Conclusion. Le nationalisme par le prisme de la perception française
p. 411-428
Texte intégral
1Au terme de cette étude croisant les problématiques de la question nationale allemande et du nationalisme constaté, supputé et imaginé, il ressort d’abord que, dans ces domaines politiques à dimension nationale où la réalité se mêle d’imaginaire et d’émotion, l’irrationnel est omniprésent dans les jugements portés sur la jeune Allemagne fédérale. Parmi le personnel diplomatique français en poste à Godesberg et en particulier chez le Haut-commissaire André François-Poncet, des schémas de lecture préexistants et le recours systématique à la pensée par analogie interviennent constamment dans la lecture des réalités allemandes contemporaines. Alors même que les images utilisées dans l’analogie sont puisées dans une réalité antérieure généralement incontestable, on a affaire à une incursion récurrente de l’irrationnel avec l’absence de remise en question de la cohérence du rapprochement, de sa validité par rapport au contexte et du positionnement personnel de l’observateur. Fondé sur une vision figée d’une prédétermination nationale et d’une continuité historique incontournable, le propos lui-même n’apparaît, néanmoins, souvent pas comme incohérent parce qu’il repose également sur un examen attentif des actes et des discours.
2C’est la deuxième caractéristique du discours sur l’Allemagne produit par le Haut-commissariat français et qui a pour effet d’opacifier le phénomène de perception sélective et déformée : les filtres de la perception (schémas de lecture tirés de l’expérience professionnelle, associations dues à des expériences personnelles, représentations collectives) alternent toujours avec des analyses détaillées, et souvent finement menées, de la réalité observée. Il est en effet incontestable que l’on a affaire, avec André François-Poncet, à un très bon connaisseur des choses allemandes, dont la culture en matière littéraire et artistique du monde germanique, s’ajoutant à ce qu’on appelle « l’esprit », a souvent impressionné ses interlocuteurs. Aussi, chez un homme qui a observé comment et combien un système dictatorial a pu imprégner les comportements et les modes de pensée, la troisième caractéristique de ses rapports est-elle une recherche éperdue des signes de la continuité de l’Allemagne connue dans la « mentalité » collective, sans interrogation sur la mentalité dont les Français en Allemagne sont eux-mêmes l’expression, pourvoyeurs d’images et de schémas-types.
3Il est un phénomène connu des historiens des relations internationales que la perception de l’étranger ne dépend pas seulement de la quantité d’informations dont disposent les acteurs, mais aussi largement de la qualité de ces informations1. C’est en particulier le choix opéré qui joue un rôle déterminant dans la perception sélective parce qu’il est un réducteur de perspective. On a pu observer ce phénomène à deux niveaux : dans de nombreuses situations, il y a à la fois déformation de la réalité perçue par la lunette pré-formant le regard porté par l’observateur François-Poncet et déformation de la réalité transmise au Quai d’Orsay par la mise en relief sélective des informations dans les dépêches et télégrammes. Un rapport très personnel à l’Allemagne a en outre pour effet d’ajouter une charge d’émotion très forte aux descriptions et jugements, et l’addition de ces phénomènes de tri et de déformation conduit, malgré un degré d’information très élevé sur l’Allemagne contemporaine, à une perception souvent faussée des réalités.
4Parmi les nombreux exemples des limites que les filtres de la perception imposent à l’analyse des faits, on peut rappeler comment, dans l’affaire sarroise, le Haut-commissaire français s’est montré dans l’incapacité de décrypter et de comprendre l’indignation d’Adenauer face à la politique française, comme il a été soudain incapable de déchiffrer la dimension de lutte politique intérieure prescrivant à Adenauer de se débarrasser de l’image du « Chancelier des Alliés ». Dans un autre registre, le filtre « historique » de la perception l’a conduit à exprimer les craintes les plus sérieuses sur le danger imminent d’un nouveau Rapallo y compris venant d’un Chancelier fédéral encore plus violemment et solidement anticommuniste qu’on ne pouvait l’espérer à Paris.
5Si la perception déformée s’est concentrée dans les soupçons de nationalisme et si ceux-ci ont été provoqués notamment par la question de la division et de l’éventuelle réunification, c’est précisément parce qu’il s’agit là, comme on l’a montré, d’un ensemble de problèmes qui sont, en même temps qu’une réalité tangible, un objet d’attachement et d’identification, le support solide du discours politique intérieur et potentiellement, malgré les verrous tirés, un espace d’activité autonome des Allemands. A la fois de l’ordre du réel et de l’abstrait, du tangible et de l’affectif, la question de la division et de l’éventuel rétablissement d’un État national est apparue comme le terreau des supputations, si ce n’est les moins rationnelles, du moins les moins raisonnables et les moins objectives.
6Outre l’opacification du phénomène de perception sélective due à la quantité d’informations récoltées, une autre caractéristique de la perception de l’Allemagne par le Haut-commissariat est le fait qu’à la différence d’une perception où domine la dichotomie comme dans les relations Est-ouest, l’image négative de l’autre cohabite ici avec des sentiments positifs, des jugements parfois admiratifs et des espoirs pour l’avenir. Cette ambiguïté, venant s’ajouter à l’imprécision de la terminologie utilisée pour stigmatiser des phénomènes jugés nationalistes, rendait a priori difficilement saisissable l’ampleur et le détail des reproches faits aux Allemands. A l’occasion, François-Poncet pouvait manifester une réelle empathie pour ses interlocuteurs, objets de surveillance, sans pour autant aller jusqu’à formuler ses conséquences comme a pu le faire Adenauer au sujet des Français et de la nécessité de prendre en compte leur souci de sécurité. L’une des raisons en est que, chez ce diplomate germaniste français, se rejoignent l’observation de l’Allemagne objet d’attention et d’intérêt et la vision d’une Allemagne objet de contrôle, dans une incertitude entre l’Allemagne objet d’attentions et l’Allemagne objet de sanctions.
7En effet, avec cette perception particulière de l’Allemagne qui est très datée, le Haut-commissaire français incarne l’attitude contradictoire dont la France ne parvient alors pas à complètement se départir à l’égard de l’Allemagne de l’Ouest. Certes les autorités françaises ont donné, bon gré mal gré en 1949, leur accord à la création de l’État fédéral ainsi qu’au principe de la levée progressive des contrôles ; néanmoins François-Poncet a souvent semblé avoir « pour seul but de retenir pendant quelque temps ce qu’on savait devoir accorder de toute façon un peu plus tard »2. C’est très souvent sous la pression des Alliés anglais et américains que le Haut-commissaire français agit – d’ailleurs en pleine conscience, ce qui augmenta l’insatisfaction, voire l’aigreur. Aussi se trouva-t-il contraint d’accorder toujours plus et plus vite, tout en donnant à ses interlocuteurs allemands l'impression désagréable de ne pas mener une politique constructive alors même qu’il le souhaitait. De ce point de vue il incarne ce qui a été qualifié de « mal profond de la politique française »3 c’est à dire devoir faire sous la pression et contre son gré des concessions plus importantes que celles qu’on aurait pu faire volontairement et avec bonne volonté. S’exprimant dans les regrets que l’on n’ait pas correctement dénazifié les Allemands, se manifestant dans le volume de la correspondance et des notes consacrées aux activités des groupuscules d’extrême droite, c’est un sentiment d’insatisfaction qui se dégage, du côté du Haut-commissaire, sur les cinq années étudiées. Et le second effet de cette attitude consistant à poser des freins à l’aide accordée et à tenter de maintenir le contrôle est exactement ce que le SPD dénonçait au Bundestag le 18 janvier 1951, par la voix de Carlo Schmid : « On ne peut pas nous traiter comme des vaincus et attendre de nous que nous réagissions en alliés »4.
8On est parfois conscient, au Haut-commissariat, des effets néfastes d’une certaine politique française en Allemagne. Ces moments de lucidité sont d’autant plus frappants chez François-Poncet qu’ils sont encadrés par des phases de perception déformée et qu’ils s’adressent à un public plus vaste que la hiérarchie des Affaires étrangères à Paris. Ainsi en va-t-il des propos publiquement tenus en 1953 sur la CED et sur les dangers de son possible échec, annonçant l’immense perte de prestige pour la France et surtout l’interprétation que feraient les Allemands « de notre attitude comme la preuve que nous sommes dominés par une méfiance bien explicable mais stérile, par une hostilité persistante à leur égard, une disposition obstinée à ne voir en eux que des ennemis, l’ennemi par excellence, l’ennemi héréditaire »5. Il n’y a pourtant pas autant de contradiction qu’il y paraît entre ces propos et l’attitude de contrôle et de méfiance. En effet, c’est parce que la CED envisageait le réarmement dans un cadre européen encadrant et entravant les Allemands qu’il s’en est fait l’apôtre. Et c’est le même homme qui reprit, pour évoquer la création d’unités allemandes dans le cadre de l’armée européenne et a fortiori dans la solution alternative de l’OTAN, le même schéma de lecture fondé sur la continuité de l’histoire et selon lequel la chose militaire est indissociablement liée au nationalisme en Allemagne, qu’automatiquement elle ne peut que l’amener et le nourrir et, partant, qu’elle est incompatible avec une véritable démocratisation du pays et des esprits.
9Parmi les nombreuses questions posées, celle de l’influence exercée par le Haut-commissaire et son adjoint sur les décideurs français n’est pas des moindres. Il est incontestable que parmi les acteurs français en Allemagne François-Poncet a l’ambition d’exercer une influence à Paris. Si le volume de la correspondance et la fréquence des prises de position l’attestent déjà, cela a été particulièrement évident dans certaines situations, comme par exemple sur la question de la frontière orientale : le Haut-commissaire s’attacha à tenter de maintenir la méfiance du ministre et du président du Conseil, n’hésitant pas à dépeindre de probables intentions des Allemands en matière de reconquête militaire des territoires perdus. Sur ce dossier, il craignait de toute évidence que l’on ne fût pas suffisamment prudent à Paris. Une intention très claire de prise d’influence a pu être décelée par ailleurs dans le dossier de la CED où François-Poncet a nettement pris position en tentant d’alimenter Paris en arguments en faveur de la ratification et en dramatisant les conséquences de son échec éventuel. Il le tenta enfin dans le dossier des relations bilatérales où il mit parfois le Département en garde contre les effets néfastes d’une attitude trop négative vis à vis des Allemands. Dans cette même perspective, le Haut-commissaire s’est à plusieurs reprises fait l’avocat du Chancelier Adenauer, en expliquant par exemple la logique de sa position face à la RDA et l’Union soviétique dans l’affaire des offres orientales en matière de réunification. L’intention dans la louange fut alors d’autant plus sensible que l’on vit François-Poncet exceptionnellement gommer ses habituelles remarques critiques.
10Sans tenir compte des témoignages affirmant que le Haut-commissaire aurait exercé une influence certaine sur les décisions françaises6, on a pu relever des signes attestant la réalité d’une influence au moins au sein du Département. Ainsi, à plusieurs reprises, la sous-direction d’Europe centrale reprit-elle mot pour mot des passages et des termes de télégrammes issus de Bonn ; ce fut le cas pour des notes consacrées au danger nationaliste en Allemagne et en particulier aux groupes à surveiller, ce fut aussi le cas en novembre 1951 lorsque François-Poncet se moqua des Américains trop naïfs pour voir où les Allemands voudraient en venir avec le réarmement et les possibilités offertes en termes de reconquête. Même s’il demeure très difficile de mesurer avec exactitude l’influence exercée par un maillon dans un processus de décision, on peut affirmer d’une part que André François-Poncet, en étant lui-même le reflet d’une opinion en France se situant, de manière variable selon les moments, quelque part entre Vincent Auriol et Robert Schuman, a été par ses interventions nombreuses et régulières un pourvoyeur d’images et de jugements mêlés aux informations. Il a, de ce point de vue, au moins entretenu, renforcé ou stabilisé une certaine vision complexe de l’Allemagne contemporaine, oscillant entre fermeté et bienveillance, entre méfiance et espoir. L’évolution de ses positions entre 1949 et 1955 sont à leur tour représentatives d’une évolution des positions, des craintes et des certitudes françaises face à l’Allemagne, notamment en ce que la guerre froide est venue s’adjoindre à l’amélioration de la situation matérielle et à la stabilisation de la démocratie en Allemagne fédérale.
11Il est un point sur lequel, avec des craintes bien plus grandes et irrationnelles que n’en avait le ministre, François-Poncet rejoignit pourtant Schuman et s’attacha à jouer le rôle de son représentant en Allemagne : c’est l’idée de la poursuite du contrôle par l’intégration de l’Allemagne dans des structures collectives. Autrement dit, un projet positif et constructif à partir d’une intention moins magnanime. On a en effet montré que l’image d’un François-Poncet partageant totalement les vues de Schuman et aussi bienveillant que lui à l’égard des Allemands était en grande partie erronée et que le Haut-commissaire français fut à la fois plus sévère et moins optimiste que le ministre. Robert Schuman avait d’ailleurs certes conscience des grandes qualités de son représentant en Allemagne, mais aussi de sa capacité de parasitage, voire de nuisance. Aussi ne fut-il par exemple pas surprenant que François-Poncet fût habilement contourné en mai 1950 lors de l’annonce du plan Schuman à Adenauer. En outre, il fallait comprendre son engagement en faveur de l’intégration européenne de l’Allemagne dans le cadre de son agacement, constaté à plusieurs reprises, face aux pressions exercées par les Américains pour intégrer rapidement le pays dans les structures occidentales. Cette intégration à l’Ouest, notamment dans la tâche commune de défense, étant liée à la levée rapide des contrôles, elle signifiait surtout, dans l’esprit de François-Poncet, un inévitable renforcement des tendances menaçantes du nationalisme allemand et donc, en plus d’être imprudente, elle mettait en péril les bénéfices attendus de la politique d’intégration européenne de l’ancien ennemi. Aussi l’a-t-on vu devenir un apôtre de l’intégration vis-à-vis des Français, dans l’urgence de la nécessité de résister à la tendance initiée par les Américains. Et la vivacité de ses mises en garde adressées à Paris au moment de l’échec de la CED témoigne largement de la motivation pour laquelle il soutenait le projet : il stigmatisa l’attitude de la France de négation en négation, de refus en refus qui, en refusant peut-être les résultats de la conférence de Londres, faisait naître la crainte que « se déchaîne contre nous […] la passion réfrénée » et brusquement libérée.
12Dans cette mesure, ce n’est qu’en partie qu’il partageait la vision européenne de Adenauer : si tous deux se rencontraient dans l’idée que l’Europe permettrait de combattre un éventuel retour aux nationalismes, le Chancelier considérait que le marché consistait aussi à abandonner des attributs ou des parts de souveraineté contre le retour à un traitement en égal et, dans cette mesure, au gain d’autres espaces de souveraineté, sans les contrôles. En écrivant que l’idée européenne était « une idée-force » désormais installée dans les esprits7, François-Poncet estimait qu’il fallait aussi la protéger de la politique des imprudents Américains qui encourageaient les mauvais penchants de l’Allemagne.
13Cette volonté de lutter contre le retour des vieux démons fait réapparaître le fil rouge de la lecture de l’Allemagne qu’est la vision d’une continuité de l’histoire allemande fondée sur un caractère national inné. Sur ce point également, une logique explicative relevant de la « caractérologie » se mêlait constamment à une analyse poussée des réalités allemandes, rendant ainsi opaque la visibilité du danger et créant l’impression d’une menace imminente et informe. Or c’est en vain que l’on a cherché dans les nombreux rapports et notes sur l’Allemagne ce qui est au fond la question essentielle, celle de savoir si les conditions de 1950 et celles de 1930 sont vraiment similaires, la même question étant valable pour la comparaison avec 1871 ou 1890, ou 1913, ou 1918, ou toutes les dates qui renvoient aux périodes avec lesquelles se fait l’analogie de la pensée en termes de nationalisme. En effet, la similitude de situation et la présence de facteurs favorisant l’émergence des différentes formes prises par le nationalisme dans l’histoire allemande sont le seul argument possible pour justifier honnêtement la crainte de voir réapparaître des phénomènes nationalistes… sauf à tomber dans une argumentation déterministe en termes de caractère national ou dans une argumentation fondée sur l’idée de l’imprégnation à long terme des comportements et qui accroît la responsabilité des tuteurs de l’Allemagne pour son avenir). C’est aussi parce que se rencontraient ces deux dernières convictions dans l’esprit de François-Poncet qu’il était au départ difficile de démêler l’écheveau de ses inquiétudes et de juger avec plus de justesse du bien-fondé de l’usage du terme nationaliste.
Les phénomènes nationalistes
14Le phénomène du nationalisme a, de manière générale, plusieurs fonctions aisément identifiables (démarcation, regroupement, réalisation d’une mission, revanche), de même que le sont les conditions généralement favorables à son développement (défaite, occupation, humiliation, impuissance, freins imposés à l’aspiration en matière d’indépendance par exemple). Si un certain nombre de ces conditions étaient données en 1945, c’est précisément leur élimination progressive qui a marqué les années 1949-1955. Un bilan de la réalité des phénomènes nationalistes en Allemagne fédérale au cours des années 1949-1955 permet de distinguer entre ce qui appartient à la réalité, ce qui relève de la seule perception et ce qui est un élément de discours servant à autre chose - le discours sur la division et la réunification étant, en particulier, tout en ambiguïtés et en paradoxes.
15Sont indiscutablement qualifiables de nationalistes la vision du monde et des revendications de certains réfugiés face à la question des territoires perdus dans l’ancienne partie orientale de l’Allemagne. On a en effet constaté que, non pas tant dans l’attachement à la Heimat mais dans le culte de la patrie confisquée tel que le prônèrent certains groupes, étaient présents des relents de pangermanisme, une revendication au nom d’une germanité conduisant certains à réclamer non pas les frontières de 1937 mais celles de 1939 ; la question des Sudètes joue ici un rôle particulier parce qu’elle présente une autre variation des problèmes de population et de territoire de l’Allemagne. C’est au sein du ZvD et de certaines Landsmannschaften qu’ont pu être observés un ton et des objectifs remplissant au moins quatre des critères identifiés comme fondant un argument nationaliste : l’affirmation du caractère explicite et particulier de la nation, la priorité accordée à ses intérêts devant tous les autres, l’aspiration à la plus grande indépendance possible et l’exacerbation ou l’excès du sentiment patriotique. Dans certaines déclarations faisant apparaître le retour au pays comme un moyen de refouler le monde slave, on a même pu identifier le cinquième critère, à savoir l’hybris accompagnée, avec violence, de la dévalorisation de l’autre. Certes le recours à un discours nationaliste a pu se justifier aux yeux d’un certain nombre comme un simple moyen de pression pour obtenir une amélioration rapide de la situation matérielle des réfugiés en Allemagne de l’Ouest ; néanmoins des contacts avérés avec certains groupes d’extrême droite comme le SRP ou la Bruderschaft, ainsi que le rapprochement avec ceux qui se présentèrent comme les « spoliés de la dénazification » firent des groupes de réfugiés les plus virulents d’incontestables foyers nationalistes où l’absence de scrupules le disputa à l’égoïsme.
16Deuxièmement, les groupes actifs et organisés de l’extrême droite ont constitué un autre foyer nationaliste incontestable, reprenant principalement les thèses et les valeurs du national-socialisme ainsi que la violence du ton. Le SRP présenta en effet, tant par les idées que par le comportement de ses adeptes, une illustration à l’extrême des caractéristiques minimales du nationalisme. D’ailleurs, le rejet des structures et des idéaux démocratiques au profit d’une organisation autoritaire de la société et d’un système de valeurs soumis aux notions de peuple, de sang ou de race a été déterminant dans la justification de l’interdiction de ce parti par le Tribunal fédéral constitutionnel. Il faut en rapprocher une petite organisation comme la Bruderschaft qui lui était apparentée par la conception d’une communauté organique et par une mentalité antidémocratique mais s’est différenciée du SRP par son type d’activité et la modestie de ses ambitions. Enfin, s’en rapprochèrent idéologiquement tous les groupuscules dont la cohésion était fondée sur la négation du passé et en particulier sur la contestation de toute responsabilité dans le régime nazi comme dans le conflit mondial et l’holocauste. L’ampleur de l’indignation générale constatée à l’occasion des déclarations du général Remer indique que ce « feu qui couve, » selon le terme de John McCloy, a pu demeurer circonscrit.
17Un troisième foyer clairement nationaliste fut celui des nostalgiques, qui, rassemblés dans une organisation telle le Stahlhelm, cultivèrent essentiellement des valeurs du nationalisme à la mode des nationaux-conservateurs ou des révolutionnaires conservateurs de Weimar. Si leur simple existence a pu nourrir la thèse d’un complot antidémocratique, la réalité de leur poids les fait apparaître a posteriori comme des soubresauts ou survivances de pans d’un monde en disparition. C’est surtout parce que les nostalgiques ont trouvé un écho dans le vaste mouvement en faveur de la libération des criminels de guerre qu’ils ont attiré l’attention et éveillé des craintes quant à la renaissance d’un nationalisme avec ses formes abhorrées du passé.
18On peut alors identifier un deuxième grand groupe de phénomènes qui furent qualifiés de nationalistes mais méritent un examen plus attentif. C’est le cas des réactions et discours provoqués par la politique de la France en Sarre. La question sarroise a fait naître dans la presse et les partis allemands des réactions, des argumentations et des indignations mettant en action des sentiments et des expressions au caractère nationaliste incontestable : avec l’expérience commune de la défaite et de l’humiliation et à partir de la conviction du caractère résolument allemand de la Sarre (le sentiment d’appartenance commune) ainsi que face à des positions françaises considérées comme arbitraires et discriminatoires (le sentiment de l’injustice) se développa rapidement l’appel à la défense collective face à une attaque (l’identification de l’adversaire) avec la passion et l’excès dans le ton (la violence) ; et l’on trouva même parfois l’exacerbation du sentiment patriotique par la dévalorisation de l’autre, identifiée comme le cinquième et bon instrument de mesure du nationalisme. Mais, en comparaison avec les groupes d’extrême droite ou les fantasmes de reconquête armée face aux avancées du monde slave, cette vague de nationalisme au sujet de la Sarre paraît être d’une nature un peu différente : en étant une réaction provoquée par la politique, aux justifications et arrière-pensées également nationales, de l’allié français, elle s’inscrit dans une logique de positionnement des Allemands de l’Ouest au sein du camp occidental et par rapport à ses tuteurs, sans pour autant mettre en péril ni la démocratie parlementaire (comme c’est le cas des néonazis) ni le fragile équilibre Est-ouest (comme c’est le cas des visées de certains réfugiés). De ce point de vue, tout en mettant en action des ressorts classiques du nationalisme et en se fondant aussi sur un état antérieur de l’histoire, cette poussée participe de l’autodéfinition à l’Ouest par rapport à des Alliés prétendant mettre en pratique les principes et valeurs qu’ils exigent eux-mêmes des Allemands, bien plus qu’elle ne relève d’un rejet de l’ordre démocratique ou de la situation issue de la guerre – aussi douloureuse et injuste qu’elle puisse être jugée par certains. Dans ce cadre, ce sont plus le ton de la presse et les méthodes employées par les partis et le gouvernement à l’égard de l’opinion que les valeurs en question qui relèvent du nationalisme, avec son exploitation caractéristique d’une fibre anti-française. On a vu comment le chauvinisme français, présenté comme un danger en Allemagne, peut y fonctionner comme un point de rassemblement, mobilisant les sentiments où l’identité collective passe par la critique et le rejet de l’autre. Aussi fallait-il la prise de conscience, de la part des Français, que l’on livrait là aux Allemands les ingrédients d’une mythification du groupe menacé et que ce réflexe ne pourrait cesser que par une politique de conciliation et de concession, fondée sur le respect des principes dans lesquels se reconnaît la nation française. Enfin, le discours sur la division de la nation allemande laisse apparaître plusieurs caractéristiques d’un nationalisme. Ainsi, ce qui fonde ce discours, ce sont l’affirmation de l’existence de la nation, au surplus mutilée, l’importance accordée à ses valeurs et le sentiment d’être victime d’une situation imposée par un adversaire hostile. Néanmoins, la charge émotive présente dans le lyrisme de ce discours ne le cantonne pas moins dans une forme d’imprécation où les moyens mis en œuvre pour dépasser la division restent assez théoriques. C’est que ce discours a plus un rôle identificateur que mobilisateur dans l’action, à plus forte raison quand les Allemands eux-mêmes ne disposent pas de beaucoup de moyens pour modifier le cours des choses sans mettre en péril les libertés dont ils jouissent.
19Alors se dégage un troisième groupe de traits qui ont été qualifiés de nationalistes par les observateurs français et qui apparaissent, à l’examen, comme des manifestations d’une conscience d’existence nationale difficile et demeureront longtemps un tabou. C’est le cas de l’affirmation de la perte injuste des territoires situés à l’Est de la ligne Oder-Neisse : affirmer que ces territoires étaient allemands ne relève pas nécessairement d’un irrédentisme et encore moins d’un expansionnisme, mais de la réalité de l’histoire ; et affirmer que l’on a humainement subi une injustice ne signifie pas pour autant ni que l’on remette en cause les responsabilités allemandes dans la guerre et les crimes commis, ni que l’on revendique sérieusement ces territoires. Ainsi vit-on la presque totalité des réfugiés s’intégrer rapidement et participer activement à l’essor économique de l’Allemagne fédérale, et renoncer avec la Charte de Stuttgart à la reconquête territoriale tout en conservant le sentiment d’une appartenance particulière, fondatrice d’identité. En outre, cette conscience territoriale particulière occupa une place non négligeable dans la définition d’une nouvelle identité collective parce que celle-ci s’est précisément réalisée aussi par le rejet du communisme : l’impression que les territoires avaient été confisqués par le bloc soviétique en représailles de ce qu’avaient fait les nazis, c’était réunir en une douleur les deux repoussoirs sur lesquels l’Allemagne de l’Ouest pouvait fonder une identité acceptable.
20Pour les observateurs français, cette dimension n’apparut pratiquement pas parce qu’elle fut masquée par le dilemme que provoquèrent les réfugiés en Allemagne : soit les Allemands campaient sérieusement sur la revendication territoriale et l’on avait là la menace d’un conflit potentiel, soit ils intégraient ou assimilaient les réfugiés et l’on avait la menace d’une Allemagne surpeuplée et surindustrialisée. Aussi est-ce largement la crainte des Français qui fonda le soupçon de nationalisme face à ce qui fut qualifié de « bombe à retardement ».
21La position officielle de l’Allemagne fédérale sur la question des frontières orientales était consubstantielle du refus de reconnaître l’existence de la RDA. L’affirmation de la Sarre allemande, tout en relevant d’une autre logique, fut un vecteur mais aussi un témoin de la conscience d’une identité particulière. Mais ce fut également un moyen choisi par le gouvernement fédéral pour affirmer une identité avec des références nationales alors même que le nouvel État créé à l’Ouest était amputé. Dans cette perspective, l’affirmation de la nation indivisible et de la Sarre allemande participèrent de la politique d’intégration à l’Ouest dans la mesure où elles ont été considérées par le Chancelier Adenauer comme deux concessions indispensables pour obtenir l’adhésion de la population à l’intégration de seulement une partie de l’Allemagne dans l’ensemble occidental.
22On peut maintenant observer les caractéristiques des situations qui furent qualifiées de nationalistes alors qu’elles étaient soit la manifestation d’un sentiment d’existence nationale, soit une affirmation de soi de la part d’Allemands cherchant à modifier les rapports entre occupants et occupés. Le recours au qualificatif deutsch dans certaines formulations est le premier déclencheur du qualificatif. Ce fut le cas avec la formule du deutscher Weg de Jakob Kaiser et sa conception selon laquelle la seule légitimité de la République fédérale se trouvait dans la perspective de la réunification. Ce le fut également avec le problème de la définition de la nationalité allemande et donc du peuple, oscillant entre le peuple « inné » et le peuple démocratique, ce qui revenait à poser la question de savoir qui était membre de quelle nation allemande. L’extrême manipulation du concept de peuple par les nazis conduisit aussi le Haut-commissaire à interpréter abusivement selon ce critère des manifestations telles celles en faveur des prisonniers de guerre de Landsberg. Alors que celles-ci furent de toute évidence plus le témoin d’un aveuglement et d’une inconscience face à la réalité des meurtres commis par des Allemands, François-Poncet les comprit comme la défense des prisonniers au nom d’une germanité qui serait intouchable.
23Les critiques adressées aux puissances d’occupation et la contestation de la poursuite de cette occupation jugée peu judicieuse forment un deuxième motif de soupçon. L’hostilité du SPD face à certains traits de la politique des Occidentaux et notamment la poursuite de contrôles conduisit à des amalgames de la part des Français, avec notamment une confusion sur la nature du nationalisme des sociaux-démocrates qui furent, en l’occurrence, injustement accusés de contester non pas seulement la légitimité de la situation présente mais aussi la responsabilité et la culpabilité de l’Allemagne dans les drames et crimes du passé. Assez similaire est la façon dont l’expression de revendications face aux Alliés provoqua l’apparition du qualificatif nationaliste : on le vit de manière assez systématique à chaque demande de levée d’un contrôle ainsi que lorsque différents partis ou personnalités pressèrent les Alliés d’agir de manière plus décidée en faveur de la réunification. Ce fut aussi particulièrement le cas lorsque l’on assista au croisement de revendications comme dans le parallèle fait par des réfugiés entre la Sarre et les territoires à l’Est de la ligne Oder-Neisse.
24La politique dite du tapis et le ton parfois employé par Adenauer ont aussi provoqué le recours à l’explication par le réflexe nationaliste : c’est la rencontre du non-respect de préséances et d’une certaine ingratitude des Allemands face aux Alliés, lors de la levée des contrôles, qui provoqua les jugements selon lesquels les Allemands seraient incorrigibles. Aussi l’image de l’Allemand qui récrimine égoïstement fut-elle nourrie par un certain regard positif porté sur le passé de l’Allemagne ou encore par l’attachement à la fiction du Reich. Dans le domaine de la mémoire, le début des années cinquante a constitué une phase intermédiaire où se rencontrèrent un rejet public des valeurs du passé et une certaine latence dans l’intériorisation des valeurs inculquées par les Alliés. S’ajoutant à des manifestations de francophobie, ce phénomène fut interprété comme une forme vague mais très présente de nationalisme, une résistance généralisée, un scepticisme délétère.
25Enfin, le dernier grand déclencheur du qualificatif nationaliste est l’impression donnée par les Allemands de vouloir égoïstement tirer avantage de la situation, que ce soit en utilisant les signes de la démocratisation comme gages pour obtenir des gains en matière de souveraineté, que ce soit en utilisant la demande américaine de réarmement allemand comme levier pour remporter une révision rapide du statut d’occupation, que ce soit en arguant du rôle stratégique de la République de Bonn pour refuser toute discrimination. Ainsi le reproche de nationalisme se concentra-t-il progressivement sur l’idée d’une instrumentalisation de la situation au nom d’un double intérêt national allemand, la sécurité et la souveraineté, et le terme nationaliste servit à qualifier tout à la fois deux phénomènes jugés aussi égoïstes l’un que l’autre : le souhait de participer à la défense et le mouvement de refus Ohne mich.
Continuités, ruptures et conscience postnationale
26C’est en raison de la vision de la continuité a priori et de la nécessaire répétition de l’histoire allemande que le Haut-commissaire français envisagea une rupture uniquement dans les actes et les décisions des tuteurs de l’Allemagne contre un penchant « naturel » des Allemands. On sait aujourd’hui que, bien qu’une rupture totale ait pu être suggérée avec le terme d’année zéro (Stunde Null), des éléments de continuité ont fait indubitablement partie de l’Allemagne des années cinquante, que ce soit dans le domaine juridique, économique, judiciaire ou en matière de personnel. Il est également acquis que l’on a assisté à des phénomènes de restauration. Pour autant, à une revendication sélective de continuité (comme les frontières de 1937) a correspondu une discontinuité politique et une volonté de rupture rassemblée dans la formule « Bonn n’est pas Weimar »8. Mais les débats sur la continuité ne commenceront vraiment que vers la fin de l’ère Adenauer. Pour la période étudiée ici et pour les différents aspects de la question nationale telle que nous l’avons étudiée, on est frappé par les ruptures qui semblent dominer dans le bilan, qu’il s’agisse des questions de territoire, de population, de valeurs politiques, de positionnement par rapport à la chose militaire, et bien sûr de l’état de la Nation comme du rejet généralisé de l’idée de nationalisme. Ainsi les représentations et les images de l’Allemagne imposées de l’extérieur sont-elles de nombreuses fois apparues comme des signes d’une continuité en décalage avec une réalité différente, en Allemagne, pour ce qui est des objectifs poursuivis et des attachements.
27La façon dont furent perçues par les Français l’ampleur et la réalité d’un nationalisme allemand survivant est également instructive en ce qu’elle est aussi le témoin de la très grande difficulté, dans la première décennie d’après-guerre, à envisager la notion même d’une communauté nationale allemande après Hitler. L’intégration de la République fédérale à l’Europe fut de ce point de vue aussi une solution au problème de l’existence d’un État-nation en Allemagne, le fait national, même sous la forme d’une conscience nationale, éveillant la plus grande méfiance et entraînant tout à la fois une stigmatisation et une contestation de légitimité. Si ce phénomène d’extrême méfiance a été particulièrement marqué chez les Français en Allemagne, on le constata aussi très nettement chez les Allemands eux-mêmes et certaines personnalités en vinrent à mettre en garde contre la tentation de rejeter totalement toute conscience nationale9. Cela pose le problème de la nature de cette conscience et de cette vision de soi par rapport aux références et repères habituellement qualifiés de nationaux, un phénomène rendu extrêmement difficile par la perversion des valeurs et symboles nationaux par le nazisme. La question nationale allemande d’après-guerre est aussi la question de la spécificité ou de la possible normalisation du fait et de la conscience nationale, en miroir de la question de l’historisation du nazisme des années plus tard.
28D’un point de vue juridique, c’est aussi une spécificité qui continua de marquer la situation de l’Allemagne. En effet, malgré la fin du statut d’occupation en mai 1955 et le gain pour l’Allemagne de l’essentiel de la souveraineté, l’État allemand ne fut pas souverain au sens plein du terme et resta dans cet état jusqu’au traité dit « 2 + 4 » de 1990. En revanche, on a vu se dégager une normalisation au sens d’une plus grande similitude avec la situation des autres pays européens et du monde occidental, dans le domaine électoral et dans la vie donnée aux institutions démocratiques. En effet, après les résultats de la droite extrême lors des élections régionales de 1951 qui pouvaient faire craindre un retour aux défauts de Weimar, le paysage électoral ouest-allemand s’est concentré à la fois en nombre de formations et politiquement sur un centre droit similaire à celui des voisins. Mais si la rupture entraîna une normalisation dans le sens citoyen du terme communauté nationale, il n’en fut pas de même pour les autres acceptions du terme nation. Car, parallèlement à l’augmentation du sens et de la réalité du Staatsvolk actif dans la cité, on a assisté au maintien d’une définition amputée et douloureuse du peuple allemand (Volk) et de la Nation divisée, tous deux étant porteurs de repères d’identification, mais dans le manque qui fonde la spécificité.
29Le terme postnational est utile pour qualifier cette spécificité de l’Allemagne après 1945 en l’absence d’un Etat-nation10. A la différence des consciences nationales « habituelles » des voisins reposant en partie sur l’identification, avec une certaine fierté, à un passé commun, le qualificatif postnational signifie une rupture avec le passé et une conscience se situant après, au-delà d’un sentiment national un peu naïf tel qu’on a pu le rencontrer au cours du XIXe siècle, parce qu’intervenant après le discrédit jeté tant sur les régimes que sur les fiertés qui précédèrent l’idéologie criminelle du nazisme. On a vu ainsi se dessiner dans les cinq années étudiées les grands traits de la tendance conduisant à cette spécificité de l’Allemagne fédérale de la deuxième partie du siècle : le fait que les valeurs telles la liberté, la paix et la tolérance soient placées au-dessus des valeurs nationales et fonctionnent comme repères absolus d’identification, le fait que l’anticommunisme ait remplacé le nationalisme comme point de ralliement et d’identification collective, comme « idéologie de base »11, et le fait que, comme le souhaitait Wilhelm Röpke dès 194512, la conscience européenne absorbe la conscience nationale en devenant un ersatz de nation sans les excès du nationalisme. La formule de Adenauer, selon laquelle il fallait que l’aspiration à la réunification ne fût plus considérée comme un problème national mais comme un problème concernant tous les Européens13, entérinait ce transfert d’identification alors même que le Chancelier tentait là d’ouvrir une perspective de changement par rapport à un statu quo au fond satisfaisant pour tous. Enfin, la spécificité de cette nation allemande des années cinquante repose dans la concomitance d’un « plébiscite de tous les jours » pour l’État occidental et d’une représentation « mentale »14, virtuelle, de la Nation allemande, ce qui conduisit à cette situation schizophrène où réalité et conscience de la réalité se dédoublèrent.
Un phénomène franco-allemand
30L’une des causes majeures du malaise entre la France et l’Allemagne fédérale au début des années cinquante, tel qu’il a été ressenti et exprimé au Haut-commissariat français, fut la rapidité de la modification des rapports entre les deux pays. Elle se ressentit également à Paris dans les jugements soulignant l’égoïsme et l’ingratitude des Allemands, mais également dans les efforts déployés pour tenter de conserver une possibilité d’entente avec les Russes. Les épisodes étudiés ici ont également confirmé combien la conscience nationale ou la représentation de la nature de sa propre nation sont un lieu privilégié de production ou de l’incessante résurgence de clichés, d’images figées ou de stéréotypes sur l’autre, mais aussi sur soi-même. Entre Français et Allemands la déformation de la perception est un processus réciproque, se nourrissant de l’autre ; ce qui fut confirmé par les sondages d’opinion faisant apparaître que, derrière les Russes, ce sont les occupants français qui suscitèrent la plus grande méfiance et qu’en Allemagne on jugea les Français, parmi les Occidentaux, comme les moins bien disposés à l’égard des Allemands.
31On a vu à propos de la Sarre comment les réactions de type nationaliste se suscitèrent, se nourrirent et s’entretinrent dans une relation en spirale. Ce fut également l’occasion de constater la tendance, du côté allemand, à adhérer à l’image imposée de l’extérieur et, par exemple, à se laisser entraîner à privilégier la dimension Volk à la dimension Staatsvolk du peuple de l’Ouest. C’est une illustration d’un phénomène étudié dans l’histoire des relations internationales et à privilégier encore dans l’étude des relations franco-allemandes : les interactions entre la perception venue de l’extérieur et la perception de soi qui se nourrit à son tour de la perception que le second a de l’autre, elle-même influencée par la perception que ce dernier a de lui-même. Les Soviétiques ont d’ailleurs su exploiter la caractéristique du nationalisme français d’après-guerre, ce mélange d’antiaméricanisme et de nationalisme anti-allemand15. En forçant le trait on affirmerait qu’un bon nombre des manifestations nationalistes allemandes du début des années cinquante sont, entre autres, une création des occupants français.
32Il faut enfin s’arrêter sur l’argument central de toutes les manifestations de nationalisme et qui est, au fond aussi celui de tous les reproches de nationalisme : c’est la notion d’intérêt national qui a été chaque fois avancée dans le conflit sarrois mais aussi dans tous les volets de la question nationale envisagée ici. Si ce concept comporte une dimension apparemment objective et se rapporte, dans une vision dite réaliste, aux besoins existentiels d’un État en matière de sécurité, de bien-être ou de puissance, il est aussi essentiellement de nature subjective et revient à la justification d’une politique par la représentation de soi à partir d’une perception, éventuellement erronée, de l’environnement16.
33Aussi faut-il conclure que, dans la perspective adoptée pour cette étude, la plus grande rupture a été, pour la partie occidentale de l’Allemagne au début des années cinquante, le fait de considérer comme un intérêt national l’abandon de la souveraineté (encore à reconquérir en grande partie) au profit de l’Europe et de structures supranationales17. Que la France de Robert Schuman ait également révisé son concept d’intérêt national et considéré le plan Schuman comme tel est une de ces heureuses rencontres qui ont permis de commencer à apprendre à dépasser ensemble des réflexes « nationalistes » hérités du passé.
Notes de bas de page
1 Niedhart, „Selektive Wahrnehmung“, p. 146 ; Frei, „’Fehlwahrnehmungen’“.
2 Grosser, Allemagne de l’Occident, p. 290.
3 Grosser, Mein Deutschland, p. 107.
4 D. Bundestag, 18. 1 1951.
5 François-Poncet, « Réflexions sur la CED » p. 17.
6 Côté allemand Blankenhorn par exemple. Bock voit une posture dans les lamentations de François-Poncet sur son peu d’écoute à Paris, „Zur Perzeption“, p. 605.
7 Le Figaro, 14. 12. 1955, publié in : Au fil des jours, p. 28-31.
8 Allemann, Bonn ist nicht Weimar, 1956.
9 Th. Heuss annonçait à ses compatriotes en 1946 qu’ils allaient devoir, dans leur long purgatoire, apprendre à épeler le mot démocratie en commençant par le début (Aufzeichnungen, p. 206), E. Friedlaender plaidait en 1947 pour une „saine“ conscience nationale (Frei/Friedlaender (Hrsg.) : Ernst Friedlaender : Klärung für Deutschland, p. 35) et Adenauer s’inquiétait dès 1945 que les Allemands ne se détournent de tout sentiment national (Discours 23. 3. 1945, in : Adenauer, Erinnerungen 1945-1953, p. 188). Alter, „Der eilige Abschied von der Nation », in : Klueting (Hrsg.), Nation, Nationalismus, Postnation, p. 185-202.
10 Nipperdey, FAZ, 13. 7. 1990.
11 Loth, Die deutsche Frage in der Nachkriegszeit, p. 223.
12 Röpke, Die deutsche Frage, 1945.
13 Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, p. 252.
14 Loth, Deutsche Frage, p. 227.
15 Soutou, Guerre de Cinquante ans, p. 219.
16 Morgenthau, Macht und Frieden, p. 28 ; Weldes, “Constructing National Interests”.
17 Milward, „Entscheidungsphasen der Westintegration“, in : Herbst, Westdeutschland, p. 231-245.
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