Ravaisson interprète d’Aristote
p. 157-170
Texte intégral
1La carrière de Ravaisson a débuté par un coup de maître, qui ne devait pas seulement le consacrer comme philosophe, mais aussi l’installer d’emblée à une place importante dans l’histoire de l’aristotélisme. Je ne rappellerai que brièvement les circonstances qui l’amenèrent à publier en 1837, à l’âge de vingt-quatre ans, le premier volume de son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, qui devait être suivi d’un second en 1845. L’occasion en avait été le sujet mis au concours en 1833 – Ravaisson avait alors vingt ans – par l’Académie des Sciences morales et politiques à l’instigation de Victor Cousin. Il était demandé de « faire connaître l’ouvrage d’Aristote intitulé la Métaphysique », d’« en faire l’histoire, en signaler l’influence sur les systèmes ultérieurs » et, enfin, de « rechercher et discuter la part d’erreur et la part de vérité qui s’y trouvent »1.
2Ce sujet était nouveau, moins par le fait souligné par V. Cousin dans son Rapport sur le concours ouvert à l’Académie2 que « l’histoire de la philosophie est enfin incorporée à la philosophie elle-même » que par l’attention accordée à la Métaphysique comme l’un des « grands moments de l’esprit humain »3, Comme le notera Ravaisson dans son avant-propos (p. V), la philosophie d’Aristote était « tombée depuis deux siècles en France dans un discrédit général, dû aux voiles épais dont la scolastique l’avait enveloppée ». Et il s’agissait donc bien, avant tout, de contribuer à relever la Métaphysique – et aussi la métaphysique de ce discrédit.
3En Allemagne, le discrédit n’avait jamais été aussi général, et c’est un Aristote très tôt dépouillé des voiles de la scolastique qui avait servi de fondement à l’enseignement de la philosophie dans les Universités protestantes. Hegel ne dédaignait pas de faire des cours sur Aristote, qu’il citait en guise d’apothéose à la fin de son Encyclopédie, et Schelling, qui connaissait bien la Métaphysique, s’appuyait volontiers sur la philosophie aristotélicienne de la nature. Il ne faut donc pas s’étonner si un disciple et éditeur de Hegel, Carl-Ludwig Michelet, obtint le prix concurremment à Ravaisson4. Comme Ravaisson était influencé dès cette époque par la philosophie de Schelling, c’est un Aristote fortement imprégné d’idéalisme allemand que couronna doublement en 1835 l’Académie parisienne, ce qui n’était pas pour déplaire à V. Cousin.
4Le mémoire de Ravaisson, après avoir été remanié5, fut donc publié en deux volumes en 1837 et 1845. Dans le second volume, Ravaisson examine l’histoire de l’aristotélisme après Aristote jusqu’au néo-platonisme inclusivement. Un troisième volume devait envisager l’histoire de la réception de la Métaphysique dans les trois religions monothéistes jusqu’à la fin du Moyen Âge. Un quatrième volume devait contenir l’histoire de la métaphysique dans les Temps Modernes. Ces deux derniers volumes n’ont jamais vu le jour. Ch. Devivaise a publié en 1953 des fragments et des ébauches qui se rattachent au troisième volume projeté6.
5L’Essai de Ravaisson peut être considéré de deux points de vue : comme un jalon dans la formation de la pensée de Ravaisson, qui restera de fait tributaire d’incitations aristotéliciennes, comme on le voit notamment dans sa thèse sur l’habitude (1838) et jusqu’à son Testament philosophique – ou encore comme contribution originale et importante à l’herméneutique de l’aristotélisme. C’est de ce second point de vue que je l’examinerai. Mon propos n’est pas l’aristotélisme de Ravaisson, mais l’interprétation d’Aristote par Ravaisson, interprétation qui mérite d’être envisagée pour elle-même.
6Ravaisson avait une bonne connaissance d’Aristote. Il semble avoir eu entre les mains l’édition Bekker, qui venait d’être publiée par l’Académie de Berlin (1830-1831), et il lui arrive de renvoyer aux pages de cette édition pour la Rhétorique (p. 27). Mais il utilise pour la Métaphysique l’édition Brandis (1823). Il connaît les travaux des érudits allemands de son temps, Brandis, Stahr, Bekker, Trendelenburg, etc. Sur la composition de la Métaphysique et les circonstances complexes de sa publication, il est à la hauteur des travaux les plus récents de la philologie – en l’occurrence, allemande – de l’époque ; il apporte même sur quelques points des conclusions nouvelles et, pour certaines d’entre elles, définitives. Il ne commet pas les imprudences de C.L. Michelet et se garde bien, par exemple, de confondre l’ouvrage perdu Περί ϕιλοσοϕίας avec des livres entiers de la Métaphysique ; il estime, en revanche, ce qui est généralement admis aujourd’hui, que cet ouvrage a pu servir de base à la Métaphysique (p. 55-68), mais qu’il est encore d’esprit platonicien et que la Métaphysique représente, par rapport à lui, une « remarquable modification » (p. 68). Ravaisson suggérait à tout le moins par là, près d’un siècle avant W. Jaeger, la possibilité d’une étude génétique de l’œuvre d’Aristote.
7Sur un autre point, la longue dissertation de Ravaisson (p. 205-244) sur la nature et le contenu des discours dits « exotériques », auxquels Aristote renvoie assez souvent dans son œuvre, fait encore aujourd’hui autorité. Ravaisson y examine attentivement tous les témoignages anciens, ainsi que le contexte des renvois d’Aristote, et arrive à cette conclusion, aujourd’hui largement acceptée, que la division des ouvrages d’Aristote en « exotériques » et « acroamatiques » ne repose pas sur une distinction d’objets, mais de méthodes : « À tous les grands ouvrages philosophiques semblent correspondre des livres exotériques, qui en sont comme des préludes ou des esquisses imparfaites » (p. 229). Ces préludes ou esquisses seraient notamment, mais non exclusivement, les dialogues d’Aristote aujourd’hui perdus (p. 235). Le remarquable dans cette analyse est qu’elle ne s’appuie pas seulement sur des informations positives, mais sur une interprétation des textes d’Aristote, notamment de ceux où il distingue deux méthodes, l’une dialectique, l’autre philosophique, pour aborder un même sujet (p. 232 sq.).
8En dehors de ces résultats incontestables sur des points précis, il se peut que la lecture de Ravaisson soit parfois hâtive, qu’il confonde traduction et paraphrase, que ses commentaires soient par trop libres. Mais que ne pourrait-on dire de ses contemporains, surtout français ? L’alliance alors nouvelle de la profondeur herméneutique et d’une acribie philologique naissante a fait que Ravaisson réalisa une irruption remarquable, et remarquée, dans ce qui avait été, depuis la fin du XVIIIe siècle, la chasse gardée de l’érudition allemande. Cette percée sera, en dépit des efforts de V. Cousin, sans lendemain immédiat. Ravaisson est le premier auteur français qui ait laissé un nom dans l’histoire de l’aristotélisme, et il restera le seul jusqu’aux toutes dernières années du XIXe siècle.
9L’interprétation de Ravaisson se caractérise par un certain nombre de traits, qui, poussés à leur terme, aboutiraient à considérer la philosophie d’Aristote comme une philosophie immanentiste. Je citerai d’abord quelques-uns de ces traits.
10Contrairement au platonisme, la métaphysique d’Aristote selon Ravaisson n’est pas une philosophie du mépris et de l’anéantissement de la nature. La nature n’est plus, comme chez Platon, une imitation dégradée de l’intelligible, mais elle est désormais entendue, en un sens positif, comme activité immanente, comme spontanéité. Aristote ne définit-il pas l’être naturel comme « celui qui a en soi-même le principe de son propre mouvement »7. S’appuyant sur ce texte d’Aristote et sur d’autres, Ravaisson ne doute pas que la nature ne soit, en son fond, vivante et animée. Non, certes, que toute nature soit vivante et animée, mais la nature inerte elle-même est une préfiguration des manifestations les plus achevées de la nature ; bien plus, toute nature est vivante en ce sens large que la forme est ce qui donne vie à la matière et qu’elle est comme l’âme du composé. D’où cette affirmation de Ravaisson que « le principe intérieur du changement, la nature, c’est... l’âme » (p. 419). Ravaisson cite à ce propos les textes où la main coupée du « corps, que la nature anime », donc inanimée et ne pouvant exercer sa fonction dans l’organisme, n’est main que par homonymie8. Sans doute songe-t-il aussi à un texte où Aristote nous dit que, si la hache avait une âme, c’est la forme de la hache qui serait cette âme9. Mais, en prenant à la lettre de telles formules, Ravaisson méconnaît que l’âme est sans doute la réalisation la plus haute, et par là la plus exemplaire, de la forme, mais que la forme en général ne peut être dite âme que par une simple analogie. La forme est à la matière ce que l’âme est au corps dont elle est la forme : cela n’implique pas que l’hylémorphisme aristotélicien se confonde avec l’hylozoïsme, qui n’en est qu’un cas particulier. Et lorsque Ravaisson écrit : « Nul corps n’est un par soi-même qui ne vive » (p. 418), il joue sur l’ambiguïté du mot corps, comme du reste du mot grec sôma, qui désigne aussi bien le corps animé (le seul pour lequel vaille à la lettre la formule) que le corps inerte, dont s’occupe aussi la physique et qui doit bien avoir lui aussi un statut.
11Mais Ravaisson n’ignore pas qu’Aristote donne de l’objet de la physique une définition plus générale : est naturel (ϕύσει) non seulement tout être qui a en lui-même le principe de son propre mouvement – ceci caractérise à vrai dire pour Aristote l’être existant par nature, ϕύσει ὄν, par opposition à l’être artificiel, ἀπὸ τέχνης 10–, mais bien tout être en mouvement : l’être « physique » ou « naturel » englobe alors tout ce qui, de l’être inanimé (qui peut être mû par une cause externe) jusqu’au Premier Ciel automoteur, n’est pas, l’immobilité du Premier Moteur. En ce sens large, tout mouvement, y compris le mouvement contre nature, comme par exemple le mouvement de la pierre lancée vers le haut, relève de la physique, c’est-à-dire de la science des êtres naturels. Mais Ravaisson interprète cette généralisation comme une généralisation de ce qu’il y a de naturel au premier sens, c’est-à-dire de spontané, dans le mouvement : le mouvement non naturel ou, comme le dit encore Aristote, « violent » n’est qu’une exception que la nature ne peut empêcher, mais qu’elle refuse d’intégrer à elle-même11.
12Alors que la philosophie platonicienne et, plus lointainement, parménidienne interprétait le mouvement en général comme une violence faite à l’unité, à l’intégrité de l’être, Ravaisson aperçoit bien que le mouvement dans son ensemble est conçu par Aristote sur le modèle du mouvement naturel, c’est-à-dire produit et orienté vers une fin qui est la réalisation de la puissance contenue dans le mobile lui-même. Le mouvement n’est plus relégué dans le non-être, comme il l’était pour Parménide et pour le Platon des dialogues de la maturité ; il n’est plus scission, brisure dans l’être, mais il est médiation entre le non-être et l’être ou, plus précisément, entre la puissance et l’acte : il est la détermination de la matière infinie par la forme ; or la forme, c’est l’acte et en même temps la fin, au double sens de cause finale et de limite. Mais Ravaisson voit bien qu’Aristote se garde de confondre le mouvement et la simple actualisation de la puissance : le mouvement, pris en lui-même, est « l’acte de la puissance en tant qu’elle est en puissance »12, et non en tant qu’elle passe à l’acte. Le mouvement n’est pas le passage de la puissance à l’acte, car ce passage se supprime dans son aboutissement. Le mouvement envisagé en tant que tel, et non pas seulement dans son résultat, n’est pas le passage, mais l’infinité même du passage. Si l’on tient à parler de l’acte du mouvement, il faut comprendre que c’est, paradoxalement, l’acte de la puissance, la puissance active. Or la puissance, c’est l’indéterminé, l’inachevé, l’infini. Ravaisson a bien vu que ce qui caractérise le mouvement pour Aristote, c’est une structure positive d’infinité, c’est-à-dire une infinité toujours potentielle car un infini en acte serait une contradiction dans les termes.
13Nous reviendrons plus loin sur le problème de l’infini et de la connaissance que nous pouvons en avoir. Concluons pour l’instant que Ravaisson retient de l’aristotélisme une certaine réhabilitation du mouvement, la reconnaissance de son caractère médian et médiateur : « Le mouvement est le milieu de l’expérience, le centre d’où nous nous orientons dans le monde des phénomènes » (p. 539), mais il est aussi, plus profondément, le lieu où les contrariétés s’harmonisent, où les contradictions se surmontent :
Ce n’est plus le rapport logique de l’exclusion réciproque des deux termes ; c’est un intermédiaire réel où ils sont liés ensemble comme les deux moments d’une même existence, et où l’un devient l’autre. Le mouvement... est le point indivisible où coïncident les opposés, et où une expérience attentive peut en surprendre le rapport intime. (p. 395)
14Mais le mouvement, médiation active entre les opposés, est également médiateur en ce qu’il permet de nous élever par degrés de l’immobilité inerte des êtres inanimés à l’acte d’immobilité du Premier Moteur : le mouvement est « le moyen terme nécessaire de la démonstration des causes » (p. 539) ; « c’est en partant du mouvement que nous nous élevons à l’idée de la fin » (p. 538) et, pourrait-on ajouter, de l’absolu.
15On peut suivre Ravaisson dans l’analyse qu’il donne du mouvement selon Aristote, mais sans doute moins dans les conséquences qu’il tire de la situation médiane et prétendument médiatrice du mouvement. La philosophie d’Aristote, croit-il pouvoir conclure de ces prémisses, est une philosophie de la continuité, des passages graduels, des synthèses successives et complémentaires :
La méthode de la nature consiste... dans une spécification progressive qui enveloppe successivement les puissances inférieures sans les anéantir, sous une forme plus haute, dans une activité plus déterminée. Chaque degré suppose tous les degrés qui le précèdent... Les branches de l’angle se rapprochent continuellement jusqu’au sommet indivisible de l’individualité absolue13 et de l’activité pure. (p. 486-487)
16Résumant son interprétation au début du second volume, Ravaisson caractérise le « système des êtres », tel que le conçoit Aristote, comme un « système disposé en séries ascendantes de termes de plus en plus individualisés, et dont chacun est un résumé et un perfectionnement de tout ce qui le précède » (II, p. 12).
17Mais n’y a-t-il pas quelque infidélité à interpréter Aristote comme un philosophe de la nature, alors que pour lui la physique, y compris cette physique téléologique que décrit fort bien Ravaisson, n’est que philosophie seconde, subordonnée manifestement à une philosophie plus haute14 ? N’est-ce pas trop accorder au mouvement que de le concevoir comme un principe perpétuellement actif de médiation, un dépassement actif des contraires, alors qu’Aristote, plus fidèle que ne le croit Ravaisson à un certain platonisme, continue, dans la Physique elle-même, de voir dans le mouvement quelque chose d’« extatique »15, c’est-à-dire de proprement dé-rangeant, qui, bien loin d’être le « milieu » où la chose accède à sa propre essentialité, est d’abord cette déchirure qui empêche chaque chose de coïncider avec soi-même ? Enfin, n’y a-t-il pas quelque danger pour la transcendance du Premier Moteur à faire de la philosophie d’Aristote une philosophie de la continuité, où, selon une métaphore fort peu aristotélicienne, Dieu ne serait que le sommet d’un angle vers lequel convergeraient continuellement, et d’une façon qui ne serait même pas asymptotique, les côtés d’un angle ou les droites génératrices d’on ne sait quel immense cône ?
18Cette dernière interrogation est capitale si l’on veut juger de la vraisemblance exégétique de l’interprétation de Ravaisson, et il semble bien en avoir eu conscience. Il rappelle en effet, mais, semble-t-il, sans grande conviction, ce que la lettre des textes ne permet pas d’ignorer, à savoir que le Premier Moteur est « séparé » (en un sens qui n’est pas fondamentalement différent du sens platonicien) et que, s’il meut le monde, c’est sans « contact » avec lui :
Le premier moteur n’est point une âme du monde ; c’est un principe supérieur au monde, séparé de la matière, étranger au changement et au temps, et qui enveloppe les choses, sans se reposer sur elles. (p. 548)
19Dans le premier volume de l’Essai, Ravaisson ne semble pas voir de contradiction entre la séparation et l’immobilité du Premier Moteur, d’une part, et son action sur le monde, de l’autre. Car, s’il meut le monde, ce n’est pas par une action mécanique, qui impliquerait un contact et une action en retour, mais c’est comme objet d’amour ; il meut sans être mû et, selon la métaphore de l’amour non partagé que Ravaisson emprunte en effet à Aristote, il émeut sans être ému, il touche sans être touché : paradoxe physique, certes, mais vérité psychologique, que l’on peut étendre par analogie à la relation au monde d’un Dieu extramondain. Plus tard, dans le second volume, Ravaisson ne se satisfera plus de cette prétendue solution, et il y verra même le ferment de la dissolution ultérieure de l’aristotélisme et de son écartèlement entre doctrines rivales. À trop élever le Premier Moteur, on rabaisse et exténue à tel point la nature que celle-ci, réduite à la seule passivité, devient incapable de tendre vers sa fin. Qu’est une puissance séparée de son acte ?
Où éveiller le désir dans le néant du possible ? C’était trop peu de laisser la puissance, source de la nature, en dehors du principe créateur. (III, p. 54)
20Cette dernière remarque, décidément critique à l’égard d’Aristote, est tirée des notes en vue du troisième volume non publié. Mais, dès le second volume, Ravaisson demandait : si « le premier principe est..., par son essence, séparé de la nature », s’il « n’est... qu’une fin à laquelle tendent, vers laquelle se meuvent les puissances naturelles », « alors d’où vient aux puissances le désir qui les meut ? Comment leur attribuer, en dehors du seul véritable être, cette sorte d’être et de réalité ? » (II, p. 2.4). Et il montrait que ce « grand problème » était à l’origine du développement contrasté de la philosophie après Aristote : « Alors que l’école même d’Aristote abandonne peu à peu l’idée caractéristique de sa métaphysique, l’acte pur de la pensée absolue », le terrain est mûr pour le matérialisme épicurien, mais aussi pour l’immanentisme stoïcien, à l’égard duquel le Ravaisson de 1845 ne dissimule pas une certaine sympathie : « Le stoïcisme fait redescendre dans la matière la pensée, dans la puissance l’action, et la métaphysique dans une physique nouvelle » (II, p. 2.5-2.6). Et il ne sait aucun gré au néo-platonisme de chercher, à l’inverse, « à une hauteur supérieure à celle même de la métaphysique... l’origine commune de la puissance et de l’acte, de la nature et de la pensée » (II, p. 2.6), car, à cette hauteur inaccessible à la raison, le premier principe n’est plus qu’« une unité vague... semblable au néant » (II, p. 583), incapable de produire à elle seule « la multiplicité de la nature et du monde » (II, p. 582). Il faut donc en rester à un aristotélisme bien compris, pour qui Dieu, loin d’être au-delà de l’être, ce qui le condamnerait à la vacuité, à l’abstraction et à l’impuissance, est, « tout au contraire, l’être même au plus haut point de la réalité et de la perfection, la vie la plus intense » (II, p. 583). Ravaisson reste donc fidèle jusqu’au bout à son interprétation : entre un Dieu transcendant, que sa transcendance même exhausserait au-delà de l’être, et un Dieu cosmique qui est la forme superlative de l’être, entre la théologie négative et une onto-théologie qui est en même temps une cosmothéologie, Ravaisson, tout en percevant la difficulté de l’immanentisme, prend décidément parti pour l’autre terme de l’alternative. La séparation n’est que l’extrême pointe de la gradation, ce qui « sépare » Dieu du monde n’est qu’une différence dans le degré de perfection.
21Pourtant, dans le premier volume de l’Essai, Ravaisson corrige cette impression de continuité, peu compatible avec la lettre des textes théologiques d’Aristote, par une doctrine ingénieuse qui, en dramatisant le rapport du monde à Dieu, réintroduit la discontinuité, la rupture, comme moment et condition d’une continuité plus haute. La « région moyenne », où, nous l’avons vu, Ravaisson situe le mouvement, n’est pas seulement médiatrice : elle est aussi et d’abord le lieu de l’opposition et de la contrariété. À mi-chemin de la spontanéité de la nature sensible, qui contient en elle-même sa propre fin immanente, et de la perfection autarcique du Premier Moteur, dont l’acte consiste à se penser lui-même, se trouve en effet une « région » où « l’être s’oppose sa fin comme quelque chose d’autre que lui-même » (p. 573). Pour illustrer cette idée, Ravaisson ne dispose à vrai dire que d’analyses empruntées à la philosophie pratique ou à la théorie de la connaissance, et non, comme on l’attendrait, à la cosmologie ou à l’ontologie. La distinction de l’être et de sa fin caractérise la volonté discursive, précédée de délibération et condamnée à choisir entre des contraires, alors que le désir, caractéristique du vivant en général, adhère en quelque sorte à sa fin et aux moyens nécessaires pour l’atteindre. Ce que la volonté gagne en ouverture et en disponibilité, elle le perd en simplicité. C’est pourquoi Ravaisson s’efforce de retrouver en Dieu, par-delà les détours et les aléas de la volonté, l’immédiateté heureuse du désir :
Dans la nature il n’y a que désir aveugle et point de volonté... Dans la vie humaine, la volonté est distincte du désir, et souvent en lutte avec lui. Au point culminant de la nature, l’objet du désir est un objet intelligible, et le désir s’identifie avec la volonté. (p. 573-574)
22La région intermédiaire, où s’exerce la volonté, est aussi celle des « abstractions de l’entendement », lequel, d’une part, sépare l’abstrait du concret, l’idéal du réel, mais ne parvient d’autre part à cette séparation qu’en dissociant par l’analyse ce qui est uni dans la réalité, en divisant ce qui est un. Ravaisson se réfère ici à la doctrine aristotélicienne de la science, qui abstrait du tout de l’expérience des notions discrètes, qu’elle réarticule ensuite dans le syllogisme. Mais, dans le syllogisme, « le rapprochement des extrêmes ne se fait pas par un mouvement [comme dans la nature], mais par un rapport » (p. 488) : le moyen terme, telle la moyenne proportionnelle dans une proportion continue, tente de reconstituer la continuité, d’abord brisée, de la nature, mais ce n’est que par l’artifice de la relation, qui ne donne lieu qu’à « un lien indirect et oblique » (p. 534). D’autre part, le nombre d’intermédiaires demeure irrémédiablement fini et ne peut donc, pas plus que le nombre en général, ressaisir l’infinité qui est à l’œuvre dans le mouvement. « Dans la nature tout est continu, et plein de l’infini ; dans la science tout est discret et vide » (p. 506). Le platonisme, en réaction contre le sensualisme des Présocratiques, en était resté, sous le nom d’Idées, à un tel « système d’abstractions sans réalité » (p. VI) ; il l’aggravait même en voulant réduire l’Idée au nombre et la philosophie tout entière aux mathématiques. Chez Aristote, au contraire, la négativité qui caractérise la science, sous la double figure de l’opposition et de la vacuité, se trouve dépassée, dans la Métaphysique, par la conception d’un Dieu acte pur, individualité suprême, en qui la dissociation de l’idéal et du réel s’abolit.
Dans l’intuition immédiate de l’intelligence pure, toute différence, et toute opposition, toute relation disparaît dans une indivisible unité. Ainsi répond toujours à la nature la continuité, à la science la distinction, avec la proportion discrète ; à l’intelligence et à l’être absolu, l’absolue unité. (p. 580)
23Ainsi la philosophie d’Aristote s’ordonne-t-elle tout entière selon un schéma triadique, dont Ravaisson donne la description suivante : « D’abord l’unité, l’individualité confuse, la matière et la sensibilité ; ensuite les oppositions et les abstractions de l’entendement ; enfin l’individualité et l’unité supérieure de la raison dans la forme immatérielle de l’activité pure » (p. 482). J’ai souligné dans cette phrase les adverbes temporels, dont il faut se demander à quel genre de temporalité ils se réfèrent. Il ne peut s’agir de l’ordre chronologique de la composition des ouvrages d’Aristote ou des livres de la Métaphysique : si tel était le cas, cette chronologie aurait toutes les chances d’être fausse16. Ces adverbes temporels ne se rapportent pas davantage à un « ordre des raisons » qui aurait été voulu, ou même simplement suggéré, par Aristote, car, si l’on voit bien que, chez lui, la notion de milieu (meson), d’intermédiaire, joue en de nombreux domaines un rôle décisif17, on ne voit pas que ce moment médian soit chez lui le moment du négatif, dont la négativité même appellerait son dépassement dans une synthèse plus haute. L’ordre des raisons ici indiqué paraît donc importé dans l’économie du texte aristotélicien, emprunté qu’il est à un autre contexte, qui est bien évidemment celui de la philosophie romantique allemande. On pourrait songer à la triade hégélienne. Mais il est plus vraisemblable qu’est ici déjà perceptible l’influence de Schelling. La réconciliation de l’idéal et du réel, d’abord confondus dans la nature, puis dissociés par l’entendement abstrait avant de se retrouver dans l’unité à la fois subjective et objective de la raison divine, était un thème schellingien, avant d’être repris sous une autre forme par Hegel. Ce que Ravaisson projette chez Aristote, c’est l’Odyssée schellingienne de la conscience.
24Cette projection n’était pas seulement anachronique. Elle était artificielle, et cela pour deux raisons. Elle présupposait chez Aristote la préfiguration d’une idée dont Ravaisson dira plus tard avec plus de vérité, à la suite de Schelling, qu’elle caractérise la tradition judéochrétienne18 : celle d’après laquelle le malheur, la dissociation (Entzweiung), l’aliénation (Entfremdung), etc., sont la condition d’une unité plus substantielle, d’un bonheur plus achevé que ceux que cette négativité a fait perdre. C’est le thème schellingien de l’ironie divine : « Dieu poursuit ses desseins en passant par le contraire »19, il ne se révèle qu’en se dissimulant, en se présentant comme autre qu’il n’est. Mais Aristote était trop candide pour imaginer un tel scénario : pour lui, il y a bien, dans le monde sublunaire, de la plante à l’être vivant raisonnable, un désir du divin ; mais la « privation » que ce désir tend à combler n’est ni voulue ni produite par Dieu, elle est l’effet d’une distance ontologique qui s’impose à Dieu comme au monde.
25D’autre part, et c’est le second artifice, toute dramatisation, comme celle à laquelle procède Ravaisson, a pour effet d’interpréter des rapports réels en termes de contenus de conscience, ce qui n’était possible que dans le cadre d’un idéalisme parfaitement étranger à l’esprit grec. Il est clair, par exemple, que, pour Aristote, la nature sensible ne se réduit pas à la sensation, ni l’intelligible à l’intelligence, si ce n’est dans le cas limite de Dieu, que Ravaisson a justement le tort d’étendre, au moins tendanciellement, à la nature entière. Et les oppositions de la science ne se jouent pas au sein de l’être, mais seulement de la science : la science est peut-être bien étrangère à l’être, mais, pour Aristote, cette altération, cette aliénation, est imputable à la science, non à l’être, elle n’est pas l’auto-aliénation (Selbstentfremdung) de l’être, au sens d’un génitif subjectif.
26L’interprétation de Ravaisson n’était pas seulement anachronique. Elle outrepassait à certains égards les possibilités de l’aristotélisme et de l’esprit grec en général. Mais l’anachronisme et la violence que, dans certains cas, il impose aux textes peuvent être révélateurs. Plus qu’une fidélité superficielle ou une sympathie distraite de la part de l’interprète, ils peuvent mettre en lumière des aspects cachés, méconnus, éventuellement marginaux, de la doctrine étudiée, qui prennent dès lors une portée nouvelle et enrichissent, même si cela eût été contre l’intention de l’auteur, le sens objectif de l’œuvre étudiée. La rencontre d’une grande doctrine et d’un grand interprète ne se laisse pas mesurer en termes de vérité, mais en termes de fécondité.
27Je citerai quelques exemples de cette fécondité, qui tire manifestement d’un texte plus qu’il ne voulait dire, sans que pour autant le surplus de sens ainsi dégagé trahisse – ce serait alors un contresens – le sens obvie du texte considéré. Ravaisson revient souvent sur une remarque méthodologique faite assez incidemment par Aristote dans ses Éthiques20 : « Ce qui est dernier dans l’ordre de l’analyse est premier dans l’ordre de la genèse ». Le contexte montre à l’évidence qu’il s’agit ici de décrire le fonctionnement de la délibération (bouleusis) : une fin étant donnée, on se demande quels moyens employer pour la réaliser. Se souvenant du procédé nommé analyse par lequel les géomètres résolvent les problèmes de construction – supposer le problème résolu pour déduire de la figure supposée réalisée une propriété dérivée qui permettra en retour de la construire –, Aristote étend ce procédé à la délibération en général : on suppose la fin réalisée, et de la situation ainsi imaginée on déduit les propriétés qu’elle implique comme ses conditions et qui deviendront en retour les moyens de sa production (ainsi la santé implique l’équilibre des humeurs, lequel est la conséquence de la chaleur, laquelle peut résulter d’une friction ; le médecin, à l’inverse, procédera à une friction, qui produira la chaleur, donc l’équilibre, donc la santé). On pourrait donner de ces textes une interprétation minimale selon laquelle l’action n’est que la finalisation d’un processus naturel – la fin d’abord pensée devient l’effet d’une cause qui doit être d’abord produite, après avoir été pensée en dernier lieu comme la condition première de la fin –, le passage de la nature à l’action étant apparemment facilité par la structure homogène, donc réversible à volonté, de la relation cause-effet. On pourrait même s’étonner, dans cette interprétation, que l’irréversibilité des processus temporels ne soit pas un obstacle à leur reconstitution ad libitum. Mais on peut aussi intégrer cette objection à l’argument d’Aristote et rendre problématique le renversement du « dernier » au « premier » : car, dans le cas où la situation à produire nécessiterait une analyse infinie, je n’atteindrais jamais de façon certaine le point de départ assuré de mon action. L’interprétation de Ravaisson s’oriente manifestement dans cette dernière direction, en effet suggérée par la doctrine aristotélicienne de la contingence, et elle va même plus loin encore, dans la mesure où elle ne se limite pas au problème de l’action. Ravaisson commente ainsi notre phrase :
La spéculation et le mouvement représentent une analyse et une synthèse marchant en sens contraire l’une de l’autre. L’ordre du temps est l’inverse de l’ordre logique et la fin de la nature est le principe de la pensée. (p. 484)
28La dernière proposition doit s’entendre ainsi : la fin de la nature est le point de départ de l’entendement, qui s’efforce, par l’analyse, de remonter les processus naturels.
29Mais pour Ravaisson cette inversion – cette « torsion », comme dira plus tard Bergson –, si elle est requise par les besoins de l’action, n’est pas pour autant innocente. Car, si l’entendement remonte la chaîne des causes, il ne le fait qu’en désarticulant, en décomposant en une succession de moments finis, un mouvement qui est continu et indivisible en acte. Certes, pour Aristote, la divisibilité en puissance ne caractérise pas moins le mouvement que l’indivisibilité en acte21. Mais, justement, cette divisibilité est infinie – contrepartie inévitable de l’indivisibilité en acte – et, par conséquent, les divisions finies de l’entendement sont doublement inadéquates à leur objet, puisqu’elles ne font droit ni à son indivisibilité en acte ni à l’infinité de sa divisibilité en puissance.
30Ravaisson dévoile par là le problème le plus central de la physique aristotélicienne, qui est celui de l’intelligibilité du mouvement, niée par la tradition éléatique et, d’une façon générale, rendue impossible par la conception discontinuiste du nombre que présuppose l’arithmétique grecque. On pourrait penser au premier abord que Ravaisson abonde dans le sens de l’éléatisme : « La pensée en elle-même est étrangère au temps et au mouvement » (p. 487) ; « Toute science... est... un rapport étranger au mouvement » (p. 505). Mais Ravaisson ne se contente pas de constater ce divorce en s’y résignant. Il en découvre et en divulgue inlassablement la raison :
Tandis que le champ où s’opère le mouvement... est une quantité continue, dans laquelle la division peut déterminer une infinité de limites, le champ de la science se partage en un nombre fini d’intervalles indivisibles. (p. 506)
31Ce n’est donc pas une cécité congénitale ni même son asservissement aux besoins de l’action qui rendent la science impropre à penser le mouvement. Ravaisson, appuyé sur Aristote, va plus loin ici que le Bergson de L’évolution créatrice : celui-ci caractérisera l’intelligence par une « incompréhension naturelle de la vie », liée elle-même à la fonction pratique de l’intelligence ; Ravaisson s’interroge sur la raison structurelle de cette incompréhension, raison qui se résume dans cette formule : « L’infini est... impossible dans la science comme il l’est dans le nombre » (p. 506).
32À partir de là, et même si le salut n’est pas à attendre des mathématiques, pas plus que de la logique en général, la voie reste ouverte pour une autre forme d’intelligibilité.
C’est détruire le mouvement que de le résoudre dans des abstractions et des négations,... c’est demander à la logique ce qu’elle ne saurait donner et qui ne ressort que de l’expérience. (p. 506)
33Mais il y a deux sortes d’expérience, l’une qui est fondée sur l’intuition sensible, l’autre qui naît de l’intuition intellectuelle. Entre les deux, il y a l’entendement (ou « raison discursive ») et la science, c’est-à-dire « le monde de la contrariété et de la contradiction des idées » (p. 531). Mais l’entendement, c’est-à-dire la discursivité et l’abstraction, n’épuise pas la raison. Au-dessus de la raison discursive il y a une raison intuitive, qui retrouve à un niveau plus profond l’immédiateté de l’expérience. C’est à cette raison intuitive, sorte d’expérience immédiate de l’intelligible en acte, qu’il appartient de saisir cet « acte » qu’est aussi, en un certain sens, le mouvement. « L’essence et l’existence » ou, en d’autres termes, la pensée et la réalité « se confondent dans l’absolue indivisibilité de l’acte, et l’acte n’est pas l’objet des idées et de la science : c’est l’objet de l’expérience et de l’immédiate intuition » (p. 528).
34On reconnaîtra ici encore l’opposition romantique de l’entendement et de la raison, en même temps que l’idée selon laquelle il existe une intuition intellectuelle, une raison intuitive, qui, contrairement à ce qu’assurait le criticisme kantien, permet à l’homme, par-delà les catégories finies de l’entendement, d’atteindre l’unité inconditionnée, l’indivisible, l’absolu. Et l’on pourrait objecter une fois de plus à Ravaisson qu’Aristote n’articule pas l’une à l’autre, comme si l’une était la condition de l’autre, l’insuffisance de la science et la plénitude de l’intuition intellectuelle. Celle-ci n’est pas conquise par un dépassement de la science, elle est présupposée par le cours normal de celle-ci, en tant qu’intuition des principes, c’est-à-dire des prémisses indémontrables de la démonstration. Mais, qu’une telle intuition soit possible, c’est là un réquisit, un desideratum, plus que le constat d’une expérience intellective effective. De même, en accordant au mouvement un statut ontologique original, et paradoxal au regard de la représentation commune, celui d’un « acte de la puissance en tant que telle » ou d’une « divisibilité à l’infini », Aristote exprime un autre desideratum, dessine un espace vierge d’intelligibilité, qui sera comblé en fait par le progrès ultérieur des mathématiques, beaucoup plus qu’il ne recourt aux prestiges trompeurs d’une intuition peut-être inaccessible et, en tout cas, intraduisible en concepts.
35La philosophie d’Aristote n’est pas une philosophie dialectique du dépassement, au sens où l’entendra l’idéalisme allemand22. Mais il est vrai aussi qu’elle ouvre négativement la voie à une telle philosophie dans la mesure où elle exprime un désir, une exigence, une aspiration, qui ne trouvent pas à se satisfaire entièrement dans le monde tel qu’il est et dans les conditions effectives de la connaissance et de l’action humaines. Ce que Ravaisson nous aide dès lors à percevoir, même s’il a le tort de n’y voir qu’un moment provisoire et « médian », c’est la conscience qu’a Aristote de l’imperfection du monde et des limites de la raison. Or ce trait avait été occulté systématiquement par une tradition – disons « scolastique », pour faire bref – qui, soucieuse de voir dans l’aristotélisme l’expression la plus achevée de la raison humaine, en était venue à nier tous les aspects inchoatifs, aporétiques, problématiques, de la philosophie d’Aristote. Ainsi Ravaisson est-il le premier à relever chez Aristote une certaine méfiance à l’égard du logos. Dans une note remarquable, qui sera exploitée par tous les interprètes ultérieurs de l’aristotélisme, il montre que fonctionne fréquemment dans le texte d’Aristote un système d’oppositions où l’on a d’un côté ce qui est « exotérique », « étranger », « commun », « général », « logique » (Λογικόν, au sens de « verbal ») et « vide » et, de l’autre, ce qui est « propre », « tiré des données existantes », « produit par la chose elle-même », « exact », « naturel » (ϕυσικόν, au sens de « conforme à la nature de la chose »), « analytique », « philosophique », « vrai ». Seul le propre est vrai, les généralités sont vides, or le langage emploie des mots communs, trop larges pour la réalité singulière qu’ils entendent exprimer23. Ravaisson conclut ainsi sa note : « Ces rapports servent beaucoup à l’intelligence d’Aristote » (p. 284, n. 1).
36De même, à propos d’un concept dont les interprétations médiévales d’Aristote useront et abuseront, celui d’analogie, Ravaisson rétablit la vérité de l’aristotélisme. Vérité d’abord philologique, qui échappera à plusieurs siècles d’exégèse : l’analogie désigne toujours chez Aristote la proportion, c’est-à-dire l’égalité d’au moins deux rapports, et ne se confond nullement avec la structure du πρὸς ἓν λέγεσθαι, la prétendue « analogie d’attribution » des scolastiques, qui est en réalité une unité focale de signification, où il n’y a pas égalité de rapports, mais, note fort bien Ravaisson, « communauté de relation à une seule et même chose » (p. 534). Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de relier entre elles des parties qui demeurent hétérogènes. L’unité analogique, comme l’unité focale, ne sont donc que des formes affaiblies d’unité, qui n’atteignent pas à l’intimité relative de l’unité générique et atteignent encore moins à l’intimité absolue de l’unité individuelle. « Le genre est un principe intérieur et substantiel, le rapport un principe extérieur d’unité ; l’identité du genre est entre les espèces un lien direct, l’identité de rapport un lien indirect et oblique » (p. 534). L’analogie proprement dite est normalement une proportion discrète ; un progrès important consiste à obtenir des proportions continues (où les deux moyens coïncident), car ici la proportion devient une progression, où est à l’œuvre une loi permettant d’engendrer les termes successifs et subordonnés. Mais, selon Ravaisson, la proportion discrète est le seul lien qui lie entre elles l’ensemble des catégories de l’être. La proportion continue ne se rencontre qu’à l’intérieur d’une même catégorie, notamment celle de substance. Mais, outre qu’une telle proportion ne peut s’étendre à la totalité de l’être, puisqu’elle n’en retient que ce qui est réductible à la substance (alors que les êtres sont aussi quantité, qualité, relation, en un lieu, dans le temps, etc.), la proportion continue doit elle-même à son caractère mathématique de n’être qu’une reconstruction abstraite de la nature : tous ses termes, à savoir des nombres et des figures, sont des « formes étrangères au mouvement » (p. 536). Que dire alors de la proportion discrète, l’analogie de proportionnalité au sens large, qui n’établit qu’un lien extérieur à ce qu’elle unit, un lien de simple « coordination » posé par l’entendement (p. 580), et qui n’est que la traduction « logique », donc imparfaite, d’une unité qui n’est pleinement réalisée qu’en Dieu et qui n’est accessible qu’à l’« intuition immédiate de l’intelligence pure » (p. 580) ?
37Il faut donc en prendre son parti, en dépit des chants d’action de grâces que suscitera plus tard une analogie indûment exaltée : « La proportion ou l’analogie, qui suppose l’identité de rapports, n’empêche pas la différence, même la contrariété, dans la disposition respective des termes » (p. 483).
38Que le système des analogies ne soit donc qu’un pis aller, la traduction conceptuelle, nécessairement discontinue dans son principe, d’une continuité qui n’est éventuellement accessible qu’à une intuition supra-logique, il y a là un résultat de l’interprétation ravaissonienne qui nous paraît aller dans le sens de l’aristotélisme authentique : un aristotélisme qui ne se paie pas de mots ni de raisons et qui préfère laisser la nature à son « imperfection relative », à son « incapacité de se suffire » et à sa « dépendance à l’égard d’une cause plus haute » (III, p. 45), plutôt que de projeter sur elle une rationalité prématurée ou même usurpée. L’inaccessibilité de fait de l’intuition intellectuelle ou, ce qui revient pour nous au même, son incapacité à se traduire en concepts préservent la transcendance de l’intelligible, qui a été niée en désir plus qu’elle n’a été véritablement surmontée par la pensée. Ravaisson dira plus tard que « la métaphysique aristotélicienne restait, au milieu du monde de la religion et de la doctrine de la nature, comme une promesse qui ne pouvait s’y accomplir » (III, p. 54). Il pensait par là, comme Schelling et Hegel, à la relève de la philosophie païenne par le christianisme. Mais il se pourrait aussi que l’inaccompli de la promesse aristotélicienne soit ce qui donne à l’aristotélisme, par-delà les siècles, sa jeunesse toujours renaissante et son étonnante capacité de remettre en question les systèmes qui se réclameront de lui.
Notes de bas de page
1 F. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, vol. 1, Paris, 1837, avant-propos, p. II. Ce volume et le volume II (Paris, 1845) ont fait l’objet de deux réimpressions, en 1913 (Paris, Alcan) et en 1963 (Hildesheim, G. Olms). Dans ce qui suit, nous citerons le premier volume en indiquant la pagination seule, le second volume en faisant précéder la pagination de II.
2 1835, publié à Paris, 1838.
3 Ibid.
4 C.L. Michelet, Examen critique de l’ouvrage d’Aristote intitulé Métaphysique, Paris, 1836 ; réimpr. avec un avant-propos de J.F. Courtine, Paris, Vrin, 1982.
5 Le mémoire original de 1835 (Mémoire sur la Métaphysique d’Aristote) est conservé à Paris à la Bibliothèque Mazarine.
6 F. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, vol. III, publié par Ch. Devivaise, Paris, Vrin, 1953. Tout en gardant à l’esprit que ce volume n’a pas été publié par Ravaisson et qu’il est très fragmentaire, nous le citerons par : III, et le numéro de la page.
7 Phys., II, l, 192 b 13-14, cité II, p. 11.
8 Métaph., Z, 10, 1035 b 24-25 ; Génér. anim., l, 10 ; II, l, etc. (cité p. 419, n. 3).
9 De l’Ame, II, 1,412 b 12-13.
10 Cette restriction sera mieux reconnue par Ravaisson dans le volume II, p. 11. Le texte qui attribue à l’être naturel la mobilité en général se trouve en Phys., l, 2, 185 a 12-13.
11 On reconnaît ici en germe ce qui sera, au moins négativement, la thèse de Ravaisson sur l’habitude : « Le corps qui n’agit ni ne sent est incapable d’habitudes acquises ; on a beau lancer la pierre cent fois de suite vers le ciel, elle retourne, dès qu’on l’abandonne, à son lieu naturel » (p. 450). Ravaisson renvoie en note à Magn. Mor., l, 6 ; Éth. Nic., II, 1.
12 Phys., III, 1, 201 a 10-11.
13 L’un des grands mérites d’Aristote, selon Ravaisson, est d’avoir réhabilité l’individu contre Platon. La forme la plus haute de l’être est l’individualité, non la généralité. Toute généralité est une puissance, seul l’individu est acte (p. 345, 380, 527-529, 574 ; II, 9).
14 Métaph., E, l, 1026 a 26-30.
15 Phys., IV, 13, 222 b 16 : Μεταβολὴ δὲ πᾶσα ϕύσει ἐκστατικόν Cf. IV, 12, 221 b 3 (même remarque à propos de la κίνησις). Aristote emploie indifféremment κίνησις (mouvement) et Μεταβολή (changement) au sens de changement en général. De même, Ravaisson parle plus volontiers de « mouvement » pour désigner le changement au sens large, et non pas seulement le mouvement local.
16 Cette chronologie impliquerait notamment que les livres Z-H-Θ sur la substance sensible fussent antérieurs aux développements théologiques du livre Λ. Or les livres Z-H-Θ paraissent bien représenter un élargissement relativement tardif du champ de la métaphysique.
17 Cf., en un sens hégélien, J. Van der Meulen, Aristote. Cf. Die Mitte in seinem Denken, Meisenheim, 1951.
18 Cf. les textes cités par Ch. Devivaise, vol. III, notamment p. 21.
19 Schelling, Philosophie der Offenbarung, XIII, p. 272, cité par Ch. Devivaise, ibid.
20 Notamment Éth. Nic., III, 5, 1112 b 20-24 ; cf. Métaph., Z, 7, 1032 b 5-26.
21 Phys., VI, 1-2.
22 Ravaisson montre que la dialectique, qui représente le point de vue logique, c’est-à-dire le point de vue de la généralité, ne pouvait être une science, encore moins la plus haute des sciences comme elle l’était chez Platon, pour un philosophe qui, comme Aristote, tient l’individu pour irréductible à l’idée. « La dialectique s’est élevée avec l’idéalisme ; elle s’abaisse avec lui » (p. 249). Elle se relèvera, pourrait-on ajouter, avec l’idéalisme allemand.
23 Bergson se souviendra sans doute de cette note de Ravaisson dans sa critique des « systèmes » : ce qui leur manque, c’est la « précision » ; « ils ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons ; ils sont trop larges pour elle » (La pensée et le mouvant, Paris, PUF, p. 7).
Auteur
Professeur émérite à l’Université de la Sorbonne, Paris-IV.
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