Franz Brentano et la réception catholique d’Aristote au XIXe siècle
p. 230-248
Texte intégral
1. Introduction
1L’influence profonde qu’aujourd’hui encore Aristote exerce sur la philosophie contemporaine, c’est essentiellement à Franz Brentano et à son école qu’on la doit. Car ce ne sont pas les études historiques consacrées à Aristote qui y ont contribué de manière vraiment décisive. Bien au contraire, c’est Aristote lui-même qui est, dans cette école, une source d’inspiration. On peut considérer Brentano comme l’instigateur d’un mouvement qui revient à Aristote, pour aborder vers de nouvelles terres en prenant Aristote pour guide. C’est dans ce mouvement que s’inscrivent la phénoménologie, la psychologie de la forme dans ses multiples expressions, la logique méréologique, telle qu’elle s’est développée tout particulièrement en Pologne, ainsi que la sémiotique1. Voici à quoi l’on reconnaît la caractéristique de l’aristotélisme : la manière de comprendre la philosophie, le projet philosophique, se distingue fondamentalement des représentations de la philosophie qui avaient cours à l’époque. La philosophie de l’école de Brentano inspirée d’Aristote avait bien l’intention d’être une science. La quatrième thèse d’habilitation de Brentano, celle qui a fait une si grande impression sur ses premiers étudiants, affirme que la méthode de la philosophie est absolument la même que celle des sciences de la nature2. La philosophie ne doit pas essayer de se démarquer de la science de la nature, comme cela avait été le cas dans l’idéalisme allemand. Au contraire, elle sera empirique, et elle s’associera aux autres sciences empiriques, plus particulièrement à la psychologie expérimentale. Elle se préoccupe donc de nouveaux contenus scientifiques, elle ne se contente pas d’être une simple réflexion après coup sur les procédés de la connaissance3.
2Une autre particularité consiste en ce que, s’intéressant à des questions de contenu, elle évite la dichotomie traditionnelle des valeurs et des faits. Selon Brentano, la tâche essentielle de la philosophie est d’analyser les différents champs du phénomène. Cela signifie que l’on définit les catégories fondamentales, que l’on résout le complexe en ses parties, que l’on définit des lois qui régissent leur composition. Ce projet a deux faces, l’une ontologique, l’autre conceptuelle. Car dans l’analyse, il s’agit toujours d’un objet, que ce soit par exemple la langue, l’espace ou une chose. L’école de Brentano a ainsi ressuscité l’ontologie, qui semblait tombée en désuétude depuis Kant. Ce fut possible parce que Brentano et son école se sont attachés aux objets de l’expérience et non à ce qu’il y a derrière les phénomènes, aux choses en soi4. Brentano se reconnaît lui-même comme un positiviste, qui s’en tient aux phénomènes et qui cherche à déterminer les différentes lois que l’on peut trouver en eux5.
3C’est aussi par son travail conceptuel que la philosophie s’en tient aux phénomènes. Tout à fait dans l’esprit de l’aristotélicien Hamlet – « I’ll teach you differences » – c’est de l’objet étudié que sont tirées et fixées conceptuellement les différences. C’est ainsi que sont saisis plus particulièrement les résultats de la psychologie acquis de manière empirique. Il en ressort qu’une grande partie de la connaissance est en interaction avec l’environnement6. Il est impossible de dégager ces lois, c’est-à-dire la question de savoir comment le milieu induit des phénomènes psychiques, sans un retour à la recherche expérimentale. C’est pourquoi Brentano s’est efforcé de mettre en place un laboratoire de physiologie au sein de l’institut philosophique de Vienne7. Il se refuse donc résolument à dissocier la psychologie expérimentale, avec ses appareils physiologiques, de la philosophie et de la soumettre à la médecine. D’un côté, c’est, d’après lui, une erreur, de penser que le spécialiste des sciences de la nature a une meilleure façon de comprendre les phénomènes psychiques, mais d’un autre côté, la philosophie a besoin d’un point d’ancrage qui la rattache au terrain des faits8. Même les recherches psychologiques descriptives menées dans le domaine des phénomènes sensibles ne peuvent être menées avec succès « qu’avec l’aide d’un instrument judicieusement conçu »9. En ce qui concerne le travail sur les concepts, l’orientation empirique a eu pour conséquence que, dans l’école de Brentano, on a d’une part eu pour objectif rechercher la formation naturelle des concepts, et d’autre part de développer et d’expliquer des concepts se rapportant à un certain domaine. C’est pour cette raison que la question de l’origine des concepts y est au premier plan10. Cette question de l’origine peut être interprétée de manière très différente, et de fait, on peut comprendre que la différenciation de l’école de Brentano en diverses ramifications est due aux différentes façons de traiter la question de l’origine des concepts11. En focalisant son travail sur les concepts, l’école de Brentano a pu devenir l’une des sources de la philosophie analytique, ainsi que Michael Dummett l’a bien vu12.
4Le dépassement d’une conception idéaliste de la philosophie, qui se détourne des sciences empiriques et des thèmes qu’elle aborde, est motivé en fin de compte par le retour à Aristote. Mais se pose alors la question de savoir pourquoi Aristote a pu avoir cette importance aux yeux de Brentano.
5Jusqu’ici on a montré que le lien qui unit Brentano à Aristote passe par Adolph Trendelenburg, auprès de qui Brentano a fait ses études13. Trendelenburg a contribué de manière essentielle à la renaissance de la recherche aristotélicienne. On lui doit d’avoir remis à l’ordre du jour en philosophie le problème aristotélicien des catégories. Brentano s’attaque déjà au problème des catégories dans sa dissertation De la diversité des acceptions de l’être selon Aristote dans un sens tout autre que celui de son maître Trendelenburg. Car Brentano ne fait pas porter la question de la perfection et de la déductibilité des catégories aristotéliciennes, comme Trendelenburg, sur la langue, mais choisit au contraire une voie ontologique.
6Dans cet exposé, je voudrais montrer qu’à côté de la recherche aristotélicienne connue, étroitement liée au travail de l’édition d’Aristote par l’Académie de Berlin auquel sont attachés les noms de Bekker, Brandis, Bonitz, Trendelenburg et Zeller, il existe une ligne de la réception d’Aristote à laquelle on n’a pas encore prêté attention. Il est vrai cependant que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on a déjà tenté de fonder une recherche aristotélicienne catholique, au moins de manière programmatique. C’est cette orientation, qui se rattache au mouvement du néothomisme qui avait cours alors, que je vais présenter ici et je me propose de montrer que ce mouvement constitue l’arrière-plan de la philosophie de Brentano et de ses travaux sur Aristote. Je vais donc exposer et étayer la thèse selon laquelle Brentano est marqué par le projet néothomiste d’une science catholique, qui s’appuie vraisemblablement sur Aristote. Ce projet, il l’a fait sien très tôt et l’a poursuivi jusqu’à la fin de sa vie14.
2. Le catholicisme dans l’Allemagne du XIXe siècle
7Au XIXe siècle, on a beaucoup discuté du problème de la parité dans l’enseignement supérieur ainsi que de la soi-disant infériorité des catholiques au sein du catholicisme. On comprend par là le fait que les catholiques étaient clairement sous-représentés dans les postes de décisions et en science. Le neveu et élève de Franz Brentano, Georg von Hertling, qui avait contribué à fonder la société Görres, impute cette situation à la sécularisation15. En effet, celle-ci aurait, avec la dissolution des établissements d’enseignement catholique, privé la relève future de ses bases mêmes.
8De fait, même après la Réforme, le catholicisme est resté en Allemagne une très forte puissance politique et culturelle. Il existait un grand nombre de principautés ecclésiastiques, où l’évêque était en même temps un seigneur séculaire. Les archevêques de Mayence, de Cologne et de Trêves étaient des princes électeurs. Ils faisaient donc partie du collège composé de sept, puis dix, membres chargé d’élire le roi. Juste après la guerre avec la France révolutionnaire, le catholicisme connut sous Napoléon un affaiblissement significatif dû à la sécularisation.
9L’affaiblissement de la hiérarchie ecclésiastique a été de la plus grande importance d’un point de vue culturel et spirituel. Car, avec la dissolution du clergé nobiliaire allemand et le net affaiblissement de l’Église, les catholiques qui ont voulu continuer à jouer un rôle en tant que catholiques ont dû trouver de nouvelles structures, puisque les anciennes étaient détruites. En effet, avec le romantisme un mouvement d’éveil catholique a vu le jour. Ce mouvement était porté par des laïcs qui s’efforçaient de promouvoir l’idée catholique dans des assemblées privées. Une multitude de cercles catholiques sont apparus, tel le cercle de Coblence, au sein duquel Clemens et Christian Brentano étaient très influents, ou encore celui de la princesse Gallitzin à Münster.
10Il faut replacer le romantisme allemand et le mouvement de réveil catholique dans le contexte politique de l’époque. Le catholicisme a connu en Allemagne une acuité antinapoléonienne et nationale qui s’est, dès l’origine, détournée de l’Église. Un mouvement de convertis a même vu le jour.
11La famille Brentano a été l’un des piliers du romantisme allemand et elle a milité au sein du mouvement d’éveil du catholicisme. Christian Brentano est le père de Franz Brentano. Il a fait partie du cercle de Landshut. Il était très lié avec Sailer. En 1823, Christian Brentano est parti à Rome, où il est resté cinq ans pour se préparer à la prêtrise.
12Christian Brentano a aussi été très engagé dans l’activité journalistique catholique, et il a collaboré au sein de la revue Der Katholik : Eine Zeitschrift zur Belehrung und Warnung ; ses Nachgelassene religiöse Schriften constituent deux imposants volumes16.
13Le plus connu de la famille est sans conteste, Clemens Brentano, le frère de Christian, l’oncle paternel de Franz Clemens Brentano. Après des années de turbulence, qui étaient loin de porter la marque de la sévérité des mœurs catholiques, il eut l’expérience d’un réveil religieux et revint dans le giron de l’Église. C’est dans la maison de son frère Christian qu’il fit la confession des événements de sa vie. Brentano lui fit connaître Katharina von Emmerick, la stigmatisée. Il vécut auprès d’elle environ cinq ans et demi, jusqu’à sa mort le 09 février 1824 et il décrit ses visions, qu’il a publiées sous le titre Les souffrances amères de notre seigneur Jesus-Christ. D’après les considérations de la bienheureuse Anna Katherina Emmerick. Cette œuvre est l’un des livres d’édification en langue allemande qui a eu le plus de lecteurs. Les parents de Franz Brentano l’ont publiée avec la première édition des œuvres complètes de Clemens Brentano17.
14Pour comprendre la réception catholique d’Aristote et le rôle qu’a eu Brentano, il faut considérer aussi le contexte théologique. Comme on l’a déjà montré, il ne restait rien des structures ecclésiastiques au début du XIXe siècle, mais cela permit aussi de libérer un potentiel créatif. En effet, au XIXe siècle s’est développé ce que l’on a appelé la théologie allemande, qui, du point de vue de l’histoire culturelle, se rattache au mouvement romantique. Elle accentue l’importance de la foi vivante face à un système dogmatique rigide, comme avec l’évêque Sailer.
3. Le mouvement de Mayence
15Toutefois, dans l’Allemagne catholique, il y avait encore un centre qui avait une tout autre orientation, celui de Mayence. Le mensuel fondé à Mayence en 1821, Der Katholik. Eine religiöse Zeitschrift zur Belehrung und Warnung, a joué un grand rôle. Le père de Franz Brentano publiait aussi dans ce mensuel. En 1858, il y eut un changement important au sein de la revue ; le Katholik se renouvela. Il reçut d’ailleurs une nouvelle numérotation des tomes (« Nouvelle Suite » [Neue Folge]) ; quant à son contenu, les thèmes philosophiques y furent mis à l’honneur de manière plus accentuée18.
16Le premier article de la « Nouvelle Suite » s’intitule « Notre point de vue en philosophie »19. Cet écrit programmatique propageant le néothomisme fut publié de manière anonyme, comme la plupart des articles du Katholik. Il est l’œuvre de Franz Jakob Clemens, philosophe qui a étudié à l’Académie de Münster, où Franz Brentano étudiait aussi depuis 185920.
17Le point de vue défendu dans ce libelle se caractérise par la conviction selon laquelle les philosophes catholiques doivent suivre les dogmes de l’Église catholique. Ces dogmes ont en partie pour contenu des thèmes philosophiques. D’autres ont certes des contenus véritablement religieux, qui ne peuvent être saisis à l’aide de la lumière de la simple raison naturelle. La formulation classique vient de Thomas d’Aquin qui a systématisé le christianisme à l’aide de la philosophie aristotélicienne. Il faut croire ces dogmes dans la forme dans laquelle ils sont formulés. C’est-à-dire que l’on ne doit pas chercher à dissocier le contenu de la forme de la philosophie aristotélicienne. Si un philosophe, au cours de ses recherches, rencontre une contradiction qu’il ne peut résoudre, avec les dogmes, il doit se soumettre.
18L’article a eu une grande importance, car il a déclenché un débat qui compte au nombre de ceux qui ont le plus bouleversé l’histoire de l’Église au XIXe siècle. Comme on l’a montré tout à l’heure, ce qui caractérisait la théologie allemande, c’était sa volonté de surmonter le système rigide et dogmatique de l’Église, pour retrouver une foi vivante. Or, les libertés prises par les théologiens étaient combattues dans l’article. La foi vivante n’est autorisée que pour autant qu’elle se meut dans la forme aristotélicienne. Ce qu’il y a de provocant dans l’article, ce n’est pas tant qu’ici la position soit très fortement thomiste, alors que le thomisme avait fort peu d’adeptes à l’époque, mais que l’on vise une uniformisation de la philosophie catholique. D’un revers de main, toutes les autres conceptions sont non seulement balayées comme fausses, mais encore dénoncées comme non-catholiques. Car s’il faut croire dans la forme conceptuelle dans laquelle ils sont formulés, il est interdit, dans la foi catholique, de chercher à les comprendre sous une autre forme. En même temps, cela ouvrait la porte à des conflits. Car cette attitude ne permet aucun dialogue réel, dialogue qui par principe, implique que l’on est prêt à aller vers l’autre camp. Bien au contraire, on sait d’avance quel camp est le bon. Le « point de vue en philosophie » est bien loin de l’attitude de Socrate, le scio nescio.
19Il est clair, comme le montrent et le titre « Notre point de vue » et le fait que la « Nouvelle Suite » ait débutée avec cet article, que les éditeurs de la revue se sont appropriés les thèses de Clemens. Ces thèses sont une manière d’ouvrir les hostilités avec les théologiens allemands. D’après le Katholik, les doctrines ecclésiastiques n’auraient pas besoin d’une nouvelle base, comme le pensaient les théologiens allemands, en cherchant à s’appuyer sur la philosophie contemporaine. Le lien de la philosophie avec les doctrines de l’Église a déjà été accompli de manière définitive, et ce, par Thomas d’Aquin.
20Les thèses propagées par le Katholik ont été majoritairement rejetées par les théologiens catholiques. Le professeur de théologie dogmatique de Tübingen Johannes Evangelist Kuhn s’est opposé par de nombreux écrits à la position défendue et propagée par Clemens21. Ce qui montre bien que Kuhn a pris une part importante dans ces débats, c’est qu’il a rajouté dans la seconde édition de sa Katholische Dogmatik (Tübingen 1859, tome 1) un nouveau paragraphe (§ 16 : « Glauben und Wissen in objectiver Beziehung (Theologie und Philosophie) », dans lequel il s’oppose point par point à Clemens22. L’argument principal de Kuhn, c’est que le philosophe doit suivre uniquement la raison et ne doit s’appuyer ni sur la Révélation surnaturelle ni sur les dogmes de l’Église23.
21Cet article programmatique du Katholik a ainsi conduit à une scission au sein du catholicisme allemand24.
4. La réception thomiste d’Aristote
22Le Katholik a poursuivi sa ligne philosophique dans les années qui suivirent. Concernant la question de la réception catholique d’Aristote au XIXe siècle, l’article intitulé « Aristote et la science catholique »25 paru anonymement en 1862 est déterminant. Il décrit Aristote comme « le Platon adulte, le fruit mûr de la philosophie grecque ». Même s’il n’est pas parfait, il est tout de même « la quintessence de la science naturelle et païenne ». C’est en tant que « rédempteur de la sagesse grecque » qu’est apparu Thomas d’Aquin. La « rédemption de la philosophie antique en quête de Dieu » est possible grâce « à la vérité substantielle qui est apparue dans le Christ » (je souligne)26. On voit par là que la philosophie aristotélicienne forme avec le christianisme une unité indissoluble :
La vérité catholique s’est implantée dans le système d’Aristote grâce à un processus historique, commencé avec Albert, et parfaitement accompli chez Thomas ; l’abondance d’idées de celle-là s’est unie à la déterminité et à la précision logique de celui-ci, et tel un bronze corinthien, ils se sont fondus l’un avec l’autre. [...] Aristote est indissociablement lié à Thomas : cela l’assure de durer éternellement.
23On voit ici la reprise de cette conception de fond que nous avons déjà vue dans l’article « Notre point de vue en philosophie ». La vérité catholique et le système aristotélicien sont inextricablement mêlés. Cela conduit au concept d’une philosophia perennis, en d’autres termes, à la conception selon laquelle la science et la philosophie ne sont pas conditionnées par l’histoire, opinion qui caractérisait la théologie allemande. Il est vrai qu’il y a eu une évolution jusqu’à Thomas d’Aquin, mais celle-ci a atteint son terme. On peut définir cette conception, défendue par le Katholik, avec l’expression de « fin de l’histoire de la philosophie ». C’est pourquoi les philosophes contemporains ne doivent pas chercher à saisir la pensée de leur temps, mais à assimiler en sa totalité le système catholique-aristotélicien parachevé par Thomas d’Aquin.
24Cette conception a eu d’importantes conséquences pour la réception d’Aristote. Ainsi toute interprétation immanente du texte, ainsi que toute tentative de comprendre Aristote depuis son époque, est vouée à l’échec : « Quiconque prétend vouloir étudier Aristote uniquement à partir d’Aristote, indépendamment de ses commentateurs scolastiques, avec la louable intention d’avoir une compréhension minutieuse et de la philosophie aristotélicienne et de la scolastique, court grandement le danger de manquer les deux objectifs à la fois ». Dans un autre passage, c’est la méthode d’interprétation de la recherche aristotélicienne qui est attaquée de manière générale. Certes, il y aurait eu des chercheurs qui se seraient détachés de Hegel27 et auraient cherché à adopter une « position plus objective » ;
leur programme avoué était le suivant : expliquer Aristote à partir de lui-même. Tels Brandis, Trendelenburg etc. Si nous regardons en outre les résultats que l’on a obtenus à ce jour en procédant ainsi, il faut dissocier ce que l’on a acquis de manière externe et critique des développements menés de l’intérieur du système. Dans une perspective critique, ces travaux ont un mérite incontestable, et nous sommes vraiment loin de le méconnaître ; mais il nous semble au contraire, qu’il ne faut pas que la compréhension interne de l’édifice doctrinal d’Aristote ne se fasse, ni dans les grandes lignes, ni en détail, avec ces récentes manière de procéder.
25De manière plus accentuée encore, le confessionnalisme, qui a joué encore un grand rôle dans le domaine temporel au XIXe siècle, était explicitement diffusé par le biais de la recherche philosophique en général et de la réception d’Aristote en particulier. En effet, Platon reste
complètement inféodé à la critique, subjective et protestante, détachée de l’Église (Zeller, Susemihl) [...] Cela vaut encore plus pour Aristote. Tandis que beaucoup d’excellents travaux ont été consacrés à la scolastique, et même à la scolastique commençante, personne jusqu’à ce jour n’a essayé d’étudier le « Philosophe » de l’École médiévale du point de vue objectif de la vérité catholique.
26Il importe de remarquer qu’il est même question dans l’article, de la doctrine des catégories d’Aristote auxquelles Brentano à la même époque consacrait son doctorat. Voici de quoi il s’agit dans cet article :
La doctrine des catégories d’Aristote est à celle des scolastiques ce que le cœur du cristal est au cristal taillé, ce que l’amorce est au tissu accompli. C’est ainsi que le concept de substance en particulier a acquis une détermination telle par rapport aux autres, que l’on ne peut la changer de place sans entrer en conflit avec les dogmes fondamentaux de l’Église. Tel est le point où la doctrine de l’Église, même si ce n’est que de manière indirecte, entre en scène, parce qu’elle explique et complète, et même dans le domaine de la logique et de l’ontologie : c’est ici que se trouve la solution de la doctrine des catégories.
5. Brentano et le mouvement de Mayence
27Brentano était très lié à ce mouvement de Mayence. Les principaux représentants de ce mouvement, le Mainzer Dreigestirn, étaient les deux éditeurs du Katholik, Johann Baptist Heinrich et Christoph Moufang, ainsi que Paul Leopold Haffner28. Franz Jakob Clemens, l’auteur de l’article dont nous avons déjà parlé « Notre point de vue en philosophie », en a tenu les rênes dans le domaine de la philosophie, jusqu’à sa mort en 1862.
28On voit bien que Brentano était en très étroite relation avec Clemens, parce qu’en 1859, il a abandonné Berlin et Trendelenburg pour faire sa thèse de doctorat avec Clemens à Münster. Il choisit comme thème d’étude le philosophe jésuite Suarez. Il ne put d’ailleurs la mener à bien puisque Clemens mourut en 1862. Brentano était aussi en très étroite relation avec le Mainzer Dreigestirn. Ces éléments montrent qu’il n’y avait pas seulement de simples connaissances au sein du cercle de Mayence. D’étroits contacts s’étaient tissés entre les familles pendant des décennies.
29Ces circonstances ouvrent donc la question de savoir comment se manifeste concrètement le lien qu’il avait avec le mouvement de Mayence. On le voit tout d’abord que Brentano travaillait au projet d’une science catholique. Ce projet est un projet philosophique, dans la mesure où il se présente comme une limitation de la raison naturelle. Il est catholique, donc lié à une vision du monde, dans la mesure où présuppose la justesse de contenus bien déterminés, à savoir plus particulièrement l’affirmation de l’existence d’un Dieu personnel, de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme humaine, et d’un jugement s’appliquant à tous après la mort. Ces contenus ne doivent pas seulement être crus. Il s’agit de faire bien plus encore : le projet de la science catholique consiste à fonder rationnellement ces convictions, de telle sorte qu’elles persuadent même un incroyant. Toute sa vie durant, Brentano a poursuivi l’étude de ces thèmes. Comme l’indiquent les écrits concernant l’existence de Dieu, rassemblés depuis le Nachlass, il était l’un des principaux représentants du théisme. Il aurait même presque converti l’athée Sigmund Freud lui-même, comme son ami Silberstein le rapporte. Il a traité avec tout autant de soin la question de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme. Dans le Brentano – Nachlass, on trouve un ensemble de travaux marqué « LS » consacré à ce thème. Même à l’époque où il travaillait à la Psychologie d’un point de vue empirique, dans laquelle il explique longuement que : « il n’y a pas d’âme – du moins pas pour nous psychologues », il faisait des conférences dans lesquelles il essayait de prouver l’immortalité de l’âme humaine29.
6. Brentano et la réception catholique d’Aristote
30Une fois que l’on a compris que Brentano appartient au mouvement de Mayence, reste encore la question du lien possible entre Brentano et le projet d’un Aristote catholique. Un aperçu dans l’index général du Katholik montre que l’intérêt porté à Aristote était à l’époque très limité. De 1821 à 1861, on ne trouve rien dans la rubrique « Aristote ». En 1862, on trouve l’article évoqué tout à l’heure, « Aristote et la science catholique » de Franz von Paula Morgott. En 1863, le Katholik publie l’article du philologue de Fribourg, Karl Zell « Le rapport de la philosophie aristotélicienne à la religion »30. Cet article n’était pas une première parution, car il avait déjà vu le jour en 1857. Ce qui montre que la rédaction du Katholik s’était déjà fixé ce thème comme objectif, avec l’intention d’en faire une publication catholique. Un an plus tard, c’est-à-dire en 1864, paraît de manière anonyme l’article « Aristote et son commentateur Thomas d’Aquin »31. Ce n’est que vingt ans plus tard que le Katholik publie à nouveau un article consacré à Aristote, celui de Stöckel qui enseignait à l’époque à Eichstätt, comme Morgott, avant d’être appelé à Münster, pour succéder à Clemens et à Rolfus.
31Les publications du Katholik sont ici le reflet de la réception catholique d’Aristote. Souvenons-nous qu’en 1862, Morgott a écrit que « jusqu’ici il n’y avait pas encore eu de tentative pour étudier le “Philosophe” de l’École médiévale », en d’autres termes, personne n’avait « essayé d’étudier le “Philosophe” de l’École médiévale du point de vue de la vérité objective et catholique ». Même par la suite, il n’y eut plus aucune réception d’Aristote perçue comme étant catholique. C’est ainsi que Joseph Geyser écrit encore en 1917, dans la préface de sa Théorie de la connaissance d’Aristote32, que, depuis l’encyclique Aeterni Patris (1879) où Thomas est présenté comme faisant autorité dans les questions philosophiques, la philosophie scolastique est « heureuse de se voir l’objet de tous les soins », mais il faudrait plutôt s’étonner de ce qu’en dehors de ce mouvement néoscolastique, aucune entreprise monographique consacrée à la théorie de la connaissance aristotélicienne n’ait vu le jour.
32Examinons, en ayant cet arrière-plan présent à l’esprit, les publications de Brentano et de ses élèves consacrées à Aristote.
1862, Franz Brentano, De la diversité des acceptions de l’être selon Aristote
1864, Georg von Hertling, De Aristotelis notione unius, Berlin : Schade
1867, Franz Brentano, La psychologie d’Aristote, et plus particulièrement sa doctrine du noûs poietikos.
1871, Georg von Hertling, Matière et forme, et la définition de l’âme selon Aristote, Bonn : Weber
1873, Hermann Schell, L’unité de la vie de l’âme depuis les principes de la psychologie d’Aristote, Freiburg.
1911, Franz Brentano, La doctrine aristotélicienne de l’origine de l’esprit humain
1911, Franz Brentano, Aristote et sa vision du monde
1911, Franz Brentano, Aristote
33Nous pouvons retenir de ces informations, qu’il existait, de manière strictement contemporaine à l’interprétation thomiste d’Aristote esquissée par Brentano et son école, une réception d’Aristote par les catholiques. Examinons, pour poursuivre, les deux œuvres de jeunesse de Brentano de ce point de vue pour voir si leur contenu est lui aussi en accord avec la réception thomiste d’Aristote.
34La spécificité de la démarche de Brentano se repère avec évidence dans le contraste qu’elle opère avec celle de Trendelenburg. Selon Trendelenburg, Aristote a suivi la langue grecque pour établir sa table des catégories. C’est la raison pour laquelle à l’ousia correspond le substantif, au poion et au poson l’adjectif, au pou et au pote les adverbes du lieu et du temps, au poieien et au paskhein le passif, au pros ti les expressions relatives telles que « grand comme », au kheistai, une partie des intransitifs, et au ekhein, les propriétés du parfait en grec.
35Selon Brentano au contraire, les catégories grammaticales ont pour origine des différences ontologiques. De ce que
la déduction des catégories repose sur une diversité ontologique, il s’ensuit que même toutes les subdivisions sont fondées sur cette diversité, et de ce que les catégories se présentent sous forme de série, il s’ensuit que tous les concepts plus généraux employés dans cette déduction n’ont qu’une unité analogique, et contiennent en eux à leur tour des différences ontologiques des catégories à tous les autres concepts, selon un étagement régulier de subordination synonymique et d’identité ontologique, c’est-à-dire d’identité dans le concept d’être, et en descendant jusqu’aux choses singulières.33
36Même si les catégories nous apparaissent comme premières dans la langue, elles s’enracinent cependant dans une différence ontologique. C’est une affirmation tout à fait capitale de Brentano. Dans sa dissertation, Brentano tente alors quasiment de réhabiliter l’ontologie. On le voit bien clairement tout d’abord dans la prise de position à l’encontre de la démarche de Trendelenburg. Pour Trendelenburg, il s’agit de chercher à connaître l’intention de l’auteur, les facteurs qui, au sein de la langue grecque, ont motivé sa démarche. Il s’agit donc, pour reprendre une expression du Katholik, d’une démarche « protestante ». Brentano au contraire, tout à fait dans l’esprit d’une philosophia perennis, s’intéresse aux structures et aux déductions qui existent de manière universelle. Il s’agit avant tout pour lui de la chose même, c’est-à-dire de la déduction des catégories, et non pas, comme c’est le cas pour Trendelenburg, des facteurs qui ont conduit Aristote à établir sa table des catégories.
37S’agissant de la question de la relation de Brentano à la réception catholique d’Aristote à Mayence, la question de savoir quel rôle a eu Thomas d’Aquin pour Brentano est bien sûr essentielle. Car la thèse centrale d’Aristote et la science catholique affirme que Thomas avait fort bien compris Aristote. On trouve une formule tout à fait claire à ce sujet. Voici ce que dit Brentano à la fin de son ouvrage :
Mais c’est en déterminant et en appliquant avec une clarté parfaite le principe, qui doit régir la division de l’on en catégories, que nous voyons le grand Aristotélicien du treizième siècle, qui, au sein de l’École a fondé la renommée inattaquable d’Aristote au point que Pic de la Mirandole a pu dire : sine Thoma mutus est Aristoteles, entreprendre une fondation et une déduction des catégories.34
38Brentano explique dans cette phrase à la structure complexe que la bonne déduction des catégories se trouve déjà chez Thomas. Par là, il affirme aussi la supériorité de Thomas, à laquelle la citation de Pic de la Mirandole, qui concentre la conviction fondamentale des thomistes, fait également écho.
39Il est frappant de voir que Brentano n’appelle pas Thomas d’Aquin par son nom. Cela doit probablement venir du fait que la scolastique tout entière était très mal vue. Trendelenburg par exemple, dans son Histoire des catégories35 ne fait que survoler le Moyen-Âge, bien qu’à l’époque le problème des catégories ait été vivement discuté. De fait, Brentano n’a obtenu en tout et pour tout pour sa dissertation qu’un bene et c’est la raison pour laquelle il ne fait pas tant ressortir que cela l’influence que Thomas a eu sur lui :
Il y a bien davantage que la preuve de la méconnaissance de la philosophie récente dans le fait que l’auteur pense que la doctrine des catégories d’Aristote aurait défié l’altération des siècles et que les systèmes récents n’ont en aucun cas posé quelque chose de nouveau à la place des anciennes catégories. Un point de vue aussi borné, qui retourne à l’autorité médiévale d’Aristote, mérite seulement, si l’on reconnaît les autres qualités du présent ouvrage, d’être qualifié avec la mention bene.36
40Il est très important, si l’on songe à ce mépris, de remarquer que Trendelenburg a considéré l’interprétation par Brentano de la doctrine aristotélicienne des catégories comme une contribution décisive. Il l’a affirmé dans ses leçons sur l’histoire de la philosophie et a attiré l’attention sur le fait que Brentano était arrivé à montrer le principe qui régit la descente par niveaux depuis le terminus de l’être, jusqu’aux classes qui composent le tableau des catégories « dans un accord essentiel avec Thomas d’Aquin »37. Une réaction si positive aurait dû montrer à Brentano qu’il était possible de s’intéresser aux questions de la science catholique, sans que cela signifie pour autant que l’on soit enfermé dans les petits cercles catholiques. On trouve en revanche un tel cantonnement chez le professeur de Brentano, Franz Jakob Clemens, ou chez son ami, Leopold Haffner, qui n’étaient absolument pas connus en dehors de la sphère catholique. Brentano, dans sa dissertation De la diversité des acceptions de l’Être, s’inscrit dans la ligne thomiste du « Projet Aristote » qui était acceptable pour la recherche protestante – ou tout au moins pour Trendelenburg, l’un de ses principaux représentants. Cela montre aussi pourquoi Brentano a pu avoir un rôle particulier concernant l’université catholique. Car c’était seulement si cette université pouvait faire espérer une réputation de scientificité, que l’on pouvait attendre à bon droit qu’elle puisse s’imposer sur le plan politique.
41Il est question d’Aristote aussi dans son deuxième livre, La psychologie d’Aristote. Plus particulièrement sa doctrine du noûs poietikos, que Brentano a présenté comme thèse d’habilitation. Ici aussi il faut se demander si l’on peut voir un rapport de contenu avec le projet d’un Aristote néothomiste.
42Dans cet ouvrage, le rapport à la science catholique est particulièrement étroit, puisqu’il s’agit de la question de l’immortalité de l’âme. Il s’agit d’une tentative d’interprétation ce que l’on appelle l’intellectus agens, dont Aristote parle au chapitre 5 du deuxième livre du De anima. Ce chapitre compte au nombre des textes de la philosophie grecque qui ont suscité le plus de débats et de discussions : « aucun autre passage de philosophie antique que celui qui se trouve dans la seconde moitié de ce chapitre n’a donné lieu à une telle masse de commentaires. Son obscurité et sa prodigieuse brièveté sont célèbres »38.
43Au premier chapitre de son ouvrage, Brentano cherche à philosopher avec le style qui est celui d’Aristote. Ce qui signifie que Brentano ne cherche pas à proposer une interprétation immanente du texte, mais à découvrir un objet, suivant en cela les exigences des écrits programmatiques catholiques dont nous avons parlé plus haut. Le nom « Aristote » apparaît au centre du texte de ce chapitre (p. 41-52), mais une fois seulement (p. 44). L’expression, il faut « établir avec Aristote » à quel genre appartient l’âme humaine et ce qu’elle est, est caractéristique du style de Brentano. Ce qui montre déjà que Brentano ne cherche pas un exposé systématique, exposé qui suit certes Aristote, mais qui ne prétend pas montrer de manière philologique l’intention de l’auteur.
44On peut comprendre la Psychologie d’Aristote de Brentano comme une tentative pour invalider les griefs qu’Eduard Zeller39 formule à l’encontre d’Aristote dans le second tome de sa Philosophie des Grecs dans son développement historique. En tous cas, il y a dans le travail de Brentano des ripostes à la critique aristotélicienne menée par les historiens de la philosophie protestants40.
45Zeller résume en trois points sa critique d’Aristote. Tout d’abord, on ne voit pas comment le noûs poietikós, qui n’est pas mélangé à ce qui est matériel, pourrait être individué. Car, selon Aristote, c’est la matière qui est principe d’individuation. Aristote émettrait deux assertions contradictoires au sujet du noûs. D’un côté, il dit que le noûs n’est pas mélangé au corps et qu’il est immortel, et de l’autre, il dit que le noûs, en tant qu’il est noûs pathetikos est mortel et mélangé au corps. Pour finir, Zeller critique le fait que le noûs poietikos, immortel, soit dénué de tout caractère personnel, alors qu’il représente ce qu’il y a d’universel en l’homme.
46On peut considérer les développements que Brentano consacre au principe d’individuation comme une réponse à ce reproche concernant le manque de détermination individuelle du noûs. Aristote, dans la représentation commune qu’on en a, enseigne que la matière est le moment qui rend possible l’individuation. Ce qui signifie que le genre et la différence spécifique ne permettent pas de faire ressortir un seul objet. Ce qui est déterminé de cette manière, c’est toujours quelque chose d’universel, exemplifié à travers des individus différents. Mais, si le noûs n’est mélangé ni au corps, ni à aucune autre sorte de matière – et tel est bien ce qu’enseigne explicitement Aristote aux chapitres 4 et 5 du livre III du De Anima – l’âme ne peut pas être quelque chose d’individuel.
47Selon Brentano, ce principe d’individuation, mis en place par Aristote, ne vaut que pour ce qui est corporel, et non pas pour ce qui est intellectuel. Selon Brentano, ce qu’Aristote comprend par différence spécifique, c’est la dernière différence intelligible, donc la dernière différence que l’intellect peut appréhender. Puisque, selon Aristote, « tout ce qui est intellectuel est parfaitement intelligible, jusqu’à sa dernière détermination d’essence »41 (p. 129), Brentano croit pouvoir conclure « que, en ce qui concerne les êtres intellectuels, la dernière différence intelligible, en d’autres termes, la différence spécifique coïncide avec la dernière différence ». Pour les objets intellectuels, « la dernière différence spécifique est en même temps la différence individuelle, l’espèce et l’individu sont une seule et même chose ». Les choses corporelles en revanche, ne sont pas totalement intelligibles. Il y a plusieurs individus d’une même espèce. Et ce qui différencie entre eux ces individus, c’est la matière. La matière est donc principe d’individuation pour les choses corporelles, et uniquement pour celles-ci, mais elle ne l’est pas pour les êtres qui relèvent de l’intellect, eux parfaitement intelligibles.
48Cette interprétation de Brentano est très libre. Elle contredit les termes mêmes de la doctrine aristotélicienne de l’individuation, et aucun texte ne peut venir l’étayer. Elle se fonde uniquement sur l’argument selon lequel il est raisonnable d’admettre un principe d’individuation propre aux êtres purement intellectuels.
49La deuxième objection de Zeller concerne le fait qu’Aristote affirme des choses contradictoires à propos du noûs. Selon Aristote, le noûs pathetikos est mortel et mélangé au corps. Or, lorsqu’il parle dans d’autres textes du noûs en général, il affirme qu’il n’est pas mélangé au corps et qu’il est immortel. À cela Brentano réplique que le noûs pathetikos n’a rien à voir avec le noûs. Par noûs pathetikos, Aristote comprendrait l’imagination42. Or l’imagination relève de l’âme sensitive, qui n’est pas purement intellectuelle, mais qui est mélangée au corps. C’est la raison pour laquelle elle est mortelle43. Si l’on suit cette lecture, la contradiction mise en avant par Zeller ne tient pas.
50Avec son interprétation du noûs poietikos, Brentano se situe dans la ligne de Thomas. Il a pour fonction de détacher la forme intelligible des représentations sensibles. Se pose donc tout naturellement la question de savoir ce qu’il advient alors de la forme intelligible. La réponse de Brentano, c’est qu’elle est adoptée par le noûs. Cette opération n’est d’ailleurs pas le fait du noûs pathetikos, mais d’une partie que Brentano appelle noûs dynamei.
51Car Aristote considère le noûs par analogie avec le sensible. Les sens sont en position d’adopter la forme d’un objet sans en adopter la matière. Telle est la doctrine de l’inexistence intentionnelle44. Le noûs doit donc être analogiquement dans la même situation : adopter les formes intelligibles, opération dont la partie sensible de l’âme est naturellement incapable (celle-ci reçoit la forme sensible). Aristote comprend le noûs poietikós comme une pure effectivité, il est la partie qui « agit sur tout ». Il n’est donc pas en situation d’adopter une forme intelligible. Brentano est donc forcé d’admettre qu’il existe, outre le noûs poietikos et le noûs pathetikós, un noûs dynamei, un intellectus possibilis, ayant la faculté d’adopter les formes intelligibles. Il appartient, d’une manière tout autre que le noûs pathetikós, à la pure âme intellective. Mais cette argumentation ne peut prétendre qu’à une simple plausibilité systématique, si l’on part de la vérité déjà établie, selon laquelle l’âme intellectuelle est immortelle. Au contraire, Brentano ne peut, avec sa manière d’argumenter prétendre avoir saisi l’intention de l’auteur.
52La troisième objection de Zeller consiste à dire que seul le noûs poietikós est immortel, mais qu’il est dégagé de tout caractère personnel, en tant qu’il est ce qu’il y a d’universel en l’homme. La réponse de Brentano découle de ce qui a été dit plus haut. Il est vrai que, même chez Brentano, le noûs pathetikós est mortel. Mais puisque, selon son interprétation, l’âme intellective est constituée du noûs poietikós et de la noûs dynamei, tous deux purs et impérissables, il contredit la première affirmation de Zeller selon laquelle seul le noûs poietikós est immortel. D’autre part, il suit de la présentation que Brentano donne du principe d’individuation qu’un objet purement intellectuel, comme l’est selon Brentano l’âme intellective, peut exister en tant que chose individuelle. Ce qui distingue les personnalités après la mort, c’est ce qu’elles ont pensé pendant leur vie terrestre. Cette réponse de Brentano rejoint Thomas et le catholicisme. Elle s’appuie d’ailleurs uniquement sur des réflexions tirées du système et non sur des sources textuelles45.
53Nous en arrivons donc au résultat suivant : Brentano est ici tout à fait en accord avec le « projet Aristote » du néothomisme que nous avons brièvement présenté.
54Il importe d’ailleurs de noter que Brentano est loin de suivre Thomas sur tous les points, et qu’il n’hésite pas à s’en détacher. Il explique ainsi :
De manière générale, il reste encore une certaine obscurité concernant la doctrine aristotélicienne de l’intellect agent telle que Thomas la présente. Ce que l’on peut dire au moins, c’est que les fondements de sa théorie ne sont pas aussi clairement mis en évidence que chez Aristote [...] C’est en toute connaissance de cause que Thomas ici ne s’est pas écarté d’Aristote, car la doctrine aristotélicienne correspond d’habitude exactement à ses conceptions, et même mieux que les siennes propres, et c’est pourquoi nous croyons que si Aristote l’avait compris autrement, il aurait à coup sûr modifié sa doctrine sur ce point.46
55Cette objection faite à Thomas trouve ses raisons dans la philosophie même de Thomas, elle se rattache à la prétention de Brentano de comprendre Thomas mieux qu’il ne s’était compris lui-même. Cela est une forme de critique qui doit s’accorder on ne peut mieux avec un thomiste dogmatique.
56L’exposé montre donc que Brentano appartient au camp des néothomistes. Ce qui l’intéresse chez Aristote, ce sont précisément les thèmes pertinents pour l’édification d’une science catholique. Nous trouvons en outre le même refus de la méthode philologique pour aborder Aristote, méthode également refusée par le Katholik. Brentano suit également Thomas d’Aquin, même s’il ne se soumet pas au Maître.
7. Perspectives
57Les analyses développées montrent bien qu’il faut voir Brentano dans un contexte marqué par le confessionnalisme et les tensions internes au catholicisme. Dans le conflit qui opposait alors les théologiens allemands et ultramontains, Brentano est à classer dans le camp des ultramontains. Son orientation philosophique est, au moins dans ses premières années, influencée par le projet de faire revivre un Aristote néothomiste, qui constituerait le socle d’une science catholique.
58Il faut toutefois remarquer que si Brentano appartient au camp ultramontain, il ne s’est toutefois pas soumis à l’Église de manière inconditionnée. On le voit très bien dans le fait que Brentano a quitté ses fonctions sacerdotales après l’annonce du dogme de l’infaillibilité. C’est parce qu’il a eu des difficultés avec les dogmes, qu’il a pris ses distances avec l’Église. Il ne pouvait montrer plus clairement qu’il n’était pas question pour lui qu’un philosophe se soumette aux dogmes. Si survient une contradiction entre un dogme et une vérité philosophiquement bien établie, c’est au dogme et non à la philosophie qu’il faut renoncer. Nous avons vu également que Brentano, dans ses premiers écrits, s’inscrit dans la lignée de Thomas et qu’il reste dans la ligne du thomisme, bien qu’en même temps, il s’en distancie sur quelques points. Ce qui signifie que Brentano n’est pas un thomiste dogmatique.
59Dans le cadre de cet exposé, on ne peut faire que jeter un œil rapide sur la suite du développement de Brentano. La modification la plus importante est due à la lecture d’Auguste Comte, auquel il a consacré plusieurs cours à la fin des années 1860. Voici ce que l’on trouve dans la rédaction de l’une de ces conférences : « Il existe encore actuellement des réserves à l’idée de se tourner vers un traitement positif de la philosophie. L’appel au positivisme s’est fait entendre bien haut, et l’on a déjà ici et là de beaux commencements, dus pour une part au fait que l’on se rattache à la cime du passé, et pour une autre à l’utilisation des progrès des sciences de la nature »47. Ce traitement « positif » au sens où l’entend Comte se manifeste dans le fait que Brentano se tourne vers les phénomènes. Cela a entre autres pour conséquence que Brentano définit dans sa Psychologie du point de vue empirique les phénomènes psychiques comme objet de la psychologie, et qu’il renonce à l’ancienne conception selon laquelle c’est de l’âme que traite le psychologue. Mais cela conduit à la question de savoir ce qui distingue les phénomènes psychiques des phénomènes physiques, et ce qui le conduit à introduire le concept, qui aura une postérité si importante et si riche de « l’inexistence intentionnelle ».
60Mais plus important encore est le fait que Brentano adopte une distance critique à l’égard d’Aristote sous l’influence de Comte. Il concède ainsi dans son article sur Comte : « Aristote n’est pas encore dégagé (même son plus grand admirateur ne peut pas le nier) dans nombre de ses doctrines, telle celle de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident, etc. de toute conception métaphysique »48. Que Brentano veuille continuer la métaphysique signifie qu’il veut développer une métaphysique sans doctrine de la puissance et de l’acte. Ce faisant, Brentano a introduit de significatives nouveautés. L’ontologie devient pour lui une ontologie « positive ». Ce qui signifie que l’ontologie ne construit pas, elle décrit. Sa première fonction est de définir les différentes sortes de parties. De cette manière, Aristote, au terme d’une purification métaphysique, peut prendre pour Brentano et son école, la signification que nous évoquions en introduction.
61Ce tournant que la lecture de Comte a rendu possible n’a pas eu pour conséquence de rendre Brentano idéologiquement neutre. Si nous considérons la suite de l’œuvre philosophique de Brentano, nous trouvons la même conviction de fond que dans les écrits antérieurs. La volonté de prouver l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, le fait d’être persuadé de l’existence d’un théisme, la croyance en un jugement égal pour tous, le fait de se conformer à Aristote, la conception de la philosophie comme philosophia perrenis, la méfiance49 à l’égard de la philosophie moderne qui cherche à dépasser l’objectivisme – tels sont les traits fondamentaux de sa philosophie. Le réseau thématique montre que Brentano poursuivait encore le projet d’une science catholique. Seulement, ce n’est plus Thomas, c’est lui-même, qui prétend être le plus important professeur de la science catholique. Brentano reste donc, malgré sa rupture avec l’Église, un philosophe catholique, marqué par le néothomisme et sa tentative de développer une science sous l’égide d’Aristote, qui s’accorde avec les points fondamentaux de la doctrine catholique.
Notes de bas de page
1 Concernant l’influence exercée par Brentano et son école sur la logique méréologique, cf. Barry Smith, Parts and Moments, Munich, Philosophia, 1982. On trouve des renseignements sur son influence sur la psychologie de la forme dans B. Smith, Foundations of Gestalt Theory, Munich, Philosophia, 1988 ; pour l’influence, jusqu’ici peu étudiée, sur la sémiotique, voir mon étude « Zeichenphilosophie und ihre aristotelischen Wurzeln », Zeitschrift für Semiotik, 22, 3/4 (2000), p. 287-340, ainsi que mon article « Roman Jakobson und die Tradition der neuaristotelischen Phänomenologie », Marek Nekula, Prager Strukturalismus, Methodologische Grundlagen, Heidelberg, Winter 2003, p. 153-167. Je traite de la question de l’influence de Husserl sur la Denkpsychologie dans « Edmund Husserl und die Würzburger Schule ». Brentano Studien 7 (1997) p. 89-122.
2 Voici ce que Stumpf écrit à Brentano à propos de l’impression que fit cette thèse : « Cette thèse et tout ce qui s’y rattachait, voilà ce qui a fait que Marty et moi, nous nous ralliâmes avec enthousiasme à sa bannière » (cité d’après Franz Brentano, Über die Zukunft der Philosophie, éd. Oskar Kraus, Meiner 1968, p. 30 ; cf aussi Carl Stumpf, « Erinnerungen an Franz Brentano », in Oskar Kraus, Franz Brentano, avec des contributions de Carl Stumpf und Edmund Hussserl, Munich, Beck, 1919, p. 88.
3 La phénoménologie s’est développée différemment par la suite. Dans « Il contesto della svolta trascendantale die Husserl » (in Stefano Besoli (éd.) Il realismo fenomenologico. Sulla fenomenologico dei Circoli di Monaco e Gottinga, Macerata, Quodlibet, 2000, p. 501-538), je tente de montrer que ce furent des facteurs extérieurs à la philosophie qui ont contribué à modifier le projet philosophique, et ont conduit ainsi au tournant transcendantal de Husserl.
4 La théologie philosophique, dans laquelle Brentano traite de l’âme et de Dieu, est une exception.
5 Cf. mon article « Brentano und Comte », Grazer Philosophische Studien 35 (1989), p. 33-54. Brentano s’en tient aux phénomènes, ainsi que l’exige Comte. Ce faisant, il ne régresse pas en deçà de Kant. Kant était un réaliste empirique, et il ne fut idéaliste que dans une perspective transcendantale.
6 Seules les connaissances qui reposent seulement sur la perception interne font exception. Les disciples de Brentano ont été des spécialistes de psychologie expérimentale. Meinong a mis en place, avec des appareils acquis à l’aide de moyens privés, les premiers travaux pratiques de psychologie expérimentale. Carl Stumpf, le professeur de Husserl, à qui celui-ci a dédié les Recherches logiques, avait installé à Berlin un centre très important pour la psychologie expérimentale, qui est à l’origine de l’école berlinoise de psychologie de la forme. Stumpf lui-même était un psychologue du son. Twardowski, un autre élève de Brentano, a fondé en Pologne le premier laboratoire de psychologie.
7 En 1895, Brentano, dans un article de la Neue Freie Presse a, une fois encore, souligné la nécessité des expériences psychologiques et physiologiques pour la philosophie, et a proposé que l’État autrichien reverse l’argent économisé en ne rémunérant pas la chaire de professeur de Brentano, pour constituer un fonds substantiel destiné à un institut de psychologie, afin que cet argent « revienne aux fins auxquelles il était vraiment destiné » (Franz Brentano, Meine letzten Wünsche an Österreich, Stuttgart, Cotta, 1895, p. 40).
8 Comme exemple de ce manque de bases provenant de l’expérience, Brentano cite Herbert, qui a admis sans le vérifier que « deux lumières doublement aussi lumineuses éclaireraient aussi intensément qu’une seule [...] et que des représentations opposées s’inhibent à proportion de leurs forces » (op. cit. p. 36).
9 Ibid., p. 35.
10 On voit bien que la question de l’origine est au centre des préoccupations de l’école de Brentano rien que dans le titre de leurs travaux « de l’origine de la connaissance morale » (Brentano), de l’origine du langage (Marty), de l’origine psychologique de la représentation de l’espace (Stumpf), dans la thèse d’habilitation de Husserl, il est question de « l’origine du concept de nombre ». Arkatdiusz Chrudzimski parle dans ce contexte de « Begriffsempirismus », Intentionalitätstheorie beim frühen Brentano, Dordrecht, Kluwer, 2001.
11 Brentano comprend la question de l’origine comme une analyse conceptuelle, Stumpf comme une question qu’il faut aborder de manière empirique et psychologique, le jeune Husserl, comme une tâche, celle de mettre au jour la manière dont on peut consciemment former un concept ; cf. à ce sujet, mon article « Erkenntnistheorie und Psychologie. Die Wissenschaftliche Weltauffassung Carl Stumpfs », Brentano Studien 10 [à paraître] ; il en existe une version italienne « Teoria della conoscenza e psicologia. La concezione scientifica del mondo di Carl Stumpf », dans Stefano Besoli et Riccardo Martinelli, (éd.), Carl Stumpf e la fenomenologia dell’esperienza immediatate, Macerata, Quodlibet 2001, 261-308 ; pour ce qui concerne la thématique de l’origine chez Husserl, cf. en outre le chap. 3 de mon livre Intention und Zeichen. Untersuchungen zu Franz Brentano und zu Edmund Husserls Frühwerk, Frankfurt, Suhrkamp, 1993.
12 Dummett a montré que la philosophie analytique n’a pas seulement pour origine la ligne qui part de Frege, mais qu’elle s’inspire également de Brentano et de Husserl. Il compare les deux courants au Rhin et au Danube « qui prennent leur source non loin l’un de l’autre, qui plus tard, coulent en parallèle, puis prennent d’autres directions, pour finir par se jeter dans des mers différentes », M. Dummet, Les origines de la philosophie analytique, traduit par M.A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1991.
13 Ainsi Mauro Antonelli, Seiendes, Bewusstsein, Intentionalität im Frühwerk Brentanos, Freiburg, Alber, 2001 ; cf. à ce sujet, mon article, « Neues zum frühen Brentano », Grazer Philosophische Studien 67 (2004), à paraître.
14 Pour le contexte, voir en particulier Franz Schnabel, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, IV : Die religiöse Kräfte, München, 1987, ainsi que Karl-Egon Lönne, Politischer Katholizismus im 19. und 20. Jahrhundert, Frankfurt, Suhrkamp, 1986.
15 Georg von Hertling, Das Prinzip des Katholizismus und die Wissenschaft, Freiburg, Herder, 1899.
16 Munich, Verlag der literarisch-artistischen Anstalt, 1854.
17 Beaucoup d’ouvrages importants manquent dans cette édition, comme le roman Godwi, puisque, après sa conversion, Clemens Brentano l’a écarté.
18 C’est ainsi que Haffner évoque dans son hommage posthume à Clemens, qu’après la nouvelle construction du Katholik en 1858 « ce sont tout particulièrement les centres d’intérêt philosophique qui durent être, dans cette revue, objets du discours, et ce, de manière encore plus marquée ». Clemens aurait donné son appui à ce projet (« Zur Erinnerung an Professeur Clemens », Katholik 41/1 (Neue Folge 6), (1862), p. 257-280).
19 « Notre point de vue en philosophie » Katholik 39, 1858, p. 9-23, 129-154.
20 Les écrits les plus importants de Clemens (1825-1862), qui a enseigné à Bonn de 1843 à 1856, avant qu’il ne soit appelé à Münster, sont : Die speculative Theologie A. Günther’s und die katholische Kirchenlehre, Cologne, Bachem 1853, ainsi que Scholasticorum sententia philosophiam esse theologicae ancillam commentatio, Münster, Aschendorf, 1856 ; en ce qui concerne ses expériences en tant qu’élève des jésuites, il a rédigé un article, paru de manière anonyme « Über Jesuitenschulen, und namentlich die zu Freiburg in der Schweiz », Historisch-politische Blätter für das katholische Deutschland 6/2 (1840), p. 38-46 ; p. 129-152 ; p. 210-216.
21 Pour Kuhn, cf. Wolfinger, Franz, Johannes Evangelist Kuhn (1806-1887), in Fries, Heinrich und Georg Schwaiger, éd. Katholische Theologen Deutschlands im 19. Jahrundert, 3 tomes, München, Kösel, 1975, t. 2, p. 129-162.
22 On a déjà mis en lumière les parallèles existant entre les conceptions de Heidegger et celles de la théologie allemande. Il exista effectivement une influence de la théologie catholique ; le théologien Carl Braig (1853-1923) a beaucoup compté pour le jeune Heidegger (cf. Heidegger, Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer 1969, p. 82). Braig était l’élève de Johann E. Kuhn qu’il remplaça au semestre d’hiver 1880/1881 à la chaire de Dogmatique de Tübingen. Thomas d’Aquin n’a pas pu, selon Braig, atteindre la perfection, parce qu’il s’en est trop tenu à Aristote (cf. Karl Leidlmaier « Carl Braig », in Emmerich Coreth et al., Christliche Philosophie im katholischen Denken des 19. und 20. Jahrhunderts, Bd. 1, Graz, Styria, p. 409-419). Il faut d’ailleurs remarquer que le jeune Heidegger s’est intéressé, sur les conseils d’un théologien, à la dissertation de Brentano, dont il dit qu’elle avait, depuis 1907 « mis bien des obstacles à mes premiers essais maladroits en philosophie » (Heidegger, op. cit.).
23 Clemens a répondu dans le Katholik (« Über das Verhältnis der Philosophie zur Theologie. Ein Wort der Rechtfertigung gegen die Kritik des Herrn D.J. Kuhn », Mayence, Kircheim, 1860). Avec cette réponse, les débats ne furent d’ailleurs pas clos ; après la mort de Clemens, sa position fut défendue par les éditeurs du Katholik.
24 À l’époque où il était Privatdozent à Bonn, Clemens s’était très vivement opposé à Günther et Knoodt, un disciple de Günther enseignant à Bonn. Les écrits de Günther furent interdits en 1857. Cet incident montre qu’il ne s’agissait en aucun cas, du point de vue du Katholik, d’un affrontement académique ordinaire, mais d’une lutte pour la survie intellectuelle.
25 Katholik 41 (NF 6) 256-275. L’auteur est Franz Paula Morgott, qui enseignait au séminaire d’Eichstätt. Morgott a écrit deux monographies de Thomas d’Aquin : Geist und Natur im Menschen. Die Lehre des h. Thomas über die Grundfragen der Psychologie in ihrer Beziehung zur Kirchenlehre und zur neuen Wissenschaft, Eichstätt, Brönner, 1860, ainsi que Theorie der Gefühle im System des hl. Thomas, Eichstätt, Brönner, 1865.
26 Ici l’auteur cite Matteo Liberatore, Die Erkenntnistheorie des heiligen Thomas von Aquin. Allemand de C. Franz [Franz Clemens] ?, Mayence, Kirchheim, 1861.
27 Hegel est lui-même un aristotélicien qui a repris dans son histoire de la philosophie le projet d’Aristote, oublié depuis longtemps, de saisir conceptuellement des processus.
28 Paul Leopold Haffner (1829-1899) était professeur de philosophie au séminaire de Mayence (et depuis 1864, il y était également professeur d’apologétique) ; en 1866 il devient chanoine et, en 1886, évêque de Mayence (après dix-neuf années de vacance du siège due au Kulturkampf). Haffner était extrêmement actif dans le journalisme catholique. Il fut ainsi le dirigeant du Katholischer Broschürenverein fondé en 1864, et éditeur des Frankfurter zeitgemässen Broschüren, parues entre 1879 et 86 ; cf. Ball, Thomas, Leopold Haffner als Philosoph, Mayence, 1949 (dissertation inaugurale de la faculté de philosophie de la Johannes Gutenberg-Universität, Mainz)
29 On peut comprendre les thèses d’habilitation comme une objection possible. Toujours est-il que Brentano explique ceci dans les deux thèses : « La philosophie doit protester contre la prétention de dégager impudemment ses principes de la théologie, et contre l’affirmation selon laquelle on ne peut avoir de philosophie féconde sans l’existence d’une révélation surnaturelle ». L’éditeur, Oskar Kraus note à ce sujet (Über die Zukunft der Philosophie, éd. par Oskar Kraus, Hamburg, Meiner, 1968, p. 166) que l’on voit bien ici « clairement l’impétueux élan de liberté du philosophe sacerdotal » qui est bien « loin de toute croyance issue de l’autorité ».
30 Katholik 43/1 (NF 9), p. 685-707, 43/2 (NF 10), p. 129-156.
31 Katholik 44 (NF 11), p. 1-20, 129-151, l’auteur en est, une fois encore, Morgott.
32 J. Geyser, Erkenntnistheorie des Aristoteles, Münster, Schöhningh, 1917.
33 F. Brentano, Von den mannigfachen..., op. cit., 1862, p. 158, note ; traduction française de P. David modifiée, Paris, Vrin, 1992, p. 150-151.
34 Ibid., p. 181 ; traduction modifiée, p. 167.
35 Geschiche der Kategorienlehre, Berlin, Bethge, 1846.
36 Reiff, « Gutachten der Dissertation von Franz Brentano ». Franziska Mayer-Hillerbrand cite, dans une esquisse biographique inédite la lettre d’un professeur de Tübingen (« signature illisible », sans indication du destinataire) datée du 22.7.1862, dans laquelle il expose pourquoi Brentano n’a eu qu’un bene : « Le “ bene” correspond à notre classe II, a. Monsieur Brentano, qui, au vu du contenu de son travail, aurait largement mérité le cum laude (= I b) selon l’avis du rapporteur, mais celui-ci pensait par ailleurs que cette surévaluation de la philosophie aristotélicienne témoignait d’une connaissance insuffisante de la philosophie moderne ».
37 C’est ce que rapporte Georg von Hertling dans ses Lebenserinnerungen. Brentano lui-même l’indique dans son Aristoteles’Lehre vom Ursprung des menschlichen Geistes (Hamburg, Meiner 1980, 2).
38 Willy Theiler, « Kommentar » in Aristoteles, Über die Seele, Werke in deutscher Übersetzung tome 13, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1986, p. 142.
39 On trouve une présentation détaillée dans mon article « Die Einheit von Geist und Leib. Brentanos Habilitationsschrift über die Psychologie des Aristoteles als Antwort auf Zeller », Brentano Studien 6 (1995/96), p. 125-144.
40 Eduard Zeller qui a obtenu par la suite une chaire de professeur de théologie à Bern, avait commencé ses études de philosophie grecque avec l’intention de rechercher leur influence sur la Bible.
41 Brentano, Die Psychologie des Aristoteles, op. cit., p. 129.
42 Cf. ibid., p. 208.
43 Ici Brentano reprend une hypothèse interprétative émise par Trendelenburg, qui explique que le noûs pathetikós est un « résumé cohérent » de l’activité sensible.
44 Cf. à ce propos le chapitre 2 de mon livre Intention und Zeichen.
45 Voici en quels termes Brentano résume sa solution du problème corps-âme : « La partie intellectuelle et corporelle de l’homme ne font qu’une seule et même substance. L’âme intellective et végétative sensitive ne sont pas deux âmes, non, elles sont une seule forme, qui, pour une part, vit selon le corps, pour une autre, selon ce qui en est indépendant, ce qui est intellectuel. Puisque le spirituel et le corporel sont unis le plus profondément qui soit, nous voyons que les activités intellectuelles et corporelles sont imbriquées d’une manière prodigieuse l’une dans l’autre, et se renvoyant réciproquement l’une à l’autre, et l’une se soumettant, l’autre gouvernant, elles s’aident et se font mutuellement progresser. La bouche n’est pas seulement utile à l’estomac, elle l’est aussi pour l’imagination de l’intellect. Les yeux n’éclairent pas seulement les pieds pour se diriger, l’esprit éclaire toutes les forces du corps, permet de se nourrir et de se vêtir, et détourne de ce qui est dangereux et nuisible. De même qu’un homme amputé d’un pied ou d’un autre membre, n’est plus une substance parfaite, de même, il va de soi qu’une substance dont toute la partie corporelle est morte est encore moins une substance parfaite. Certes, la partie intellectuelle subsiste, mais ils se trompent lourdement ceux qui croient, comme Platon, que la séparation d’avec le corps est un progrès, et pour ainsi dire, comme la libération d’une prison oppressante. Il faut bien à que l’âme renonce désormais aux multiples services que les forces du corps lui ont accordés », Die Psychologie des Aristoteles, op. cit., p. 196 sq.
46 Die Psychologie des Aristoteles, op. cit., p. 227 sq.
47 Franz Brentano, « Auguste Comte und die positive Philosophie », Chilianeum Blätter für katholische Wissenschaft, Kunst und Leben ; également dans F. Brentano, Die vier Phasen der Philosophie und ihr augenblicklicher Stand, éd. Oskar Kraus, Hamburg, Meiner 1968, p. 133.
48 Ibid., op. cit. p. 132.
49 Cette méfiance s’exprime tout particulièrement dans la doctrine des « stades » de Brentano selon laquelle tout ce qui concerne l’idéalisme allemand ne relève que d’un intérêt pathologique
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