Fin, finitude et désir infini. Quelques remarques sur l’aristotélisme de Ravaisson
p. 171-189
Texte intégral
οὐ γὰρ δὴ ἐβουλεύσατο βουλευσάμενος καὶ τοῦτ’ ἐβουλεύσατο, ἀλλ’ ἔστιν ἀρχή τις, οὐδ’ ἐνόησε νοήσας πρότερον <ἢ> νοῆσαι, καὶ τουτο εἰς ἄπειρον.
oυκ ἄρα τοῦ νοῆσαι ὁ νοῦς ἀρχή, ου δ τoυ βουλεύσασθαι βουλή.
Éth. Eud., 1248a18-23
« On ne commence pas à délibérer, quand on délibère déjà, car la délibération présuppose une origine. De même façon, on ne commence pas à penser quand on pense déjà, et ainsi à l’infini.
La pensée n’a donc pas son origine dans soi même, ni la délibération dans la délibération. »
1. Le principe de familiarité
1L’œuvre de Ravaisson est profondément marquée non seulement par l’héritage aristotélicien, mais aussi par une véritable redécouverte des sources grecques, rendue possible par la philologie de l’époque. Cet aristotélisme n’est pas moins présent dans la thèse sur l’habitude que dans l’impressionnant Essai sur la métaphysique d’Aristote (1837)1. Si le lecteur attend simplement de ce dernier une interprétation de l’ouvrage qu’on a commencé à appeler la Métaphysique, il verra aussitôt que tous les écrits, de la Politique jusqu’aux opuscules sur la philosophie de la nature, y figurent. La thèse De l’habitude (1838) est liée à ce travail, mais révèle en même temps la philosophie proprement ravaissonienne issue du dialogue avec Aristote. On y trouve une conception de la nature à la fois psychologique, biologique et épistémologique, une sorte d’ontologie empirique de l’ethos qui pense le lien entre nature et éthique mais seulement pour s’éloigner de l’objectivité de la nature et de l’axiologie de l’éthique. La nature se révèle comme naturante et l’éthique moins comme une théorie du bien que comme une théorie de l’action. On peut donc voir dans l’aristotélisme de Ravaisson une ontologie qui veut comprendre la nature première à travers la seconde nature, c’est-à-dire à travers l’habitude. Plus précisément, c’est l’habitude en tant qu’habitude vécue de l’être conscient qui rend possible toute connaissance de l’intérieur de la nature.
Jusque-là [Jusqu’à l’habitude], la nature est pour nous un spectacle que nous ne voyons que du dehors. [...] Dans la conscience, au contraire, c’est le même être qui agit et qui voit l’acte, ou plutôt l’acte et la vue de l’acte se confondent. L’auteur, le drame, l’acteur, le spectateur, ne font qu’un. C’est donc ici seulement qu’on peut espérer de surprendre le principe de l’acte. /C’est donc dans la conscience seule que nous pouvons trouver le type de l’habitude...2
2Conformément à ce principe, la philosophie de l’habitude doit avoir un grand intérêt pour ce qui semble trivial et donné, un respect profond pour le monde du On (das Man). Elle doit commencer par le familier pour l’approfondir au lieu de l’éclaircir à partir des principes abstraits et indépendants. Cette orientation nourrit sans doute aussi la critique aristotélicienne du chorismos platonicien et explique son recours constant à la langue courante. Chez Ravaisson, on trouve moins d’analyse sémantique, mais le principe reste le même : prendre comme point d’appui le plus familier qu’il y a, l’habitude et l’habituel, pour le pénétrer et parvenir ainsi à mieux se comprendre en tant qu’animal pensant3. Dans une telle perspective, la différence entre le vivant et le non-vivant prend le sens d’une différence de compréhensibilité. Le non-vivant n’est pas une dimension à part de la réalité, mais ce qui nous est moins accessible de l’intérieur – même s’il reste plus facile d’objectiver et de manipuler ce qui ne se manifeste pas en tant qu’être-avec. On pourrait même dire que le non-vivant est l’objet intentionnel du vivant – si l’on garde en mémoire le fait que la détermination de l’intentionnel varie selon l’être vivant et que l’intentionnel ne présuppose pas nécessairement une conscience. Cette perspective d’accessibilité ontologique n’est pas la seule qu’on trouve chez Ravaisson, mais elle est bien là, probablement plus féconde que la biologie vitaliste et sa présupposition hiérarchique, l’idée d’une échelle de perfection dans la nature. Il est sans doute difficile de contester l’existence d’un tel vitalisme chez Ravaisson, mais celui-ci est toujours joint à une autre perspective moins hiérarchique, plus ontologique, dans laquelle l’habitude nous offre non la description absolue des autres êtres vivants et non-vivants, mais l’accès à la nature. (La même tension entre une téléologie de la nature et une téléologie moins présomptueuse car réflexive se trouve déjà chez Aristote.) C’est ici en quelque façon le problème de savoir comment il faut entendre l’expression « intelligence de la nature » chez Ravaisson (« ...toute tendance à une fin implique l’intelligence »)4. Cette intelligence décrit-elle ce qui est conforme à un plan ou ce qu’il est possible de comprendre (intelligere) ? C’est plutôt la deuxième possibilité qui m’intéresse dans cet essai.
3Dans une ontologie de l’habitude, la réalité se conçoit à partir d’un habitat au sens large du mot. C’est en fonction de l’habitat que la réalité se montre et est visée différemment. L’aristotélisme de Ravaisson est un aristotélisme naturaliste qui souligne d’une façon presque violente les différences entre Aristote et Platon, entre la philosophie concrète et « le vaste mais ruineux édifice du pythagorisme platonicien »5. Cette tendance immanentiste6 de Ravaisson est peut-être moins aristotélicienne qu’influencée par des nouvelles sciences de la nature des XVIIIe et XIXe siècle, mais elle est aussi, et c’est probablement plus important, liée à la critique qui vise la conception biranienne de la subjectivité. C’était Maine de Biran qui avait commencé sa carrière avec un Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de pensée et l’habitude reste pour lui un thème principal à travers toutes ses conversions. Ravaisson cite le Mémoire sur l’influence de l’habitude plusieurs fois dans De l’habitude et on peut lire cet ouvrage de Ravaisson comme une Auseinandersetzung avec le « cartésianisme corporel » de Maine de Biran.
2. La critique du biranisme
4Dans la théorie cartésienne du jugement les sens et l’imagination offrent des matériaux à l’entendement, mais ces facultés confuses n’ont aucun statut déterminant dans l’épistémologie. La volonté, par contre, exprime ce qui est infini dans l’être humain et constitue donc – avec les idées innées – la marque divine dans cette image de Dieu que nous sommes. Mais, par la volonté infinie, l’être fini risque néanmoins d’affirmer et de nier plus qu’il n’est légitime. La volonté excède l’entendement et le sujet peut donc se tromper par ses jugements trop hâtifs. Dans cette théorie cartésienne du jugement et de l’erreur le rôle de la volonté est bien circonscrit comme la faculté de nier et d’affirmer. La spontanéité subjective reste chez Descartes une activité mentale différenciée entre plusieurs facultés, mais bien sûr avec l’entendement et la volonté comme capacités dominantes.
5S’il reste légitime de parler d’un rationalisme cartésien, la philosophie biranienne de la spontanéité est décidément volontariste. Cependant on peut dire qu’elle est le développement conséquent de l’idée de la subjectivité spontanée, déjà radicale chez Descartes, même si la volonté joue un rôle plutôt technique dans la théorie cartésienne du jugement. Il n’est pas fortuit que Maine de Biran reprenne et modifie la formule cartésienne qui devient chez lui volo, ergo sum. Or, ce n’est plus pour fonder la science moderne que Biran attribue un rôle si central à la spontanéité volontaire, mais pour défendre la dimension subjective irréductible de la vie humaine. La formation de Maine de Biran auprès des Idéologues donne à ce projet un fond empirique, qui conduira à une transformation du dualisme cartésien où la spontanéité ne se conçoit plus comme le contraire du processus corporel, mais comme la spontanéité irréductible du corps. Néanmoins, cette spontanéité reste subjective et Biran la définit jusqu’à ses derniers écrits comme une activité volontaire avec son expression la plus évidente dans l’aperception.
6Profondément influencé par les Idéologues, Biran poursuit cette entreprise philosophique, dont l’ambition était de montrer l’origine de nos idées. C’est la critique du sensualisme de Condillac qui va l’engager dans un parcours philosophique radicalisant davantage l’analyse des rapports entre mobilité et résistance dans l’expérience qui se trouve déjà chez Cabanis et Destutt de Tracy. Les premières œuvres de Maine de Biran se lisent comme une recherche des principes empiriques pouvant expliquer la genèse de la spontanéité subjective. Dans le contexte présent, c’est surtout le principe de la double influence de l’habitude sur la faculté de penser qui suscite l’intérêt. Le même principe sera repris et transformé par Ravaisson qui est dans sa conception de la mobilité plus proche de la psychologie du mouvant d’Aristote. La différence entre les deux auteurs est étroitement liée au rôle du désir dans la spontanéité – et, on le sait bien, le désir joue un rôle décisif dans la théorie aristotélicienne du vivant.
7La double influence de l’habitude qui intéresse Maine de Biran réside dans le fait que la répétition diminue l’effet de ce qui vient du dehors, mais augmente celui qui vient du dedans. Il y a dans le corps des dispositions qui s’établissent de plus en plus quand elles sont actives, mais il y a aussi une réceptivité sans activité propre qui ne peut pas s’établir comme disposition à cause du fait que le sujet ne dispose pas de ce qui vient du dehors. Maine de Biran appelle « perception » ce qui est activité dans l’expérience et « sensation » ce qui est réceptivité. Le principe de la double influence de l’habitude signifie entre autre que la perception spontanée augmente et la sensation réceptive diminue par répétition.
8L’activité du mouvement doit expliquer la possibilité de cette puissance spontanée, sans laquelle il resterait difficile de parler d’une résistance du monde extérieur. Ce point de départ soulève des problèmes qui conduisent Biran vers une théorie plus transcendantale de l’effort. Comment s’est établie au début la frontière entre ce qui résiste et ce qui agit contre la résistance ? Par la mobilité, dit le jeune Biran qui s’appuie ici sur le sens commun des Idéologues. Où il y a de la mobilité, il y a aussi de la résistance et par suite une activité pour surmonter la résistance. Pourtant on peut se demander : la spontanéité, n’est-elle pas déjà présupposé dans les deux concepts complémentaires de résistance et de mouvement ? On dirait que sans spontanéité le mouvement reste un changement purement physique – et si la spontanéité est déjà présupposée dans la distinction entre mouvement et changement, il devient difficile alors de fonder la spontanéité sur la mobilité de l’organisme. Or, si cette origine de la subjectivité qui est l’effort s’explique par une fonction perceptive de plus en plus habile, c’est en dernière analyse une évolution individuelle qui produira la possibilité subjective de « faire des efforts ». Si tout ce qui est initiative propre, qui est spontané, n’est qu’un fait de l’évolution psychique de l’individu, on voit mal comment éviter la conclusion radicale de Condillac que tout est acquis. C’est ici que l’on rencontre le tournant cartésien du projet biranien. On le sait, Descartes était le fondateur d’une philosophie de la spontanéité extrême, qui n’avait même pas besoin de son corps pour se manifester. La spontanéité biranienne reste plus charnelle, mais, à l’intérieur de cette perspective, elle est conduite vers une idée de la spontanéité originaire qui ressemble à la subjectivité cartésienne et l’a priori kantien. On peut parler d’un « volontarisme transcendantal ». La présence à soi du sujet biranien n’est certainement ni le « Ich denke » de Kant, ni le Cogito de Descartes, mais néanmoins une volonté charnelle qui se distingue de même façon des impulsions et des incitations naturelles. La subjectivité originaire reste radicalement différente de toute individualité naturellement déterminée, donc, n’est pas un désir ou un besoin. Ce dernier point est crucial. On le comprend, si on se rappelle que l’affaiblissement de la réceptivité dans la répétition habituelle a comme son corollaire une dépendance plus grande envers ce qu’on ne sent plus. Dépendance est pour Biran le contraire de spontanéité7.
9Il est évident qu’il y a des comportements liés aux besoins, donc une sorte d’activité corporelle qui prend comme but différents états dans le monde intérieur et extérieur au corps. Qui préfère le naturalisme au transcendantalisme dirait qu’on trouve ici la seule spontanéité qu’il y a à trouver. Ce n’est pas la position de Maine de Biran et toute sa philosophie se dessine comme un effort pour retrouver la spiritualité dans cette spontanéité volontaire qui n’est pas une conséquence de l’expérience, mais sa présupposition. Ce n’est pas par hasard que Jules Lachelier pouvait dire : « Maine de Biran, c’est notre Kant »8.
10Il y a des pages dans De l’habitude qui se lisent comme une présentation de la théorie biranienne. Même le lien entre l’effort et la conscience figure chez Ravaisson, mais la philosophie de la nature qu’il propose conduit vers une interrogation des présuppositions de la psychologie biranienne9. Ce qui est mis en cause est la distinction si fondamentale pour Biran entre spontanéité et réceptivité, entre action et passion. Non moins que les œuvres d’Aristote c’est sans doute la psychologie de l’habitude chez Maine de Biran qui a inspiré Ravaisson, lequel reprend dans sa philosophie de l’habitude des principes biraniens, y compris celui d’un rapport étroit entre conscience et effort, mais cette influence ne doit pas cacher la réinterprétation radicale. Ravaisson commence en quelque façon par une psychologie de la réceptivité et de la spontanéité qui reste biranienne, mais la logique de sa philosophie de la nature le conduit à une conception du désir qui non seulement est peu compatible avec la position de Maine de Biran, mais qui ébranle en outre le lien entre subjectivité aperceptive et activité. Quand Ravaisson parle d’une « spontanéité active et passive tout à la fois », ce n’est plus le biranisme que l’on entend. Ravaisson reprend le principe de la double influence de l’habitude sur la faculté de penser, mais seulement pour donner à ce principe un sens plus vaste qu’il nomme la loi de l’habitude. Le principe biranien reste à l’intérieur de la psychologie philosophique et dit que tout processus qui continue ou se répète fortifie ce qui est actif dans la faculté correspondante et diminue ce qui est passif. Le même principe s’applique chez Ravaisson à l’évolution de la nature en tant que telle. C’est précisément dans ce dépassement de la subjectivité humaine que réside la transformation de la psychologie biranienne. Si la loi de l’habitude caractérise toute la nature vivante, il y a partout cette dimension irréductible qui rend possible non seulement l’individu humain mais tout individu. La domaine de la loi de l’habitude s’élargit ainsi, mais en même temps la conception de l’aspect irréductible de la subjectivité devient chez Ravaisson moins active et moins aperceptive. L’individualité psychique n’est pas comme chez Biran un effort ou une activité pure, mais une façon d’être « actif et passif à la fois » ; elle est donc aristotélicienne et non cartésienne.
11Cette perspective, intimement liée au désir, bouleversera chez Ravaisson les thèmes principaux de la psychologie philosophique biranienne : le dehors et le dedans, le mouvement, la sensation et la perception, le besoin et la volonté... C’est moins la question de savoir si la subjectivité précède ou suit la mise en place de l’habitude qui occupe Ravaisson que les liens étroits entre la seconde et la première nature ainsi que leur manifestation dans la subjectivité humaine. L’individu ravaissonien n’est ni une pensée ni une volonté, mais comme l’être humain chez Aristote un animal qui pense, qui veut, qui parle un peu – et qui aspire. Cela signifie premièrement qu’il y a de la nature en nous, et deuxièmement, que cette nature n’est pas extérieure à notre conscience « subjective », mais, en tant que nature naturante, constitutive de cette subjectivité.
12Maine de Biran s’intéresse à l’habitude comme à une fonction qui soutient et maintient la subjectivité irréductible, cette activité volontaire et mobile, qui saisit et perçoit le monde comme objet – et qui se libère davantage de la dépendance réceptive de la sensibilité. Donc, s’il y a chez Biran une réalité liée à l’habitude, ce n’est pas la réalité de la disposition habituelle en tant que telle, mais la réalité que celle-ci nous aide à la fois à découvrir comme objectivité et à manifester comme subjectivité. La subjectivité biranienne est conçue au début comme contrepoids à, puis comme présupposition de la résistance extérieure. En fait, c’est ici en quelque façon l’inversion de la position condillacienne qui ne questionne de nulle façon la ligne de démarcation entre l’extérieur et l’intérieur. Toute la pensée biranienne se meut autour de cette dichotomie et elle n’est pas cartésienne par accident, mais par conviction, même si l’on trouve chez Biran une certaine critique du substantialisme cartésien.
13La conception ontologique chez Ravaisson n’est pas dualiste, mais plutôt moniste. Il n’y a pas une réalité subjective et une autre réalité objective, mais une réalité naturelle, qui n’est pas seulement créée en tant que nature naturée, mais en même temps nature qui se crée en tant que nature naturante. De cette natura naturata naturans, on rencontre plusieurs expressions, dont notre vie psychique, consciente et inconsciente, les deux aspects étant profondément marqués par l’appartenance individuelle à la nature10. Cependant, il faut se rappeler que la notion d’individualité reste relative. Comparé aux individus qui se meuvent, on voit moins bien où un individu s’arrête et où l’autre commence chez les organismes végétatifs et relativement immobiles. Plusieurs plantes peuvent pousser de la même racine. Il y a des micro-organismes connectés entre eux qui posent sans doute un problème, si on veut les définir comme des individus. Pourtant, ni ici, ni chez les organismes mobiles, qui semblent poursuivre des fins plus ou moins volontaires, on ne peut parler d’une autonomie totale. Tout être vivant est dépendant. On peut poser la question ontologique comme la question de cette dépendance : de quoi l’individu dépend-il ? Du monde extérieur ? Certains contextes épistémiques suggèrent cette direction de réponse, mais, sur le plan ontologique, elle n’est pas satisfaisante. Il faut plutôt dire que l’individu dépend des constellations – antérieures, présentes et possibles.
14Que est-ce qu’une constellation ? On pourrait la définir comme un état temporel localisé et déterminé. Un être humain respire. Il y a de l’air et il y a des poumons et une interaction entre l’air et les poumons, inspiration et expiration. Cette constellation dynamique est déterminé par le système respiratoire, à savoir par des dispositions instinctives ou habituelles. Mais on ne peut pas dire que ces dispositions en tant que constellations mémorisées ou structures dynamiques soient extérieures ou intérieures. Il faut plutôt dire qu’elles précèdent cette distinction. Les poumons sont peut-être dans le corps et l’air parfois aussi, mais la respiration – où est-elle ? De même, la vue, l’ouïe et tous les autres sens ne sont pas plus dans les organes que la promenade n’est dans les jambes. On peut localiser des organes, mais on peut difficilement localiser des constellations sédimentées dans la mémoire dynamique, c’est-à-dire des dispositions.
15Une autre difficulté s’ajoute à la précédente : si une disposition n’est pas toujours actuelle, mais cependant réelle, comment existe-t-elle sans actualité ? Je sais nager sans le faire maintenant. Cette capacité existe. Pour nager j’ai besoin de l’eau, mais ni l’eau dans laquelle je nage, ni ma capacité de nager, n’est dans mon corps. La réalité naturelle de l’individu est corporelle, mais pas dans le corps en tant que corps spatial. Sans l’air, sans la terre, sans le soleil, sans l’eau je ne subsisterais plus. Tout mon comportement présuppose ce monde-là. Le monde naturel est le fond et l’incitation originaire de l’organisme individuel. Il existe sans doute une multitude de dispositions très spécifiques, mais on ne peut pas dire d’une disposition qu’elle soit nécessairement aussi individuelle en tant que disposition qu’elle l’est en tant que manifestée dans un individu. La plupart de nos dispositions, nous les partageons avec les autres. Nous respirons tous. Il y a une réalité dispositive des tendances qui transcende les êtres qui la manifestent.
3. La téléologie
16Est-il possible de défendre une telle théorie plus ou moins aristotélicienne des dispositions vitales sans adhérer à une téléologie de la nature dépassée ?
17On a souvent vu dans la téléologie aristotélicienne une philosophie qui conçoit la nature comme une réalisation quasiment intentionnelle des fins. Dans la tradition médiévale ce trait de l’aristotélisme était parfois prononcé, souvent à l’intérieur d’une interprétation cosmologique de la nature qui par son excès théologique est devenu l’antagoniste principal des sciences modernes. Il reste pourtant difficile de savoir si la fin (telos, to hou heneka) est chez Aristote intentionnelle et, si c’est parfois le cas, de quelle forme d’intention il s’agit alors. Si l’on parle d’une intention pratique, un choix préférentiel (proairesis) sur la base de délibération (bouleusis), il est clair qu’Aristote n’attribue pas cette faculté à tout être vivant. La plante ne délibère pas et même chez les animaux cette capacité est assez exceptionnelle. La téléologie, par contre, reste un fait chez tous les êtres vivants. Toute fin n’est pas un choix même si le choix peut être liée à une fin.
18Le concept de choix préférentiel reste pourtant central si l’on veut comprendre la possibilité d’agir librement à l’intérieur d’une entéléchie. La proairesis est en quelque façon situé entre l’aspiration (orexis) et la délibération (bouleusis). La traduction par « choix préférentiel » souligne le fait qu’il ne s’agit ici d’aucune façon d’une liberté inconditionnée, mais d’une faculté plus incarnée qui peut seulement modifier la direction de cette force naturelle qu’Aristote appelle aspiration ou désir. En tant que réalisation qui accentue une direction du désir, on peut dire que la proairesis est intentionnelle, mais cette capacité plutôt éthique, donc habituelle, n’est pas la raison qui conduit Aristote à lier la proairesis aux vertus « dianoétiques » du livre VI de l’Éthique à Nicomaque. Il n’y a de prudence (phronesis) dans le choix préférentiel que grâce à la délibération. La nature se manifeste dans le désir, sans lequel la délibération ne saurait s’actualiser, mais le désir ne saurait donner de caractère personnel et préférentiel à ce qui s’actualise sans le conseil de la bouleusis. Ce conflit entre bouleusis et hexis, entre dianoia et ethos, est en quelque façon la tension immanente du tout choix préférentiel et un problème fondamental de cette théorie de l’action qu’Aristote appelle éthique.
19La volonté est une faculté d’empêcher plutôt que de produire des actions et l’être humain reste toujours investi par des fins qui se réalisent sans délibération ni conscience. Le fondement de toute activité préférentielle est la nature qui agit non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de nous. Il y a dans le processus naturel (kata physin) un aspect inaltérable et un autre flexible, c’est-à-dire une première et une seconde nature (habitude).
20Cependant, on trouve dans la description des quatre causes dans le deuxième livre de la Physique quelque chose qui évoque l’idée d’une intentionnalité. Dans l’exemple fameux de la construction d’une maison, l’artisan a pour but de construire exactement une maison. Par cette analogie Aristote ne veut pourtant pas dire que la nature agisse d’une façon consciente. L’analogie est liée à une conception du travail technique, qui voit la technique comme la prolongation humaine de l’activité productrice de la nature. Il y a sans doute une certaine « intentionnalité », une réalisation des fins dans la technique, mais elle est, semble-t-il, peu délibérante précisément parce qu’elle est intentionnelle. La techné est un équivalent humain de toute entéléchie naturelle comme elle « ne délibère pas » (ἡ τέχνη οὐ βουλεύεται). C’est donc par une forme d’activité humaine, qui ne se distingue point d’autres activités animales et végétatives, qu’Aristote définit la cause finale11.
21Il reste vrai que les concepts de l’hylémorphisme sont liés à une conception technique du monde. La hylé, la matière, est un substrat qui reçoit sa forme. Ce schème technique de l’artisan donne un modèle pour la définition des causes, mais on peut douter qu’il soit projeté sur la nature et l’être. C’est Aristote lui-même qui fait explicitement la comparaison entre le travail de l’artisan et le processus vivant. Conclure de cela qu’il conçoit d’une façon naïve la nature comme l’œuvre d’un Artisan divin assez anthropomorphe serait hâtif. Au contraire, toute la philosophie aristotélicienne est marquée par une profonde conscience de la finitude humaine, manifesté par le rôle de la phronesis dans l’éthique et en général par la fréquence de la formule « on dit », legetai, qui exprime la dépendance linguistique de la philosophie12. Une projection exige une différence claire entre ce qui adresse et ce à qui s’adresse la projection. Dans une philosophie peu marquée par la distinction entre sujet et objet, comme la philosophie aristotélicienne, le projetant (humain) doit être conçu comme une communauté d’êtres individués dans la nature, c’est-à-dire comme des individus manifestant une appartenance à la nature en tant que nature autolimitée. Si l’humanité a un rapport « artisanal » à la nature, il est donc tout à fait compréhensible qu’Aristote prenne les schèmes correspondants comme point de départ dans son analyse ontologique de la nature. Même le concept d’organisation, si fondamental pour toute théorie du vivant, de l’organique, de l’organisme et de l’organe, a cette racine technique (organon en tant qu’outil). Mais on peut aussi dire qu’Aristote suggère, avec l’analogie artisanale, une sorte d’archéologie naturelle de la technique.
22L’activité d’un artisan est décrite comme une sorte de processus naturel inconscient :
... tandis que les artisans sont semblables à ces choses inanimés, qui agissent, mais sans savoir ce qu’elles font, à la façon dont le feu brûle. Comme l’inanimé produit par une faculté naturelle, les artisans produisent par habitude
(τοὺς δ’, ὥσπερ καὶ τῶν ἀψύχων ἔνια ποιεῖ μέν, οὐκ εἰδότα δὲ ποιεῖ ἃ ποιεῖ, οἶον καίει τὸ πῦρ — τὰ μὲν σὖν ἄψυχα ϕύσει τινὶ ποιεῖν τούτων ἕκαστον τοὺς δὲ χειροτέχνας δι ἔθος.)13
23On pourrait attendre ici plutôt une comparaison avec les êtres vivants non-délibérants comme les plantes, parmi lesquelles il y a quand même une réalisation vivante des fins, mais l’expression « inanimé » (apsychon) donne une signification plus radicale à cette comparaison : les techniciens agissent d’une façon qui ressemble l’activité sans âme de la nature non-vivante. Cependant, ce passage n’est pas seulement intéressant dans le contexte du problème de la techné, mais aussi d’un autre point de vue, quand il suggère que l’inanimé peut réaliser des fins et donc l’existence d’une téléologie du non-vivant chez Aristote. Il y a des interprètes qui contestent une telle lecture.
24Toute interprétation d’Aristote se trouve confrontée à une difficulté quand elle commence à chercher la plausibilité, car le plausible est lié aux conceptions plus ou moins inarticulées de l’interprète. Dans sa très intéressante étude du De Motu, Martha Nussbaum14 a tendance à nier l’existence d’une cosmologie téléologique d’Aristote. De même elle soutient qu’il y a selon Aristote un monde anorganique qu’on doit expliquer non à partir des fins, mais des « lois matérielles » (material laws). Nussbaum veut réhabiliter la téléologie aristotélicienne par une analyse de la fonction biologique, démarche qui exige une distinction radicale entre le vivant et le non-vivant où la réalité non-vivante s’expliquerait par des « lois matérielles ». Cette expression pose un problème majeur. Si l’on admet que le statut ontologique du non-vivant reste un problème, la notion d’une loi matérielle n’est certainement pas aristotélicienne. Comme la critique de la confusion entre matérialité et principe chez les Présocratiques le montre bien, une telle loi matérielle est sans doute impensable pour Aristote. La matière possède sa détermination grâce à une forme qui n’est pas matérielle. Cette critique du matérialisme garde toute son actualité. Peut-être y a-t-il quelque chose de matériel dans ce que la loi règle, mais comprendre comment une loi en tant que structure nomique pourrait être matérielle reste difficile, pour ne pas dire impossible. Le concept de matière est bien différent dans les sciences modernes et chez Aristote qui parle toujours d’une matière relative, du substrat de la forme analysée. La même forme peut exister dans plusieurs substrats et dans la perspective d’une autre forme, le substrat peut être aussi un assemblage de forme et matière. Nussbaum a tendance à parler de lois matérielles comme si la matière concernée était le substrat physique au sens moderne et elle attribue aux Présocratiques une conception matérialiste presque contemporaine. Dans le cas de Démocrite, ce n’est pas tout à fait faux, mais c’est moins clair chez Empédocle, Anaximandre et Anaxagore pour rien dire d’Héraclite15.
25Il est évident qu’Aristote ne veut pas attribuer la faculté délibératrice à la pierre, mais le choix délibéré n’est pas le trait caractéristique du vivant. Il y a des animaux et surtout l’animal humain qui savent pratiquer la délibération, mais ce n’est pas le cas avec la plupart des animaux ni avec les plantes, qui sont pourtant vivants eux aussi. Donc, l’absence de choix délibéré ne signifie pas l’absence d’entéléchie16. Il est tout à fait évident qu’Aristote distingue entre les changements (et les mouvements) qui viennent du dehors et ceux qui viennent du dedans et de même entre les êtres capables et les êtres incapables d’initier des changements, donc, entre les êtres vivants et les êtres non-vivants. Mais est-ce que ça signifie qu’il n’y a pas des tendances naturelles de l’être non-vivant, disons de la pierre ? Ce n’est pas si évident. Il n’y a sans doute aucune initiative individuelle mais il y a la façon commune qu’ont toutes les pierres d’être attirées par la terre. La loi naturelle est possible grâce aux tendances de l’organisation naturelle.
26La cohérence de la pensée aristotélicienne serait sans doute plus grande, si l’on remplaçait les éléments par le concept plutôt relatif de matière, mais c’est bien Aristote lui-même qui recourt à la théorie des éléments des Présocratiques. Dans De Caelo on trouve la théorie si contestée par la physique moderne des directions naturelles dans la nature non-vivante, qui suggère l’existence d’une entéléchie du monde anorganique chez Aristote. Une pierre est un corps avec la terre comme élément dominant. Si elle est lancée vers le haut, elle revient après le mouvement forcé et non-naturel vers la terre dont elle fait partie17. Il y a bien un lieu naturel de la pierre mais l’entéléchie est ici souvent sans réalisation comme les pierres ne bougent pas sans agent extérieur et il est clair qu’Aristote n’attribue pas d’intentions à la pierre si l’on entend par intentions des décisions sur la base de délibération.
27Cependant, le mot intention est ambigu. Même dans notre vie humaine, il est possible de parler d’une intention quand il ne s’agit en aucune façon d’une décision délibérée, mais seulement du fait qu’il y a dans l’événement un but. Quand je prends un verre dans ma main, le dirige vers la bouche pour boire, il y a sans doute un but dans cette aspiration (satisfaire le soif), mais dire que je délibère et décide chaque fois que je bois serait exagéré. Plutôt il faut dire : l’eau est là et je réagi dans mon état de soif à la présence aquatique, je bois. Comme Aristote le dit : « ‘ Il faut que je boive’, dit l’appétit. ‘ Voici de la boisson’, dit la sensation ou l’imagination ou la raison. Et puis on boit. » (ποτέον µοι, ἡ ἐπιθυµία λέγει· τοδὶ δὲ ποτόν, ἡ αἴσθησις εἶπεν ἤ ἡ ϕαντασία ἢ ὁ νοῦς εὐθὺς πίνει)18.
28Cette forme d’activité sans délibération dirigée vers une fin a quelque chose d’une nécessité naturelle. La question se pose de savoir s’il y a, dans les êtres vivants, la même nécessité que dans les êtres non-vivants. Il est évident qu’un homme retombe vers le sol de la même façon qu’une pierre, si on le jette vers le haut. Quand Aristote utilise cet exemple pour caractériser le trait spécifique de l’être vivant, l’habitude, qui rend possible chez les hommes la variabilité du comportement et donc l’éthique, il ne veut pas exclure ce qui est commun à la pierre et à l’homme, c’est-à-dire la nécessité. La seconde nature ne supprime point, mais modifie seulement, la première nature et il y a dans notre vie aussi bien des aspects plus proches de la première nature que des autres plus modifiées.
29Même après les succès de la physique moderne, cette différence entre première et seconde nature semble tout à fait valable, comme il y a toujours une différence entre nécessité et variabilité individuelle. S’il y a une tendance des pierres vers la terre, ceci vaut pour toutes les pierres sans différence individuelle. La façon de se mouvoir ne change pas, même si on jette la pierre « cent fois » et la tendance terrestre est la même chez toutes les pierres. Cette première nature n’est pas capable de développer des habitudes. Ce qui manque à la pierre n’est pas la tendance mais la tendance individuelle et c’est précisément l’uniformité de la première nature qui rend possible sa description nomique. Ceci reste vrai même si la conception de la première nature change et que le mouvement d’une pierre s’explique différemment – comme par la gravitation. La distinction entre première et seconde nature n’est pas une distinction entre deux domaines séparés, mais entre deux niveaux. Pour la seconde nature, cela veut dire qu’elle agit toujours dans la première. Un animal humain tombe comme la pierre, parce que l’animal, lui aussi, a son poids élémentaire. Il y a en nous des nécessités qu’on partage non seulement avec les autres êtres humains, mais aussi avec les éléments et les pierres. De ce fait résulte que nous sentons dans notre intérieur quelque chose qui n’est pas moins présent dans la pierre – mais il ne s’ensuit pas pour cela que l’on doive adhérer à l’hylozoïsme et attribuer la vie à la pierre. Si toute entéléchie impliquait la vie, même la pierre serait vivante ; or pour Aristote, ce n’est pas l’entéléchie en tant que telle qui caractérise la vie, mais l’entéléchie en tant qu’aspiration individuelle et celle-ci manque à la pierre tombante qui n’est donc pas vivante. (Les corps célestes, par contre, sont doués d’individualité et vivants selon Aristote.) En somme, appeler la téléologie « anthropomorphe » serait méconnaître le rôle des fins chez Aristote, qui souligne au contraire le caractère physiomorphe de l’être humain. Plusieurs interprètes modernes, en voulant actualiser Aristote, nient que l’inanimé serait informé par des fins, apparement par crainte que cet avis conduirait à une projection des actes conscients sur la nature non-vivante. Ce problème disparaît si la fin n’est pas une intention consciente, mais seulement un but, c’est-à-dire quelque chose qui détermine la direction d’une tendance ou d’une organisation19.
4. Téléologie et réflexion
30Sans nier qu’il y ait selon Aristote des différences fondamentales entre une pierre et des êtres vivants, on peut néanmoins dire que le concept de fin concerne surtout une dimension qui précède la distinction entre l’organique et l’anorganique. Cette dernière distinction est en soi un problème à l’intérieur de la pensée aristotélicienne qui a tendance à voir toute la nature comme une nature organisée. Il y a ici un problème tout à fait actuel qui est lié au statut ontologique d’une loi naturelle. Celui qui refuse la théorie conventionnaliste des lois naturelles doit s’appuyer sur l’existence d’une organisation de la nature qui trouve son expression dans la loi. On peut appeler cette conception le « réalisme nomique ». Dans sa forme radicale, celui-ci soutient que l’organisation a la caractère d’une loi ou peut-être des lois. Dans une forme moins radicale, il soutient que la loi est une simplification logique de l’organisation, qui est en tant que telle moins logique. La philosophie de l’habitude ravaissonienne se situe dans ce contexte-là. Il y a chez Ravaisson lui-même une tendance à identifier l’habitude avec l’organisation. (Si on veut faire une différence entre l’habitude et l’organisation, on pourrait dire que l’habitude est la forme d’organisation accessible de l’intérieur). Peu importe, car ce qui compte ici est le fait que la connaissance s’articule à l’intérieur de la réalité qu’elle étudie. La science de la nature est un processus naturel, donc organisé, et elle peut réussir grâce à cette même appartenance. L’organisation conceptuelle est une version de toutes les façons dont la nature dispose pour s’organiser. Il n’y a aucun point archimédien en dehors du monde qui pourrait offrir à la science des descriptions pures. Heureusement pour la science, elle est toujours dans la réalité est dispose donc des questions à poser et des réponses possibles. Cette appartenance à la réalité par l’organisation ne concerne pas seulement la connaissance, mais tout comportement réel ; il y a donc de même une réalité à découvrir en dehors de la science. Le rôle fondamental de l’habitude réside dans cette ontologie organiciste.
31Mais si l’organisation de la nature caractérise non seulement la nature vivante, mais aussi la nature non-vivante (qui n’est donc pas « anorganique »), la question de la téléologie se pose différemment. Le débat sur la différence entre la pierre et la plante, entre le non-vivant et le vivant, perd sa signification ontologique si la fin veut expliquer l’organisation en tant que telle, c’est-à-dire une dimension qui précède la distinction entre vivant et non-vivant. Il est tout à fait possible de lire la Physique et même la Métaphysique d’Aristote sans poser la théologie cosmologique du livre Lambda de la Métaphysique comme fondement. C’est vrai en particulier de la téléologie. En dernière analyse la téléologie aristotélicienne reste fondée sur le principe de la familiarité, mentionné ci-dessus. Comme le dit Aristote au sujet de l’analyse physiologique :
Pour commencer, nous prendrons en considération les parties du corps humain. Car comme chaque peuple fait ses comptes en terme de la monnaie qui lui est la plus familière, nous devons procéder de même dans les autres matières, et, naturellement, l’homme est de tous les animaux pour nous le plus familier.
(Πρῶτον δὲ τὰ τοῦ ἀνθρώπου μέρη ληπτέον· ὥσπερ γὰρ τὰ νομίσματα πρὸς τὸ αὑτοῖς ἕκαστοι γνωριμώτατον δοκιμάζουσιν, οὕτω δὴ καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις· ὁ δ’ ἄνθρωπος τῶν ζῴων γνωριμὼτατον ἡμῖν ἐξ ἀνάγκης ἐστι).20
32Les fins sont elles des principes qu’on doive rechercher de façon empirique ou ne faut-il pas plutôt dire qu’on est toujours familier avec ces fins, mais sans les connaître ? Si c’est le cas, l’effort philosophique prend un tournant réflexif. Il n’y a pas de mouvement sans direction et toute direction est une direction vers quelque chose qu’on peut appeler but ou fin. La fin ainsi entendue fait partie de la direction ou, si l’on veut, du sens. Quand il s’agit de la première nature, il semble qu’Aristote parle souvent d’une telle entéléchie minimale qui est toujours présupposée. Dans ce sens une fin n’est pas quelque chose qu’on cherche pour mieux maîtriser un phénomène, mais la structure kinétique qui rend possible toute recherche. On peut même dire que la philosophie aristotélicienne est une philosophie transcendantale si l’on garde en mémoire que ce concept à une histoire plus longue que celle de la modernité postkantienne. C’est l’être qui apparaît chez Aristote comme la condition de tout étant déterminé. À la différence de Kant, Aristote ne présuppose aucune conscience en dehors du monde, mais un animal humain formé par son histoire. La téléologie est une condition de l’expérience dans la mesure où toute expérience du mouvant présuppose une anticipation d’un état non réalisé, mais en train de se réaliser21. Le telos donne la détermination primaire au phénomène qui rend possible la détermination d’autres caractères. Dans cette téléologie on ne prévoit rien, mais on comprend de façon rétroactive ou réflexive ce qui est déjà donné. Mais en même temps, il faut dire que le déterminable en tant que tel est en mouvement vers l’avenir, donc la réflexion concerne une sorte de prévision présupposée.
5. Entre Aristote et Spinoza
33Situer Ravaisson dans ce contexte est difficile. La proximité à Schelling est en concordance avec une ontologie plutôt réflexive, mais en même temps il est évident que Ravaisson est fortement influencé par les sciences de la nature des XVIIIe et XIXe siècles. Sa perspective est aussi bien spinoziste qu’aristotélicienne, si l’on entend par spinozisme une théorie qui refuse d’accepter une direction du monde temporel donnée par avance. La nature naturante se crée en tant que nature devenant naturée et on peut caractériser Spinoza comme un des pères de l’idée d’une nature émergente, idée qui est devenue si importante dans la philosophie du XXe siècle (H. Bergson, Lloyd Morgan, C.D. Broad). Il serait probablement hâtif d’attribuer à Spinoza une théorie du psychisme comme complexité naissante faisant de l’âme un produit de l’évolution, mais il y a chez lui comme chez Ravaisson l’idée d’une nature qui devient plus complexe par son appétit même. Cette façon de concevoir la nature est contraire à la pensée aristotélicienne, pour laquelle même les déviations dans la nature se conçoivent à travers une réalisation de fins et non comme émergence. Par un phénomène « émergent », on entend une complexité naissante mais non explicable par ses causes seules, donc une structure particulièrement ouverte à des créations imprévues.
34Il n’est pas fortuit que Bergson ait pu voir en Ravaisson un précurseur de l’idée d’évolution créatrice – même s’il tend a oublier une différence cruciale entre son projet et celui de Ravaisson. Chez Bergson, la créativité de la nature, l’élan vital, s’oppose aux formes déjà crées, quand Ravaisson regarde les formes comme un aspect important de l’émergence créative. Le rôle de l’habitude chez les deux auteurs le montre bien. Dans Matière et mémoire de Bergson22, l’habitude représente le contraire mécanique du souvenir pur. Dans De l’habitude de Ravaisson, il y a un principe de liberté dans l’habitude en tant que telle, qui rend les formes ouvertes à la modification. C’est ici en quelque façon un univers qui ne crée pas seulement des formes mais qui se crée à travers des formes23.
35Ravaisson décrit non seulement les principes vitaux, animés et raisonnables dans la nature, mais aussi l’émergence de la vie, de l’âme et de la raison. Il hésite en quelque sorte entre une conception qui pense le psychique comme une complexité naissante dans le processus évolutif et une autre conception, selon laquelle l’animé est un fait primordial qui explique la possibilité d’une nature en train de réaliser des fins. Si l’on peut parler d’un aristotélisme de Ravaisson, il n’est donc pas moins vrai qu’il y a aussi chez lui un trait spinoziste qui s’oppose à la téléologie comme théorie des fins données24. Ravaisson est de plus en plus conduit à une théorie de la spontanéité irréfléchie dans laquelle l’orexis d’Aristote, qui reste toujours lié à la réalisation d’une fin qui dirige le désir, se radicalise.
6. Désir pensant
36On trouve dans la « loi de l’habitude » de Ravaisson une sorte de généalogie de la distinction entre sujet et objet, si lourde de conséquences dans la modernité occidentale. Cette distinction est en quelque façon préformée par un autre couple conceptuel, celui de paschein et poiein, subir et agir (faire). La grandeur de Maine de Biran était sans doute de rendre explicite le volontarisme disons « poiétique » de la subjectivité moderne. Si Ravaisson se situe dans cette lignée de pensée, parfois décrite comme spiritualiste, mais qu’il faudrait plutôt concevoir comme volontariste, c’est parce qu’il montre assez bien que la spontanéité n’est pas consciente, mais plutôt inconsciente, même si tout processus inconscient porte comme une de ses possibilités la réflexion et ses moments d’autocompréhension25.
37L’inconscient habituel est l’expression simple du fait qu’un être vivant doit agir, réagir, apprendre, s’adapter – bref, doit vivre et survivre. C’est la pratique en tant que telle qui exige l’inconscient. Toute action s’actualise comme tendance obscure, même quand elle est accompagnée d’une certaine aperception et parfois aussi d’un effort directeur. La volonté sans désir resterait impuissante, donc il faut concevoir la volonté non comme une alternative au désir, mais comme une manière de désirer – compliquée par une certaine réflexion.
38Une conséquence de ce caractère incarné de la conscience est l’impossibilité de définir la subjectivité comme aperception. Autrement dit, la subjectivité est en tant que subjectivité naturelle inconsciente, même si elle garde sans doute la possibilité de quelques lueurs conscientes. Chez Maine de Biran, l’effort était aussi bien la condition spontanée de l’expérience que la forme originaire de l’aperception. Il y a dans cette conception un problème, que Ravaisson a bien reconnu et qui sera plus tard approfondi par Bergson.
Si le mouvement devient plus prompt et plus aisé, parce que l’intelligence en connaît mieux toutes les parties et que la volonté combine l’action avec plus d’assurance et de précision, d’où vient qu’avec le progrès de la facilité du mouvement coïncide la décroissance de la volonté et de la conscience ?
39Et la réponse :
La loi de l’habitude ne s’explique que par le développement d’une Spontanéité passive et active tout à la fois, et également différente de la Fatalité mécanique et de la Liberté réflexive.26
40Si l’effort diminue avec l’accroissement de l’activité habile et si on doit entendre par perception précisément une telle activité, l’implication est évidente : la perception claire et distincte s’achève par une disparition correspondante de l’effort. Si l’on reste dans la conception biranienne de l’aperception comme d’un aspect de l’effort, la conséquence serait un conflit direct entre la perception et l’aperception. Donc, la question se pose : L’aperception, est-elle vraiment – comme le mot suggère – plus proche de la perception que de la sensation ? L’autre possibilité, qu’elle soit plutôt liée à la faculté réceptive (sensitive, affective)27 était impensable pour Maine de Biran à cause du principe de la répétition habituelle : la réceptivité a la mauvaise habitude de s’affaiblir, donc, une aperception affective serait condamnée à finir par s’évanouir.
41Ce problème disparaît dans la conception ravaissonienne du désir. Sans désir, il n’y a pas d’action et où il y a du désir et de l’action, il y a moins de réflexion. S’il y a une puissance de la volonté réflexive, elle n’est pas directe, à comprendre non comme une production des actions, mais plutôt comme une faculté indirecte d’inhiber des tendances naissantes. Le choix volontaire est une préférence qui se manifeste plutôt par grâce que par autonomie28.
42Le rôle du désir ou de l’aspiration (epithumia, orexis) chez Aristote est de donner à l’action une incarnation mouvante. Comme Ravaisson décrit ces rapports, pour lui si importants : « La raison ne meut point, et ses prescriptions n’ébranlaient jamais les puissances de l’âme ». Une lecture plus attentive montre néanmoins que le désir joue chez Ravaisson un rôle même plus important que chez Aristote. C’est moins le thème proprement aristotélicien de manque de forme (steresis) qu’une théorie de l’inconscient qui donne le sens à la philosophie ravaissonienne. Le désir qui donne mouvement à l’habitude apparaît en tant que spontanéité irréfléchie au-delà et en-dessous de toute distinction entre activité (poiein) et passivité (paschein). Le mouvement de l’organisation est désir ou, si l’on veut, aspiration. Par ce mouvement, il y a des déterminations dans le monde, des choses, des étants - tout ce qui a le caractère d’un tode ti, d’un concretum. Aristote applique ce schème sans distinction à la pierre et à Socrate. Il y a une individualité de la chose comme il y a une individualité de la personne humaine. Cela peut étonner, mais c’est tout à fait compréhensible si l’on tient compte de ce qu’Aristote ne fait pas de distinction entre subjectivité (constituante) et objectivité (constituée). Le fait fondamental n’est pas la constitution des objets dans l’expérience, mais la détermination du monde, qu’elle soit psychique, éthique ou physique.
43La forme de tout vivant est chez Aristote une fin et le manque de fin actuelle une possibilité (dynamis) qui rend tout mouvement (kinesis) possible – le mouvement dans l’espace (phora) et le mouvement en tant que changement (alloiôsis). La finitude est donc chez Aristote marqué par un manque de fin qu’on pourrait appeler infini. C’est là aussi la définition aristotélicienne de la matière : ce qui est sans finitude, sans limite (apeiron) et pour lequel il n’y a pas de définition (horismos). Aujourd’hui, on dirait plutôt indéfini, mais l’indéfini n’est rien d’autre que ce qui manque la définition, ce qui échappe à la finitude logique. Donc, on ne trouve pas chez Aristote un Dieu infini, mais bien un Dieu qui pense soi-même en tant que pensée pensante (noesis noeseos), qui meut sans être mu, qui attire en tant qu’aimé, bref, qui n’est pas infini, mais la fin absolue de cette finitude marquée par le manque, la puissance, la possibilité, la matérialité et le désir qu’on pourrait aussi bien appeler l’infini du non-divin. Ravaisson définit Dieu comme l’être dans lequel volonté et désir sont unis dans l’amour. Les significations chrétiennes ne doivent pas cacher la réinterprétation de la théorie aristotélicienne du mouvement qui se trouvent dans cette définition. Si l’infini est chez Aristote plutôt lié à la matière et s’il y a chez lui un désir dans le manque à cause de la matérialité infinie et indéfinie, c’est chez Ravaisson le désir qui est infini par l’amour divin, infini lui aussi29.
44La spontanéité irréfléchie dont parle Ravaisson ne réside pas seulement dans les dispositions cachées de l’habituel mais aussi dans la présence indéfinie de ces dispositions qui les actualise sans être ni principe ni forme. Aucun autre thème ne montre si bien la différence entre Aristote et Ravaisson. Il y a chez Aristote un indéfini ou indéterminé qui pose la base de toute réalisation, mais cette base est matérielle et jamais constitutive pour le sens de la réalisation. Chez Ravaisson, par contre, le désir est l’indéfini qui se manifeste au-delà de toute distinction entre activité et passivité. Il est le fonds caché de notre âme qui par ses rapports à l’amour possède même quelque chose de divin. Le désir n’est donc pas – comme le voudrait le moralisme religieux – autre chose que l’amour, mais la direction temporelle de l’amour-présence. La tendance de l’ontothéologie médiévale était d’interpréter la présence comme éternité non-temporelle, parfois même comme la fin de l’histoire. Dans cette perspective, l’amour de Dieu n’est pas désir. L’ontologie eschatologique, préformé chez Augustin et explicitée par Joachim de Fiore, est radicalement opposée à la conception ravaissonienne de l’amour comme présence du désir.
45Il y a une sorte de présence personnelle qui transgresse le caractère structural d’une détermination habituelle. Cette qualité irréductible distingue l’affectivité de l’intentionnel. L’intention est quelque chose qu’on peut partager. Ce n’est pas par hasard que les phénoménologues parlent d’objets intentionnels. Ces objets ont une indépendance qui manque à l’affection qui est plus ou moins momentanée et singulière. L’affection est en quelque façon ce qui signifie l’actualité de l’intentionnel, mais aussi l’actualité de toute disposition du vivant. Cette présence suggère la possibilité de repenser la parousia de la tradition platonicienne à l’intérieur d’une philosophie organique sans adhérer à la métaphysique de l’esprit, qui éloigne le platonisme du monde corporel. C’est la question de savoir, comment distinguer le caractère déterminé d’une structure dynamique de son actualité sinon par quelque chose qui est l’autre de toute détermination, qui en tant que tel ne peut pas être déterminé, organisé, structuré, mais qui a néanmoins une présence indéniable, qui – dirais-je – n’est pas Bestimmung mais Stimmung, pas détermination mais atmosphère affective. Quelle est le statut ontologique de cette présence ? Si on ne veut pas adopter la stratégie défensive de la théorie des qualia, c’est-à-dire décrire cette présence comme un dernier refuge subjectif dans le monde matériel, il y a à l’intérieur d’une philosophie habitualiste ou organiciste une autre possibilité qui séduit par sa simplicité. Pour finir, je l’évoquerais comme question ouverte.
46Le monde habituel peut être connaissable et même connu, grâce à sa familiarité, mais il nous détermine autant quand il se cache. Pourtant, tout être fini appartient au monde par une organisation particulière, qui possède sa particularité grâce à toutes les possibilités exclues par l’orientation spécifique. Omnis determinatio negatio est. Si nous appartenons à la réalité à travers des constellations organisées et appropriées et si toute connaissance perceptive n’est qu’une élaboration plus évoluée de cette appartenance, il est évident qu’il y a aussi une réalité moins déterminée, une réalité non-habituelle, qui est sans doute aussi primordiale que la réalité habituelle. On peut l’appeler l’indéterminé de l’existence, une réalité qui ne transcende pas, mais qui confère, comme fond caché de toute détermination, l’actualité à cette même détermination. On sait que la vie affective a tendance à résister à toute détermination conceptuelle. Telle en est peut-être la raison. Dans l’affection, nous appartenons moins à la réalité organisée qu’à la réalité présente, à ce monde dont on ne dispose pas, mais qui peut pourtant nous disposer. C’est peut-être là aussi la différence entre connaissance et conscience.
Notes de bas de page
1 F. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, tome I, Hildesheim, Zürich et New York, Georg Olms Verlag, 1996. Le tome II (1846) est conçu comme une histoire de l’aristotélisme, le tome III consiste en des fragments posthumes sur l’hellénisme, le judaïsme et le christianisme, publiés par Ch. Devivaise, Paris, Vrin, 1953.
2 De l’habitude, Paris, Fayard, 1984, p. 20. Cf. aussi : La « seconde nature [...] explique [la première nature] à l’entendement », De l’habitude, p. 35.
3 Cf. « … ainsi doit-on partir de ce qu’on connaît mieux soi-même, pour rendre ce qui est connaissable en soi connaissable pour soi-même » (οὕτως ἐκ τῶν αὐτῷ γνωριμωτέρων τὰ τῇ ϕύσει γνώριµα αὐτῷ γνώριµα, Metaph. 1029 b 7-8). Il faut bien souligner que, si le point de départ de toute philosophie doit être le monde familier, elle mène souvent aux principes difficiles à comprendre, car en quelque façon cachés dans l’habituel. La phénoménologie descriptive conduit nécessairement à la métaphysique. L’étonnement (thaumazein) n’est pourtant pas chez Aristote une fin de l’effort philosophique (sous le signe d’une vénération générale de l’être) mais plutôt son point de départ : la conscience étonnée d’un problème à résoudre. Néanmoins, avant la consternation il y a la familiarité qui rend possible le questionnement. Aucune interrogation sans ce monde familier et habituel, pour lequel les solutions philosophiques ont sans doute un caractère souvent étonnant.
4 Op. cit., p. 32.
5 Essai sur la métaphysique d’Aristote I, p. 323. On peut noter que Ravaisson renvoie dans sa critique de Platon souvent, non aux œuvres de Platon elles-mêmes, mais à la Métaphysique d’Aristote.
6 Cf. P. Aubenque, « Ravaisson, interprète d’Aristote », Les études philosophiques XXXIX, PUF 1984, p. 435-50, surtout p. 438. Supra p. 157-170.
7 Le lien entre répétition, sensibilité diminuée et dépendance est un lieu commun de la psychologie expérimentale. Une impression commence par m’influencer, même me déranger, mais au fur et à mesure qu’elle continue, je m’habitue et je ne la remarque point. La seule chose qui provoque mon attention est l’arrêt de l’impression. Les besoins – à l’exception des besoins innées – naissent de cette façon. (Je laisse de côté la difficile question de savoir si le principe s’applique à toutes les impressions longtemps répétées, y compris aux douleurs graves.) Concernant la définition constante de la spontanéité comme activité chez Maine de Biran, voir le Mémoire sur l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, mais aussi le Mémoire de Berlin, De l’apperception immédiate et les derniers fragments sur Existence et anthropologie. Œuvres complètes, éd. Fr. Azouvi, tomes II (éd. G. Rhomeyer-Dherbey), IV (éd. I. Radrizzani) et X-2 (éd. B. Baertschi), Paris, Vrin, 1987, 1995 et 1989.
8 F. Azouvi, Maine de Biran. Science de l’homme, Paris, Vrin, 1995, p. 11.
9 De l’habitude, p. 23-4. Quant à la différence entre Maine de Biran et Ravaisson, voir D. Janicaud, Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spiritualisme français, Paris, Vrin, 1997. Je renvoie aussi à l’introduction de ma traduction suédoise de De l’habitude, F. Ravaisson, Om vanan, Paris, Eithe, 2002.
10 Dans son exposition des rapports entre volonté et instinct, Ravaisson renvoie à des pages de Maine de Biran, mais dans la Mémoire sur l’influence de l’habitude, p. 178 (éd. Azouvi) on lit autre chose que suggère Ravaisson. En fait, Maine de Biran fait juste avant la note citée une distinction non seulement entre le désir et la volonté, mais aussi entre instinct et besoin, qui est contraire à la conception de Ravaisson.
11 Phys. 199b27. Cf. aussi « Si par exemple une maison était engendrée par la nature, elle se réaliserait de même façon que dans l’art technique » (οἷον εἰ οἰκία τῶν ϕύσει γιγνομένων ἦν, οὕτως ἂν ἐγίγνετο ὡς νῦν ὑπὸ τῆς τέχνης, Phys. 199a13.) La nature n’imite pas le techné, mais la techné imite la nature (ἡ τέχνη µιµεῖται τὴν ϕύσιν, Phys. 194a21). Il y a néanmoins une exception : l’artisan responsable, le contremaître des travaux (architekton) peut connaître la cause et la cause finale. Le fait qu’on puisse connaître la fin ne change pourtant rien quant aux rapports étroits entre la techné humaine et les entéléchies naturelles non-délibérantes qu’Aristote décrit ici. L’artisan a avec sa matière un lien semblable à celui qui caractérise le lien de toute forme naturelle avec sa matière. (Cf. de même Phys. 194b1-8.) Ce statut de la techné et du désir technique explique sans doute l’importance fondamentale qu’avait selon Aristote la scholé en Égypte pour la naissance d’une connaissance moins productrice et donc plus proche de la vérité (Metaph. 981b22). On a tendance à comprendre l’intention comme un acte conscient, parfois même conçu comme le critère de la conscience. Dans une perspective aristotélicienne, cela n’est pas du tout évident. Les équivalents de la conscience chez Aristote sont plutôt une sorte d’aisthesis et la délibération (bouleusis). On chercherait en vain une intention constituante d’objets. Il n’est pas facile de dire si la proairesis est une fonction consciente en tant que telle ou seulement consciente en liaison à la bouleusis. Le lien entre finalité, technique et désir suggère même que la direction vers une fin serait un aspect peu conscient de notre comportement.
L’évolution récente dans les sciences cognitives et dans l’informatique a suscité chez les néolamettriens l’espoir de pouvoir expliquer l’esprit comme une machine. Dans cette discussion il y a souvent la tendance à confondre l’esprit ou l’âme avec une intelligence mesurable, mais la possibilité de recréer machinalement quelques aspects « intelligents » de la vie mentale montre seulement que cette intelligence représente ce qui est plus mécanique dans la vie d’esprit. On peut encore moins trouver dans cette approche cognitive un argument pour un matérialisme de l’esprit. S’il y a une ressemblance entre un ordinateur et l’esprit, elle ne réside pas dans la matière qui reste toute à fait différente entre les deux et même entre des ordinateurs différents, mais plutôt dans le logiciel qui – comme le nom l’indique – n’est pas matériel. Mais il semble aussi exister des différences fondamentales entre le logiciel et l’esprit, par exemple tout ce qui est qualitatif dans l’expérience et qui ne peut pas exister dans un ordinateur. Et – last but not least – aussi bien l’ordinateur que son logiciel possèdent leur statut réel à l’intérieur d’un monde toujours déjà organisé par l’être humain. Comparer l’ordinateur à l’homme est donc un peu comme si on voulait comparer l’homme à sa main.
12 Cf. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963 et W. Wieland, Die aristotelische Physik, Göttingen, Vandenhœck & Ruprecht, 1970.
13 Metaph. 981b2.
14 M.C. Nussbaum, Aristotle’s De Motu, Princeton, Princeton University Press, 1985. Cf. aussi M.C. Nussbaum & A. Oksenberg-Rorty, Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford, Clarendon Press, 1992.
15 Ce n’est pas le lieu pour aborder la question difficile des rapports entre élément et matière, stoicheion et hyle, deux concepts qui se confondent souvent avec les principes chez les Présocratiques. Démocrite représente en quelque façon le courant vraiment matérialiste où l’élément se conçoit comme substrat, mais néanmoins on peut dire de la philosophie présocratique qu’elle a souvent tendance à regarder les éléments moins comme des substrats que comme des principes agissants.
16 Néanmoins le concept du choix préférentiel (proairesis) apparaît dans la description de quatre causes, mais sans impliquer une attribution des intentions délibérantes à la nature en tant que telle. C’est pour définir la tyche qu’Aristote utilise la notion de proairesis. Tyche est une forme particulière de hasard (to automaton) qui dans sa contingence donne l’apparence d’être voulu – sans l’être vraiment. Ce serait une erreur de conclure de cette définition de la tyche que le non-aléatoire de l’entéléchie serait inversement délibérément voulu. Dans le contexte Aristote ne distingue pas le hasard de la volonté, mais une forme spécifique de hasard d’une autre plus générale (to automaton). Il ne parle nullement d’une faculté délibérante dans l’entéléchie naturelle. Phys. 197b.
17 Dans l’Éthique à Eudème Aristote décrit le caractère nécessaire de la première nature par l’exemple d’une pierre jetée vers le haut qui, à la différence d’un être vivant, n’est pas capable de developper des habitudes, Éth. Eud. 1220b 35-7. Dans l’Éthique à Nicomaque il utilise presque le même exemple, mais ajoute que la pierre jetée vers le haut retombe (κάτω ϕερόµενος), Éth. Nic. 1103a.
18 De Motu 701a 32-3.
19 Il est vrai que, dans le De Caelo, Aristote n’attribue ni l’aspiration (orexis), ni le désir (epithumia) à la pierre. Il parle plutôt des tendances des pierres et des éléments. Néanmoins la tendance naturelle est ici une direction téléologique – mais sans la flexibilité qui caractérise la nature vivante. Il y a donc plusieurs niveaux de la téléologie : les tendances non-vivantes, les tendances végétatives et flexibles car douées de tactilité et de goût, essentiel pour toute nutrition, et il y a les animaux mobiles et sensibles, qui savent représenter le monde par la phantasie, parfois aussi délibérer (comme les êtres humains). Aucune conscience de la nature n’est impliquée par la téléologie, si l’on entend par téléologie uniquement un sens (une direction) qu’on comprend par ses fins. Cf. le rapport sur La philosophie en France au XIXe siècle, rééd. Paris, Fayard, « Corpus », 1984, p. 106-7 où Ravaisson critique les « qualités mystérieuses, occultes » dont parle aussi Auguste Comte, mais seulement pour ajouter les noms de deux autres critiques de telles « entités métaphysiques », Berkeley et Aristote.
20 Hist. anim. 491a19-23. Cf. aussi E. Gilson, D’Aristote à Darwin et retour. Essais sur quelques constantes de la bio-philosophie, Paris, Vrin, 1971, p. 15.
21 Cf. W. Wieland, Die aristotelische Physik, Göttingen, Vandenhœck & Ruprecht, 1970, p. 266.
22 H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1990.
23 Toute l’ambiguïté du mot évolution est présente dans la philosophie de la nature de Ravaisson. Comme Gilson l’a bien rappelé, le darwinisme n’était pas au début un évolutionnisme et le mot « évolution » ne figure pas dans le cinq premiers éditions de On the Origin of Species. E. Gilson, op. cit. La raison en est simple. Le mot était déjà pris par l’héritage stoïcien, dans lequel l’évolution était toujours la réalisation de raisons déjà données en tant que rationes seminales ou logoi spermatikoi. Dans le darwinisme, le processus naturel crée ses raisons ou formes et dans cette émergence le hasard joue un rôle crucial (principe de sélection et de mutation). Ravaisson est profondément marqué par les sciences modernes de la vie et leur conception de l’évolution, déjà présente avant Darwin. Où le stoïcisme tout comme le courant cosmologique de l’aristotélisme concevaient l’évolution comme la réalisation de ce qui est déjà donné en tant que fin, le principe d’évolution prend vers la fin du XVIIIe siècle le sens d’une création ouverte et même aléatoire.
24 « L’être, sorti, à l’origine, de la fatalité du monde mécanique, se manifeste, dans le monde mécanique, sous la forme accomplie de la plus libre activité. Or, cet être, c’est nous même ». De l’habitude, p. 19. Ravaisson renvoie ici à Aristote, Part. anim. IV. 10, mais le lecteur de cette ouvrage cherche en vain les phrases d’Aristote qui pourraient légitimer une telle théorie de l’émergence de l’homme. Aristote parle seulement des différences entre les animaux et des caractéristiques spécifiques de l’animal humain.
25 Le mot « inconscient » n’apparaît que dans le texte tardif, qui est le Testament philosophique (Paris, Boivin, 1933), mais la chose est bien là dès le début, dans l’Essai de 1837 et dans la thèse de 1838. Quand j’utilise l’expression « inconscient », c’est donc pour décrire quelque chose que Ravaisson lui-même préfère d’appeler « tendance », « penchant » ou « spontanéité obscure ». Est-ce qu’il faut conclure que l’inconscient n’est toujours – même dans sa version freudienne – qu’une fonction habituelle ? Il saute aux yeux que le hexis et l’ethos, la disposition et l’habitude, sont chez Aristote intimement liées non seulement au désir, mais aussi bien aux deux principes du plaisir et de la douleur – hedoné et lypé – qui évoquent les mêmes thèmes chez Freud. Je n’ai aucune intention d’aborder ce vaste domaine ici, mais, avec une certaine conviction, on peut probablement dire que l’invention originale de Freud est plutôt liée à la théorie de la Verdrängung, de la censure psychique, et aux analyses détaillées de la vie libidineuse qu’à l’inconscient en tant que tel. La question reste pourtant de savoir s’il y a de même façon une sorte de suppression naturelle, une Verdrängung du désir dans l’habitude qui s’expliquerait peut-être par le dérangement que les sensations transformés en besoins peuvent comporter dans l’actualité objectivante de la perception.
26 De l’habitude, p. 31-2.
27 Cf. A. Damasio, The feeling of what happens. Body and emotion in the making of consciousness, San Diego, Harcourt, 1999.
28 Ravaisson parle d’une « loi de grâce », puis d’une « loi des membres » et il renvoie à saint Paul, mais c’est n’est pas la théologie paulinienne qui est ici en jeu, puisque celle-ci part d’un conflit entre la loi des membres et la loi d’esprit (nous). De l’habitude, 32-4, Épist. ad Rom., VII, 23.
29 Cf. La philosophie en France, p. 58.
Auteur
LINDEN Jan-Ivar, enseigne à l’Université de Heidelberg.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002