De la grammaire à l’ontologie et retour. Le rapport entre catégories de l’être et grammaire philosophique selon Trendelenburg et Marty
p. 80-104
Texte intégral
1. Préliminaires : les deux révolutions ‘discrètes’ du XIXe siècle
1La grammaire a toujours été une discipline au statut incertain. Son histoire a suivi de près tous les changements qu’ont connu les théories du langage. D’abord technique de la composition des lettres, puis art de l’apprentissage du recte loqui, puis science des modes de signifier et enfin science des connexions propres d’une langue historique – elle a dû depuis toujours défendre ses droits philosophiques, alors que d’autres disciplines, telles la logique (tout au long du Moyen Âge) ou la rhétorique (surtout à l’époque de l’Humanisme), semblaient avoir déjà des épistémologies bien établies ainsi qu’une certaine assurance théorique quant à la contribution qu’elles apportent à la théorie de la connaissance.
2On lui reconnaît volontiers le fait qu’elle partage son objet, le langage, avec les autres arts du trivium. Quant à la spécificité philosophique d’une approche grammaticale du langage la question demeure plus complexe. Si le langage se situe foncièrement à la croisée de la logique, de la psychologie et de l’ontologie, le regard du grammairien semble toujours (à l’exception notable des grammaires spéculatives du XIIIe siècle) cruellement manquer d’une telle complétude théorique. Le statut incertain de la grammaire dépend donc du fait qu’elle semble présupposer des formations logiques, des explications psychologiques ou des présupposés ontologiques et non pas l’inverse. Autrement dit, le statut éternellement ancillaire de la grammaire dépend d’abord du fait qu’elle s’explique par d’autres disciplines plus qu’elle ne les explique – à la limite elle les intègre. Puis, du fait qu’une telle intégration est toujours entachée par la contingence propre à la démarche grammaticale, qui aborde le langage par le biais de la langue ou des langues historico-naturelles.
3Le fait qu’Aristote soit, avec les Stoïciens, le père de la logique représente un lieu commun philosophique, au moins jusqu’au XIXe siècle. Et cela, même pour les philosophes et les logiciens du XXe – à une différence près : celle qui concerne la percée de la logique symbolique (là on dira qu’Aristote est le père de la logique classique, alors que, à tour de rôle, Frege, Boole ou peut être même Leibniz seront cités comme les sources de la logique mathématique)1.
4Mais force est de noter qu’Aristote, quant à sa contribution à l’éclaircissement philosophique du langage, n’est pas seulement le père de la logique. L’on pourrait lui attribuer également, sans trop d’efforts, le titre de père de la science grammaticale – titre qu’encore une fois il partage avec les Stoïciens, même si de façon philosophiquement bien plus discrète. En effet, beaucoup plus qu’aux pauvres indications contenues dans le Cratyle ou qu’aux vagues remarques présentes dans le Sophiste, c’est surtout aux classifications du De Interpretatione que de nombreuses générations de grammairiens s’attacheront. Comme l’a bien montré Irène Rosier, toute la tradition des grammaires spéculatives, et déjà la réflexion d’Abélard, est issue d’une relecture de la grammaire de Priscien à la lumière des traductions d’Aristote2. Cependant, une telle paternité, on le répète, est bien discrète. Et on aurait du mal à trouver l’équivalent du jugement kantien sur l’absence de véritables progrès en logique après Aristote du côté de la science grammaticale. Et cela, bien que nombreuses distinctions aristotéliciennes concernant les merê logou aient constitué la base des classifications des grammairiens, comme nous allons le voir, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Notons cependant qu’un tel silence à l’égard de la dette aristotélicienne de certaines classifications grammaticales ne découle nullement d’une plus grande prudence historique que celle montrée par Kant ; ni d’une mise en question d’un tel privilège fondateur – bien au contraire, et les analyses de l’humaniste Marius Nizolius dans son Anti-barbarus sont là pour en témoigner : la grammaire et la rhétorique doivent revenir, en deçà du barbarisme de la scolastique, à Aristote qui les a instituées, à la simplicité et à la pertinence de ses distinctions3. Cela dépend encore une fois de l’incertitude propre au statut philosophique du grammatical. Bref : bien qu’Aristote puisse être rangé parmi les sources principales de la science grammaticale, puisqu’il s’agit d’une paternité plutôt historique que philosophique elle a le droit d’être citée et aussitôt mise de côté. Le destin de la grammaire d’Aristote ne serait en cela que peu différent de celui de ses ouvrages de biologie.
5Le XIXe siècle à cet égard est marqué par une double révolution. D’un côté, tout comme la reprise des recherches grammaticales au XIIe et XIIIe siècle était liée à la découverte et à l’étude des traductions latines d’Aristote, le XIXe siècle connaît un phénomène comparable, à savoir celui de la parution des éditions critiques de ses ouvrages, dont l’aboutissement sont le Corpus Aristotelicum de l’Académie de Berlin et l’Index de Bonitz. À un tel mouvement de reprise philologique d’Aristote, Trendelenburg a lui aussi contribué avec son édition critique du De Anima en 18334. Et comme il le dit lui-même, il est désormais possible Aristoteles ex Aristotele intellegeretur.
6La seconde révolution qui nous concerne touche la linguistique. Le XIXe siècle est en effet également le siècle de la naissance de la linguistique comparée, de la renaissance – filtrée bien sûr par la Romantik – des études de philologie et de grammaire, de l’intérêt pour les lois d’organisation et les critères de rapprochement des différentes langues historiques. C’est l’âge des recherches de Franz Bopp et de Jacob Grimm ; de la parution de manuels de grammaire de la langue allemande à haute teneur philosophique comme ceux de Karl Ferdinand Becker. Bref, c’est l’époque où la grammaire, peut être pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, revendique non seulement un rôle de premier plan à l’intérieur de l’encyclopédie des sciences philosophiques, mais s’oppose frontalement tout aussi bien à la rhétorique qu’à la logique dans sa tâche d’explication des lois de l’être et de la connaissance, par le biais d’une analyse enfin linguistique des lois de connexion et de complication du langage. La grammaire philosophique, dans sa forme la plus radicale, se désolidarise ainsi de la logique, mais cette fois-ci pour se présenter comme une discipline ayant le même statut. Selon la formule de Steinthal, peut-être la plus radicale : « Le langage produit ses formes indépendamment de la logique, en toute autonomie ». C’est pourquoi « Dans le corps linguistique il n’y a qu’une âme linguistique, nullement une âme logique »5.
7Il est aisé de noter que les deux révolutions qu’on vient d’évoquer ne sont pas à première vue destinées à se rencontrer. Le retour d’Aristote et le renouveau de la grammaire comme discipline épistémologiquement autonome ne pourraient être apparemment plus éloignés. Si Steinthal veut dissocier de façon aussi radicale la logique de la grammaire – geste inaugural de la linguistique philosophique moderne –, il n’est nullement sûr qu’une telle position pourrait s’accorder sans problèmes avec le privilège apophantique accordé au jugement par Aristote lui-même. Dans le jugement et même dans l’énoncé, bref : dans la signification linguistique, il y a bien plus que du linguistique, il en va de l’être et de ses déterminations. Qu’il s’agisse de l’interprétation franchement ontologique de Bonitz ou de Prantl (ou encore de Brentano), ou de celle plus modérée, dite conceptualiste, de Zeller ou Brandis, on reconnaît que l’analyse aristotélicienne du langage est orientée vers l’être et sa partition catégoriale, et rejette le proprement linguistique du langage comme entaché d’une contingence qui semble ne pas convenir à sa vocation apophantique. Dans sa critique de l’entreprise de Trendelenburg, par exemple, Otto Apelt écrit qu’« il est évident que le groupement des parties du discours d’une langue donnée ne peut nullement prétendre avoir une véritable valeur philosophique » puisqu’il dépend plutôt des « simples contingences qui vont toujours de pair avec toute langue ; il faut plutôt dépasser le caractère contingent de la langue et nous porter, en remontant le fil des mots, jusqu’au noyau logique »6. D’un point de vue aristotélicien donc, le langage n’est jamais uniquement du langage, il a aussi, selon le mot de Otto Apelt, un « noyau logique », et c’est bien ce noyau – que les grammairiens du XIXe siècle à l’image de Steinthal sont pressés d’extirper – qui fait son intérêt pour l’ontologie.
8Cependant, malgré les difficultés de principe à faire communiquer les résultats des deux révolutions discrètes du XIXe siècle qui nous intéressent – le retour à Aristote et l’autonomie de la grammaire – certains philosophes ont, à partir de points de vue différents, voire opposés, relevé le pari d’un tel questionnement croisé. Il s’agit bien sûr de Trendelenburg, mais aussi d’Anton Marty, philosophe du langage très sensible à la spécificité du grammatical et, en même temps, critique sévère du radicalisme linguistique de Steinthal.
9La clé de voûte des travaux de ces penseurs que nous allons analyser – qui a rendu possible cette difficile rencontre entre Aristote et la nouvelle science grammaticale – tient à la lucidité avec laquelle ils ont compris que le problème de l’opposition classique de la logique et de la grammaire est fondamentalement de nature ontologique. Que l’importance de la grammaire est moins liée à la compréhension du fonctionnement des langues historiques qu’à sa contribution à la science de l’être en tant que être. Et en ce sens, par le biais de la recherche grammaticale, ils ont prétendu innover non seulement à l’intérieur du contexte restreint de la philosophie austro-allemande du XIXe siècle, mais aussi, plus généralement, au sein de l’histoire de l’ontologie elle-même.
10En effet, alors que déjà avec les ontologies post-suaréziennes, on était conscient de la pertinence ontologique de la logique aristotélicienne et en retour des répercussions de son ontologie sur la théorie de la prédication et du syllogisme, une pareille intuition n’avait pas encore effleuré l’esprit des grammairiens lorsque l’édition Bekker parut. Que le principe de contradiction puisse jouer le rôle ontologique de garant de l’être, selon la thèse scolastique puis leibniziano-wolfienne de l’attribution de l’être à tout étant pourvu qu’il ne soit pas chargé de propriétés contradictoires, montre déjà, à un premier niveau, l’enchevêtrement entre la logique et l’ontologie aristotélicienne. Que, par la suite, sur le triplet concept/jugement/syllogisme pèse le choix d’une ontologie bâtie sur le primat de la substance et notamment de la substance première, primat dont la logique mathématique devra se débarrasser, ceci confirme à nouveau la portée ontologique de la logique aristotélicienne. Husserl encore, dans Logique formelle et transcendantale, dira qu’Aristote est resté prisonnier d’une « Realontologie » ce qui, à ses yeux, limite sa contribution à l’histoire de la logique formelle7.
11Historiquement, la logique a donc fort bien reconnu à la fois sa dette envers l’ontologie ainsi que ses effets sur la science de l’être. Mais, peut-on dire que la grammaire en ait fait autant ? Qui a posé, avant le XIXe siècle et hormis les philosophes qu’on vient d’évoquer (auxquels il faudrait ajouter Lotze), la question des effets – souterrains – de la métaphysique d’Aristote sur l’analyse grammaticale des parties du discours, ou du sens ontologique à attribuer aux distinctions grammaticales elles-mêmes ? Qui questionne la dette de la grammaire envers l’ontologie ou réciproquement la dette de l’ontologie envers la grammaire ? Dans ce qui suit nous allons interroger ceux qui, au milieu du XIXe siècle, par le biais d’une confrontation avec Aristote, se sont posé une telle question.
2. Trendelenburg et la thèse du parallélisme
12Dans son commentaire du De Anima de 1833 déjà Trendelenburg se signalait par son exigence de remonter en deçà de toute interprétation moderne d’Aristote et de débarrasser la lecture de ses textes de tous ces éléments scolastiques qui depuis Thomas d’Aquin jusqu’à Kant et Hegel avaient orienté la recherche. L’impératif herméneutique Aristoteles ex Aristotele intellegeretur est donc d’abord un impératif philologique8. Mais chez Trendelenburg la philologie, n’est pas simplement le moyen pour atteindre le vrai Aristote – il s’agit également de la fin de sa recherche. S’il n’était question que d’un retour à Aristote par le biais d’une lecture soignée de ses textes, la démarche de Trendelenburg ne serait guère originale. Mais dans son approche du langage, en réalité, il y a deux attitudes qu’il faut bien distinguer, parallèles certes, mais en quelque sorte opposées.
13Certes il y a une dimension purement philologique de la grammaire : il s’agit de revenir à la tradition de la lectio (qui fonde l’interprétation sur la lecture et le commentaire ponctuel des textes) censée gommer tout élément étranger des sources. Mais cela ne constitue qu’un geste préalable. La grammaire possède également une dimension proprement philosophique. Il faut passer par la grammaire (philologique) pour revenir à la grammaire (philosophique). Autrement dit, ce n’est qu’en éliminant par la philologie les rejetons de la logique scolastique qu’on peut dégager la véritable percée de la logique aristotélicienne, à savoir sa dimension grammaticale. En ce sens, pour Trendelenburg, comprendre Aristote par lui-même veut dire accomplir la révolution philologique jusqu’au bout : autrement dit le soumettre aux perspectives proprement philosophiques dégagées par la renaissance des études grammaticales. Ce qui veut dire non seulement – comme on a trop souvent tendance à le penser – qu’Aristote a suivi la grammaire pour en tirer la table des catégories, mais également voire surtout qu’il nous a appris à lier grammaire et recherche de l’être. Et, ajoute Trendelenburg, ce n’est que maintenant, que la recherche grammaticale est à l’orée d’une nouvelle époque, qu’il faut revenir à Aristote9.
14Ce programme de purification par contamination commence à se dessiner très tôt, aussi bien dans sa dissertation de 1833 De Aristotelis categoriis que dans le manuel Elementa logices Aristotelicae de 183610. Dans ces textes le sens du retour linguistique (selon le double sens du terme) à Aristote est expliqué par le biais de la critique de la déduction kantienne des catégories.
15S’il est bien vrai que le propre de la logique c’est le jugement – dit Trendelenburg –, le lieu du vrai et du faux, et que dans le jugement il faut bien reconnaître une forme de synthèse (la συµπλοκή), tout le problème est dans la façon dont il faut comprendre la nature d’une telle synthèse. Or, la première Critique kantienne nous avait appris que les catégories sont déduites à partir des formes du jugement, et c’est en ce sens précis que Kant peut reprocher à Aristote de ne pas avoir suivi un critère systématique dans la compilation de sa table des catégories (KdrV, A 81/B 107). La critique kantienne à l’égard d’Aristote est double : n’ayant pas reconnu que la Verbindung propre au jugement est à l’œuvre dans l’activité synthétique de l’entendement et, en dernière instance, de la connexion entre sujet et prédicat opérée par le Je pense – qui lie aussi bien le multiple dans l’intuition que le sujet et le prédicat dans le jugement –, Aristote n’a pas pu reconnaître non plus le seul critère qui préside à la déduction des catégories : le critère transcendantal. Deux objections donc, dont l’une est la prémisse de l’autre : 1) Aristote s’est trompé au sujet de la véritable nature de la synthèse et donc 2) il n’a pas suivi un critère cohérent pour la déduction des catégories.
16Or, dans le texte de 1833, Trendelenburg répond aux deux objections en retournant contre Kant ses propres arguments. La thèse, d’ores et déjà exposée de façon claire et nette, est la suivante : chez Aristote les catégories sont tirées non pas des formes du jugement, mais plutôt de ses parties, et c’est parce que Kant, lui, s’est trompé quant à la nature du caractère synthétique du jugement qu’il a pu accuser Aristote de ne pas avoir suivi un critère systématique pour la déduction des catégories.
17Non pas donc de la construction logique du jugement (d’une synthèse pour ainsi dire à faire, par le biais de l’activité propre du sujet transcendantal), mais de la déconstruction de l’énoncé, toujours déjà donné en forme synthétique – selon ses synthèses propres (qui sont des synthèses d’ordre grammatical). Selon Trendelenburg, le terme « jugement » (Urteil), au sens propre, aristotélicien, veut dire moins « capacité de juger » (Urteilskraft) que « énoncé » (Aussage).
Quoniam logica in cognoscendi natura investiganda versatur, cognoscitur autem verum et falsum : logices initium inde dicitur ubi primum verum et falsum locum habet h.e. ab enunciatione.11
18Désolidariser le jugement de l’emprise de l’entendement – et donc le désubjectiviser – veut dire, du même coup, l’envisager dans sa nature linguistique. En ce sens, la nature de la synthèse propre au jugement est sauvegardée par un retour sur la nature logico-linguistique du jugement lui-même. C’est pourquoi, plus tard, dans son exposé de la Aristoteles Kategorienlehre de 1846, sur lequel nous allons revenir, Trendelenburg traduira le terme « συµπλοκή » (dans le passage célèbre de Cat. 4 1b 25) par Satzverbindung. La Verbindung logique, par laquelle il faut bien procéder dans la déduction, est une connexion propositionnelle, c’est le lien interne qui fait d’un énoncé une « totalité » (ein Ganzes). En ce sens, contre Kant, il est clair qu’il ne s’agit pas d’attribuer à l’intellect la tâche d’opérer la Verbindung entre sujet et prédicat, puisqu’une telle synthèse est d’ores et déjà donnée dans la structure propre de l’énoncé, qui en fait une totalité articulée. D’où le renversement critique, et la réponse à la seconde objection : la critique kantienne du caractère rhapsodique (partagée d’ailleurs par Zeller12) de la déduction aristotélicienne des catégories se fonde donc sur un malentendu, ou pour mieux dire sur le déplacement du problème de la synthèse de l’énoncé au jugement. Si l’on est à la recherche d’un « fil conducteur », conclut Trendelenburg, c’est donc vers la nature linguistique des synthèses logiques qu’il faudra se tourner.
19Arrêtons-nous un instant sur les résultats de cette première analyse trendelenburgienne. On l’aura remarqué, contrairement à une idée reçue, chez Trendelenburg le problème qui donne le coup d’envoi à sa recherche n’est nullement celui de découvrir le principe qui a guidé Aristote dans la déduction des catégories, ni celui de la fondation et de la justification de leur nombre (analysé de façon bien plus serrée à la même époque par Prantl ou Apelt13) – bref : il ne s’agit pas, du moins en priorité, de répondre à la seconde objection kantienne. C’est plutôt le problème du type de synthèse qui a lieu derrière la capacité du jugement d’être vrai ou faux, et donc de s’adresser à l’être, qui met en route la recherche de Trendelenburg sur les rapports entre grammaire et ontologie. Le problème du statut des synthèses qui opèrent à l’arrière-plan du jugement apophantique est en effet à la fois le moteur de la philosophie trendelenburgienne (et donc : non pas seulement de son interprétation d’Aristote) et le « pôle » qui aimante son intérêt à l’égard des deux révolutions du XIXe siècle dont nous avons parlé. C’est donc moins la question du fil conducteur que celle des synthèses dans lesquelles a lieu une connaissance ontologique, qui motive son enquête. Bref : c’est la réponse à la première objection kantienne qui est pour lui la plus urgente : la synthèse qui fait d’un jugement un jugement de connaissance, visant l’être et susceptible d’être vrai ou faux, est une synthèse d’ordre grammatical.
20C’est motivé par un tel questionnement que Trendelenburg conçoit enfin la Aristoteles Kategorienlehre de 1846, en développant ainsi la thèse célèbre de l’origine grammaticale des catégories14.
21D’un point de vue philologique la thèse trendelenburgienne de 1846 se fonde surtout sur l’interprétation d’une série de passages-clé du Traité des catégories qui, au fond, insistent sur la même chose : il s’agit notamment de Cat. IV, 1b 25 – « [les catégories sont] les choses qui se disent sans lien » (τὰ κατὰ µηδεµίαν συµπλοκὴν λεγοµένα) – et II, 1a16 – « [les catégories sont] les choses qui sont sans lien » (τὰ δ ἄνευ συµπλοκῆς). Tout comme dans le texte de 1833 le moyen d’atteindre les catégories est dans la désarticulation de la synthèse dans laquelle elles se donnent originairement. Une telle synthèse, le « lien » en dehors duquel on peut trouver les catégories, est selon Trendelenburg, le lien syntaxique de la connexion propositionnelle (Satzverbindung). Il en découle que les catégories ont ainsi comme caractère propre le fait d’« être dites en dehors de tout lien avec la proposition », c’est-à-dire en dehors de cette totalité synthétique originaire dans laquelle elles trouvent leur lieu logique propre. Dissoudre le lien syntaxique de l’énoncé et désarticuler la proposition en ses membres, tel est le préalable nécessaire de la « Kategorienlehre » aristotélicienne. La conclusion la plus connue de ce texte est donc la suivante : les catégories ne sont pas tirées de l’observation intuitive des étants donnés à la perception (du synolon de matière et forme), mais de l’analyse par décomposition de la proposition (Zergliederung des Satzes) :
Les catégories logiques ont d’abord une origine grammaticale et le fil conducteur grammatical en détermine l’emploi (GK, 33).
Ainsi les catégories portent en elles les marques de leur origine et enfoncent leurs racines dans la proposition simple (GK, 13).
22À travers une marginalisation du rôle de la perception, Trendelenburg aboutit ainsi à la thèse suivante : l’être se donne en tant que corrélat d’un énoncé apophantique articulé grammaticalement : c’est-à-dire, dont les parties engagées dans la synthèse ne sont pas syntaxiquement équivalentes. Le sens de l’argument de Trendelenburg commence maintenant à s’éclaircir. La déconstruction grammaticale de l’énoncé coïncide avec l’introduction de catégories métalinguistiques (nom, verbe, adjectif, etc.) pour départager et classer les différentes parties à partir de leurs différences syntaxiques et de leur contribution au caractère sensé, donc, au moins potentiellement, ontologiquement orienté du discours. Celui qui – à l’image d’une bonne partie de la linguistique romantique de l’époque – sous prétexte que le langage est une puissance organique et vivante, dont la dimension propre est foncièrement pragmatique et créatrice (qui gomme toute différence entre les parties du discours) se méfie de la grammaire, ne pourra jamais atteindre une philosophie dont l’objet serait l’être en tant que tel. Telle est la thèse forte de Trendelenburg. C’est la conscience du fait que toutes les parties du discours ne contribuent pas de la même façon à l’orientation apophantique du discours qui fait naître la possibilité d’une réflexion qui thématise le discours ontologique en tant que tel. Bref : toute recherche sur l’être est subordonnée à la découverte de catégories métalinguistiques. Seules les langues qui ont pensé une grammaire ont pu penser une science de l’être en tant que tel.
23Cette nouvelle formulation de l’argument de Trendelenburg rend possible une réponse à une critique que lui été adressée presque depuis toujours, et dont le premier porte-parole a été Otto Apelt. Si les catégories de l’être sont tirées des catégories linguistiques, faut-il en conclure que les catégories ne sont que des catégories linguistiques, à la limite investies subrepticement d’un caractère ontologique ?
24À cet égard, l’interprétation de Trendelenburg a été souvent rapprochée de celle de Benveniste, sur l’origine des catégories aristotéliciennes à partir des catégories morphologiques de la langue grecque. Interprétation qui aboutit à la thèse forte selon laquelle l’ontologie est le produit d’une hypostase des catégories grammaticales d’un fragment de langue indo-européenne15. Cependant, force est de noter qu’entre les deux interprétations, apparemment similaires, subsiste une différence capitale, à savoir le passage par la logique – absent chez Benveniste et fondamental chez Trendelenburg. En ce sens Trendelenburg aborde la grammaire en aristotélicien, Benveniste aborde plutôt Aristote en grammairien.
25En effet l’approche du langage de Benveniste, tout comme celle de Steinthal, tranche tout lien entre grammaire et logique, alors que chez Trendelenburg c’est justement l’ancrage dans la logique (apophantique) qui sauvegarde la vocation ontologique de la catégorialité grammaticale. Les catégories, issues de l’analyse grammaticale de l’énoncé – et les textes rédigés par Trendelenburg tout au long des années 1830 y insistent à plusieurs reprises –, sont bel et bien des « genres de l’être » (γένη τοῦ ὄντος), des « catégories de l’être » (κατηγορίαι τοῦ ὄντος), « ce en quoi l’être se partage » (οἷς ὥρισται τὸ ὄν) et non pas simplement des parties du discours16. Les catégories ne possèdent donc pas uniquement une signification grammaticale mais également une signification réelle ou objective (reale Bedeutung, objektive Bedeutung) (Cf. GK, 17-18) – ou plus radicalement : les catégories possèdent une signification réelle ou objective parce que grammaticales.
Ita Aristoteles categoriarum genera ex grammaticis fere orationis rationibus invenisse videtur, inventas autem ita pertractavit, ut, relicta origine, ipsam notionum et rerum naturam spectarent.17
26En cela Trendelenburg renonce en partie à l’autonomie de la grammaire vis-à-vis de la logique. En effet, tout comme les Modistes du XIIIe siècle s’appuyaient sur la thèse de l’indépendance de principe entre grammaire (dont l’objet est la constructio, congrue ou incongrue) et logique (dont l’objet est la propositio, vraie ou fausse), les linguistes du XIXe (comme Benveniste d’ailleurs) regardaient l’autonomie théorétique des deux disciplines comme la condition de possibilité d’une véritable épistémologie linguistique. Mais pour Trendelenburg la question est moins épistémologique qu’ontologique, et c’est bien pour cela que la connexion entre grammaire et logique lui paraît fondamentale. Malgré leur genèse grammaticale (trotz ihres Ursprungs aus der aufgelösten Satzverbindung), les catégories ont une valeur ontologique – valeur assurée par le passage par la logique.
27Comment faut-il comprendre alors un tel passage par la logique ? Pour que les catégories obtenues par l’analyse grammaticale ne soient pas seulement des catégories propres à la grammaire d’une langue, il faut que le discours dont les parties sont l’index catégoriel ne soit pas seulement un discours. C’est l’ancrage de la grammaire dans la logique apophantique qui assure donc aux catégories, tirées par décomposition de l’énoncé, leur nature non seulement langagière mais aussi ontologique, ou, comme le dit Trendelenburg lui-même, « le point de vue de la chose qui va au-delà de la forme grammaticale » (der über die grammatische Form hinausgehende Gesichtspunkt der Sache) (GK, § 7). Le jugement apophantique étant originairement tourné vers l’être, sa mesure – le véritable κατηγορεῖν – étant toujours au-delà de lui-même, dans la réalité, c’est une telle référence nécessaire qui autorise Trendelenburg à chercher les catégories (prédicaments) par décomposition du jugement (prédication) et d’un seul et même geste, à les charger d’une teneur ontologique forte. Elles sont prises en dehors du rapport apophantique (vrai/faux) et toutefois, comme le dit Trendelenburg, « elles portent en elles les marques de leur origine » – autrement dit : elles disent la réalité.
28L’on pourrait dire donc que Trendelenburg établit un lien double entre grammaire et logique. D’un côté, nous avons la priorité synthétique de la grammaire sur la logique qu’on pourrait résumer dans la formule : pas de propositio sans constructio. D’un autre côté, il y a aussi la priorité ontologique de la logique sur la grammaire, qui fait que le discours syntaxiquement articulé n’est pas simplement un calcul intensionnel, mais est aussi orienté au-delà de lui-même, chargé d’une référence à la réalité qui en fait l’outil privilégié de toute recherche de l’être. Le lien établi par Trendelenburg est donc bel et bien double – et c’est justement dans une telle réciprocité que réside l’originalité de sa démarche. La grammaire offre à la logique la synthèse sur laquelle seulement peut se fonder la référence à la réalité et la fonction apophantique du jugement. En revanche, la vocation ontologique de la logique apophantique en donnant au langage, pour ainsi dire, sa « direction intentionnelle », donne aussi aux métacatégories linguistiques leur portée ontologique.
29C’est dans les Logische Untersuchungen, dont la première édition parut en 1840, que Trendelenburg thématise expressis verbis – et non plus de façon tantôt explicite tantôt implicite comme dans les textes sur Aristote – la question du rapport mutuel entre grammaire et logique, et cela dans le cadre d’une théorie de la connaissance fondée sur l’identité entre logique et métaphysique18.
Le concept de métaphysique doit être pensé dans le sens simple qu’Aristote lui avait donné à l’origine. Ainsi toute science conduit à la métaphysique, qui essaie de comprendre l’être en tant que tel, l’universel comme fondement (Grund) de l’objet déterminé (LU, 9).
Mais ainsi, la métaphysique conduit, au-delà de toute science, à la logique, à la recherche de la pensée, qui produit les sciences vouées à la connaissance (LU, 10).
La logique est devenue consciente d’elle-même sur la base du langage et à plusieurs égards elle n’est qu’une grammaire en soi approfondie (LU, 28).
30Tout comme dans les textes des années 1830, Trendelenburg établit ici un lien direct qui va de la métaphysique (aristotélicienne) à la grammaire, en passant par la logique. Mais cette fois-ci l’adversaire est moins Kant que Herbart, porte-parole reconnu (avec Drobisch) d’une interprétation purement formelle de la logique – interprétation qui représente la négation pure et simple d’une quelconque identité postulée entre logique et métaphysique. Selon l’interprétation formaliste de la logique herbartienne la connaissance serait une connaissance des pures formes de la pensée (concept, jugement, syllogisme), à comprendre uniquement sur la base d’une analyse de ce que Trendelenburg appelle « l’activité de la pensé tournée vers elle-même » (LU, 16).
31On retrouve donc ici, quinze ans après, l’opposition entre logique en tant que théorie des formes pures de la pensée et logique comme théorie de l’énoncé et de ses propriétés, qu’on avait déjà rencontré dans les écrits aristotéliciens. Et dans les LU Aristote est à nouveau appelé à témoigner en faveur d’une logique du réel, une « logique conditionnée par l’objet » (durch den Gegenstand bedingt) et qui s’articule selon des synthèses qui sont aussi des synthèses de langage, contre une logique de la pensée qui s’exprime simplement par le langage et qui est censée correspondre – par hypothèse – à la logique des choses.
32D’un point de vue strictement formel, dit Trendelenburg, le concept herbartien n’est que « quelque chose de donné comme prêt » (als fertig gegeben). Et bien qu’il possède aussi bien un « contenu » qu’une « extension », il est foncièrement abordé d’un point de vue strictement intensionnel comme « un rassemblement de notes caractéristiques » (Begriff als Zusammenfassung, Zusammensetzung von Merkmale) (LU, 23). La logique formelle opère ainsi avec les caractères des concepts comme si c’était des caractères des choses. Les effets d’une telle démarche sont évidents notamment en ce qui concerne la théorie de la définition. Les définitions des concepts sont ainsi obtenues de façon purement algébrique, comme le résultat d’un calcul entre notes caractéristiques (d = k + x ; homme = bipède rationnel).
33Mais, ajoute Trendelenburg, alors que « le contenu en tant qu’ensemble de caractères peut assurément être clair en soi, l’extension ne se laisse guère comprendre à partir de la simple forme de la pensée » (LU, 19). Le rapport entre les deux composantes du concept (l’intensionnelle et l’extensionnelle) parait ainsi complètement extrinsèque (eine äußere Beziehung). Un tel caractère extrinsèque est réduit finalement par le rôle de l’intuition, qui porte le concept à la manifestation (zur Erscheinung kommen). S’il faut donc connaître la réalité il faut se tourner vers la représentation, le concept, dont l’articulation est censée correspondre à celle de la réalité dite externe, sauf à remplir le vide du concept par l’apport « erkenntnistheoretisch » de l’intuition. Toute logique formelle présuppose ainsi un parallélisme qu’elle ne peut nullement justifier.
34Mais le problème de Trendelenburg est moins celui du caractère subreptice des synthèses intuitives que celui du caractère purement combinatoire du calcul conceptuel. En effet, dans le calcul logique formel toute représentation est équivalente – et il n’y a pas de place pour les articulations grammaticales ou les fonctions syntaxiques. D’un seul coup la logique formelle a raté aussi bien l’ancrage réel de la logique que sa dimension grammaticale. Et puisque les deux choses sont intimement liées, selon Trendelenburg, la redécouverte du caractère grammatical des synthèses conceptuelles réintroduit d’ores et déjà la métaphysique dans la logique.
35La stratégie des LU est ici très claire. Ce qui brise la thèse d’une correspondance postulée entre les formes de la pensée et celle de la réalité, c’est le fait que les formes de la pensée n’ont nul besoin d’une garantie de correspondance parce qu’elles sont toujours déjà installées dans le réel, sans nul besoin de synthèses extrinsèques ou intuitives. Cet enracinement est donné par les synthèses grammaticales. La grammaire, selon la formule de Trendelenburg, est ainsi « la forme vivante du jugement » (lebendige Form des Urtheils). Elle est irréductible à une combinatoire dont toutes les représentations ont le même statut. « Le langage a ses propres conjonctions » (seine eigentümliche Conjunctionen), écrit Trendelenburg, « tout cela ne trouve aucune place dans la logique formelle » (LU, 28).
36Mais le nom d’Aristote, se demande-t-on, n’était-il pas également lié à la découverte de la logique formelle ? Rien de plus faux, répond Trendelenburg : la logique ne devient formelle qu’avec les Stoïciens – donc : dans un cadre ontologique complètement modifié. Néanmoins, selon les LU il y a bien une façon aristotélicienne de faire de la logique formelle. Si la partie strictement formelle de la logique d’Aristote s’occupe du « comment de la construction du concept correct » (wie der richtige Begriff gebildet werde), en ce sens la véritable logique formelle, la logique formelle qui ne gomme pas le rapport à la réalité, n’est pas autre chose qu’une grammaire (LU, 30). C’est en ce sens précis qu’il faut comprendre l’expression, d’emblée assez déroutante, « la logique est une grammaire approfondie ». Approfondir la grammaire veut dire passer du formellement correct au vrai, des synthèses préalables à la connaissance à la connaissance effective dirigée vers l’être. Veut dire « lier la logique à la métaphysique » à travers le passage des catégorisations du métalangage à l’emploi du langage en fonction référentielle. Autrement dit, il s’agit de réévaluer la grammaire au rang de discipline fondamentale dans sa contribution à la métaphysique – mais cela, non pas en l’opposant à la logique (comme sera le cas de bien de linguistes de Steinthal à Benveniste), mais, en suivant Aristote, en thématisant le lien étroit qui relie sens et vérité. « L’histoire de la grammaire ne peut pas passer sous silence que déjà Aristote avait bien vu tout cela » (LU, 355).
37Nous allons conclure avec une longue citation tirée de la fin du premier tome des LU :
La logique a beaucoup appris de la grammaire. Il s’agit de deux sciences jumelles, et, tout comme des sœurs, elles se sont soutenues mutuellement dès leurs premiers pas. Nous pensons avec cela à l’antiquité, là où elles puisent leur origine. Souvenons-nous des très belles analyses de la phrase (Satz) dans le Sophiste de Platon, où l’unité logique et métaphysique du demeurer et du devenir, de l’être et de l’agir sont vues à partir des relations du discours, comme un reflet vivant (lebendige Gegenbilde). Rappelons également les Catégories d’Aristote, qui semblent trouver leur fondation (Begründung) dans la décomposition de la phrase (in dem zergliederten Satze), ainsi qu’à son texte sur le jugement qui porte même le nom « de l’expression ». Pour les stoïciens aussi, logique et grammaire vont la main dans la main. Peu après la grammaire devient sclérosée et Priscien, l’aveugle héritier d’Apollonius Dyscole, amène, à travers la surestimation du latin, une partie des concepts stoïciens jusqu’à l’âge moderne. La marque de ce premier stade est l’hégémonie de l’étymologie sur la syntaxe ; et la syntaxe, l’analyse des phrases dans leur autonomie (selbständigen), à comprendre uniquement en relation à la totalité, n’est comprise que comme une simple composition extrinsèque (äußerliche Zusammensetzung) qui amène de façon seulement apparente aux éléments autonomes de l’étymologie. De façon tout à fait semblable la logique aussi s’est sclérosée et même dans la logique, est entrée la composition à la place du développement. /Récemment c’est surtout avec E. Reinholt qu’on a prêté attention aux rapports entre logique et grammaire en reprenant des observations d’ordre grammatical. La logique a engagé des changements (Umgestaltungen) justement à une époque où la grammaire scientifique a ouvert des nouvelles voies. Une telle convergence (Zusammentreffen) n’est pas sans importance. La logique devient plus proche de la syntaxe qu’elle ne l’est de l’étymologie, et c’est bien grâce à la syntaxe qu’elle a développé une nouvelle vision, qui essaye d’élever du point de vue d’une anatomie dissective à une physiologie vivante du langage. Ce qui avant n’était qu’un simple matériel brut, à peine ordonné, encore moins articulé, où la syntaxe était dominée par des points de vue étymologiques, est maintenant traversé par une pensée ordonnée. Ce qui avant était le réservoir mort de la phrase est maintenant un organe expliqué par la pensée dans la mesure où elle porte la pensée à la réalité (verwickelt). Une telle compréhension organique de la syntaxe est le mérite surtout de Karl Ferdinand Becker.
Si donc la logique et la grammaire se développent, dans une large mesure, selon une véritable communauté, on peut désormais jeter un coup d’œil comparatif aux catégories logiques et aux catégories grammaticales, telles qu’elles se sont formées dans une vision (Ansicht) organique du langage.19
3. Marty et le parallélisme renversé
38Dans sa dissertation Sur les multiples significations de l’être de 1862, Brentano donnait un nouveau tournant à l’histoire des interprétations d’Aristote au XIXe siècle. Mais c’est surtout par le biais de ses cours sur la réforme de la logique et, par la suite, sur la théorie du jugement exposée pour la première fois dans la Psychologie de 1874, que la recherche à la fois linguistique et ontologique d’Anton Marty prend son départ. Les recherches martyennes des années ‘80 sont en effet entièrement consacrées à une réflexion sur les effets de la réforme brentanienne de la logique – toujours conduite sur la base d’une interprétation particulière d’Aristote – sur la science grammaticale et sur la théorie du langage.
39Revenons rapidement à Trendelenburg. D’un point de vue strictement linguistique il est important de noter la différence de fonction que les LU attribuent à la sémantique et la syntaxe. Quant à la syntaxe, on l’a vu, entre la structure de l’étant et les « connexions » (Verknüpfungen) propositionnelles, il y a un rapport que Trendelenburg décrit par l’expression « parallélisme de la forme » (Parallelismus der Form). Ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas d’établir un lien tel qu’à toute catégorie linguistique corresponde une catégorie ontologique – et donc, aux substantifs correspondent des substances, aux adjectifs les catégories de quantité ou qualité et ainsi de suite. En effet, plutôt que de parallélisme il faudrait bien parler d’« isomorphisme », puisque c’est la forme de connexion, c’est le type de rapport qui demeure le même entre les termes métalinguistiques du discours et l’étant réel et ses parties. Mais alors c’est la syntaxe du langage – et non pas sa sémantique – qui nous instruit quant à la structure de l’être. L’hétérogénéité ontologique entre l’étant et les fragments de métalangage qui expriment les parties du discours est gardée – c’est leur assemblage méréologique, pour employer un terme déjà brentanien, qui s’avère mutuellement « conforme ». Quant à la sémantique, elle assure en quelque sorte le caractère réel de l’isomorphisme. Tout énoncé établit la connexion prédicationnelle d’un sujet et d’un prédicat par le « lien » de la copule (das Band der Beziehung, die Copula). À une telle connexion correspond, sur le plan de l’être un rapport d’inhérence réelle entre substances et activités – mais cela parce que le plan de l’être est toujours visé par la dimension purement logique du langage : à savoir la sémantique. C’est donc la dimension sémantique du langage qui garantit l’isomorphisme entre structure grammaticale et structure ontologique. Et c’est toujours grâce à une telle dimension qu’il est possible de reconnaître l’isomorphisme entre substantif et verbe en tant que formes de l’énoncé et « activité et substance, [qui] sont les formes de l’être » (LU II, 230-231).
40Or, que se passe-t-il dans le cas d’expressions, telles que celles étudiés en 1865 par le philologue Franz Miklosich dans l’article Die Verba impersonalia im Slavischen, qui n’ont (au moins apparemment) pas de nature catégorielle, à savoir qui ne montrent pas une telle solidarité entre syntaxe et sémantique ? Si l’essence du jugement est dans la συµπλοκή le sujet du jugement est toujours une substance et le prédicat toujours une activité (ou une propriété de la substance elle-même), comment faut-il envisager le statut des énoncés qui ne présentent pas une telle forme, et qui manquent même des termes minimaux susceptibles de donner lieu à une synthèse prédicationnelle ? Comment traiter les « propositions sans sujet » ?
41La première édition des LU est très claire à ce sujet. Le contenu (Inhalt) de tout concept étant une substance, tout concept pris dans sa fonction de sujet d’une proposition dit une substance – alors que, comme on l’a vu, son extension (Umfang) est indiquée par son degré d’universalité – ; si bien que le jugement apophantique, en pur style aristotélicien, dit toujours quelque chose de quelque chose (LU II, 245-246). Ce n’est que lors de la parution de la troisième édition de 1870, revue et augmentée, que Trendelenburg aborde finalement la question fort épineuse des « jugements sans sujet » et de ses effets sur la thèse du parallélisme. Néanmoins, sa réponse n’est pas vraiment à la hauteur des problèmes que la question semble poser. Incapable de justifier sur le plan théorique le statut de tels énoncés, Trendelenburg se réfugie dans une solution génétique. S’appuyant sur sa métaphysique du mouvement et sur l’idée qu’à l’origine aussi bien de l’être que de la pensée il y a l’activité originaire du mouvement, c’est sur la base d’une telle intuition qu’il aborde à nouveau le thème de l’« isomorphisme ». Ainsi, tout comme la substance est le « point d’arrêt » (Fixierung) du mouvement dans sa dimension ontologique, le substantif n’est qu’un verbe qui s’arrête, reflet logique du mouvement lui-même.
En ce sens le jugement sans sujet est premier (ex. « es blitzt »). Dans la mesure où il se fixe en concept (ex. « Blitz ») il fonde le jugement complet (ex. « der Blitz wird durch Eisen geleitet ») et le jugement complet rassemble à nouveau son résultat dans un concept (ex. « Blitzleiter ») (LU II, 238).
42Trendelenburg reprend ici par le biais de Karl Ferdinand Becker un thème propre de la philosophie du langage romantique, à peine justifié par les axiomes de sa métaphysique du mouvement. Tout comme le mouvement est à l’origine des étants et la forme verbale est à la base de la forme du substantif, la proposition impersonnelle est l’origine de toute proposition « complète » (vollständige). Le principe de l’isomorphisme entre grammaire et être en ressort ainsi indemne – à une différence près : maintenant, la nature d’un tel isomorphisme est devenue dynamique et non pas seulement syntaxique. Néanmoins, si d’un point de vue génétique la solution de Trendelenburg semble répondre à la question soulevée par les jugements sans sujet, c’est justement d’un point de vue structurel qu’elle se montre inadéquate. En effet, quant à sa structure le jugement sans sujet n’est que l’acheminement vers un concept, quelque chose comme un concept ébauché ou in fieri – et en ce sens dire qu’il s’agit du jugement originaire équivaut à dire que, logiquement, il ne s’agit pas d’un jugement du tout. Lui accorder le statut de l’originaire veut dire lui ôter tout statut logique. Sinon, la « συµπλοκή » perdue – qui s’avère être une structure dérivée, ou pour mieux dire : elle est dérivée en tant que structure –, il ne reste qu’une chose qui ferait d’un jugement sans sujet un jugement à part entière, et c’est sa dimension sémantique. Mais les problèmes d’un tel décrochage entre syntaxe et sémantique ne seront pas abordés par Trendelenburg, ni dans les LU ni ailleurs.
43En 1884 Marty publie les trois premiers articles de la célèbre série sur les propositions sans sujet, dont le titre complet est justement Über subjektlose Sätze und das Verhältnis der Grammatik zur Logik und Psychologie20. Trois différences majeures démarquent dès le début la démarche de Marty de celle de Trendelenburg : 1) le rôle joué par la psychologie (qui prend en quelque sorte le relais de l’ontologie) ; 2) l’émancipation de la grammaire de la logique, et notamment de l’apophantique ; 3) l’importance d’une analyse comparée de la signification catégorielle de l’être et de l’ens tamquam verum et falsum pour la délimitation exacte des tâches d’une grammaire philosophique.
44Commençons par le deuxième point. Si, comme on l’a vu, le questionnement trendelenburgien sur la grammaire passe par l’apport de la logique apophantique, chez Marty, au contraire, la véritable condition de possibilité d’une théorie générale de la grammaire est plutôt dans l’élimination systématique de toute hypothèque apophantique sur le langage. Marty en cela ne semble guère avoir de doutes : le langage n’est pas foncièrement orienté sur l’être, et la sémantique des langues naturelles n’est nullement à confondre avec la sémantique logique au sens strict du terme. Si selon les LU la science du langage doit profiter de sa proximité avec la logique afin de pouvoir se développer en philosophie du langage, dans les articles martyens de 1884 la véritable philosophie du langage, à laquelle, au tournant du siècle, Marty donnera le nom de « sémasiologie descriptive » passe par l’émancipation mutuelle des deux disciplines.
45Les premiers arguments en faveur de cette thèse coïncident avec les débuts mêmes de la philosophie martyenne. Déjà dans sa dissertation Kritik der Theorien der Sprachursprung, soutenue en 1875 sous la direction de Lotze, Marty refusait toute structuration rationnelle au langage. Certes, les arguments de Marty en 1875 sont, la plupart du temps, d’ordre génétique, mais la thèse qu’il développe est destinée à déborder un cadre aussi resrestreint : l’ordre du langage est un ordre linguistique non pas un ordre logique (subordonné aux contraintes rationnelles de l’esprit), ni un ordre ontologique (subordonné à la ratio de l’être)21. Façonné par une contrainte communicationnelle, son milieu est celui des signes, des signes qui expriment (ausdrücken) des phénomènes qui se donnent à notre vie psychique ; qui évoquent (erwecken) des phénomènes semblables dans le vécu d’autres êtres psychiques ; et qui font cela en nommant (benennen) des choses.
46Or, selon l’enseignement brentanien, il y a trois modalités de référence intentionnelle qui donnent lieu à des phénomènes psychiques, chacun avec ses objets immanents propres, et qui sont susceptibles d’être exprimés et donc communiqués, à savoir : les représentations, les jugements et les affects. En ce sens, tout ce qui par le biais de connexions entre signes linguistiques indique des phénomènes psychiques pris à l’intérieur d’une relation communicationnelle – cela constitue le domaine propre de la science du langage, à savoir de la grammaire. C’est pourquoi le véritable soubassement de la linguistique n’est pas la logique, ni l’ontologie elle-même, mais justement la psychologie, au sens d’une discipline descriptive de l’articulation entre les phénomènes psychiques et leurs corrélats immanents susceptibles d’être exprimés par des signes.
47Tout cela serait déjà suffisant pour briser toute tentation d’établir un quelconque parallélisme entre la grammaire et la logique,
Ce n’est nullement à un parallélisme qu’il faut s’attendre entre catégories logiques et catégories grammaticales, mais à un écart multiforme, et cela en raison des multiples finalités du langage et de la fonction spécifique qui est à la base de son surgissement (GS II. 1., 17).
48Un deuxième argument est fourni par le débordement du cadre du psychique par rapport à celui, bien plus restreint, du logique. Les énoncés logiques en effet n’épuisent pas la classe des expressions possibles de la vie psychique. Celle-ci inclut également des expressions des Gemütsbewegungen, états psychiques dont les corrélats linguistiques ne sont pas des « énoncés déclaratifs », mais des ordres, des prières etc. Bref, tout ce qu’aujourd’hui on appellerait des énoncés performatifs et dont l’étude, selon Aristote, revient à la rhétorique ou à la poétique (De Int. 17a 1-5).
49Mais il y a un troisième argument, beaucoup plus fort, évoqué par Marty afin de souligner l’écart entre logique et grammaire. Dans le domaine logique on trouve en effet des distinctions qui n’ont pas de véritable correspondant linguistique. C’est le cas, par exemple, de la différence entre jugement évident et jugement aveugle, tout à fait cardinale dans la logique brentanienne. « La proposition qui exprime le jugement n’a pour cela aucun corrélat linguistique », dit Marty (GS II. 2., 61). En cela, le langage, non seulement ne donne guère d’aide à la logique, mais il peut même s’avérer trompeur (dans la mesure où il gomme une différence logique capitale).
50Il en découle que les synthèses linguistiques suivent un critère d’articulation complètement différent par rapport aux synthèses logiques. C’est pourquoi, ajoute Marty, il faut soigneusement distinguer le plan de l’énoncé de celui du jugement – pour le bien de la grammaire comme pour celui de la logique (GS II. 1., 16).
51Déjà avec le premier article de la série Über subjektlose Sätze, Marty quitte l’approche critique-génétique de son ouvrage de 1875 et aborde le problème du parallélisme entre formes de la pensée et tournures linguistiques d’un point de vue structurel et descriptif. La question est maintenant double : 1) d’un côté il s’agit de justifier (contre Trendelenburg, Becker, Prantl et bien d’autres) la possibilité de traiter le jugement indépendamment de toute expression linguistique ; 2) en même temps, il s’agit d’établir un nouveau lien (contre le radicalisme linguistique de Steinthal) entre grammaire et logique (GS II. 1., 4). Ce ne sera qu’à ce point qu’on pourra mesurer les effets d’une telle réforme sur l’ontologie.
52C’est encore la psychologie brentanienne, avec la thèse du caractère originaire et fondateur des représentations dans la vie psychique, qui offre à Marty le moyen de fonder descriptivement sa critique du parallélisme. Si la pensée était, comme le soutient Prantl, « discours interne », il est évident qu’il ne pourrait y avoir de jugement sans énoncé. Pareillement, si toute pensée était en elle-même symbolique, la logique des pensées correspondrait sans faille à la logique des signes. Mais il n’en est rien : « ce n’est que sur la base d’une présentation propre de certains contenus conceptuels simples qu’il est possible d’en penser d’autres plus compliqués de façon symbolique » (GS II. 1., 15), écrit Marty. Le décrochage de l’énoncé par rapport au jugement est fondé sur la base de la distinction entre pensée propre et pensée symbolique ou impropre. Ce qui veut dire qu’il y a un accès propre aux phénomènes, à savoir celui de la représentation au sens strict du terme, et un accès impropre ou symbolique, qui passe par le détour des signes.
53Un tel appel à la psychologie nous renvoie au premier point, que nous avons jusqu’ici laissé en suspens, qui différencie Marty de Trendelenburg, à savoir la question du rapport entre psychologie et ontologie. Si l’on exclut le commentaire du De Anima et les nombreuses critiques, parsemées tout au long de sa production philosophique, du psychologisme de Drobisch, Trendelenburg ne semble nourrir qu’un intérêt bien limité pour la psychologie. Le titre même de l’ouvrage de Marty de 1884 est par contre révélateur : il s’agit en effet des Verhältnis der Grammatik zur Logik und Psychologie et non pas zur Logik und Ontologie. Néanmoins, le déplacement de l’angle d’attaque grammatical de l’ontologie à la psychologie ne doit pas surprendre. En réalité un tel décalage dépend uniquement du fait que l’approche par Marty de l’ontologie est foncièrement de nature phénoménologique, au sens suivant : il n’y a pas de discours sur l’être sans discours sur ce qui apparaît comme contenu d’une présentation psychique. Et puisque l’apparaître de l’être est justement un apparaître psychique ou pour mieux dire un apparaître au psychique, il ne peut guère y avoir d’ontologie (théorie de l’objet) sans psychologie (description de l’apparaître psychique d’un contenu représentationnel)22. La grammaire a un lien avec l’ontologie dans la mesure où elle envisage l’objet tel qu’il est présenté dans le psychique, à titre de contenu immanent d’un acte représentationnel, et tel qu’il est exprimé par des signes. Les signes expriment donc des représentations, des jugements et des actes d’intérêt – au sens objectif du terme – à savoir des objets ou des états de choses en tant que simplement présentés ou acceptés/refusés, logiquement ou affectivement. Le rapport à l’être n’est donc pas établi immédiatement par le signe lui-même mais par la référence intentionnelle propre au vécu psychique.
54Or, cette articulation de la vie psychique d’origine brentanienne se fonde sur le présupposé d’une hétérogénéité forte entre représenter, juger et viser affectivement. Un tel présupposé n’est pas sans effet sur la conception martyenne de la logique. Bien que la représentation soit le soubassement de la vie psychique, le passage de la représentation au jugement n’est nullement un passage du simple au complexe, à savoir du concept au jugement en tant que connexion de plusieurs concepts dans l’unité d’une proposition. Il s’agit plutôt, dit Marty, du passage qualitatif d’une modalité de référence intentionnelle à une autre, d’une typologie de rapport à l’objet à une autre.
55Le cas des représentations sans sujet abordé en 1884 est à cet égard tout à fait stratégique. La théorie du jugement fondée – comme chez Trendelenburg – sur la synthèse propositionnelle de la « συµπλοκή » présuppose qu’entre représentation et jugement il y ait uniquement une différence de degré (de complexité) et nullement une différence de nature (intentionnelle). Ainsi, si tout jugement n’est qu’une pensée composée, ou pour mieux dire la connexion de deux concepts (le sujet et le prédicat), on doit pouvoir reconnaître le noyau logique de chaque énoncé dans la forme catégoriale canonique « A est B ». Cependant, le cas des verba impersonalia montre le cas de figure d’un jugement qui ne respecte pas une telle forme, qui n’a justement pas de sujet. Mais alors il n’y a que deux solutions possibles. Soit on admet l’existence de jugements non synthétiques, en mettant ainsi en question le primat de la forme prédicationnelle ; soit on la refuse, et on essaye de reconduire des tels jugements à la forme canonique « A est B ».
56Cela va sans dire, c’est cette dernière solution qui a été la plus pratiquée aussi bien par les logiciens que par les linguistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Il doit donc y avoir forcément un « sujet caché », un sujet qui restitue aux verba impersonalia leur structure prédicationnelle, et qui en fait, en réalité, simplement des « scheinbare subjektlose Sätze ». Qu’un tel sujet caché soit finalement un sujet déterminé (donc individuel, comme dans la solution adoptée par Sigwart, ou Überweg) ou bien indéterminé (donc universel : c’est la solution de Lotze, de Prantl et d’autres), cela est secondaire. Ce qui est important est qu’il ne peut pas y avoir de véritables propositions sans sujet. Le prix à payer serait autrement bien cher, à savoir la perte du caractère paradigmatique de la forme catégorielle.
57Or, la recherche forcée d’un sujet porte certains – tels que Steinthal ou Sigwart – à avancer une hypothèse bien risquée : faire basculer de tels jugements dans le camp des propositions existentielles dont la forme apparente est « A est ». Une telle interprétation part de l’idée (qui remonte à Thomas d’Aquin et qu’on retrouve encore chez Kant) que même les propositions existentielles ont une forme catégoriale, puisqu’elles relient bel et bien deux concepts : celui du sujet et celui de l’existence. Ainsi, en termes grammaticaux, le sujet de telles propositions est donc le « Nomen » ou « Der Stamm des Verbums », alors que le prédicat (en cela il est indifférent qu’il soit exprimé par le ist ou par une flexion du thème nominal) ne serait rien d’autre que « l’existence ». Es sommert veut dire ainsi Sommer ist. Le sujet a bien été trouvé, la forme catégoriale est donc sauvée : les verbes impersonnels seraient donc des « propositions existentielles insolites » (ungewöhnliche) (GS II. 1., 32).
58Une telle solution est aux yeux de Marty très coûteuse. Il y a d’abord un prix logique exorbitant à payer, à savoir l’écrasement des jugements d’existence sur la forme catégoriale. Mais il y a aussi voire surtout un prix ontologique, à savoir l’écrasement de la différence entre l’être du jugement d’existence et l’être au sens de l’être réel, donc catégoriel. Autrement dit, manquer la véritable nature grammaticale des propositions sans sujet veut dire manquer également la différence ontologique entre Réalité et Existence.
59On rejoint ici le troisième et dernier différend avec Trendelenburg, celui concernant le rapport entre grammaire et ontologie. Car pour Marty la grammaire, renforcée par la psychologie et débarrassée de l’apophantique, ne nous instruit pas sur le primat absolu de l’être selon le schéma des catégories sur les autres significations de l’être issues de la métaphysique d’Aristote. Au contraire, l’analyse des articulations du langage dans leur différence d’avec les connexions proprement logiques met à jour la différence ontologique indépassable entre deux significations de l’être qu’il faut absolument garder séparées et ne pas réduire : la signification catégoriale d’un coté et l’ens tamquam verum de l’autre. C’est pourquoi, contrairement à Trendelenburg, Marty déplace le centre de son interprétation du grammatical du Traité des catégories, des passages liant l’origine des catégories à la dissolution de la « συµπλοκή », à la Métaphysique, et notamment il reconstruit le véritable sens du grammatical à partir de Met. E 2, 1026 a 34 ; ∆ 7, 1017 a 31 et Θ 10, 1051 b, 17.
60Le rapport de Marty à Aristote passe d’abord par Brentano.
Brentano a expliqué de façon très claire que lorsque nous disions « A est », cela ne peut pas être compris comme s’il s’agissait de la connexion du caractère « existence » au sujet « A ». Cela dépend déjà du fait que justement l’existence est un concept qui ne peut être obtenu que dans la réflexion sur le jugement. [...] D’où découle ainsi que « existant » n’est donc pas un prédicat originaire, et qu’il est plutôt abstrait à partir de la considération du jugement (GS II. 1., 33).
61Pour revenir à la tentative de Sigwart et de Steinthal, expliquer la forme grammaticale des verba impersonalia à partir de la structure des propositions existentielles n’est donc pas en soi incorrect. C’est le fait de se tourner vers les jugements d’existence afin d’y retrouver des synthèses prédicationnelles qui est, aux yeux de Marty, trompeur d’un point de vue logique et même dangereux d’un point de vue ontologique.
62Trompeur, parce qu’en faisant confiance à la thèse du parallélisme, non seulement, selon Marty, on soulève au rang de formes logiques des synthèses qui ne sont d’abord que d’ordre linguistique, mais on manque aussi la nature propre du jugement (ce qui fait du juger une modalité de rapport à l’objet à part entière et non pas un simple ensemble de représentations).
63Or, quelle est la « nature propre » (eigentliche Wesen) du jugement ? L’idée qu’elle soit dans la synthèse catégoriale n’est en réalité qu’un effet de langage, dit Marty, la forme « sujet + verbe + prédicat » étant une forme linguistique, nullement logique. Elle indique uniquement une tournure grammaticale qui vise le contenu d’un état psychique. La charger d’un poids logique équivaut à en ignorer la fonction d’abord communicationnelle. Mais pour qu’il y ait un jugement au sens logique strict du terme il n’y a nullement besoin de deux concepts, comme une interprétation correcte du jugement d’existence peut bien le montrer. D’un point de vue linguistique, en effet, l’énoncé « A est » est constitué par deux signes différents. Mais alors que le signe catégorématique « A », qui indique le contenu du jugement, – ce que Marty appelle sa « matière » – est bien le « nom » d’une représentation, le syncatégorème « est » n’indique que la « forme » logique de la relation, à savoir le fait que la représentation « A » est « reconnue » (anerkannt), qu’elle existe23. Le signe syncatégorématique n’indique donc pas une deuxième représentation, à savoir l’« existence ». Il indique plutôt la nature logique du rapport institué par l’âme avec la représentation indiquée par le signe catégorématique.
64Pour revenir aux impersonalia, il faut donc partir du constat qu’il y a bel et bien des propositions qui ne montrent aucune connexion entre concepts, et qui sont néanmoins des véritables énoncés, à savoir des expressions complètes de jugements. Cela nous oblige à dépasser la doctrine qui indique l’essence du jugement dans la synthèse prédicationnelle, et à introduire une nouvelle définition qui soit propre aussi bien aux propositions ordinaires qu’aux propositions sans sujet. Un tel dépassement passe chez Marty par la thématisation du clivage entre forme grammaticale et forme logique. Et la nouvelle définition, enfin débarrassée de toute dette linguistique, reconnaît l’essence du jugement dans l’affirmation ou la négation (Anerkennung/Verwerfung) de l’existence d’une représentation (GS II. 1., 36).
65Cela veut dire que la distinction entre sujet et prédicat n’est nullement essentielle pour la logique. Bien au contraire la forme « A est B », loin d’être une forme canonique, n’est que l’expression propre à une certaine classe de jugements, à savoir au jugement dont la matière est articulée (et qui pourrait donc être aussi bien exprimé par la forme existentielle « AB est ») (GS II. 1., 56).
66Quant aux propositions sans sujet, il est clair maintenant que le fait de ne pas exhiber la forme catégorielle n’empêche en rien qu’elles soient des jugements à part entière. Il ne s’agit donc pas de jugements originaires, comme le voulait Trendelenburg, mais de jugements ordinaires. Tout simplement, ils reconnaissent ou refusent une matière représentationnelle qui n’est pas articulée. Pour le reste, ils ne présentent aucune particularité logique. Leur seule particularité est grammaticale. En effet, ce n’est pas le jugement exprimé en soi qui est particulier, mais sa modalité d’expression grammaticale (GS II. 1., 61-62).
67Mais, on l’a vu, ne pas reconnaître la spécificité de l’apport philosophique des verba impersonalia n’est pas seulement logiquement trompeur mais aussi ontologiquement dangereux. Surtout l’essai d’en chercher le sujet par une réduction à une prétendue forme catégorielle du jugement existentiel, montre les dangers cachés dans une telle attitude. Pour Marty ignorer la spécificité des propositions sans sujet veut dire ignorer la spécificité des jugements existentiels. Mais cela veut dire également passer sous silence une différence ontologique capitale, à savoir celle entre l’être du jugement et de la « logique » et l’être des catégories qui fait l’objet de la « philosophie première ». Rouvrir le dossier grammatical des impersonalia implique donc pour Marty reprendre à nouveau la question aristotélicienne des significations de l’être.
La question était donc de savoir si le “est” a plusieurs significations ou pas ; si dans les propositions catégoriques il a une signification différente par rapport aux propositions existentielles. Car dans ce dernier cas, il signifie simplement la reconnaissance du sujet en question, ou, dit de façon bien mois heureuse, son existence, et nullement le fait que celui là soit une chose ou un étant réel (ein Ding oder etwas Reales) ; et dans les propositions catégoriques il est toujours question de cela non pas de ceci. Sigwart, en revanche [...] confonds les deux concepts d’existence et de réalité (Existenz und Realität) (GS II. 1., 43).
68Que faut-il comprendre d’abord par « Realität » ? L’on pourrait dire, de façon encore approximative, que le concept de « réalité » est tiré de la réflexion sur les qualités physiques (couleur, son, intensité, etc.) et sur les activités psychiques (le représenter, le juger, l’aimer, etc.), alors que le concept d’« existence » est plutôt lié uniquement à la classe des jugements. En effet, selon Marty, la genèse du concept de « réalité » est dans l’abstraction de ce qui est commun tout aussi bien aux qualités physiques qu’aux processus psychiques.
C’est à travers l’abstraction des moments qui sont communs à toutes ces déterminations, qu’on obtient le concept universel de réel ou d’étant, tel qu’il est articulé par Aristote selon les catégories, et qui fait l’objet propre de la ‘philosophie première’ (GS II. 1., 44).
69La « philosophie première » est donc la science de ce qui est, au sens de l’être réel. Le contraire de réel est « non-réel » (Nichtreale). Un tel concept s’applique tout aussi bien aux catégories modales (le possible, l’impossible) qu’aux modalisations temporelles du vécu (futur, passé), ainsi qu’aux notions qu’indiquent des manques de réalité (la privation, le trou, la limite). Mais ce qui est bien plus intéressant, c’est que même les contenus des actes psychiques, à savoir les objets représentés, jugés, aimés, etc., sont rangés parmi les exemples de « non-réalité ». Dans la méréologie propre aux actes psychiques introduite par Brentano dans la Psychologie de 1874, l’acte lui-même est une composante réelle du vécu (qui est doté d’une existence aussi bien réelle qu’intentionnelle), l’objet immanent à l’acte ne l’est pas (il lui convient une in/existence intentionnelle, un esse diminuitum que Marty appelle « Nichtreale »). Le contenu de l’acte n’est réel que dans la mesure exacte où il est le moment d’une totalité (l’acte lui-même) réelle. Sans s’arrêter sur les problèmes complexes de méréologie brentanienne, d’une telle relation entre acte (réel) et contenu (non-réel) il faut retenir la leçon suivante : tous les concepts non-réels aboutissent (einschlissen), bien que de façon indirecte, à des déterminations réelles24. Bref, toute notre représentation conduit au bout du compte toujours et nécessairement au concept du réel, que ce soit de façon directe (par le biais des concepts dits « réels ») ou indirecte (par les concepts de « non-réels »). La πρώτη ϕιλοσοϕία est la science de l’étant réel et de ses modalisations irréelles (GS II. 1., 44).
70Quant au concept d’« Existenz », Marty le traite comme le résultat d’un acte de réflexion porté sur une classe bien déterminée de phénomènes psychiques, à savoir les jugements. L’existence indique donc le rapport d’un objet au jugement :
par un tel nom on n’indique ainsi que le rapport d’un objet quelconque (à savoir : tout objet représenté) à un jugement possible qui le reconnaît et qui est par cela vrai ou correct. Autrement dit : si nous disons à raison de quelque chose qu’il est, c’est-à-dire si le jugement par lequel il est reconnu est vrai, il s’agit alors de quelque chose d’« existant » (GS II. 1., 45).
71Dans les termes martyens, « exister » pour un objet veut dire que le jugement qui porte sur lui, en le reconnaissant, est vrai. Si le jugement existentiel « A est » est vrai, l’on dit que « A » existe. On comprend maintenant l’importance accordée par Marty à la différence entre réalité et existence. Le fait d’être l’objet d’un jugement existentiel vrai, n’implique pas forcément que l’objet en question ait eo ipso une existence réelle. Les concepts « non-réels », on l’a vu, se définissent toujours par rapport aux concepts « réels » ; l’existence, par contre, est complètement indifférente à la question de la réalité ou de l’irréalité : c’est le domaine des entia rationis25. Vice versa, rien de réel ne peut exister. Les couleurs, par exemple, n’existent pas (elles sont réelles), ce n’est qu’une couleur représentée (et donc « ein Nichtreales »), dans la mesure où elle est susceptible d’être l’objet d’un jugement vrai, qui peut « exister ». C’est pourquoi il faut garder les deux concepts bien séparés, comme l’avait fait Aristote :
Tout ce qui existe est un étant qui est à prendre comme vrai (ein Fürwahrzuhaltendes). À cet égard, Aristote, dans sa Métaphysique, a séparé de façon pertinente de l’« être au sens des catégories » (du réel) un être au sens de l’être-vrai ou de l’être-faux. Un tel être, qui s’attache aussi bien au réel qu’au non-réel, est l’être au sens de l’« existence », et rien d’autre (GS II. 1., 45).
72En cela, il faut critiquer non seulement le mélange moderne opéré par Sigwart entre les deux concepts. C’est également la distinction scolastique entre « existence réelle » et « existence mentale » qu’il faut rejeter comme étrangère au sens aristotélicien de la distinction entre l’être des catégories et l’être en tant qu’être-vrai. Il n’y a nullement deux concepts différents d’existence, l’un qui s’attribue au réel, l’autre au jugement. « L’existence réelle n’est que l’existence d’une réalité » (GS II. 1., 46).
4. De la grammaire à l’ontologie et retour
73Tout comme chez Trendelenburg, une démarche grammaticale aboutit chez Marty, par le biais d’une interprétation bien particulière d’Aristote, à des résultats d’ordre ontologique. Sur les traces d’une analyse grammaticale visant à éclaircir la structure propre d’une classe d’énoncés bien déterminée, Marty aboutit finalement à une différence qui n’est nullement grammaticale mais qui appartient de plein droit à la science de l’être en tant que tel. Mais alors que chez Trendelenburg un tel débordement ontologique de la grammaire est assuré par la solidarité entre logique apophantique et grammaire, chez Marty c’est plutôt l’hétérogénéité foncière entre les deux disciplines qui est fondamentale. Le développement de la logique indique un écart par rapport au langage, que la science du langage elle-même a intérêt à creuser. Pour le bien de la logique, de la grammaire – et même de l’ontologie.
74Cependant, et cela de façon bien paradoxale, ce qui demeure encore incertain chez Marty – au moins à ce niveau de l’analyse – est justement le statut de la science grammaticale elle-même. En effet, après avoir ébranlé la thèse du parallélisme, on a appris que la spécificité du logique est dans la reconnaissance ou le refus d’une représentation ; la spécificité de l’ontologique est dans la sauvegarde de la plurivocité des significations de l’être, et notamment de la différence entre réalité et existence. Mais on attend de Marty une troisième réponse : quelle est donc maintenant la spécificité du grammatical ? Tout ce qu’on sait jusqu’ici, apparemment, c’est que le langage peut dérouter. Il déroute le logicien, en lui faisant croire que la forme canonique du jugement est catégorielle, alors que l’articulation de la phrase en nom, verbe et prédicat ne répond qu’à des contraintes grammaticales subordonnées à des finalités communicationnelles. Il déroute non moins le métaphysicien, en exprimant aussi bien l’existence que la réalité par l’emploi de la même forme verbale « être », et en employant la même forme nominale pour indiquer aussi bien des étants (le cheval) que des fictions (le centaure).
75Mais voilà peut être le trait propre du linguistique, qui est à la base de son caractère déroutant, à savoir son indifférence foncière par rapport à l’être, qu’il soit l’être du vrai ou l’être des catégories – autrement dit : la neutralité absolue du sens vis-à-vis de l’être, puisque le domaine du sens ne relève ni de la logique ni de l’ontologie. Et sa contribution aux deux disciplines est plutôt à penser en termes de différence que d’isomorphisme.
76Et c’est à un tel niveau que Marty rend finalement impossible tout retour à la thèse du parallélisme. La sémantique de l’énoncé était chez Trendelenburg le garant de la dimension non-formelle de la logique ; elle assurait l’ancrage réel des catégories du langage ; la couche grammaticale était l’arrière-plan de la couche sémantique. Par contre, chez Marty, de façon paradoxale, c’est en désamorçant progressivement les problèmes de référence que le langage atteint sa propre essence linguistique. Cela passe d’abord par l’institution d’une priorité de la fonction expressive du langage (la « Kundgabe ») sur la fonction référentielle (la « Bedeutung »). Puis c’est le moment de la découverte du plan de la « forme linguistique interne », qui n’est pas à confondre – comme c’est le cas chez Humboldt et chez Steinthal – avec le plan sémantique lui-même et qui en est indépendant. Ensuite ce sera l’émancipation des problèmes de construction syntaxique de toute contrainte apophantique, et la restauration de l’indépendance épistémologique, mais surtout théorétique, entre théorie de la constructio et théorie de la propositio. Puis encore, l’importance de la découverte de la dimension pragmatique du langage et de l’univers des actes linguistiques, chacun irréductible à la forme standard de l’énoncé. Pour finir, c’est la formulation de l’une des premières, et peut-être des plus radicales, critiques à l’égard des tentatives, qui seront très fréquentes au milieu du XXe siècle, de dire l’être par le biais du langage.
77La solution de Marty peut paraître sans doute trop radicale, mais elle n’en est pas moins digne d’intérêt : si on est à la recherche de l’être on peut bien se tourner vers le monde des phénomènes, vers les choses qu’on voit ou qu’on sent, qu’on fait exister par des jugements, qu’on aime ou qu’on désire ; ou bien, on peut aussi s’orienter vers le monde des pensées et des concepts, des états de choses déployés par l’attitude théorique. Mais qu’on ne se tourne surtout pas vers le langage. Qu’on ne demande pas au langage de dire l’être. Il n’est tout simplement pas fait pour cela.
78C’est peut être pour cela qu’en mars 1927, alors que Heidegger venait d’achever Être et Temps, Husserl lui avait offert ses exemplaires des articles de Marty sur les propositions sans sujet.
Notes de bas de page
1 Pour des logiciens comme Łukasiewicz la logique symbolique elle-même commence avec Aristote, notamment avec l’utilisation des lettres comme variables dans les Analytiques. Cf. J. Łukasiewicz, Aristotle’s Syllogistic from the Standpoint of Modern Formal Logic, Oxford, Clarendon Press, 1957, p. 7-10.
2 I. Rosier, La grammaire spéculative des Modistes, Lille, PUL, 1983 ; J. Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, Vrin, 1982 ; L. Formigari, Il linguaggio. Storia delle teorie, Roma-Bari, Laterza, 2001.
3 MARII NIZOLII ANTI-BARBARUS PHILOSOPHICUS, Sive Philosophia Scholasticorum impugnata, Libris IV. De Veris Principiis, Et Vera Ratione Philosophandi Contra Pseudo-Philosophos inscriptis Illustrissimo Baroni A Boineburg Ab Editore G. G. L. L. Qui introductionem de optima Philosophi dictione, Epistolam de Aristotele Recentioribus reconciliabili, notasque passim adjecit. Francofurti, Apud Hermannum à Sande, MDCLXXIV.
4 Aristoteles de anima libris tres. Ad interpretum graecorum auctoritatem et codicum fidet recognovit, commentariis illustravit F.A. Trendelenburg, Jena, Walz, 1833 ; Berlin, Weber, 1877 (deuxième édition emendata et aucta, éd. par Christian Begler). Nachdruck der 2. Auflage, Graz, Akademische-Druckanlage, 1957 et 1964.
5 H. Steinthal, Grammatik, Logik und Psychologie, ihre Prinzipien und ihr Verhältnis zueinander, Berlin, 1855, reprint Hildesheim, Olms 1968, p. 515.
6 O. Apelt, Die Kategorienlehre des Aristoteles, in Beiträge zur Geschichte der griechischen Philosophie, Leipzig 1891, p. 157.
7 E. Husserl, Logique formelle et transcendentale, § 26, Husserliana XVII, p. 84 ; tr. fr. par S. Bachelard, p. 110-111.
8 Voir Luca Bianchi, « Interpréter Aristote par Aristote », dans Methodos 2, 2002, p. 267-288.
9 En ce sens, dans un rapprochement qui n’est peut-être pas sans faire sourire, l’on pourrait dire que – mutatis mutandis – Trendelenburg est à Aristote ce que Lacan fut pour Freud. Dit autrement, ce sont les découvertes récentes de la grammaire en tant que science de la connexité du langage et des rapports entre ses constituants syntaxiques qui nous rapprochent du vrai Aristote (et de sa découverte de l’ontologie), de celui qui a compris la logique et l’ontologie à partir de ce qui est le plus propre au langage, à savoir sa structure. Remonter à Aristote veut dire donc à la fois le désolidariser de la tradition scolastique (que selon Trendelenburg, de façon très aiguë, se poursuit aussi bien chez Kant que chez Hegel et Herbart) et les rapprocher des résultats des recherches des grammairiens – les deux révolutions discrètes du XIXe siècle étant pour lui d’ores et déjà intimement liées. Et, pour revenir à la boutade sur Lacan, « le Saussure » de Trendelenburg existe bien, il s’agit du linguiste et grammairien Karl Ferdinand Becker, dont l’œuvre exerça un rôle immense sur la philosophie du langage et la linguistique de l’époque. Cf. K.F. Becker, Die deutsche Wortbildung oder die organische Entwicklung der deutschen Sprache in der Ableitung, Frankfurt am Main, 1824 (reprint Olms, Hildesheim 1990) ; Deutsche Sprachlehre. I. Band : Organism der Sprache. Als Einleitung zur deutschen Grammatik, Reinherz, Frankfurt am Main, 1827.
10 F.A. Trendelenburg, Elementa logices Aristoteleae, Berlin 1862 (1836) (dorénavant Elementa). Mais l’on pourrait remonter sans doute jusqu’à un petit texte de jeunesse des années vingt, le De Plauto linguae latinae vocabulorum compositore (que nous n’avons malheureusement pas pu consulter). Cf. S. Caramella, « I realisti post-kantiani. IV Adolf Trendelenburg », in Grande antologia filosofica (éditée par M. F. Sciacca et M. Schiavone), vol. XIX, Milan, 1973, p. 466-485 et 540-546.
11 Elementa, ch. XIII. « Puisque la logique consiste à enquêter sur la nature de la connaissance, et que l’on connaît le vrai et le faux, le début de la logique doit être le lieu du vrai et du faux : à savoir la proposition ».
12 E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, II, Leipzig 1921 (Tübingen 1846).
13 C. Prantl, Geschichte der Logik im Abenlande, vol I : Die Entwicklung der Logik im Altertum, Leipzig 1855 ; O. Apelt, Die Kategorienlehre cit.
14 F.A. Trendelenburg, Geschichte der Kategorienlehre. Zwei Abhändlungen : I. Aristoteles Kategorienlehre ; II. Die Kategorienlehre in der Geschichte der Philosophie, Leipzig 1846, reprint Hildesheim, Olms, 1963 (dorénavant GK).
15 Cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris 1966, p. 65 suivv.
16 Il faut admettre que selon Trendelenburg la nature des catégories est aussi logique (logische Kategorien). Les catégories sont en effet : 1) « summa praedicationis genera » (Elementa, 56) ; 2) « die allgemeinsten Prädicate » (GK, 18-23).
17 Elementa, p. 57.
18 F.A. Trendelenburg, Logische Untersuchungen, 2 Bde., Berlin, Bethge, 1840 ; Leipzig, Hirzel, 1862 (zweite ergänzte Auflage) ; Leipzig, Hirzel, 1870 (Dritte vermehrte Auflage). Reprint de la troisième édition, Hildesheim, Olms, 1964 (dorénavant LU).
19 LU, 379-380.
20 A. Marty, « Über subjektlose Sätze und das Verhältnis der Grammatik zur Logik und Psychologie », série d’articles in Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie, I-III : 1884 ; IV-VI : 1894-1895, repris in Gesammelte Schriften II. 1. (édité par J. Eisenmeier, A. Kastil et O. Kraus), Halle, Niemeyer, 1919 (dorénavant GS II. 1) ; « Über das Verhältnis von Grammatik und Logik » in Symbolae Pragenses. Festgabe der deutschen Gesellschaft für Altertumskunde in Prag zur 42. Versammlung deutschen Philologen und Schulmänner in Wien 1893, Prag-Wien-Leipzig, 1893, repris in Gesammelte Schriften II. 2., 1918 (dorénavant GS II. 2).
21 A. Marty, Über den Ursprung der Sprache, Würzburg, 1875, p. 138.
22 Pour Marty vaut l’équation psychologiste « Inhalt = Gegenstand » (GS II. 1., 33).
23 Il ne faut pas oublier, à cet égard, que dans le deuxième article, Marty reconnaît la percée de l’idéographie fregéenne comme une tentative heureuse de départager les synthèses linguistiques des agencements logiques. Cf. GS II. 1., 56-58.
24 Et tout comme il n’y a pas d’objet représenté sans acte de représentation, il n’y a pas non plus de concepts de passé ou de futur sans le concept (réel) de présent, dont ils ne sont que des modalisations, et les concepts de manque indiquent bel et bien des manques de réalité, tout comme les catégories modales sont subordonnées au préalable des catégories réelles.
25 C’est l’exemple des concepts des mathématiques.
Auteur
Chargé de cours à l’Université de Rome et de Paris I.
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