformations correspondantes, la présence dans tous les cas d’un sujet authentique, au propre sens logico-ontologique du terme (cf. p. 327).
21Or, en considérant les catégories comme éléments de l’union copulative sous la forme S-P, Aristote indique, d’après Lask, une direction correcte et évite la confusion dont Kant semble demeurer prisonnier, lequel tend à voir les catégories plutôt comme modes de liaison entre S et P, et non comme une partie des éléments qui sont reliés par la copule. En ce sens, Lask insiste sur la nécessité de distinguer clairement entre la forme structurelle (Strukturform) S-P, propre au jugement, et la forme de contenu (Gehalts-form), correspondant à l’élément catégorial, qui intervient comme partie intégrante de cette structure, plus précisément comme ce qui fournit le contenu du terme P. C’est paradoxalement dans le traitement de la catégorie de substance qu’Aristote n’a pu se libérer complètement de la soumission à l’influence de la forme grammaticale de surface. La catégorie de substance, en effet, ne combine pas de façon complètement satisfaisante, d’après Lask, la notion du sujet premier et absolu de prédication (tóde tí) avec l’idée de prédication essentielle (tí estí). En tout cas, l’opposition aristotélicienne entre la substance et les catégories d’accident fournit au moins une version provisoire de ce que doit être une théorie métagrammaticale de la structure S-P, qui peut être vue comme le premier pas en direction de la version plus radicale, qui déplace toute notion catégoriale du côté du prédicat et réserve la place du sujet authentique de prédication, que Lask appelle sujet absolu par opposition à tout « sujet relatif », au matériau sensible auquel se rapporte la catégorie sur le mode du « valoir pour » (cf. 336)28. En ce sens, la conception aristotélicienne centrée dans l’opposition entre la substance comme catégorie première et les catégories d’accident peut être vue comme une partie d’une doctrine métagrammaticale qui renvoie à toute une gradation de niveaux de constitution de la structure S-P (cf. p. 336).
22En définitive, la théorie métagrammaticale de la structure S. P développée par Lask dans sa théorie du jugement, renvoie à la conception hylémorphique de la constitution exposée dans la théorie des catégories, dans la mesure où elle établit, au niveau plus profond de l’analyse, une correspondance structurelle entre la relation S-P dans la structure du jugement et la relation entre le matériau (sensible) et la forme (catégoriale), sur le plan de la constitution du sens et de la vérité. Il est important, dans ce sens, de ne pas perdre de vue la remarque de Lask, selon laquelle on ne doit pas confondre la structure formelle S-P comme telle avec la forme de contenu qu’apporte la catégorie, qui occupe la place du prédicat. Dans ce sens, Lask explique que la forme contenu fournie par la catégorie, sans se confondre avec la structure formelle S-P, garde avec elle une étroite relation, dans la mesure où chaque catégorie renvoie à un type de structure formelle S-P. Ainsi, par exemple, les jugements S-P avec un prédicat non relationnel ne réclament plus que l’introduction d’un sujet unique de prédication. En revanche, des jugements avec prédicat relationnel du genre des jugements de causalité, par exemple, réclament, en raison des réquisits de la catégorie de cause, l’introduction d’au moins deux objets dont on prédique la relation causale (cf. p. 330 s.). Comme on peut voir, une des conséquences systématiques la plus remarquable de la théorie métagrammaticale de la structure S-P, fondé sur la corrélation sujet = matériau sensible/prédicat = forme catégoriale, consiste dans le fait qu’elle est suffisamment flexible, à la différence des interprétations traditionnelles de la structure S-P, pour permettre un traitement logiquement adéquat des énoncés relationnels (cf. p. 338). Bien plus, Lask considère que les cas de jugements S-P dans lesquels la catégorie impliquée n’est pas de caractère relationnel constituent plutôt l’exception, et non la règle. Il croit, d’autre part, que la conception métagrammaticale ainsi ébauchée est avalisée aussi par le fait qu’elle permet un traitement adéquat et simple d’autres cas, qui, comme celui du jugement d’existence, représentent une véritable crux pour les approches les plus conventionnelles. D’après lui, en effet, le jugement d’existence s’adapte parfaitement au schéma explicatif proposé, si l’on prend en compte que l’existence elle-même doit être conçue comme une catégorie qui renvoie comme telle au matériau sensible correspondant, qui est par là-même aussi celui dont on prédique (cf. p. 347 s.).
23c) Sur cette base, Lask élabore, enfin, une conception particulière de ce qu’il nomme les « objets primaires » (primäre Objekte) du jugement, qui constitue un des aspects les plus originaux de sa position d’ensemble. Lask distingue différents niveaux de constitution de la structure S-P, en vertu desquels il est nécessaire de différencier entre le sujet relatif et le sujet absolu de prédication. Ces distinctions reflètent la stratégie de paraphrase réductrice de pseudo-énoncés de la forme S-P, qu’entraîne nécessairement avec elle la théorie métagrammaticale, dans la mesure justement où, en vertu de son caractère métagrammatical, elle implique un contraste entre la structure logique profonde du jugement et la structure grammaticale de surface de l’énoncé.
24Quel est cependant le caractère du sujet logique du jugement en tant que tel ? Et quelle relation entretient-il avec ce qui est donné à travers la perception sensible ? Ces questions concernent la relation entre la structure du jugement de la forme S-P et ses présupposés dans l’expérience antéprédicative. Donc, à l’encontre de ce qu’on aurait pu soupçonner à la lumière de l’introduction de la notion de sujet absolu de prédication, Lask insiste sur le fait qu’aucun élément faisant partie de la structure du jugement de la forme S-P ne peut être complètement privée de sa forme catégoriale. Au contraire, dans le sujet du jugement déjà, le proto-matériel, selon Lask, se trouve revêtu (umhüllt), d’une certaine façon, d’une forme catégoriale (cf. p. 340 s.), et cela pour la simple raison que, dans le jugement, le matériau sensible n’entre pas sous la forme de simples impressions, mais plutôt sous la forme d’impressions assumées comme significations (Bedeutungen) des termes correspondants (cf. p. 341 et note supplémentaire 1, p 456). Autrement dit : le matériau sensible seul reste inclus dans l’énoncé judicatif, sous la forme du sujet de prédication, dans la mesure où il est assumé dans et élevé à la forme d’un concept primitif déterminé (Urbegriff), qui ensuite fait office, associé au concept correspondant qui doit agir comme prédicat, d’élément fondamental de la composition judicative. En définitive, cela veut dire que le matériau sensible contenu dans le concept primitif fonctionne comme sujet ultime de prédication, en même temps, dans deux directions, à savoir : d’une part, 1) à l’égard du moment de forme catégoriale correspondant au concept primitif au moyen duquel ce matériau reste élevé à la forme conceptuelle et assumé comme sujet du jugement ; d’autre part, 2) à l’égard de la catégorie qui lui est attribuée comme prédicat dans le jugement même (cf. p. 342). Cela équivaut à dire que c’est le même matériau sensible auquel sont rapportées, de façon indépendante l’une de l’autre, aussi bien la catégorie qui apparaît du côté du concept sujet dans le jugement de la forme S-P, lequel sujet contient un concept déterminé, que la catégorie qui apparaît du côté du prédicat. Cela est possible dans la mesure où ce matériau présente différents aspects qui déterminent la différenciation catégoriale correspondante (cf. p. 342 s.). Comprise de cette manière, la structure logique nucléaire d’un jugement de la forme S-P, dans laquelle la position du sujet apparaît comme un concept déterminé, doit être traitée, en définitive, comme un cas de double détermination catégoriale puisqu’il implique, en premier lieu, l’introduction du matériau comme sujet du jugement, à travers l’emploi désignatif d’un concept déterminé et donc, sur cette base, l’application prédicative à ce même matériau d’une autre catégorie, à travers le concept employé comme prédicat. Dans ce sens, Lask explique que la théorie métagrammaticale de la structure S-P élimine, finalement, les barrières entre concept et jugement, dans la mesure où elle considère les deux, du point de vue strictement fonctionnel, comme produits de l’attribution d’une détermination catégoriale à un matériau sensible, de telle façon qu’il permet d’expliquer quels sont les types de configurations contenues tant dans l’un que dans l’autre (cf. p. 344-345).
25Ce qui est décisif dans la manière dont Lask rend compte de la structure logique du jugement réside en fait dans sa tendance antiformaliste ; il n’explique pas le jugement comme une simple combinaison de concepts déjà donnés d’avance, mais essaie de ramener la structure formelle S-P à son origine, à partir de ce qui est donné dans l’expérience antéprédicative. Cela implique un renversement du schéma explicatif : la structure du jugement n’est plus considérée comme centrale, mais comme fondée et dérivée à partir de niveaux de constitution préalables et plus fondamentaux. C’est même l’orientation à partir de la structure oppositionnelle du jugement, avec les oppositions fondamentales « vrai-faux » et « affirmatif-négatif », considérée comme quelque chose de primaire et d’irréductible, qui d’après Lask a mené tant de fois, dans le champs de la philosophie de la logique, à des conceptions incapables de reconnaître la complexité des niveaux de constitution sous-jacents sur le plan de l’expérience antéprédicative. Plus concrètement, et en particulier compte tenu des développements les plus récents de la philosophie de la logique de son époque, Lask pense que la théorie du jugement tendait à s’orienter à partir du schéma explicatif excessivement simplifié, fondé simplement sur le contraste entre 1) l’acte de jugement (Urteil) et 2) le contenu judicatif constitué en lui (Geurteiltes). Au niveau 1) correspond selon Lask l’opposition entre « correction » (Richtigkeit) et « fausseté » (Falschheit), tandis qu’au niveau 2) s’établit l’opposition entre les « vérités en soi » (Wahrheiten an sich, Richtigkeiten) et les « faussetés en soi » (Falschheiten an sich) (cf. LvU p. 295 ss.). Cela dit, les structures constituées au niveau 2) n’existent pas en tant que telles indépendamment de l’acte du jugement (affirmer ou nier), mais se constituent en lui-même, et doivent donc être nettement distinguées de ce sur quoi (worüber) on juge dans cet acte, c’est-à-dire, de ces objets mêmes sur lesquels retombe la prise de position effectuée dans le juger (cf. p. 297 ss.). Il s’agit ici de ce que Lask nomme les « objets primaires de la décision judicative » (primäre Objekte der Urteilsentscheidung) (cf. p. 299), qui sont ceux qui fournissent la mesure à laquelle, de façon immédiate, doit s’ajuster le jugement en tant que tel pour être vrai. Mais cela implique l’introduction 3) d’une structure oppositionnelle située au niveau antéprédicatif, ou si l’on préfère, préjudicatif de constitution, puisqu’au niveau de la « matière » qui fait office de substrat pour la décision judicative, on trouve l’opposition de valeur (Wertgegensatz), fondamentale et primitive (Urgegensatz), entre « vérité » (Wahrheit), au sens matériel ontologique, et « contrevérité » (Wahrheitswidrigkeit) : les configurations objectives primaires vraies ou contraires à la vérité constituent donc le fondement des configurations non-objectives, vraies ou fausses respectivement, constituées dans et à travers le jugement même (cf. p. 300). Il y a donc déjà dans ce domaine préjudicatif des totalités d’éléments dotées d’une certaine valeur véritative. (cf. p. 300)29. Ces configurations objectives données au niveau préjudicatif constituent pour ainsi dire la matière sous-jacente au contenu de sens constitué dans l’acte même du jugement (Urteilssinn), une matière qui reste, en quelque sorte, incorporé à ce contenu (cf. p. 303 s.)30.
26D’après Lask, seule la conception basée sur la distinction des trois niveaux mentionnés permet de rendre compte adéquatement de l’origine de la structure oppositionnelle qui caractérise spécifiquement le jugement. En effet, aux niveaux 1 et 2, il y a, comme nous l’avons déjà dit, une double opposition qui comprend, d’un côté, le contraste entre vérité et fausseté, et, de l’autre, le contraste entre affirmation et négation, tandis qu’au niveau 3 on trouve seulement l’opposition basique fondamentale entre la vérité et la contre-vérité, au sens matériel-ontologique qui renvoie, respectivement, à la co-appartenance ou au manque de co-appartenance entre une forme catégoriale déterminée et un certain matériau sensible. La double structure oppositionnelle du jugement doit donc être vue comme immédiatement fondée dans l’oppositionnalité simple correspondant aux objets primaires de la décision judicative, puisque c’est la co-appartenance ou le manque de co-appartenance au niveau objectivo-matériel qui explique que seul le jugement peut être vrai, en affirmant ou en niant, respectivement, un prédicat déterminé à l’égard d’un sujet donné. Dit sous une autre forme : il y a une vérité de jugement quand on a l’affirmation d’une vérité ou bien la négation d’une fausseté, au sens matériel-ontologique de « vérité » et « fausseté » ; en revanche, si l’on affirme une fausseté matérielle ou si l’on nie une vérité matérielle, l’on obtiendra nécessairement un jugement faux (cf. p. 300 s.). Le schéma explicatif basé sur la distinction des trois niveaux permet, donc, de rendre compte de façon adéquate de l’entrecroisement qui caractérise les oppositions « vrai »/« faux » et « affirmatif »/« négatif » aux niveaux 1) et 2), mais permet de surcroît d’expliquer de manière spécifique le caractère propre du jugement négatif, sans réinterpréter son authentique fonction en termes de simple rejet de l’erreur, comme il arrive régulièrement dans les conceptions traditionnelles : aussi bien dans le jugement affirmatif que dans le jugement négatif, on décide d’après Lask au sujet d’une configuration objective déterminée, et non pas au sujet d’une attitude de prise de position à l’égard de cette configuration, ce qui serait le cas de l’erreur (cf. p. 302)31.
27Or, c’est une fois de plus chez Aristote que Lask trouve l’antécédent le plus important de la distinction des trois niveaux. Lask mentionne ici deux aspects de la conception aristotélicienne qui paraissent pointer en direction de sa propre théorie. En premier lieu, Lask renvoie à la distinction aristotélicienne de deux dimensions de la vérité et de la fausseté : celle qui correspond au jugement et celle qui correspond aux objets eux-mêmes (cf. p. 306). Plus concrètement, Lask a en vue la distinction aristotélicienne des deux sens de fausseté dans Met. V 29, 1024b17-32, où s’oppose la fausseté propre au logos et celle qui correspond au prâgma comme tel (cf. p. 297 note 1 ; p. 319 note 2). Bien que Lask ne renvoie pas expressément aux passages dans lesquels Aristote introduit le concept ontologique correspondant de vérité, il assume cependant que la distinction des deux notions de fausseté implique d’elle-même une distinction correspondante des deux notions de vérité (cf. p. 306)32. Les notions ontologiques de vérité et de fausseté ainsi envisagées, dont le caractère est essentiellement matériel, évoqueraient la compatibilité (Verträglichkeit) ou l’incompatibilité (Unverträglichkeit), la co-appartenance (Zusammengehörigkeit) ou le manque de co-appartenance (Unzusammengehörigkeit) d’éléments déterminés, au niveau de la composition ontologique elle-même (cf. p. 310)33. D’autre part, en lien direct avec ce qui précède, Lask attribue à Aristote le fait d’avoir été pratiquement le seul penseur à avoir reconnu, au moins de façon indirecte, le statut particulier des objets primaires du jugement, en tant qu’il est situé à un niveau intermédiaire entre la dimension d’opposition judicative et la dimension ontologique originaire de la préoppositionnalité (p. 317). Lask fait dériver le principal argument pour cette réinterprétation de la définition aristotélicienne de la vérité et de la fausseté contenue dans Met VI 4, 1027b20-23 et IX 10, 1051b2-5. Jusque-là, Aristote caractérise l’énoncé vrai par ce qu’il présente comme composé ce qui est composé et comme divisé ce qui est divisé, tandis que, vice versa, l’énoncé faux est celui qui présente le composé comme divisé ou bien le divisé comme composé. L’élément décisif de cette caractérisation des notions de vérité et de fausseté réside, du point de vue de Lask, dans l’indéniable présence de deux niveaux d’application différents des notions de composition et de division : un premier niveau rattaché au plan correspondant à la structure du jugement de la forme S-P, lequel renvoie à la différence entre le jugement affirmatif et le jugement négatif ; un second niveau rattaché au plan correspondant au corrélatif objectif immédiat du jugement, c’est-à-dire, à celui qui fournit la mesure à laquelle doit s’ajuster le jugement, tant dans le cas de l’affirmation que dans celui de la négation, pour pouvoir comme tel être vrai (cf. p. 318 s.). Ainsi que le démontre clairement la caractérisation aristotélicienne des notions de vérité et de fausseté de l’énoncé, c’est la référence au sens ontologico-matériel de composition et de division qui permet de rendre compte de l’entrecroisement particulier qui caractérise la double opposition « vrai »/« faux » et « positif »/« négatif », constitutive du domaine du jugement comme tel. Ainsi, par exemple, un unique et même objet primaire composé du type « homme + blanc » permet de rendre compte aussi bien de la vérité du jugement qui affirme l’appartenance au prédicat « blanc » du sujet « homme » que de la fausseté du jugement qui nie cette appartenance. La vérité, dans le sens ontologique de la composition et de la co-appartenance des éléments, se révèle donc comme le corrélatif objectif tant du jugement affirmatif vrai que du jugement négatif faux ; de manière correspondante, la fausseté, dans le sens ontologique de la division et du manque de coappartenance des éléments fournit le corrélatif ontologique spécifique tant du jugement affirmatif faux que du jugement négatif vrai34.
28L’ultime aspect important dans la conception laskienne autour des objets primaires du jugement concerne la relation qui rattache ces objets à la dimension originaire de constitution du sens, soustraite et préalable à toute oppositionnalité. Comme on a vu, la conception de Lask explique de quelle façon la double oppositionnalité « vrai »/« faux » et « positif »/« négatif » propre au domaine du jugement peut se comprendre dans sa structure et son origine, en référence à l’oppositionnalité simple entre la vérité et la contre-vérité, telle qu’elle est donnée dans le domaine préjudicatif des objets primaires du jugement. Or, cette oppositionnalité simple doit s’expliquer dans son origine, à son tour, en référence à la dimension ultime de constitution du sens, laquelle, en tant qu’elle est transcendante par rapport à la subjectivité, est préalable à toute oppositionnalité, puisque ainsi que l’explique abondamment Lask, le facteur qui introduit la scission qui permet toute forme d’opposition doit être cherché en définitive dans la subjectivité elle-même (cf. p. 413-458). C’est la subjectivité qui introduit la scission qui met en relief la duplicité des moments constitutifs (à savoir la forme catégoriale et le matériau) présente dans l’unité de sens donné de façon originaire, mais non encore thématiquement relevée comme telle au niveau de la simple expérience sensible. L’objet primaire du jugement qui se situe à un niveau intermédiaire de quasi-transcendance entre la structure doublement oppositionnelle du jugement et la structure originaire pré-oppositionnelle des objets transcendants, surgit donc comme tel là où la subjectivité déploie dans les moments constitutifs l’articulation interne de ce qui est donné de façon originaire, avant tout accès prédicatif. À la base de la composition judicative se situe donc l’activité diairético-synthétique de la subjectivité, à travers laquelle se rattache de façon active, au moyen de la synthèse prédicative, ce qui fut divisé en premier et distingué analytiquement sur le plan de l’expérience antéprédicative35.
29Donc, au moment de caractériser la relation entre le domaine de l’oppositionnalité quasi-transcendante correspondant aux objets primaires du jugement et le domaine pré-oppositionnel des objets transcendants, Lask trouve des points d’appui chez Aristote. Cela n’est pas surprenant outre mesure si l’on tient compte du fait qu’Aristote est pour Lask l’unique penseur qui fut capable de rendre justice, dans une certaine mesure, du statut particulier des objets primaires du jugement en tant qu’intermédiaires entre le domaine de l’oppositionnalité judicative et le domaine de la transcendance pré-oppositionnelle. Lask pense que la décision aristotélicienne de reléguer le domaine de l’opposition entre l’« être » au sens de la vérité (on hos alethés) et le « non-être » au sens de la fausseté (me on hos pseudés) sur un plan secondaire à l’égard de l’« être » au sens dominant (on kyrios), qui n’est autre que l’« être » au sens catégorial, visait clairement à mettre en relief la nécessité de supposer un milieu intermédiaire de constitution, correspondants aux objets primaires du jugement, et du même coup à souligner le caractère transcendant et soustrait à toute opposition de ce qui est donné au niveau correspondant à la dimension de constitution originaire du sens (cf. p. 320 s.). De cette façon, malgré son adhésion critique au préjugé de la métalogicité des objets, qui a été définitivement refuté par le tournant copernicien qu’inaugure la philosophie transcendantale kantienne, Aristote serait allé, d’après Lask, plus loin sur ce point que Kant lui-même et la majorité des penseurs situés dans la tradition philosophique qui découle de lui, pour paradoxale que cela puisse paraître à première vue. De fait, comme ils n’ont pas compris de manière adéquate le statut intermédiaire des objets primaires du jugement, ces derniers penseurs ne paraissent pas avoir été en mesure de reconnaître la nécessité de transcender le domaine de l’oppositionnalité judicative, afin de remonter à ses fondements dans une dimension originaire de constitution du sens, de caractère essentiellement pré-oppositionnel (cf. p. 405-413).
4. Considérations finales
30Ainsi qu’il ressort de cet l’exposé, la conception laskienne des catégories et du jugement doit être vue comme une totalité articulée et pour l’essentiel hautement cohérente. Cette conception peut être lue comme l’ébauche d’un modèle systématique original, qui ouvre, dans le contexte de la philosophie transcendantale, une voie intéressante pour la médiation entre des conceptions qui, prima facie, paraissent pointer dans des directions diamétralement opposées, à savoir : d’une part, des conceptions à caractère formaliste apparues en liaison avec la Geltungslogik lotzienne et sa réception dans la pensée néokantienne, de l’autre, des conceptions d’orientation plutôt antiformalistes, qui, comme les plus représentatives dans le domaine de la pensée phénoménologique, se caractérisent, fondamentalement, par l’intention de rattacher le domaine du logico-catégorial à une dimension plus originaire de constitution du sens, telle que celle-ci s’ouvre déjà sur le plan de l’expérience antéprédicative. La manière dont Lask s’approprie la Geltungslogik et la met au service d’une conception qui met en relief la complémentarité essentielle du matériau sensible et de la forme catégoriale dans la constitution du sens et de la vérité, soulignant en même temps l’irréductible fonction de différenciation que remplit le sensible comme tel à l’égard du logico-catégorial lui-même, constitue, sans aucun doute, un exemple remarquable d’un type d’appropriation transformatrice, qui parvient à tirer des conséquences en principe insoupçonnées à partir d’un schéma explicatif qui, à première vue, paraîtrait déjà avoir rendu tous les services que l’on pouvait en espérer.
31Au vu de la créativité remarquable et de la profondeur philosophique dont Lask témoigne par cette réinterprétation qui transforme et dépasse le paradigme néokantien plus habituel, compte tenu de l’effort considérable qu’il fallait pour surmonter la tendance persistante au formalisme, en partant de ces produits ultimes dans lesquels ladite tendance de la manière la plus exemplaire, il n’en est que plus naturel que Lask lui-même n’ait pas été en mesure de rendre compte de la manière dont se rattache le domaine de l’expérience prédicative et du jugement à la dimension fondamentale de constitution du sens, et à l’expérience antéprédicative sur laquelle elle s’ouvre originairement, autrement que d’une façon partielle et provisoire, qui ne parvient pas à intégrer la multiplicité de niveaux et de structures qui entrent ici nécessairement en jeu. Même des penseurs comme Husserl et Heidegger, qui d’une certaine façon partagèrent le point de vue auquel Lask est parvenu en surmontant de nombreuses difficultés, ne purent mener à bien davantage que des fragments d’une tâche aussi cyclopéenne que celle qui est ici esquissée, et qui dans sa forme large n’est autre, en définitive, que la tâche d’une reconduction totale du sens et de la vérité, dans toutes leurs formes, au domaine originaire du monde de la vie, comme celui-ci s’offre déjà dans l’accès antéprédicatif et dans l’expérience immédiate.
32Quoi qu’il en soit, et au-delà des limites que pourrait présenter le modèle explicatif de constitution « d’en bas » élaboré par La logique de la philosophie et La doctrine du jugement, on ne peut pas mettre en doute que la position de Lask constitue la plus originale tentative consciente de médiation entre le néokantisme et la phénoménologie. Étant donné les caractéristiques particulières des pôles à concilier dans une telle médiation, il ne peut probablement pas non plus surprendre davantage que ce soient précisément des thèmes aristotéliciens comme la composition hylémorphique, les catégories, le jugement et la vérité qui fournissent ici une instance d’orientation fondamentale, à laquelle on fait expressément appel pour parvenir à tirer un sens rénové du paradigme philosophique ouvert par tournant transcendantal kantien. Comme c’est le cas chez Heidegger, la figure d’Aristote ne reste donc pas, dans l’œuvre de Lask, reléguée au rôle d’une simple référence historique, mais acquiert au contraire la dimension d’un interlocuteur privilégié dans le cadre d’un dialogue critique qui vise avant tout directement la philosophie contemporaine. Dans ce recours à la pensée aristotélicienne, Lask est parvenu à mettre à nu non seulement de nouvelles voies au sein de la philosophie transcendantale, mais aussi quelques virtualités contenues dans l’œuvre d’Aristote même, qui peut-être n’auraient pas pu parvenir autrement à leur déploiement adéquat.
Notes de bas de page
1 G. Gurvitch, déjà avait situé la conception de Lask, proche de celle de N. Hartmann, dans la zone d’intersection entre le criticisme néokantien et la phénoménologie. Voir G. Gurvitch, Les tendances actuelles de la philosophie allemande. E. Husserl, M. Scheler, E. Lask, N. Hartmann, M. Heidegger, Paris, Vrin, 1930, p. 153-186, surtout p. 153-158. Pour un résumé de la biographie et de la carrière académique de Lask, voir maintenant U.B. Glatz, Emil Lask. Philosophie im Verhältnis zu Weltanschauung. Leben und Erkenntnis, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2001, p. 12-19.
2 Dans les écrits et les cours de la première époque de Fribourg, les références explicites de Heidegger à Lask sont bien plus rares et, malgré la reconnaissance de l’importance de ses apports, ne laissent pas percevoir clairement l’influence décisive de ses idées. C’est surtout dans la correspondance avec H. Rickert, qui avait été le Doktorvater de Heidegger, que les références à Lask se font les plus récurrentes et les plus expressives, tant du point de vue philosophique que personnel (cf. M. Heidegger – H. Rickert, Briefe 1912-1933, éd. A. Denker, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 2002, p. 18-19, 21-22, 23, 25, 28, 32, 34, 37, 43, 44, 54, 57, 96, et la recension de Chr. Krijnen dans Philosophischer Literaturanzeiger 55, 2002, p. 138-142). Pour l’importance de l’influence de Lask sur le jeune Heidegger, voir l’excellente présentation de Th. Kisiel, The Genesis of Heideggers Being and Time, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1995 (= 1993), p. 33-38 ; Th. Kisiel, « Why Students of Heidegger will have to Read Emil Lask », Man and World, 28, 1995, p. 197-240, reproduit maintenant dans Th. Kisiel, Heidegger’s Way of Thought, ed. A. Denker – M. Heinz, New York – Londres, Continuum, p. 101-136 ; Th. Kisiel, « Heidegger - Lask - Fichte », dans T. Rockmore (éd.), Heidegger, German Idealism and Neo-Kantianisme, Amherst, Prometheus/Humanity Books, 2000, p. 239-270 ; S.G. Crowell, « Lask, Heidegger and the Homelessness of Logic », Journal of the British Society for Phenomenology, 23/3, 1992, p. 222-239, reproduit maintenant dans S.G. Crowell, Husserl, Heidegger and the Space of Meaning. Paths toward Transcendental Phenomenology, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2001, p. 76-92 ; S.G. Crowell, « Making Logic Philosophical Again (1912-1916) », dans Th. Kisiel – J. van Buren (éds.), Reading Heidegger from the Start. Essays in His Earliest Thought, Albany (New York), State University of New York Press, 1994, p. 55-72, reproduit maintenant dans S.G. Crowell, Husserl, Heidegger, and the Space of meaning, p. 93-111, surtout p. 98 sqq.
3 Dans le « Vorwort » de 1972 à la première édition de ses Frühe Schriften, Heidegger renvoie expressément au rôle de médiateur de Lask dans son passage de la conception de Rickert à celle de Husserl (cf. Frühe Schriften, p. 56). Dans le cours sur la logique du semestre d’hiver 1925/26, Heidegger avait renvoyé expressément à la forte influence qu’aurait exercé sur Lask la conception de Husserl dans les Logische Untersuchungen, surtout en ce qui concerne le problème de la recherche des catégories et de l’intuition catégoriale (kategoriale Anschauung ; voir M. Heidegger, Logik. Die Frage nach der Wahrheit [1925/1926], Gesamtausgabe, vol. 21, éd. W. Biemel, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1976, § 5, p. 28-29). Pour les relations entre les positions de Lask et Husserl dans le champ de la fondation transcendantale de la logique, voir S.G. Crowell, « Husserl, Lask, and the Idea of Transcendental Logic », dans R. Sokolowski (éd.), Edmund Husserl and the Phenomenological Tradition. Essays in Phenomenology, Washington D.C., The Catholic University of America Press, 1988, p. 63-87, reproduit maintenant dans Crowell, Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning, p. 56-75. De manière générale, les relations entre la pensée de Lask et celle de Husserl n’ont pas encore reçu l’attention qu’elles méritent. À cet égard, on peut voir l’excellente présentation dans K. Schuhmann – B. Smith, « Two Idealisms : Lask and Husserl », Kant-Studien, 83, 1993, p. 448-466.
4 Une première caractérisation de la conception de Lask, dans le domaine de la théorie de la constitution et du jugement, comme une transition entre les positions de Rickert et de Heidegger se trouve déjà chez K. Hobe, « Zwischen Rickert und Heidegger. Versuch über eine Perspektive des Denkens von Emil Lask », Philosophisches Jahrbuch, 78, 1991, p. 360-376. Pour le passage de Rickert à Lask vu comme déplacement du primat de la subjectivité transcendantale vers l’objet de la connaissance, voir R. Malter, « Heinrich Rickert und Emil Lask. Vom Primat der transzendentalen Subjektivität zum Primat des gegebenen Gegenstandes in der Konstitution der Erkenntnis », Zeitschrift für philosophische Forschung, 23, 1969, p. 86-97.
5 Pour la littérature critique sur la pensée de Lask, voir la bibliographie actualisée et complète chez Glatz, Emil Lask, p. 269-304. Une bonne partie de la principale littérature jusqu’à la fin des années 80 se trouve citée chez St. Nachtsheim, Emil Lasks Grundlehre, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1992, p. 236-242.
6 Cf. S. G. Crowell, Truth and reflection. The development of transcendental logic in Lask, Husserl, and Heidegger, Diss. Yale 1981, Ann Arbor, Michigan, 1989 (tapuscrit), p. 34, note, cité par Glatz, Emil Lask, p. 183 ; voir aussi S.G. Crowell, « Husserl, Lask, and the Idea of Transcendental Logic », p. 58 (reproduction dans Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning, voir plus haut la note 3).
7 Voir M. Heidegger, « Neuere Forschungen über Logik » (1912), dans M. Heidegger, Frühe Schriften, Gesamtausgabe, vol. 1, éd. Fr. W. von Hermann, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1978, p. 189-412 ; voir p. 33 : « Lask versucht mit seiner Prädikationstheorie Aristoteles und Kant einander so nah als möglich zu bringen ».
8 Pour quelques observations générales sur la présence d’Aristote, voir K. Hobe, Emil Lask. Eine Untersuchung seines Denkens, Diss., Heidelberg, 1981 (tapuscrit), p. 180-186. Voir aussi Glatz, Emil Lask, p. 182-184. Les travaux de S.G. Crowell, cités plus haut (voir note 6) fournissent d’importantes indications sur la façon dont Lask s’approprie certains motifs essentiels de la conception d’Aristote.
9 Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre (1911), dans E. Lask, Gesammelte Schriften, éd. E. Herrigel, vol. II, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1923, p. 1-282 ; le livre a été édité à part : E. Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, éd. avec une postface par F. Kaulbach, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1993. La pagination des deux éditions est identique [voir Emil Lask, La logique de la philosophie et la doctrine des catégories. Étude sur la forme logique et sa souveraineté, traduit par J.F. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle et Ph. Quesne, préfacé par M. de Launay, Paris, Vrin, 2002. Cette traduction reproduit en marge la pagination de l’édition allemande].
10 Die Lehre vom Urteil (1912) dans E. Lask, Gesammelte Schriften, éd. E. Herrigel, vol. II, Tübingen, J.B.C. Mohr, 1923, p. 283-463.
11 Pour la distinction entre aléthéiologie et gnoséologie et ses conséquences systématiques, voir les remarques judicieuses dans Glatz, Emil Lask, p. 173-188.
12 Pour la portée de la thèse laskienne de la panarchie du logos, voir les indications judicieuses de Nachtsheim, Emil Lasks Grundlehre, p. 28-30 et surtout p. 57-65. Comme le souligne à juste titre Nachtsheim, la thèse de Lask doit être nettement distinguée de toute forme de « panlogisme » (Panlogismus) ou de formalisme radical, dans la mesure où elle exclut clairement la possibilité de faire dériver le matériau ultime de la connaissance de la pure forme logico-catégoriale impliquée en lui. En ce sens, avec sa théorie des niveaux (Stockwerktheorie), Lask reste réfractaire à toute réduction dialectique du dualisme fondamental matière-forme (cf. Nachtsheim, p. 27-28). La panarchie du logos vise exclusivement le caractère immanent au logos de toute objectivité, c’est-à-dire la universalité de la médiation théorico-catégoriale comme un moment essentiel dans la constitution du sens, et non une absorption sans reste de la matérialité logiquement nue dans la forme catégoriale même (cf. p. 60-61). Pour le rejet du panlogisme par Lask, voir LPh, p. 133 : « Nicht der Panlogismus, wohl aber die Panarchie des Logos, muß wieder zu Ehren gebracht werden » (souligné par Lask).
13 Voir S.G. Crowell, « Emil Lask : Aletheiology as Ontology », Kant-Studien, 87, 1996, p. 69-88 ; maintenant dans Crowell, Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning, p. 37-55 ; cf. p. 39-40.
14 Voir S.G. Crowell, « Husserl, Lask, and the Idea of Transcendental Logic », p. 41 (de la reproduction dans Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning, voir plus haut, note 3).
15 Pour la réception explicite par Lask de la révolutionnaire Zweiweltentheorie de Lotze, avec sa distinction fondamentale entre le domaine de l’être et le domaine de la validité, vor LPh, p. 5-21. Le mérite fondamental de Lotze consiste aux yeux de Lask dans la reconnaissance de la spécificité du domaine du logico-catégorial comme tel et avec elle, dans le dépassement de la confusion traditionnelle de la métaphysique suprasensible et du logique non-sensible. Pour la caractérisation du domaine du logique en termes de la notion de validité (Geltung, gelten) chez Lotze, voir R.H. Lotze, Logik. Drittes Buch. Vom Erkennen, éd. G. Gabriel, Hambourg, F. Meiner, 1989, surtout §§ 313-321, p. 505-523, où Lotze présente sa conception comme une réappropriation des intuitions fondamentales sous-jacentes à la théorie platonicienne des Idées.
16 Voir Glatz, Emil Lask, p. 184.
17 Naturellement, la réinterprétation du tournant copernicien en termes objectifs, avec l’élimination de toute référence au rôle constitutif de la subjectivité transcendantale, ne pouvait être vue d’un bon œil par les représentants les plus orthodoxes de la position néokantienne. Ainsi, Rickert voit dans la position de Lask une rechute dans l’ontologisme dogmatique. Voir H. Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1928, sixième éd., p. 284. Heidegger lui-même s’est rallié, à sa manière, à cette critique de Rickert. Dans sa lettre à Rickert du 27 janvier 1920, Heidegger se réfère à l’introduction du concept d’intuition herméneutique (hermeneutisxche Intuition) dans son cours sur « Transzendentale Wertphilosophie und Phänomenologie » du semestre d’été 1919, qui l’aurait conduit à une réhabilitation de la « voie subjective » (subjektiver Weg) privilégiée par Rickert et, de ce fait, à marquer sa distance avec Lask. Voir M. Heidegger – H. Rickert, Briefe 1912-1933, p. 48 ; pur la voie subjective dans le cours de 1919, voir M. Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie, Gesamtausgabe, vol. 56/57, éd. B. Heimbüchel, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1987, p. 184-191.
18 Il faut tenir compte, sur ce point, de la reformulation lotzienne de la Zweiweltenlehre traditionnelle, dans la mesure où elle s’oriente à partir de l’opposition entre « être » (sein) et « validité » (gelten, Geltung), entraîne nécessairement un resserrement du champ d’application de la notion d’être, qui se transforme ainsi en une catégorie régionale (Gebietskategorie), comme le nomme ensuite Lask, qui tire de manière expresse une série de conséquences systématiques impliquées dans la position de Lotze. Selon Lask, « être » se dit proprement de ce qui est composé de forme catégoriale et du correspondant matériel, plus précisément, de ce qui possède aussi un matériau sensible, en tant qu’il le possède. Dans le cas du métaphysico-suprasensible, Lask – qui n’admet pas la restriction kantienne du champ de validité du logico-catégorial au sensible – considère qu’il s’agit d’un champ particulier d’objectivité matérielle, qui doit être distingué comme tel du champ qui correspond au logico-catégorial lui-même. En ce sens, Lask introduit trois catégories régionales fondamentales, dont la relation réciproque apparaît comme assez complexe dans les points de détail, à savoir : celle de la validité, qui correspond au domaine du logico-catégorial, celle de l’être, qui correspond au champ du physico-sensible, et celle du « supra-être » (« Übersein », voir LPh, p. 10, 176-177), qui correspond au champ du métaphysico-suprasensible. Pour la conception laskienne des catégories régionales fondamentales, voir Nachtsheim, Emil Lasks Grundlehre, p. 155 sqq.).
19 Une question complètement différente est certainement celle de savoir si avec cette interprétation Lask rend réellement justice au noyau de la position d’Aristote. En effet, on ne manque pas d’interprètes qui, en s’opposant à l’interprétation métaphysique traditionnelle, ont affirmé qu’Aristote se situe dès le début dans une perspective qui correspond très précisément à celle que Lask lui-même a en vue avec sa thèse de la logoimmanence et de la panarchie du lógos. Ainsi en particulier Hobe, dont l’interprétation d’Aristote se ressent fortement de l’influence de Heidegger. Voir Hobe, Emil Lask, p. 182.
20 Pour la caractérisation de la doctrine husserlienne de l’intuition catégoriale en termes d’un modèle de constitution « d’en bas » je me permets de renvoyer à la discussion dans A.G. Vigo, « Intuición categorial », Themata 28, 2002, p. 187-212.
21 Bien que Lask dans ce contexte ne renvoie pas expressément à Husserl, l’introduction du concept de satisfaction ou de remplissement (Erfüllung) montre à quel point la réinterprétation laskienne du concept de validité se fait sur la base d’une appropriation de la conception phénoménologique de l’intentionnalité.
22 Pour cet aspect important de la caractérisation laskienne de la fonction constitutive de la forme logico-catégoriale, voir les excellentes observations de Crowell, « Emil Lask : Aletheiology as Ontology », p. 46 sqq. (reproduit dans Crowell, Husserl, Heidegger, and the Space of Meaning, voir plus haut, note 13).
23 La formulation de Lask peut paraître surprenante dans ce passage dans la mesure où il signale que la irradiation clarificatrice de la forme catégoriale non seulement atteint le materiau sensible, mais plutôt le sens comme un tout. Mais le contexte montre clairement que Lask a ici en vue la fonction auto-clarificatrice de la forme elle-même : le prédicat catégorial, à savoir, le contenu logico-formel est le clair lui-même (das Klare selbst), c’est-à-dire, ce qui s’éclaire soi-même, sans recevoir sa clarté d’aucune autre chose, pendant que le matériau seul peut être éclairé depuis l’environnement par la forme qui l’entoure. En ce sens, il faut distinguer nettement la clarté (Klarheit) propre du contenu catégorial lui-même de la simple possibilité d’être éclairé depuis l’environnement (Umklärbarkeit), propre au matérial (cf. LPh, p. 76).
24 Cf. Emil Lask, p. 185.
25 Pour la caractérisation laskienne de la connaissance (Erkennen) comme « abandon à » (Hingabe) l’objet même et à la vérité, voir Glatz, Emil Lask, p. 205 sqq. Lask explique que, dans le cas de l’homme, déjà au niveau de la seule connaissance sensible il y a une expérience concomitante (miterleben) de la forme catégoriale. Voir LPh p. 82. Le connu dans le connaître n’est pas, en principe, la forme catégoriale même, mais le matériau déterminé par elle, et on le connaît précisément en tant qu’il est catégorialement déterminé ou, dit d’une autre manière, à travers la forme catégoriale qui le détermine. De cette façon, le connaître finit par reproduire dans sa propre structure la proto-relation constitutive du sens et de la vérité au niveau de l’objet même. Voir LPh, p. 82-83.
26 Lask cite les endroits les plus importants d’Aristote tels que De anima III 6, 430a26-28 ; III 8, 432a11 ; De interpretatione 1, 16a12 sqq. ; Met. VI 4, 1027b18s. ; et il renvoie aussi aux antécédents chez Platon, Sophiste, 259a ss. Voir LυU, p. 309, note 2.
27 Il est intéressant de noter ici qu’Emil Lask renvoie expressément à la présence des deux sens différents de composition (synthesis) et de division (diairesis) chez Aristote lui-même, à savoir : l’un de caractère objectivo-métaphysique, et l’autre de caractère subjectif (voir LυU, p. 317, note 3). La présence de ces deux sens serait une des raisons principales des difficultés que les interprètes rencontrent quand ils s’agit d’expliquer la portée de la thèse qui restreint toute composition au domaine de la pensée. Néanmoins, Lask croit pouvoir donner le sens de la position d’Aristote, en l’interprétant en référence aux différents niveaux de constitution que comprend sa propre théorie : le sens objectivo-métaphysique de composition et de division correspondrait, dans cette logique, au niveau de constitution des objets primaires du jugement, tandis que le sens subjectif rendrait compte de la structure du jugement en tant que tel. Ce qu’Aristote n’aurait pas réussi à observer avec la clarté nécessaire, est le fait que le niveau correspondant aux objets primaires du jugement ne constitue pas un domaine de transcendance métaphysique, mais doit être conçu dans les propres termes qu’indique la thèse de l’immanence au logos de toute objectivité (voir LυU, p. 317 sqq.) ? Or, si dans la constitution de ces objets primaires du jugement nous sommes déjà en présence de composition et de division, il est évident, d’après Lask, que déjà à ce niveau nous sommes également en présence de l’activité de la subjectivité, bien qu’il s’agisse encore une activité préalable à toute articulation prédicativo-judicative.
28 Lask a ici expressément en vue le fait que Aristote lui-même considère la possibilité de traiter la forme comme prédicat de la matière (cf. par exemple l’argumentation complexe et discutée de la Métaphysique VII 3, 1029a21ss.). Voir LυU, p. 336, note 3.
29 Pour une reconstruction plus détaillée de la théorie laskienne du jugement, avec une attention particulière à la manière dont Lask distingue les niveaux mentionnés plus haut, voir l’excellente contribution de J.N. Mohanty, « Lask’s Theory of Judgement », dans J.N. Mohanty, Logic, Truth, and the Modalities. From a Phenomenological Perspective, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer Academic Publishers, 1999, p. 131-151.
30 Sur ce point, Lask distingue clairement sa conception, basée sur la distinction des trois niveaux, de celles qui visent exclusivement à thématiser la structure du contenu judicatif comme tel, mais ne considéreraient pas adéquatement le niveau de constitution correspondant aux objets primaires de la décision judicative. Lask mentionne ici Gerlach, Bolzano, Herbart, Bergmann, Meinong, Brentano, Husserl et Rickert, entre autres (voir LυU, p. 304s.) Le cas de Bergmann pourrait constituer, en un certain sens, une exception, quoique cet auteur ne tirait pas non plus parti, comme il aurait fallu le faire, de la distinction de niveaux qu’il percevait à certaines occasions (cf. p. 305 s.).
31 Avec le rejet emphatique de la conception traditionnelle qui restreint la portée du jugement négatif à la fonction de récuser l’erreur, et avec l’accent mis sur la spécificité de la structure objective sous-jacente au véritable jugement négatif, Lask adopte une position comparable à celle que développait pour la même époque, dans l’entourage immédiat de Husserl, A. Reinach, dans sa théorie très différenciée du jugement négatif. Vor A. Reinach, « Zur Theorie des negativen Urteils » (1911), dans : A. Reinach, Sämtliche Werke. Textkritische Ausgabe in 2 Bänden, éd. K. Schuhmann – B. Smith, Munich – Hamden – Vienne, Philosophia, 1989, vol. 1 : Werke, p. 95-140.
32 Plus tard, dans son traitement de la notion de vérité dans le § 44 de Sein und Zeit, Heidegger part expressément du renvoi à la présence de cette notion ontologique de vérité dans des textes aristoteliciens comme Met. I 3 et IV 1. Voir M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1986 (= septième édition, 1953), § 44, p. 212 s. Justement, un des aspects essentiels de la reconstruction critique du concept traditionnel de vérité, tel que l’a réalisée Heidegger, réside dans le rejet de la thèse selon laquelle Aristote aurait restreint la portée de la notion de vérité au domaine du jugement (cf. p. 214 s). Voir la discussion plus développée de ce point dans M. Heidegger, Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Gesamtausgabe, vol. 21, éd. W. Biemel, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, § 11, p. 127-135 ; et aussi § 13b), p. 170-182, où Heidegger discute la position aristotélicienne du lien entre vérité et être, tel que celui-ci apparaît reflété dans le texte difficile de Met. IX 10.
33 En relation avec la notion ontologique de composition, et avec la caractérisation correspondante de la vérité et de la fausseté ontologiques en termes de l’opposition compatibilité/incompatibilité ou bien co-pertinence/manque de co-pertinence, Lask renvoie à la conception platonicienne autour de l’harmonie ou disharmonie des termes élémentaires (stoicheîai) dans le Théètète 201a ss. (cf. LυU, p. 308, note 1). Lask mentionne ici l’emploi logico-ontologique de la notion d’harmonie chez Platon et Aristote (cf. p. 309 note 1). Un aspect systématique important, conjugué immédiatement à l’introduction de l’opposition vérité-fausseté au niveau correspondant aux objets primaires du jugement, réside dans la nécessité de réinterpréter la portée fonctionnelle de la copule « est » dans la structure du jugement de la forme S-P. Comme l’indique expressément Lask, lorsqu’on abandonne la supposition selon laquelle les éléments ultimes de la composition ou de la division – à savoir les termes (horoi)– sont neutres à l’égard de la différenciation véritative, on modifie aussi nécessairement la manière de concevoir la fonction de la copule. Considéré abstraitement, la copule apparaît maintenant comme un pur produit (« Geschöpf ») de la subjectivité : si on laisse de côté le caractère harmonique ou disharmonique des éléments correspondants, la copule ne constitue plus qu’un résidu décoloré (farbloses Residuum) de nature purement formelle, qui renvoie, comme tel, à une imbrication (Verklammerung) préalable de caractère objectivo-matériale, donnée au niveau des éléments que la copule même ne contient pas (cf. p. 315). Par là-même, Lask insiste sur la nécessité de n’introduire aucune complexité artificielle de l’articulation ontologique qui est donnée originairement au niveau des éléments constitutifs des objets premiers du jugement (cf. p. 315s.).
34 À l’égard de la notion de fausseté ontologique, Lask lui-même souligne le fait qui fournit le corrélat spécifique du jugement négatif véritable : de cette façon, Aristote aurait réussi à distinguer nettement entre le caractère éventuellement erroné du jugement négatif et le caractère de fausseté propre du corrélat objectif spécifique du jugement négatif véritable (voir LυU p. 319 note 2).
35 Comme l’observe à juste titre Glatz, le point le moins clair de la position de Lask se réfère au mode dans lequel a lieu la constitution originaire de ces configurations objectives qui correspondent à des cas de contre-vérité (voir Glatz, Emil Lask, p. 195). Lask ne développe pas d’explication spécifique sur ce point. Mais il n’est pas difficile de voir à quel type de stratégies ladite explication devrait faire appel. De manière évidente, Lask devrait présenter les structures objectives qui au niveau des objets primaires du jugement correspondent à des cas de contre-vérité comme dérivées, en un sens, des structures qui correspondent à des cas de vérité, dans le sens ontologico-matérial : les structures qui exemplifient l’incompatibilité d’éléments déterminés ne peuvent être données de la même manière que celles qui exemplifient des combinaisons effectives d’éléments compatibles. Pour certains aspects de détails de la relation qui relie les objets primaires du jugement avec la structure pré-oppositionnelle des objets transcendants eux-mêmes, voir les observations judicieuses dans Mohanty, « Lask’s Theory of Judgement », p. 143 ss.
Notes de fin
1 Cet article fut rédigé dans le cadre d’un projet de recherche financé par Fondecyt-Chile (projet 1020636), Pontificia Universidad Católica de Chile (Santiago de Chile). Pour ses remarques et observations, je remercie particulièrement Denis Thouard.
Auteurs
Professeur de philosophie à la Pontificia Universidad Católica de Santiago, au Chili.
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