Le prince des philosophes : Aristote vu par Auguste Comte et Pierre Laffitte
p. 208-229
Texte intégral
1. Aristote dans une histoire évaluative
1On ne peut qu’être frappé, en lisant l’œuvre de Comte, de l’extrême valorisation dont Aristote y fait l’objet, comme l’attestent les épithètes et superlatifs1 : « l’incomparable Aristote », « le prince des philosophes »2, celui qui fut « le précurseur le plus systématique du positivisme »3. Comte considère Aristote comme son égal, l’équivalent pour l’Antiquité de ce qu’il représente lui-même au milieu du dix-neuvième siècle, tous contextes différents par ailleurs. À tel point que l’histoire de la pensée occidentale finit par se résumer à une chaîne continue joignant, aux deux extrémités, Aristote et Comte. S’il est vrai que Bacon, Galilée, Descartes sont évoqués comme les génies tutélaires de la pensée positive, ils en sont les « premiers fondateurs immédiats »4, non les plus anciens précurseurs. C’est véritablement à Aristote que revient ce titre.
2Comte ne s’est pas intéressé directement à l’étude érudite des textes d’Aristote, pour des raisons méthodologiques très claires : ses jugements sur Aristote, disséminés dans son œuvre, participent d’une appréciation historique des progrès intellectuels inscrits dans l’évolution générale de la civilisation. Le récit des avancées de l’humanité impose une mise en perspective. Les plus illustres théoriciens, « principaux organes de la grande évolution mentale »5, « promoteurs de nos principaux progrès »6, sont convoqués en fonction de leurs effets réels sur l’évolution de l’humanité, mesurés sur le très long terme. Les classiques de la philosophie entrent à ce titre dans un double processus de relativisation et de célébration.
3De relativisation d’abord : abandonnant toute conception absolue, Comte pose que l’état des sciences, de l’art, des mœurs, des techniques, de la politique, est à chaque époque en harmonie avec le régime de l’esprit correspondant. Le propre d’une grande pensée est sa capacité de relayer et d’accélérer le mouvement historique en surmontant les obstacles inhérents à la situation de l’époque, les « obstacles épistémologiques » selon le terme de Bachelard. Chaque système de pensée contribue à l’évolution intellectuelle de l’humanité en devançant, sinon l’époque (on est malgré soi de son temps), du moins l’opinion des contemporains. Chaque système doit être jugé par conséquent au regard du contexte dans lequel il a vu le jour et s’est constitué. Cette histoire évaluative n’est possible selon Comte que grâce au recul dont lui-même dispose, car il fallait être parvenu au faîte du mouvement historique pour pouvoir estimer à leur vraie valeur les mutations intermédiaires.
4De là une perspective de célébration que l’on retrouverait chez certains historiens de son temps (par exemple Guizot). L’appréciation historique à laquelle se livre Comte revêt une dimension morale et pédagogique qui se renforce et se précise autour de 1845-1848, dans le cadre du positivisme religieux. Le culte des grands hommes inscrits au « calendrier positiviste » – poètes, savants, inventeurs, philosophes ou hommes d’État – a une fonction qu’aujourd’hui on traduirait plus volontiers en termes de morale sociale qu’en termes de religion : en rendant aux hommes illustres l’hommage qui leur est dû, l’humanité honore un patrimoine collectif transmis et enrichi au cours du temps ; elle s’acquitte symboliquement d’une dette incommensurable envers l’ensemble de son passé et mesure sa responsabilité envers les générations suivantes7. En faisant retour sur son histoire, sur la « continuité », l’humanité se rend présente à elle-même et à ses devoirs, et les dimensions de l’aventure doivent inciter chacun de nous à l’humilité. L’histoire devenue pour Comte science sacrée est un chemin possible vers une authentique forme de sagesse pour autant qu’elle manifeste cette dimension tragique par laquelle nous prenons enfin acte de notre condition8.
5C’est dans cette perspective grandiose, et en même temps très particulière, que l’on doit lire les pages de Comte consacrées au Stagirite. L’auteur du Cours de philosophie positive lui emprunte l’idée même de philosophie comme « système général des conceptions humaines ». Aristote, le « père immortel de la philosophie »9, est le philosophe par excellence, celui qui, en plein théologisme, annonce la philosophie positive et qui, par un effort de systématisation sensationnel pour l’époque, ébauche le projet encyclopédique. L’exemple de son devancier permet à Comte de démarquer la philosophie positive et le positivisme d’une entreprise de compilation banalement scientiste. L’audace d’Aristote, consacrée par une postérité pluriséculaire, doit être considérée comme un événement fondateur pour la philosophie même.
6À mesure que le projet socio-politique de Comte se précise et prend la forme d’une religion positive, Comte pense pouvoir trouver chez son précurseur grec les prémices théoriques de la solution pratique aux problèmes de son temps – aux questions ouvertes et laissées béantes par la Révolution française. En exagérant un peu, on dira que l’événement politique moderne répond à vingt-deux siècles de distance à l’événement intellectuel grec, lui conférant a posteriori sa véritable portée, insoupçonnée jusqu’alors. Comte réinscrit Aristote dans la continuité, et le revisite au présent.
7Après la mort de Comte, Pierre Laffitte10, son continuateur – le principal représentant l’école positiviste orthodoxe – va tenter, en conservant ce point de vue actualisant, d’étayer les jugements surplombants de Comte à partir des textes. Son cours sur les « grands types de l’humanité »11 témoigne d’une expérience de lecture originale, qui, par ses présupposés et le choix du corpus, montre une figure d’Aristote radicalement différente de celle – mieux connue – esquissée par Ravaisson. L’application philologique d’un schéma de pensée aussi verrouillé que le positivisme est bien sûr sujette à caution, mais l’objectif de cette étude n’est pas de comparer la valeur des interprétations. L’interprétation positiviste d’Aristote doit plutôt être l’occasion de s’interroger, à partir d’un cas exemplaire, sur les problèmes philosophiques qui orientent la lecture ou l’usage que les philosophes peuvent faire d’une autre philosophie en réponse à des préoccupations toujours situées, dépendantes d’une séquence déterminée.
2. La fonction historique de la philosophie d’Aristote
8Étant admis que l’évolution des régimes de savoirs constitue l’épine dorsale du mouvement global de la civilisation, la loi des trois états est la clef qui permet de déchiffrer le sens de l’histoire. En résumé, chaque domaine de la connaissance passe par trois états successifs. L’état théologique, ou fictif, est celui dans lequel l’homme se figure le monde à son image, postulant des volontés à l’origine des phénomènes. L’état métaphysique assume la dissolution de l’esprit théologique, et, par son rôle critique, prépare la transition vers l’état positif. Celui-ci produit un renversement de point de vue en abandonnant définitivement les questions insolubles et en substituant au jeu mystérieux des causes ou des entités, l’existence de lois qui sont des rapports constants entre les phénomènes.
9L’état théologique passe par trois formes successives. Le fétichisme, dominé par le sentiment, consiste à attribuer aux corps extérieurs une vie analogue à la nôtre, selon une projection anthropomorphique. Le polythéisme est la forme accomplie du théologisme, celle qui correspond, dans l’ordre des facultés de l’esprit, à la prépondérance de l’imagination. Une nouveauté, l’apparition du surnaturel, marque un pas décisif dans l’histoire, un changement plus significatif sans doute que le passage à ce théologisme affaibli que sera le monothéisme. Avec le monothéisme commence en effet le déclin du régime initial, caractérisé par le fait que la raison empiète désormais sur le pouvoir de l’imagination, conduisant à une structure de pensée non homogène.
10Dans le champ intellectuel, la philosophie de la Grèce antique engendre la décadence du polythéisme et prépare l’avènement du monothéisme. Comte souligne dans ce processus l’action sous-jacente de l’esprit positif. Cette influence doit être comprise historiquement. Elle s’exerce à la faveur de circonstances propices : la liberté intellectuelle consécutive au handicap politique et militaire de la nation hellénique. Les Grecs, encore incapables de concevoir rigoureusement la notion de loi naturelle, pressentent l’existence de telles lois à travers les régularités qui gouvernent les phénomènes astronomiques. La réflexion mathématique, prolongée par l’œuvre des philosophes, marque un progrès de la raison qui contribue au mouvement graduel d’émancipation à l’égard de la théologie12. De là une phase intermédiaire de transition métaphysique, qui joue un rôle critique, dissolvant, au plan social et politique, mais soutient efficacement l’activité spéculative pendant sa longue période de maturation13. Aristote, lui, assume si puissamment les besoins intellectuels émergents qu’il annonce déjà, en dépassant le monothéisme, l’état positif14.
11La rivalité entre Aristote et Platon traduit et entérine le divorce de la philosophie naturelle et de la philosophie morale. À l’esprit de Platon, dit par Comte « anti-géométrique », s’oppose une philosophie puisant ses matériaux dans la science15. On peut s’étonner d’une telle opposition vu l’importance des mathématiques au sein de l’Académie. Sans doute Comte a-t-il tendance à associer trop fortement Platon à Socrate et à regarder les mathématiques chez Platon – dérivées de l’arithmétique pythagoricienne plus que de la géométrie – comme simple propédeutique ; la critique des idées-nombres aurait permis en revanche à Aristote d’intégrer les mathématiques à un système des sciences. Comte, qui n’était vraisemblablement pas familier du grec ancien, s’est peut-être tout simplement arrêté à une lecture assez superficielle de la République. Ce qui est certain, c’est qu’à ses yeux, la philosophie naturelle, parce qu’elle s’appuie sur l’étude du monde extérieur pour s’élever à celle de l’homme, inverse la démarche anthropocentriste de la théologie et anticipe la méthode de la philosophie positive. Par conséquent, si Platon et Aristote incarnent la phase métaphysique, le premier est encore tourné vers le théologisme, et prépare en ce sens le passage au monothéisme, tandis que le second, exceptionnellement précoce, s’avance vers le régime positif de l’esprit avec lequel il entretient déjà de remarquables affinités.
12La division en philosophie naturelle et philosophie morale domine, dit Comte, l’évolution intellectuelle jusqu’à lui16. L’histoire de la réception des idées aristotéliciennes ne peut être comprise qu’en relation avec l’évolution sociale. Dans un premier temps, l’esprit théologique, grâce à son pouvoir d’organisation, conserve ses prérogatives et donne un avantage certain à la philosophie morale, qui freine le progrès scientifique, comme l’illustrent les arguments de saint Augustin contre les astronomes d’Alexandrie au sujet de la sphéricité de la terre et du problème des antipodes17. L’antagonisme entre Platon et Aristote se prolonge pour ces raisons jusqu’au cœur du Moyen Âge18. La divinisation abstraite de la nature qui associe l’inspiration d’Aristote à des hérésies et à des formes de panthéisme assez proches, au fond, de l’athéisme, témoigne de l’existence ininterrompue d’un courant antithéologique clandestin19. La persécution que subit la pensée d’Aristote en plein monothéisme est de ce point de vue très révélatrice. Seuls les esprits éclairés répugnent à participer à cette condamnation, tandis que les Arabes, de leur côté, relaient efficacement le progrès des sciences20. C’est seulement aux XIIe et XIIIe siècles, lorsque la vie intellectuelle commence à se libérer de la tutelle catholique et à s’autonomiser dans les universités, que l’on assiste, non sans difficultés d’ailleurs, au retour à Aristote. Avec la scolastique, notamment thomiste, l’esprit métaphysique gagne l’étude de l’individu et s’étend à la sphère sociale, accompagnant bientôt sur un autre plan les luttes politiques contre la puissance européenne des papes21. S’ouvre alors la période moderne, caractérisée par la montée en force de l’esprit critique, négateur de l’ordre catholico-féodal.
13La philosophie positive, telle que Comte la présente, met fin à un conflit de vingt-deux siècles et accomplit « la réorganisation totale du système spéculatif »22. Le stade auquel l’esprit est parvenu au XIXe siècle réunit en effet les conditions qui permettront de réconcilier la philosophie naturelle et la philosophie morale. La découverte du rôle des fonctions cérébrales, qui supposait la constitution et la mise en relation de la physiologie et de la sociologie, permet de traiter enfin les faits moraux comme des objets de science, et de clore, au plan théorique du moins, un cycle ouvert à l’époque d’Aristote et de Platon23. Pour la première fois depuis le fétichisme, qui fournissait une approche du monde unifiée (mais illusoire), la totalité des connaissances d’une époque peut s’ordonner en un système homogène. Comte peut encore se comparer ici à Aristote dans la mesure où sa tâche philosophique aura été d’achever l’encyclopédie ébauchée par son précurseur grec.
3. L’esprit encyclopédique d’Aristote
14La classification des sciences décrit l’ordre dans lequel la positivité (la représentation des phénomènes comme soumis à des lois) a parcouru les différentes branches du savoir. Une fois mise à part la mathématique, qui constitue le socle méthodologique de toutes les sciences par le modèle de régularité qu’elle met en œuvre, cinq sciences composent le cadre logique et chronologique du savoir : l’astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, enfin la physique sociale. Cette échelle signifie que les sciences sont devenues successivement positives dans l’ordre du degré de complexité des phénomènes dont elles s’occupent, et, conjointement, selon leur indépendance, leur degré de spécialité (du plus général au plus spécial), leur relation plus ou moins directe avec l’homme. Les sciences qui s’occupent des phénomènes les plus simples sont devenues positives avant les autres, parce que l’étude des phénomènes les plus simples est indépendante de celle des phénomènes immédiatement plus complexes, tandis que les sciences supérieures ont besoin de connaître les lois des disciplines inférieures pour que celles-ci interviennent partiellement dans l’explication des phénomènes qu’elles étudient. L’état du savoir à un moment déterminé de l’histoire se caractérise par la distribution des modes d’explication théologique, métaphysique et positive entre les différentes sciences, la proportion des anciens schémas explicatifs tendant à dominer dans les sciences qui étudient les phénomènes les plus complexes, parce que dans ces domaines la méthode scientifique n’a pas encore été éprouvée.
15À l’époque d’Aristote, l’esprit positif (le paradigme moderne) ne s’est manifesté qu’en géométrie. Si Aristote a su s’emparer d’un domaine de positivité qui commençait à fournir ses premiers résultats24, sa tentative encyclopédique ne pouvait pas aller au-delà d’une « coordination de la philosophie métaphysique »25. Le pressentiment des lois, encore confus, a pu produire des aperçus qui, jugés avec recul, font signe vers la positivité, mais l’hétérogénéité des explications ou la disproportion des développements consacrés aux différents domaines objectifs, interdit de parler d’une véritable synthèse encyclopédique. Il s’agit plutôt d’un effort systématique, qui devait rester à l’époque inachevé. Ce n’est donc pas sur la liaison des savoirs que Comte insiste, mais plutôt sur les avancées ponctuelles, sortes de brèches faites dans le monolithe théologique. Dans son exposé philosophique des sciences, l’ex-polytechnicien saisit toutes les occasions – comme on va le voir – pour valoriser Aristote, soit en rappelant la longévité de ses schémas d’explication (parfois en vigueur jusqu’au XVIe ou XVIIe siècle), soit en montrant sur des exemples précis son aptitude à surmonter les obstacles épistémologiques. Tentons de restituer cette double démarche valorisante en repérant les passages concernés, dispersés dans le Cours de philosophie positive.
16À propos des principes fondamentaux de la mécanique rationnelle, Comte remarque que les tentatives d’explication métaphysique fondées sur « la nature des choses », encore admises au XVIIe siècle pour rendre compte de la loi d’inertie découverte par Kepler, ne vont en réalité guère au-delà des arguments métaphysiques d’Aristote. Invoquer le principe de raison suffisante, dire qu’un corps doit suivre une ligne droite « parce qu’il n’y a pas de raison pour qu’il s’écarte d’un côté plutôt que d’un autre de sa direction primitive », c’est tomber dans l’explication nominale. Ces considérations a priori, dit Comte, ne font en effet que transcrire une observation empirique en termes métaphysiques de causalité, sans rien ajouter : si le mouvement est rectiligne en fait, il faut avouer qu’en droit il aurait pu être tout aussi bien circulaire ou parabolique ; en dehors de l’expérience, rien n’interdit cette supposition. Et Comte de rappeler qu’Aristote, en se fondant sur un principe du même genre, aboutissait à la conclusion inverse, lorsqu’il déduisait de l’idée de perfection la circularité naturelle du mouvement des astres26.
17Comte juge plausible pour l’époque l’hypothèse d’Aristote selon laquelle la vitesse serait proportionnelle à l’espace parcouru. Ce n’est qu’à partir de la « théorie générale des mouvements variés » de Galilée qu’une telle hypothèse devient absurde parce qu’elle équivaudrait mathématiquement à supposer que l’intensité de la pesanteur croît pendant la chute d’un corps à proportion de l’espace parcouru27. Or, bien que ceci ne soit pas explicite, il est clair que, pour supposer la gravité constante (d’où la loi selon laquelle la vitesse est proportionnelle au temps, v = gt, et l’espace parcouru, au carré du temps, e = 1/2 gt2), il fallait s’en faire une notion scientifique et dépasser l’idée de nature essentielle ou de cause première du mouvement. Comme Comte l’explique ailleurs, la loi de la chute des corps aurait pu être déduite de la dynamique abstraite, mais l’observation du mouvement terrestre des projectiles ne permettait pas une aussi bonne connaissance des trajectoires que l’étude approfondie des mouvements des astres. Aussi faut-il attendre Kepler pour que soient élaborées les lois de la dynamique28. Quant à la direction de la pesanteur, Archimède lui-même, l’inventeur de la barologie statique, s’en faisait une notion encore vague, près d’un siècle après Aristote. Ce sont les études astronomiques de l’école d’Alexandrie qui montrèrent que cette direction varie en suivant la normale à la surface terrestre29.
18Dans le domaine de la chimie, ensuite, Aristote s’illustre par la théorie des quatre éléments. Cette première tentative du « véritable esprit philosophique » pour concevoir la composition des corps, contraste avec le monisme matérialiste des écoles antérieures. En affirmant la pluralité des éléments de base, Aristote rompt avec une conception « absolue » et, par ce geste dont Comte mesure la portée révolutionnaire, met fin à une controverse stérile sur la nature du principe unique. Le pas ainsi franchi est un « immense progrès » rendant possible par la suite le genre d’investigation propre à la chimie : l’étude de la composition et de la décomposition des corps. Aristote doit être considéré par conséquent comme le véritable fondateur de cette science30. Le dénombrement récent de cinquante-six corps simples31 prolonge la voie ouverte par sa courageuse rupture avec le monisme. Comte stigmatise par conséquent l’attachement paradoxal des philosophes de la nature (les « naturistes », par exemple Oken) à la doctrine des quatre éléments, laquelle était, en son temps, une théorie d’inspiration au contraire progressiste et novatrice, attentive autant que possible à la complexité du réel32. D’autre part, il rectifie le préjugé de ses contemporains sur l’alchimie, qui tient à un jugement rétrospectif. L’idée, propre à la science héritée d’Aristote, selon laquelle les différentes substances sont constituées d’éléments communs, donnait une base rationnelle aux tentatives de transmutation de métaux. Par sa tendance à s’en remettre à des réactions supposées constantes, l’alchimie ne cessait d’œuvrer en faveur de l’esprit positif, et les alchimistes qui se fiaient dans leurs expériences à la permanence des lois physiques discréditaient par leur attitude l’esprit des miracles et du surnaturel33
19En biologie, Comte loue Aristote pour son usage de la méthode comparative34, « type décisif de la logique comparative, tant pour la coordination des groupes qu’envers leur construction »35. Chaque domaine d’objectivité trouvant sa pleine conceptualisation dans la typologie des objets de rang immédiatement supérieur, la classification zoologique d’Aristote a pu servir de modèle taxinomique en phytologie, en attendant une connaissance plus approfondie, d’ailleurs laborieuse, des espèces végétales. L’importance heuristique de la classification aristotélicienne est confirmée par le fait que celle-ci n’a subi par la suite que des aménagements36. Ce n’est donc pas un hasard si, au moment où il suggère de construire pour la chimie un système de classification fondé sur un artifice méthodologique – la réduction des combinaisons moléculaires à une composition binaire – Comte se réclame d’une conception de la science qui remonte à Aristote et conduit à Blainville37.
20C’est également dans la théorie de l’intelligence qu’Aristote s’est illustré, en posant un « axiome » qui exprime le seul principe évident qui ait pu faire autorité sur le sujet pendant fort longtemps : « rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans les sens »38. La clausule de Leibniz, excipe nisi ipse intellectus, négligée à tort par les empiristes condillaciens, représente aux yeux de Comte la prise en considération du dynamisme de l’esprit, auquel il rapporte sa propre doctrine de la connaissance. Comte refuse en effet de placer le sujet et l’objet face à face ; il envisage le savoir comme résultant d’une relation entre ces deux termes, relation qui a un ancrage anthropologique dans le rapport de l’humanité à son milieu de vie, le monde. L’intelligence est ce lieu où s’équilibrent deux influences réciproques, du réel vers le sujet et du sujet vers l’objet de la connaissance : l’invariabilité des lois naturelles rejaillit sur l’esprit, lui apporte une fixité et une discipline, tandis que l’esprit coordonne les informations qu’il reçoit et, par son activité propre, construit ses représentations.
21Aristote, enfin, a jeté les fondements de la statique sociale, cette partie de la sociologie qui étudie les actions et réactions mutuelles des composantes du système social, analogue à une anatomie de la société. Ce geste fondateur est remarquable pour l’époque. Condorcet avait déjà constaté que la politique des philosophes grecs était une science « empirique » plutôt qu’une véritable théorie fondée sur des principes généraux39. Comte ajoute que les Grecs étaient dans l’incapacité de concevoir le progrès historique faute de disposer de termes de comparaison suffisants. Le sentiment d’un progrès de l’humanité n’apparaît que dans le christianisme, lorsque la loi de Jésus est proclamée supérieure à celle de Moïse40. La connaissance de l’histoire ne pouvait précéder son objet ; les observations politiques des Grecs, limitées à « un état social presque uniforme et purement préliminaire » et appliquées à « une population très circonscrite »41, devaient ainsi en rester au stade de l’ébauche. Le théologisme, centré sur l’individu, était en outre peu propice à une théorie des phénomènes collectifs42.
22Comte apprécie dans la Politique43 la réfutation des « dangereuses rêveries » de Platon sur la communauté des biens44 et sur celle des femmes et des enfants45, réfutation qu’il ramène implicitement à sa critique des utopies communistes du XIXe siècle46. Il félicite également Aristote d’avoir su résister aux chimères du « règne de l’esprit » qui faisaient miroiter une « espèce de théocratie métaphysique », dont l’utopie des philosophes-rois fournit un exemple encore prisé à l’époque moderne47. Pour Comte en effet, l’esprit, « né pour modifier et non pour commander »48, éclaire l’action en sélectionnant les moyens adaptés au but, mais c’est le cœur qui indique les fins, insuffle les orientations, et il n’y a de progrès possible que si l’esprit se met au service du cœur. Au sein du pouvoir spirituel tel que l’envisage Comte, les philosophes, incarnations de l’esprit, sont guidés par les conseils féminins et s’appuient sur le bon sens populaire pour exercer à leur tour, vis-à-vis des chefs politiques, un rôle d’influence, de modération, donc d’éclairage et non de commandement. Attaché à ce système de régulation, Comte affectionne la formule d’Aristote sur la « nécessaire subordination des lois aux mœurs »49 dans laquelle il retrouve (en la tirant à soi) sa thèse – anti-contractualiste – qui pose que le système des institutions, loin d’être constructible par abstraction, suit la marche de la civilisation, que l’autorité dérive du concours et non le concours de l’autorité, et que l’exercice du pouvoir revient nécessairement aux forces sociales prépondérantes. Pour saisir l’originalité d’Aristote, il faut rappeler ce qui caractérisait « le vrai génie politique de l’antiquité » d’après Comte : « cette confusion fondamentale et continue entre les mœurs et les lois, ou les opinions et les actions »50.
4. Aristote du Cours au Système
23Le tournant religieux du positivisme, après 1845-1848, va se répercuter, dans une certaine mesure, sur la présentation de la philosophie d’Aristote, confirmant ainsi l’orientation générale d’une interprétation fondamentalement écrite au présent. L’auteur du Système de politique positive reprend pour l’essentiel ses jugements antérieurs, mais les complète et en déplace l’accentuation. Il semble que, globalement, ces inflexions se rattachent à trois aspects du positivisme religieux : l’institution de la religion, la mise au point des systèmes de régulation socio-anthropologiques et l’élaboration d’une septième science, la morale.
24Premier point : l’institution d’une religion. Le positivisme vise à « joindre un centre unique » qui articulerait dans un système global le sentiment, la raison et l’activité. La religion joue par définition ce rôle unificateur. Elle règle chaque nature individuelle et rallie toutes les individualités. Comte institue une nouvelle religion, avec son dogme, son culte et son régime, pour donner à la société moderne sa cohésion idéologique, et diriger nos connaissances, nos efforts, et nos affects, vers l’Humanité, point de convergence du mouvement historique. Par sa structure, cette religion sécularisée est calquée sur le modèle de la catholicité médiévale, dont Comte ne se lasse point de vanter le pouvoir d’organisation.
25Dans le Système, Comte requalifie le moment grec et ses différentes étapes, et retient principalement trois noms : Thalès, Pythagore et Aristote. Thalès incarne « le type moral de l’existence contemplative », ce qui s’accorde avec la thèse selon laquelle le philosophe, indifférent aux richesses, ne tirera bénéfice, dans son régime de vie, que de la considération d’autrui. Pythagore est célébré comme celui qui « se voua profondément à l’avènement décisif de la religion universelle », le fondateur d’une « discipline systématique » à la fois privée et publique, le premier peut-être à avoir entrepris de systématiser « la vie humaine, physique, intellectuelle, et morale ». À l’évidence Comte se reconnaît dans ce fondateur d’école et de système qui articule les mathématiques à la société et au monde dans l’esprit de discipline de la théocratie. Il voit dans l’œuvre des disciples de Pythagore l’ébauche du pouvoir spirituel dans lequel il place tous ses espoirs51. En comparaison de Pythagore, Aristote apparaît comme un pur théoricien. Là où l’on pourrait s’attendre à un effet de dévaluation, Comte va au contraire confirmer la valeur philosophique d’Aristote, en présentant les trois grandes figures de la pensée grecque dans leur complémentarité, comme les incarnations de trois moments : abstrait, social et systématique. Pythagore, placé au centre, consacre socialement l’essor abstrait, contemplatif, de Thalès, et, en rationalisant la morale héritée du régime théocratique, il prépare les conditions d’une réflexion sur l’homme qui s’élabore précisément à partir d’Aristote.
26Aristote est ainsi associé à ce qu’on pourrait appeler le dispositif historique du moment grec. Comte va également l’associer, en aval, au dispositif catholique. Aristote et saint Paul sont maintenant présentés comme les deux sources complémentaires du catholicisme. L’œuvre d’Aristote condense le polythéisme systématique hérité de l’astrolâtrie, elle-même condition d’émergence de la science rationnelle. Cette œuvre systématique répond à un besoin intellectuel et satisfait l’esprit cultivé, en laissant dans un état de relative indétermination la question pratique. L’œuvre, ou plutôt l’action, de saint Paul, spontanée, s’adresse à la raison commune et condense le polythéisme spontané fondé sur la contemplation abstraite.
27Comte analyse cette complémentarité au niveau des concepts. Comme on l’a vu, l’œuvre d’Aristote correspond à l’état métaphysique ; or le mode d’explication métaphysique substitue aux volontés des entités, qui, moins nombreuses et plus générales, sont des abstractions intermédiaires entre les chimères théologiques et les lois scientifiques. En même temps, la pensée d’Aristote est tournée, déjà, vers l’esprit positif. De là cette interprétation : l’idée de cause finale, de fin suprême, concilie transitoirement volontés arbitraires et lois immuables ; la théorie du premier moteur (sorte d’entité pré-monothéiste mais déjà en fait pré-positive) tend déjà vers une explication unifiée du monde phénoménal52 et les deux entités annexes, la Nature et la Fortune (typiquement métaphysiques), représentent respectivement le domaine des lois connues et celui des lois inconnues53. Saint Paul va spécifier cette doctrine en réponse à des besoins moraux. Il attribue au « moteur suprême » le gouvernement des affections humaines et aux « ministres métaphysiques » l’administration de l’ordre extérieur, vital et matériel. C’est ainsi que Comte interprète, dans des textes au demeurant difficiles, la théorie de la nature et de la grâce. La priorité d’Aristote sur saint Paul, à partir du XIIIe siècle, témoigne de la résurgence d’un besoin intellectuel, après une période de stabilisation sociale. En renouant avec la filiation astrolâtrique d’Aristote, la vie intellectuelle se concentre sur l’astrologie. Comte va ainsi requalifier l’apport historique d’Aristote en parlant d’un « monothéisme intellectuel », allié au « monothéisme social » de saint Paul54. Les termes peuvent surprendre dans la mesure où Comte insistait dans le Cours sur le caractère antithéologique de la métaphysique d’Aristote, capable d’enjamber le monothéisme. L’inflexion est nette : en somme, tout se passe à présent comme si Comte voulait entraîner son précurseur grec dans sa réhabilitation du système catholique médiéval.
28Deuxième point : la mise au point des systèmes de régulation socio-anthropologiques. L’extension du système au politique exige la prise en considération de l’ensemble des circulations internes et des causalités réciproques qui assurent la cohésion et la conservation des totalités sociopolitiques. À la source du tournant religieux, il y a la conviction que les composantes socio-anthropologiques (hommes-femmes, prolétaires-femmes-philosophes, cœur-esprit-caractère, Africains-Européens-Asiatiques, etc.) produisent le maximum d’effets grâce au système de régulation auquel elles participent dès lors qu’elles occupent leur place normale et qu’elles remplissent leur fonction sans excès ni déviation. Par la mécanique des forces sociales, la bonne conjonction de matériaux différenciés (inégalités articulées) produit plus d’effets que l’assemblage de matériaux identiques. On pourrait ici être tenté par un rapprochement avec la République de Platon. C’est en fait Aristote que Comte va convoquer.
29L’auteur du Système invoque principalement deux thèses qu’il indexe sur la statique sociale et qu’il résume dans des formules stéréotypées appelées « aphorismes » dans le style sentencieux adéquat à sa dogmatique.
30L’une concerne la famille. Comte avait montré que l’institution familiale repose sur l’« inévitable subordination naturelle de la femme envers l’homme ». La théorie phrénologique de Gall lui semblait confirmer l’inégalité physique et morale des sexes. La distribution des fonctions au sein de la famille permet de « concourir au but commun par des voies profondément distinctes »55. Comte s’était brouillé avec Mill à propos de cette question, Mill soutenant la thèse de l’égalité et réclamant l’émancipation des femmes. Lorsqu’il revient sur cette question dans le Système, Comte utilise la caution d’Aristote.
Entre deux êtres seulement, que rallie spontanément une profonde affection mutuelle, aucune harmonie ne saurait persister que si l’un commande et l’autre obéit. Le plus grand des philosophes, en ébauchant, il y a vingt-deux siècles, la vraie théorie de l’ordre humain, disait avec une admirable délicatesse, trop méconnue chez lui : « la principale force de la femme consiste à surmonter la difficulté d’obéir ». Telle est, en effet, la nature de la subordination conjugale, qu’elle devient indispensable à la saine destination que la religion positive assigne au mariage.56
31La « délicatesse » d’Aristote – projection autobiographique de la tendresse passionnée de Comte à l’égard de l’angélique Clotilde – renvoie à une conception de la femme qui libère celle-ci des contraintes matérielles pour lui réserver le domaine du conseil, de l’influence morale et de l’amour. L’obéissance permet à la femme de se dégager des plus lourdes responsabilités et ainsi de s’épanouir moralement...
32L’autre thèse porte sur l’organisation sociale. L’idée de but commun et de moyens différenciés, déjà appliquée à la famille, fournit le schéma d’ensemble de toute société. La perfection de tout organisme, biologique ou social, consiste non seulement dans la solidarité des organes mais aussi dans leur spécialisation et leur différenciation. Dans les sociétés qui ont atteint un certain degré de complexité, l’unité du but se conjugue avec la diversité des moyens, de sorte que par une ruse sociale dont Comte est aussi avisé que Smith ou Hegel, les individus concourent « à un même développement général », mais « sans s’être d’ordinaire nullement concertés, et le plus souvent à l’insu de la plupart d’entre eux, qui ne croient obéir qu’à leurs impulsions personnelles »57. Or c’est à présent à Aristote que Comte attribue la paternité de cette découverte jugée capitale :
L’incomparable Aristote découvrit, en effet, le caractère essentiel de toute organisation collective, quand il la fit consister dans la séparation des offices et la combinaison des efforts.58
33En découvrant ce principe, Aristote serait allé plus loin que les économistes modernes, obsédés par la seule analyse du travail industriel. La référence au Stagirite est ici d’autant plus intéressante que Comte s’appuie lui-même sur cette loi de statique sociale pour étayer en théorie son programme politique de séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Une première application du principe d’Aristote reviendrait à distinguer deux pouvoirs au nom de la nécessaire séparation des offices. En fait, Comte tire une conséquence plus lointaine en invoquant – comme dans ses opuscules de jeunesse – la nécessité d’assurer la convergence des esprits. La coopération propre à la société civile, si elle réussit au plan économique, conduit à un phénomène d’atomisation au plan mental et moral. La cohésion de l’association exige donc un « appareil de systématisation »59, qui ne peut être ici que spirituel et passe par la reconstitution d’un sacerdoce. Par glissements successifs, Comte en vient donc à utiliser la référence à Aristote pour justifier théoriquement un programme de communion idéologique.
34Troisième point : la morale scientifique. À l’époque du Système, Comte réorganise le tableau des sciences et présente la sociologie comme absorbant la biologie à titre de préambule et la morale à titre de conclusion. La conception élargie de la sociologie fait de celle-ci une véritable anthropologie. L’adjonction de la morale est justifiée par la nécessité de cerner les écarts individuels qui s’effacent – en se neutralisant mutuellement – dans l’étude du social. Comte inscrit cette nouvelle science dans le prolongement de sa théorie subjective du cerveau, qui s’inspire de la doctrine phrénologique de Gall, considérablement remaniée, le but de cette théorie étant de caractériser « l’harmonie générale entre la vie affective, la vie spéculative et la vie active, en ce qu’elle offre de commun à toutes les natures animales » et de poser ainsi en termes scientifiques le grand problème humain, celui de la subordination de l’égoïsme à l’altruisme.
35Partant, Comte est amené, en complétant ses jugements, à montrer que la trajectoire encyclopédique d’Aristote s’étend jusqu’aux phénomènes moraux. À l’instar de Condorcet60, il retient la définition de la vertu comme juste milieu : pour Aristote, chaque vertu est « intermédiaire » entre deux vices opposés, « l’un par excès, l’autre par défaut ». Aristote aurait là encore anticipé l’une des thèses fondamentales du positivisme :
un tel principe implique à la fois la pluralité de nos penchants et leur concours nécessaire, double base de toute la science affective.61
36Comte croit pouvoir retrouver ici l’esprit des précédents principes d’Aristote, étendu à la science de la morale – l’unité du but et la diversité des moyens. Il admet que cela n’est qu’implicite et en profite pour risquer une autre supposition : en disant que « rien n’est dans l’esprit qui n’ait été dans les sens », Aristote avait dû sous-entendre avec la même clairvoyance la restriction leibnizienne : « excepté l’esprit même ». En comparant le Système au Cours, on voit que Comte crédite Aristote d’un pouvoir d’anticipation plus spectaculaire encore qu’auparavant, comme s’il s’agissait, au nom d’une grandiose filiation, de justifier stratégiquement toutes les implications du système positiviste – y compris les plus contestées62.
37L’appréciation d’Aristote nous renseigne sur la manière dont Comte se représente sa propre doctrine. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le tournant religieux, qui signifie en apparence la fin de la philosophie, l’auteur du Système ne cesse de se penser comme philosophe, et même comme le philosophe le plus complet. Sa tâche consiste – selon ses propres termes – à terminer une entreprise entamée vingt-deux siècles avant lui, c’est-à-dire à compléter et à justifier scientifiquement les intuitions et prémonitions de son précurseur grec. Outre un effet non négligeable d’apothéose, il résulte de cette autodéfinition une vision de l’histoire de la philosophie dont l’aspect téléologique – avec l’image du bouclage scellant le destin de la pensée – n’est pas sans faire songer à la conception hégélienne.
5. Aristote sous la Troisième République : le cours de Pierre Laffitte
38Le cours de Laffitte sur « les grands types de l’Humanité » s’inscrit dans la perspective d’un « culte » des grands hommes à valeur pédagogique et religieuse, et apporte un remplissage factuel et érudit aux cadres généraux fixés par Comte. En fidèle disciple, Laffitte dépeint Aristote comme « le plus grand penseur de l’Antiquité »63. Il rend explicite ce que Comte avait laissé entendre sans la moindre modestie : « C’est, avant Auguste Comte, le cerveau le plus puissant qu’une tête humaine ait connu »64.
39Son cours se compose de trois parties : examen du contexte, puis des œuvres, enfin de l’influence historique d’Aristote.
40C’est chez Aristote que la philosophie grecque a atteint « son apogée »65, au milieu de circonstances historiques que Laffitte dépeint dans un tableau de facture assez classique, mais témoignant d’une attention particulière à l’événementiel, traité au contraire chez Comte par allusion66. La situation intellectuelle se caractérisait d’un côté par une impossible recherche de systématisation objective, menée par les adeptes du principe matériel unique, de l’autre, par une tendance à la synthèse théologique, représentée – bien que cela ne soit pas dit explicitement – par Platon. Aristote bouleverse ce schéma dual en échafaudant la « coordination métaphysique » sur la base des conceptions abstraites qui, en ce temps, tiennent lieu de science. Son œuvre, bien plus fondamentale que les « élucubrations littéraires de Socrate et de Platon »67, est une mise en ordre des connaissances plutôt qu’une authentique synthèse. Sa contribution à l’évolution philosophique et scientifique consiste dans le type de coordination qu’il met en place, dans le caractère transitoire de la doctrine et dans la profondeur des considérations scientifiques, en particulier, précise Laffitte, en biologie, sociologie et morale.
41L’examen des ouvrages – absent de l’exposé comtien – procède graduellement, en passant de la Métaphysique et de la Logique aux écrits biologiques et de ceux-ci à la Politique et à la Morale68. La présentation reflète un ordre encyclopédique sans doute assez artificiel – du point de vue même de l’interprète – mais correspond à un ordre de préférence ascendant qui n’est pas sans conséquence.
42En effet, Laffitte déprécie ouvertement la Métaphysique et la Logique (l’Organon). Si la « philosophie première » désigne à l’âge positif l’étude des lois les plus générales, la métaphysique d’Aristote, identifiée à la philosophie première, se bornait à « une exposition analytique des attributs essentiels propres à tous les êtres ». À l’opposé de Ravaisson, qui prend au sérieux la science des « causes premières » et de « l’être en tant qu’être »69, Laffitte estime que cette partie de l’œuvre d’Aristote est complètement dépassée70. Elle n’a plus qu’un intérêt qu’historique, pour les thèmes que voici : a) la distinction de la science et de l’expérience (qui fait songer à la distinction comtienne entre science et érudition) et la distinction du concret et de l’abstrait (également reprise par Comte pour différencier les êtres et les phénomènes, ou, en d’autres termes, les objets pluridimensionnels et les domaines d’objectivité discrets) ; b) la démonstration qui prouve que la philosophie est la science par excellence (dans la systématique comtienne : une caractérisation interne du mode d’explication par les premiers principes et les causes premières) ; c) enfin l’analyse des écoles philosophiques antérieures (document historique).
43La Logique aboutit à un échec plus flagrant. Aristote n’a produit qu’une théorie particulière de la « déduction », là où l’on attendait une théorie générale de la « méthode déductive ». Pour se faire comprendre, Laffitte illustre la « méthode déductive » au sens large à l’aide d’un exemple tiré de la géométrie : la proposition selon laquelle « la plus courte distance d’un point à une droite est la perpendiculaire abaissée de ce point sur la droite » se déduit de celle qui pose que « le plus court chemin d’un point à un autre est une ligne droite » par un procédé de construction géométrique. C’est donc la réduction de la méthode aux règles formelles de la logique qu’il dénonce, dans une perspective quasi constructiviste qui n’est pas finalement sans rappeler la tradition anti-analytique kantienne71.
44Laffitte classe ensuite les travaux d’Aristote en trois rubriques (suivant en cela une division comtienne sur laquelle l’édifice aristotélicien serait calqué) : Cosmologie, Biologie et Politique. Les découvertes dont Aristote est crédité dans ces domaines sont imputées à ses vues d’ensemble, la logique de la recherche étant toujours gouvernée – comme le soutenait Comte – par l’esprit philosophique dominant les contenus scientifiques : « la science la plus spéciale ne s’aurait s’élever, si elle n’est cultivée avec quelque peu de philosophie »72.
45De la cosmologie, il retient le « Traité des éléments » (De Generatione et corruptione) qui fonde la « chimie abstraite ». Aristote rompt avec la théorie des corps « isomères » et conteste l’existence d’un principe unique (Leucippe et Démocrite, précise Laffitte, l’avaient précédé, mais sans bénéficier d’une autorité comparable73).
46La supériorité d’Aristote se manifeste en biologie à travers a) la théorie anatomique et physiologique des animaux, b) la théorie des milieux, c) la classification. La définition de l’âme comme « essence du corps » et lieu des « conditions mêmes de l’existence » en rapport direct à la vie, retient l’attention de Laffitte. Il y voit une conception immanentiste de la vie, défigurée ensuite par les « purs métaphysiciens » qui dissocient l’âme de la vie pour en faire la « cause » de celle-ci. Il y voit même une définition assez positive, car Aristote ramène la vie à des faits (on serait tenté de dire : à des fonctions) –« se nourrir par soi-même, se développer et périr » – qui nourriront les études biologiques jusqu’à Blainville74. Laffitte s’attarde sur le Traité de l’âme – monument « impérissable » –, en énumère les divisions (premier livre : exposé préliminaire, second : nutrition et sensibilité, troisième : imagination, intelligence, locomotion), et y repère une théorie abstraite de la vie, complétée par les Parva naturalia, qui portent plus spécialement sur des déterminations particulières du vivant. Il résume la théorie de l’intelligence – « la sensation a créé une sorte de réservoir d’images, qui constitue l’imagination ; l’intelligence à son tour va travailler sur ces images, c’est-à-dire penser, combiner, prévoir »75 – et évoque « l’axiome » selon lequel « il n’y a rien dans l’intelligence qui ne provienne de la sensation », mais sans tenir compte de la supposition tardive de Comte suivant laquelle Aristote aurait sous-entendu la rectification de Leibniz (le choix du terme « axiome », de préférence à « aphorisme », renvoie d’ailleurs à la terminologie du Cours plutôt qu’à celle du Système). Il ajoute enfin une importante remarque touchant le « principe moteur », qui renchérit sur l’annexion d’Aristote au positivisme. En plaçant la cause de la locomotion au point de rencontre de l’appétit (désir d’objet) et de l’intelligence (ou « pensée pratique »), l’auteur du De anima aurait pressenti l’articulation anthropologique comtienne entre sentiment (pulsion initiatrice), esprit (médiation, choix des moyens) et activité (réalisation matérielle), que Laffitte résume dans les termes du positivisme d’après 1848 : « Le cœur inspire et stimule, l’esprit conseille et prépare, le caractère décide et accomplit »76.
47Comme Comte, Laffitte juge l’apport sociologique d’Aristote au regard du contexte. Dans l’observation politique de la Grèce, Aristote a été victime d’une inévitable illusion d’optique : faute de recul, il a passé sous silence des institutions fondamentales qui étaient peu apparentes, et a présenté comme nécessaires des institutions provisoires qui se trouvaient au premier plan, comme par exemple l’esclavage. Laffitte porte toutefois un jugement nuancé sur cette dernière question : Aristote, dit-il, résiste parfois à l’opinion de son temps, « il n’est pas éloigné de regarder comme illégitime l’esclavage du vaincu, au moins quand il appartient à la même civilisation que le vainqueur »77. En déterminant l’homme comme animal politique et sociable, Aristote « a jeté les premiers fondements de la véritable sociologie »78. Laffitte passe en revue, à la suite du maître, les thèmes principaux de cette ébauche de sociologie : la réfutation de Platon, la théorie de la famille, la théorie de l’organisation sociale.
48S’il reste fidèle dans l’ensemble à Comte, il considère qu’attribuer à Aristote le principe général de la séparation des offices et de la combinaison des efforts relève d’une surinterprétation, liée au génie propre du maître. Mais surtout, il insiste moins que Comte sur le thème du commandement et davantage en revanche sur celui de l’éducation du citoyen. Aussi l’extrait suivant laisse-t-il entrevoir une conception assez personnelle de la république.
Dans le septième livre, le philosophe a tracé son idéal politique ; il nous a laissé sa théorie d’une cité parfaite. Un préambule longuement développé commente cette idée, que toute cité comme tout individu, en se proposant le bonheur comme le but de son existence, ne doit le rechercher que par les voies de la raison et de la vertu [...] Comme aucune classe d’hommes ne présente sur les autres une supériorité manifeste, le pouvoir ne demeurera pas éternellement entre les mains des mêmes personnes ; mais ceux qui en auront le dépôt devront être supérieurs, en quelque façon à ceux qu’ils prétendent gouverner. Le moyen de satisfaire à cette double nécessité est d’avoir égard aux différences d’âge, qui constituent entre les individus une distinction naturelle, dont personne n’oserait s’offenser. D’ailleurs l’autorité deviendra d’autant plus facile que le système des lois s’appliquera davantage au perfectionnement moral des différents âges et des différents genres de vie. La législation doit s’efforcer de donner au peuple les vertus nécessaires à un état de paix, et elle parviendra à ce résultat, si elle surveille soigneusement, sous le double rapport de la moralité et de la raison, les conditions qui président à la naissance et au développement des citoyens. De là les institutions relatives au mariage et à l’éducation des enfants.79
49Parce que ce n’est pas à la législation, en principe, d’influer sur les mœurs, ce résumé – livré sans commentaire – prend un relief particulier. Datant des années fondatrices de la Troisième République, il fait évidemment songer au programme des réformes laïques en cours d’élaboration et au problème, alors bien présent, de l’éducation aux vertus civiques et républicaines. En 1878, Laffitte définit la capacité d’intervention du positivisme dans les affaires humaines en insistant sur la « volonté du public » et sur l’opinion qu’il faut détourner de l’individualisme et des utopies politiques (dont les ravages s’observent tant au niveau mental que moral). Laffitte soutient fermement dans cette perspective l’œuvre de Ferry et de Gambetta, laquelle prépare, malgré ses entorses au positivisme religieux, le terrain d’une possible évolution en direction d’une véritable politique positive.
50Quant à la Morale, Laffitte la juge inférieure au Traité de l’âme et à la Politique. Il évoque rapidement la théorie du bonheur comme fin dernière de l’homme, et passe à deux grands principes qui peuvent s’étendre à la biologie : a) la vertu en tant que résultant de l’habitude, qui annonce la loi de l’habitude de Bichat (loi que Comte généralise à nouveau à la morale) et b) la théorie de la vertu en tant que juste milieu entre deux extrêmes opposés (déjà commentée par Comte dans le Système).
51La dernière partie, traitant de l’influence d’Aristote, se présente comme un récit assez bien documenté, quoique succinct, de la réception des textes. Laffitte rappelle qu’Aristote était en son temps moins célèbre que Platon et que beaucoup de devanciers ou de successeurs grecs. Son œuvre, poursuit-il, est ensuite occultée par les Romains, « peuple de patriciens » plus intéressé par la philosophie priroritairement pratique des Épicuriens ou des Stoïciens. Aristote sort de l’oubli à partir du VIIe siècle, grâce au monophysite Jacques d’Edesse, à l’alexandrin éclectique Jean Philopon, et à Jean Damascène. Laffitte, qui a lu Salomon Munk80, souligne le rôle de la transmission araboespagnole entre le IVe et le XIIe siècle, et l’influence des Juifs, sensible dès le onzième siècle dans le sud de l’Europe81. Il cite Alkendi, Alfarabi, Avicenne, Averrhoës dit « le Commentateur », et retient le nom de Maïmonide. Aristote s’illustre ensuite avec succès dans la querelle des nominalistes et des réalistes, à l’apogée de la scolastique, et devient « l’arbitre souverain en matière de philosophie ». Plus tard, les Grecs en exil, fuyant les soldats turcs, transfèrent les textes en Italie. L’aristotélisme intéresse alors les médecins et les savants, tandis que sa partie dialectique tombe en disgrâce. Descartes démolit la métaphysique et la logique, mais la partie scientifique subsiste à travers les progrès modernes :
On vit Locke et Leibniz chercher dans Aristote le principe de leur théorie de l’entendement, Montesquieu lui prendre la base de son explication naturelle des phénomènes sociaux, Bichat se recommander de lui dans la préface de sa physiologie, Comte lui emprunter le principe fondamental de sa statique sociale, tous les penseurs, enfin, empressés à lui rendre justice, s’approprier une à une toutes les vues profondes qu’il avait semées dans son œuvre.82
52Le bilan est évalué sous l’angle de la synthèse objective : celle-ci a suscité les progrès de la philosophie naturelle contre l’esprit théologique, mais aujourd’hui, elle ne fait plus, en s’attardant, que retarder le passage à l’esprit relatif. Il faut rappeler que pour Comte, le point de vue subjectif est le seul qui permette de systématiser l’ensemble de nos connaissances. La diversité des phénomènes fait obstacle à une vision unifiée du monde qui prétendrait ne reposer que sur des critères objectifs (mondains). Envisagées en revanche quant à leur source subjective (humaine), les théories apparaissent comme les productions d’un sujet général unique dont le développement obéit à une cohérence interne (la loi des trois états) et aboutit à sa propre théorisation (dans la sociologie). Si une synthèse est possible, elle ne peut être, par conséquent, que subjective, relative à l’esprit humain. Bien que ceci ne soit pas explicité, le passage de la coordination objective (Aristote) à la synthèse subjective (Comte) opère une inversion de perspective qui pourrait être comparée à la révolution copernicienne de la connaissance revendiquée par Kant.
6. Deux visages d’Aristote
53L’Aristote « pré-positiviste » de Comte et Laffitte et l’Aristote « spiritualisé » de Ravaisson – pour nous en tenir à ces deux visages qui se font étrangement face au miroir du XIXe siècle français – répondent à des préoccupations différentes mais qui apparaissent également liées à la séquence historique dans laquelle elles prennent place (préoccupations philosophiques ou tout simplement informelles, vécues, endurées sur un mode différent par la conscience commune). Les positivistes veulent, dans le contexte de l’émergence des sciences de l’homme et des sciences de la culture, repenser l’articulation des savoirs en direction d’une socio-anthropologie qui parvienne à son tour à rendre compte de la genèse de ces savoirs. Aristote apparaît comme le précurseur d’un tel effort de systématisation pouvant à terme inscrire sa fondation dans une histoire, une politique – et même une religion laïque qui laissera des traces dans les créations de la Troisième République. Pour Ravaisson et les spiritualistes qui le suivent, il s’agit, face à la pression concurrentielle des sciences de la nature, de garantir et de renforcer l’autonomie de la philosophie sous une forme positive, à travers un domaine d’objectivité à la fois réel et – au sens premier – méta-physique : celui du qualitatif, de l’esprit, de la conscience. Aristote, le philosophe qui introduit la vie dans le réel sous forme qualitative et individuée, illustre un dépassement possible du paradigme galiléo-cartésien.
54Là où les positivistes soulignent l’anticipation des régularités naturelles et l’ébauche encyclopédique, Ravaisson s’attache à la téléologie qui réconcilie la nature et l’esprit dans l’acte même de la pensée83. La métaphysique ou « philosophie première » que les positivistes jugent caduque est justement ce qui intéresse au premier chef Ravaisson, qui y voit un modèle possible de réalisme spiritualiste capable de contrer le mécanisme imposé par la science. « Rien n’a de réalité que par sa fin et dans la tendance à sa fin »84. En s’inspirant d’une lecture néoplatonicienne d’Aristote, Ravaisson calque l’échelle ontologique sur l’intensité croissante de la vie, celle-ci polarisée par le désir ou l’amour, l’attraction du « premier moteur »85 – un thème dont on peut suivre la trajectoire jusqu’à Bergson86.
55En ce point où les deux lectures divergent radicalement, Ravaisson défend une forme de positivité de la pensée d’Aristote, à quoi Schelling répond, d’ailleurs, qu’il n’a rencontré chez Aristote que la « philosophie négative » – certes la plus élaborée et la plus utile87. Sous un même vocable, la différence demeure, car Ravaisson perçoit la positivité dans la métaphysique même, dans l’identification de l’intelligible au mouvement du réel opposé à l’universel figé des formes platoniciennes, tandis que les positivistes font apparaître l’orientation d’Aristote comme pointée vers la positivité des lois scientifiques qui à terme frappe de caducité, et définitivement, toute métaphysique.
Notes de bas de page
1 Ce trait courant du style de Comte reflète sa philosophie continuiste : les qualificatifs récurrents situent en fait les personnages ou les idées sur une échelle de valeurs graduée dont le sens est fixé par l’ensemble du système.
2 Comte, Système de politique positive, chez l’auteur, 10, rue Monsieur le Prince [1851-1854] ; réimpression : Carilian Gœury et Vor Dalmont, 1895, t. III, p. 429 (désormais cité : Système). Cf. aussi, entre autres citations, Catéchisme positiviste [1852], Paris, Garnier-Flammarion, 1966 (désormais cité : Catéchisme), p. 32 : le « prince éternel des véritables penseurs, l’incomparable Aristote ».
3 Comte, Système, t. III, p. 309.
4 Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Hermann, 1975 (t. I : Philosophie première, t. II : Physique sociale) ; l. 56, t. II, p. 570 (désormais cité : Cours, avec le numéro de la Leçon suivi de la tomaison et de la pagination de l’édition Hermann).
5 Comte, Cours, l. 54, t. II, p. 326.
6 Comte, Catéchisme, p. 81.
7 Il faut souligner le caractère collectif du progrès, notamment en sciences : à l’égard de « toutes les facultés scientifiques vraiment primordiales » les grandes avancées sont « l’œuvre de l’espèce entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et non le produit original d’un esprit isolé » (Cours, l. 36, t. I, p. 701).
8 Dans l’optique de réappropriation qui est celle de la synthèse religieuse du positivisme, Comte retrouve des accents pascaliens : « le présent glorifie le passé pour mieux préparer l’avenir, en s’effaçant spontanément entre ces deux immensités » (Catéchisme, p. 185).
9 Comte, Cours, l. 47, t. II, p. 85.
10 Pierre Laffitte (1823-1903), professeur de mathématique, découvre le Cours de philosophie positive en 1842. Il devient un interlocuteur privilégié de Comte, et, à la mort du maître, le directeur de l’école positiviste orthodoxe. Le cours sur Aristote date de 1875-1876. À cette date, Laffitte et ses amis fondent dans la maison de la rue Monsieur-le-Prince, « l’Enseignement positiviste ». Grâce à ses liens avec les dirigeants de la Troisième République et en particulier avec Jules Ferry, Laffitte peut réaliser le rêve de Comte en 1892 : une chaire d’« histoire générale des sciences » est créée pour lui au Collège de France. On sait que Camille Monier le remplace en 1900-1901 pour le cours sur « l’histoire de la sociologie d’Aristote à Auguste Comte ». Laffitte est également l’ami de l’écrivain anticlérical Anatole France, celui-ci bien trop sceptique pour adhérer au positivisme religieux.
11 P. Laffitte, Les Grands types de l’Humanité. Appréciation systématique des principaux agents de l’évolution humaine, Leçons rédigées par le Dr P. Dubuisson, Paris, E. Leroux, 1875-1876, 2 vols (désormais cité : Les Grands types de l’Humanité). Sur Aristote : vol. II, Treizième leçon, p. 145-222 ;
12 Comte, Cours, l. 53, t. II, p. 317-318.
13 Comte, op. cit., l. 51, t. II, p. 226.
14 Comte, op. cit, l. 53, t. II, p. 311-312.
15 « Archimède et même Hipparque, émanèrent philosophiquement d’Aristote, comme Leibnitz, et même Newton, de Descartes. Les autres écoles, sans excepter les plus retentissantes, ne participèrent jamais aux grandes découvertes scientifiques, dont la réaction logique leur devint radicalement antipathique. Malgré sa fastueuse inscription, la nature anti-géométrique du talent de Platon ne fut pas moins prononcée que le caractère mathématique du génie d’Aristote, et ce contraste personnel se développa de plus en plus entre les deux voies spéculatives » (Système, t. III, p. 317).
16 Comte, Cours, l. 54, t. II, p. 375-377, l. 65, p. 548-549, 553, l. 57, p. 643, 648 ; Système, t. I, p. 574, Catéchisme, p. 104-105.
17 Comte, Cours, l. 54, t. II, p. 376.
18 Comte, op. cit., l. 55, t. II, p. 398-399 ; l. 58, p. 714 et 718.
19 Comte, op. cit., l. 55, t. II, p. 441.
20 Comte, op. cit., l. 54, t. II, p. 367-370.
21 Comte, op. cit., l. 54, t. II, p. 399, et l. 56, p. 551.
22 Comte, op. cit., l. 58, t. II, 700.
23 Comte, op. cit., l. 57, t. II, p. 639 : « L’unité mentale, vainement poursuivie avant le temps sous la noble impulsion scolastique, résultera irrévocablement de la convergence journalière entre une science devenue philosophique et une philosophie devenue scientifique ; l’étude de l’homme moral et social obtiendra, sans résistance, le juste ascendant normal qui lui appartient dans le système de nos spéculations [...] ».
24 Il est impossible d’assigner une origine précise à la révolution positive, qui s’est déroulée sur le long terme. Toutefois, Comte, s’efforçant de remonter le plus loin possible, avant l’« opération » entamée par Bacon, Galilée, Descartes, cite Aristote, l’école d’Alexandrie, puis la transmission des sciences naturelles par les Arabes en Europe occidentale. Cf. Cours, l. 1, t. I, p. 27.
25 Terme très précis dans la terminologie comtienne, que nous n’avons rencontré qu’une fois : Cours, l. 29, t. I, p. 478.
26 Comte, op. cit., l. 15, t. I, p. 233-234.
27 Comte, op. cit., l. 29, t. I, p. 478.
28 Comte, op. cit., l. 24, t. I, p. 379.
29 Comte, op. cit., l. 29, t. I, p. 469.
30 Comte, op. cit., l. 36, t. I, p. 592 et Système, t. I, p. 558 et t. III, p. 306.
31 Comte avait lu Berthollet, Berzelius, peut-être aussi L.J. Thenard.
32 Comte, Cours, l. 36, t. I, p. 593.
33 Comte, op. cit., l. 56, t. II, p. 554.
34 Comte, op. cit., l. 40, t. I, p. 701.
35 Comte, Système, t. III, p. 308.
36 Comte, Cours, l. 42, t. I, p. 768-769.
37 Comte, op. cit., l. 36, t. I, p. 602.
38 Comte, op. cit., l. 45, t. I, p. 860.
39 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Agasse, An III, p. 76.
40 Comte, Cours, l. 47, t. II, p. 82.
41 Comte, op. cit., l. 47, t. II, p. 85.
42 Comte, Système, t. III, p. 429.
43 D’après les archives de la rue Monsieur-le-Prince, Comte disposait de la traduction de La Politique par Charles Million (Paris, Artaud, 1803). Il possédait en outre un exemplaire de La Rhétorique, tr. F. Cassandre, Paris, 1675.
44 Comte, Cours, l. 47, t. II, p. 85.
45 Comte, Système, t. I, p. 157-158.
46 La critique du « communisme » platonicien était un enjeu pour les conservateurs, sous la Monarchie de Juillet. Joseph Ferrari avait été suspendu en 1842 de sa chaire de suppléant à la Faculté de Strasbourg pour n’avoir pas fait suivre son cours sur Platon d’une réfutation en règle de l’utopie qui mène à la communauté des femmes (et par là à Fourier et Cabet). L’importance de ce thème, chez Comte, avant et après 1848, s’inscrit dans une conception sociale qui défend la famille et la propriété.
47 Comte, Cours, l. 54, t. II, p. 329 et l. 55, t. II, p. 435-436.
48 Comte, op. cit., l. 53, t. II, p. 306.
49 Comte, op. cit., l. 48, t. II, p. 114.
50 Comte, op. cit., l. 53, t. II, p. 293.
51 « Les pythagoriciens réalisèrent activement le type du vrai pouvoir spirituel, en considérant librement, d’après un respect continu de la sociabilité réelle, les cités qui les consultaient spontanément, sans participer jamais aux magistratures qu’ils établirent » (Système, t. III, p. 337).
52 « Quoique justement préoccupés de leurs constructions théoriques, ils [les savants-philosophes de la Grèce] avaient tous prévu la nécessité, mentale et morale de la transition monothéique. Sans concourir à la préparer, le plus éminent d’entre eux élabora le mode qui devait la mieux adapter aux besoins intellectuels, quand ils viendraient à prévaloir […] Tel fut l’objet anticipé de la conception accessoire par laquelle Aristote s’efforça de réduire, autant que possible le théologisme, en y combinant une volonté suprême avec des lois immuables » (Système, t. III, p. 427). Cf. aussi Catéchisme, p. 282.
53 Comte, Système, t. III, p. 428.
54 Comte, op. cit., t. III, p. 430.
55 Comte, Cours, l. 50, t. II, p. 185-186.
56 Comte, Système, t. II, p. 193.
57 Comte, Cours, l. 50, t. II, p. 191.
58 Comte, Système, t. II, p. 281.
59 Comte, op. cit., t. II, p. 350-351.
60 Condorcet, Esquisse, p. 91.
61 Comte, Système, t. III, p. 311-312.
62 La dissidence de Mill avait été suivie de celle de Littré, au tournant du positivisme.
63 Laffitte, Les Grands types de l’Humanité, vol. II, p. 214.
64 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 155.
65 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 145.
66 « Un siècle à peine séparait les Grecs de l’époque la plus glorieuse de leur histoire, celle où, dans un admirable élan de patriotisme, ils avaient su repousser l’invasion des Perses. On était dans cette période intermédiaire, à la fois brillante et tourmentée, de la civilisation grecque, qui va de Périclès à Alexandre, où le spectacle navrant des luttes intestines se trouve comme effacé par celui de la plus splendide efflorescence mentale qu’ait connue le genre humain. Athènes, autour de laquelle s’était ralliés les peuples de la Grèce, menacée par les barbares, avait gardé la suprématie que son dévouement lui avait conquise, et, malgré l’issue si funeste pour elle de la guerre du Péloponnèse, était demeurée le centre inébranlable où tout venait converger : arts, littérature, politique et philosophie » (op. cit. vol. II, p. 151).
67 Laffitte, op. cit. vol. II, p. 152.
68 Les ouvrages d’Aristote cités par Laffitte étaient tous traduits en français à la date de son cours. Voici quelques titres, en respectant l’ordre de l’exposition de Laffitte : Essai de traduction du premier et du douzième livre de la Métaphysique, par Victor Cousin, 2e éd. Paris, 1838 ; La Métaphysique d’Aristote, tr. Alexis Pierron et Charles Zévort, Paris, Ebrard et Joubert, 1840, 2 vols. ; Logique d’Aristote, tr. Jules Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1839-1844, 4 vols. ; Traité de la production et de la Destruction des choses (De Generatione et corruptione), tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, A. Durand, 1866 ; Psychologie d’Aristote. Traité de l’âme (De anima), tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1846 ; Parva naturalia, tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Dumont, 1847 ; La Politique, tr. Charles Million, Paris, Artaud, 1803, La Morale et la Politique d’Aristote, tr. Thurot, Paris, Didot, 1823 (un exemplaire relié dans la « Bibliothèque » de la rue Monsieur-le-Prince constituée après la mort de Comte par ses disciples), et tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Imprimerie Royale, 1837, 2 vols. ; La Morale d’Aristote, tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, A. Durand, 1856, 3 vols (Éthique à Nicomaque et Éthique à Eudème). À quoi il faudrait ajouter : Poétique, tr. J. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1858.
69 Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, Paris, Joubert, 1846, p. 9.
70 On comparera ces deux textes. Ravaisson : « la science ne peut pas être son principe et son commencement à elle-même ; dans l’âme comme dans le monde des corps, il faut une cause première qui imprime le premier mouvement ; et cette cause première, supérieure à la science, que serait-ce sinon Dieu même ? » (Essai, t. I, Imprimerie Royale, 1838, p. 588). Et Laffitte : « Le Dieu d’Aristote est un vrai Dieu constitutionnel. Il est l’intelligence parfaite, l’activité pure et indépendante, la félicité la plus accomplie, la fin de la nature, etc. […] Toutes ces spéculations nous présentent aujourd’hui un intérêt si médiocre, que les quatorze livres de la Métaphysique pourraient être anéantis sans qu’Aristote, pour cela, nous apparût moins grand » (Les Grands types de l’Humanité, vol. II, p. 157).
71 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 165 : « l’homme le plus versé dans ses syllogismes peut n’être qu’un pitoyable raisonneur ». À rapprocher de Brunschvicg : « La considération […] du jugement prédicatif va permettre le passage des Premiers analytiques aux Seconds Analytiques, d’une technique formelle à une métaphysique déductive, mais il faut bien comprendre à quel prix, c’est en retenant la pensée d’Aristote au niveau intellectuel qui est, devant la psychologie contemporaine, celui d’un enfant de huit à neuf ans » (Les Ages de l’Intelligence [1934], Paris, PUF, 3e éd., 1947, p. 62). Et déjà dans Les Étapes de la philosophie mathématique, § 48 : « Après [Aristote]… la logique est devenue une déduction rigoureusement formelle où la seule expression verbale suffisait à justifier les conclusions ; on a cru lui donner ainsi la valeur d’une science autonome et positive, tandis qu’on ne faisait qu’obscurcir l’idée véritable de la science ».
72 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 166.
73 Leucippe et Démocrite ont soutenu que le multiple ne pouvait être engendré à partir de l’un. Voir Aristote, De Generatione et corruptione, I, 8, 325 a 34-36 et Métaphysique Z, 13, 1039 a 9.
74 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 171.
75 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 179.
76 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 180.
77 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 192.
78 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 189.
79 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 202 et 203-204.
80 Il avait certainement lu de Salomon Munk, les Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1857, où le nom de Ibn-Roschd s’écrit Averrohës avec un « h ». Les emprunts à Renan sont en revanche moins sensibles.
81 À propos des Arabes, Munk développe une interprétation qui ne pouvait que séduire Laffitte : « Parmi les philosophes grecs, on choisit de préférence Aristote, sans doute parce que sa méthode empirique s’accordait mieux que l’idéalisme de Platon avec la tendance scientifique et positive des Arabes, et que sa logique était considérée comme une œuvre utile dans les luttes quotidiennes des différentes écoles théologiques » (Munk, op. cit., p. 312-313).
82 Laffitte, op. cit., vol. II, p. 221.
83 Ravaisson, Essai, t. I, « Avant-propos » et Livre III, chapitre III. Ravaisson reprend l’idée à son compte dans son « Rapport », La Philosophie en France au XIXe siècle, éd. Fayard, Corpus, 1984, p. 309.
84 Ravaisson, Essai, t. I, p. 570.
85 Ravaisson, op. cit., t. I, p. 569-570 et p. 575.
86 On peut suivre ce fil conducteur jusqu’à Bergson, pour qui toute réalité est tendance et pour qui également la matière est la limite inverse de la concentration de l’esprit. Ces affinités transparaissent dans les termes du commentaire que Bergson fait de la lecture d’Aristote par Ravaisson : « Alors apparaîtrait l’unité qui relie les êtres les uns aux autres, l’unité d’une pensée que nous voyons, de la matière brute à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme, se ramasser sur sa propre substance, jusqu’à ce que, de concentration en concentration, nous aboutissions à la pensée divine, qui pense toutes choses en se pensant elle-même » (La Pensée et le mouvant ; 93e éd., Paris, PUF/Quadrige, p. 258).
87 Il n’y pas de philosophie « positive » aristotélicienne, au sens schellingien du mot, parce que l’Existant effectif n’est pas présenté par Aristote comme commencement efficient.
Auteur
Maître de conférences à l’IUFM de Strasbourg, membre de l’UMR Savoirs et textes.
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