Chapitre 1. La réalité de la division et l’approche juridique
p. 251-264
Texte intégral
1Alors que les Hauts-commissaires et leurs collaborateurs s’installent dans leurs nouvelles fonctions, la création de la République Démocratique Allemande, le 7 octobre 1949, place immédiatement la question nationale au centre des débats intérieurs en Allemagne fédérale. La proclamation de la RDA par le Volksrat, émanation du Volkskongreß réuni par les autorités de la zone soviétique et qualifié par elles de représentation démocratique de la population, provoque de vives réactions à Bonn. Le compte-rendu qu’en fait le Haut-commissariat français souligne d’entrée la position officielle ouest-allemande à l’égard des nouvelles autorités est-allemandes et en salue la rigidité. Avant même l’annonce officielle de la création de la RDA, Armand Bérard télégraphie le 4 octobre à Paris que le Cabinet fédéral a longuement étudié l’attitude à adopter si les Soviétiques établissaient un gouvernement de l’Allemagne de l’Est et il précise que les ministres auraient à l’unanimité décidé d’éviter en pareil cas de prendre l’initiative qui équivaudrait à une reconnaissance implicite de l’appareil gouvernemental « constitué en dehors de toute règle démocratique par une puissance occupante. Aucune protestation ne serait donc faite ; aucun communiqué ne serait même donné »1. Les représentants français se placent résolument non pas en observateurs, mais en gestionnaires intermédiaires de la question allemande. Sans commenter la position ouest-allemande, ils s’appliquent d’abord à déchiffrer les intentions des Soviétiques à l’égard des autres Alliés et relèvent leurs efforts pour mettre les Occidentaux « en état d’infériorité aux yeux des Allemands de l’Ouest en se posant ostensiblement et à toute occasion en champions de l’indépendance, de la réconciliation et de l’unité allemande »2.
2L’opinion de François-Poncet sur la création de la RDA est univoque : il qualifie l’État est-allemand de « bloc enfariné de la pseudo République démocratique allemande » et déclare qu’elle « constitue un péril réel »3. L’analyse des conséquences de la création de la RDA se concentre sur l’utilisation que pourront en faire les dirigeants ouest-allemands afin d’obtenir à très court terme d’importantes concessions de la part des Alliés occidentaux. Le 19 octobre, François-Poncet pronostique que « étant donné leur mentalité, les Allemands de Bonn ne résisteront pas à la tentation » de menacer les Alliés de se rapprocher des Russes, lorsque leurs protecteurs occidentaux leur déplairont, ou bien, « quand les Alliés rejetteront une de leurs requêtes, d’arguer qu’à l’Est les Russes se montrent infiniment plus accommodants »4. Il relève « l’excitation » de Adenauer lors de l’audience demandée aux Hauts-commissaires le 27 octobre ; il note ses « accents de menace » et le « fond de nationalisme arrogant » transparaissant soudain de son attitude ; il relate enfin la façon dont il a lui-même du lui faire remarquer « la sorte de chantage chronique » qu’il entendait manifestement exercer sur les Hauts-commissaires5. Le lendemain, François-Poncet précise encore que les agissements soviétiques ne sauraient être utilisés pour obtenir un affaiblissement progressif du statut d’occupation6.
3La création de la RDA complique considérablement la tâche des Hauts-commissaires car elle est doublement perçue comme une menace : elle peut être chez certains Allemands de l’Ouest un argument pour réclamer une levée rapide des contrôles, tandis que d’autres peuvent arguer que l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest aux divers systèmes de l’Occident et l’adhésion à ses valeurs risquent d’éloigner de la réunification. La création de la RDA n’a donc pas seulement pour effet de resserrer les rangs contre l’ennemi commun.
1) Seule l’Allemagne fédérale a le droit de parler au nom des Allemands : implications d’un principe
4Prenant le relais des protestations contre l’arbitraire des mesures adoptées en zone d’occupation soviétique depuis 1945, un principe juridique et politique va s’imposer dans la jeune République fédérale, conformément aux valeurs déjà exprimées lors de la rédaction de la Loi fondamentale : c’est l’idée que seule la République fédérale est habilitée à parler au nom de l’ensemble du peuple allemand. Cette revendication du droit à pouvoir, seule et à l’exclusion de toute autre organisation, représenter le peuple allemand dans son ensemble a pour corollaire le refus d’accorder ce droit à la RDA nouvellement créée. Cette prétention de la République fédérale (appelé Alleinvertretungsanspruch), si elle a indéniablement un fondement anticommuniste, repose d’abord sur la notion de légitimité démocratique qui donne la primauté aux élections libres. Dans cette perspective, la République fédérale s'estime être le seul État allemand légitime sur la base d'une légitimité démocratique allant de bas en haut : elle a été fondée en 1949 sur des droits librement exprimés par ses citoyens, conformément au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Réunis dans le Conseil parlementaire, les pères fondateurs étaient des représentants issus de la volonté démocratique dans les Länder déjà existants. En outre, les premières élections législatives de l'été 1949 ont accordé une majorité écrasante aux candidats des partis qui ont engendré l'Allemagne fédérale.
5En revanche, les élections organisées dans la zone soviétique n'ont pas comporté de libre choix ; par suite, la RDA n'est pas le fruit du droit à l'autodétermination. Ce point de vue apparaît dans chacune des déclarations gouvernementales de la période et sera formulé très explicitement en particulier dans la réaction du Bundestag, le 7 avril 1954, à l’octroi de la souveraineté à la RDA par l’Union soviétique (« dans la zone d’occupation soviétique le régime communiste n’existe que par la violence et ne représente pas le peuple allemand ») ou dans la déclaration gouvernementale du 22 septembre 1955 : « Le gouvernement de la prétendue RDA ne dispose d'aucun véritable mandat du peuple (...) En conséquence la République fédérale continue à être le seul gouvernement allemand formé librement et légalement, le seul à être habilité à parler pour l'Allemagne toute entière ». Selon cette approche, les autorités de la RDA ne peuvent être considérées comme les représentants de la population occupant le territoire de la zone d'occupation soviétique et ne peuvent même prétendre à représenter un État : la population de la zone soviétique, qui ne s'est pas librement exprimée pour choisir ses représentants, ne constitue pas un peuple au sens démocratique (Staatsvolk) - sans lequel un État ne saurait exister. Le peuple allemand demeure, unique et uniforme, réparti sur l’ensemble du territoire appelé Allemagne. C’est la position défendue par les partis de la coalition gouvernementale mais il existe un très large consensus sur l’illégitimité des institutions est-allemandes, et le refus de reconnaître l’autre État en Allemagne est partagé par l’opposition sociale-démocrate7.
Une construction juridique
6Cette position de principe de nature éthico-politique est étayée par une construction juridique qui évolue au cours de la période. De 1945 à 1949 avait dominé la théorie de la pérennité du Reich reposant sur l’idée, adoptée par la majorité des spécialistes de droit public et de droit international occidentaux, que le Reich allemand n’a pas disparu au moment de la défaite de 1945 : la capitulation sans conditions n'a pas été suivie par une annexion mais par une occupation par laquelle les gouvernements militaires des puissances alliées ont agi à la manière d'un comité de tuteurs, de fiduciaires. Ainsi le Reich allemand perdure-t-il en tant que sujet de droit. A partir de la création des deux États allemands en 1949, cette théorie se modifie légèrement, mettant l’accent sur la continuité et l'identité et affirmant que la continuité est assurée non pas par la RDA mais par la République fédérale qui est identique au Reich.
7C’est ce que signifie Adenauer déclarant dans son premier discours devant le Bundestag en septembre 1949 qu’avec l’adoption du statut d’occupation, « nous pouvons nous réjouir de cette évolution de l’État-noyau allemand »8 pour parler de la République fédérale. Celle-ci est vue comme le noyau de l'État fondé en 1867, qui porta le nom de Reich allemand de 1871 à 1945, et qui pendant les quatre années d'occupation ne porta pas de nom fixé en droit mais seulement l'appellation ethnographico-géographique d’Allemagne. Certes le territoire de la République fédérale ne recouvre pas l'Allemagne entière qui continue à exister dans ses frontières de 1937, certes le domaine d'application de son autorité est momentanément limité au territoire qui correspond aux anciennes zones occidentales ; néanmoins la République fédérale est identique au Reich (on le voit dans les articles 89, 90 ou 134, al. 1 GG), elle est son incarnation, ce qui permet d’affirmer que tous les citoyens de l'ancien Reich possèdent la nationalité allemande qui est celle de la République fédérale. Lors du règlement des dettes de l’ancien Reich par l’accord de Londres du 27 février 1953, c'est sur cette base de l'identité avec le Reich que la République fédérale pourra « confirmer » et non « reprendre à son compte » les dettes d'avant-guerre du Reich9. Cette théorie du noyau de l'État renforce la revendication de l’Allemagne fédérale d’être seule habilitée à parler au nom de tous les Allemands, de l’ensemble du peuple dont une partie a été empêchée de jouir de son droit à l'autodétermination, comme l’affirme le préambule de la Loi fondamentale10. Elle est ainsi liée au primat de la réunification, exprimé sous forme de commandement dans le préambule11.
8L’implication majeure du principe de l’Allemagne fédérale seule habilitée à parler au nom de tous les Allemands est le développement d’une terminologie spécifique permettant de ne pas reconnaître, linguistiquement, l’existence de la RDA.
Subtilités linguistiques
9Gommant la réalité de la division et présentant l’Allemagne comme un ensemble avec une existence, le terme gesamtdeutsch s’impose durablement, le recours aux combinaisons avec le mot Reich étant systématiquement évité. Signifiant concernant l’Allemagne entière ou dans son ensemble, ce terme est présent dans l’appellation du ministère confié à Jakob Kaiser, le ministère chargé des affaires concernant l'Allemagne entière (voire chargé des affaires allemandes). Théoriquement, ce terme qualifie l’Allemagne définie dans ses frontières de 1937 mais l’usage le réserve pour qualifier l’Allemagne des quatre zones, ce qui ne manque pas de susciter des protestations dans certains milieux réfugiés qui veulent garder ce terme pour qualifier l’Allemagne y compris les territoires orientaux12. Corollaire de l’affirmation de l’existence d’une seule Allemagne, la négation de l'existence de la RDA se retrouve dans la façon officielle et très particulière de qualifier l'autre État que l'on refuse de reconnaître. Il est ainsi extrêmement rare de trouver dans les textes de l’administration fédérale l'abréviation RDA et on en reste au terme de « zone soviétique » qui permet de nombreuses combinaisons. Par exemple, le 12 janvier 1952, Jakob Kaiser parle de la « dictature de la zone soviétique »13. A la différence de l’usage courant qualifiant la RDA de « zone orientale », il est officiellement préconisé en avril 1952 par le ministre Jakob Kaiser de s’en tenir au terme de « zone soviétique », « le terme d’Allemagne orientale étant à conserver exclusivement pour les territoires situés au-delà de l’Oder et de la Neisse »14.
10Comme la réalité de l'existence de l'autre État contraint sans cesse à en parler, un vocabulaire issu de ce terme de zone soviétique et en particulier le qualificatif de la zone soviétique (sowjetzonal) se développe15. Mais l'instrument majeur du refus de reconnaître une légitimité aux institutions est-allemandes demeure le terme soidisant ou prétendu (sogenannt) qui s’ajoute au qualificatif sowjetzonal et contribue à créer une langue lourde et rigide comme « les prétendus représentants de la prétendue Chambre du Peuple de la zone soviétique »16. Ainsi est niée l’existence même de la RDA. Si elle n’existe pas, il n'y a pas lieu d'entretenir des relations avec quiconque n’est pas un porte-parole légitime des Allemands de l’Est et c’est avec la plus grande constance que les autorités ouest-allemandes refusent d'entrer en contact avec les autorités de RDA. Plus précisément, lorsqu’un contact est forcé par les autorités est-allemandes (comme une lettre envoyée par la Chambre du Peuple au Bundestag fin 1951), tout est mis en œuvre à Bonn pour éviter de donner l'impression que l'Allemagne fédérale considère la RDA comme un interlocuteur. C’est de la façon la plus indirecte et la moins officielle possible que sont rendues publiques les réponses aux 14 points de l'Allemand de l'Est Otto Nuschke qui a interpellé le gouvernement fédéral sur ses différentes démarches vers l'Occident : la Chancellerie demande au service de presse et d'information du gouvernement de faire passer ces réponses par le service de presse de la CDU et non par le très officiel service de presse17. Bonn répond donc, et en termes très durs, à des propositions est-allemandes, mais fait en sorte que ce ne soit pas l'Allemagne fédérale officielle qui répond. C’est le même schéma qui dominera à la suite de l’offensive de notes de Staline en 1952, lorsque la Chambre du peuple de RDA proposera des contacts avec le Bundestag afin de définir les intérêts de l’Allemagne et de demander ensemble aux Alliés la rapide mise en place d'une conférence quadripartite avec la participation de représentants des deux États allemands18.
11L’application à éviter toute interprétation de reconnaissance vise clairement à isoler la RDA et s’accompagne de la crainte que celle-ci puisse être reconnue par d’autres États dans le monde. Ainsi, avant que soit officiellement formulée la doctrine dite Hallstein au retour du voyage de Adenauer à Moscou en septembre 1955, on s’interroge à Bonn, et ce dès que l'Union soviétique accorde la souveraineté à la RDA le 25 mars 1954, sur l'attitude que devra adopter la République fédérale face à des pays tiers qui voudraient reconnaître la RDA en droit international19. Les experts consultés préconisent pour l’Allemagne fédérale la fidélité au principe de la non-reconnaissance parce qu’elle procure plus d’avantages que d’inconvénients : « elle affaiblit la position internationale de la RDA, permet la revendication ouest-allemande du droit à représenter seule le peuple entier, elle permet de refuser plus tard des traités ou d’autres actions politiques de la RDA et elle s’oppose à toute reconnaissance de la division de l’Allemagne »20.
12Pour finir, le recours à l’argumentation juridique est surtout un expédient. La fidélité au concept de Reich demeure une astuce de juristes, généralement peu connue de la population. Il y a d’ailleurs peu de voix pour s’élever en faveur de cette notion : on n’évoquera que celle du président du Bundestag Hermann Ehlers, l’une des personnalités les plus favorables à des contacts entre Allemands, qui déclare le 18 janvier 1953 lors de la cérémonie commémorative de la fondation du Reich par Bismarck en 1871 que le Reich « doit nous permettre de prendre conscience de notre responsabilité à l’égard du monde, en restant étroitement unis et en conservant la modestie qui est le fruit d’expériences amères »21. A part un tel exemple indiscutablement lié à son occasion (le 18 janvier), le recours au terme de Reich est généralement évité dans le discours politique ouest-allemand. Car même si, juridiquement, il a une valeur de référence, il demeure trop chargé de connotations par l’utilisation qu’ont faite, dans la première partie du siècle, les révolutionnaires-conservateurs de « l’éternelle utopie du Reich »22, selon le terme de Jünger, de ce mythe d’un âge d’or de la nation et de la puissance. On sait également l’usage qu’ont fait les nazis du terme de Reich à partir de ce que leur avait suggéré Moeller van den Bruck avec son ouvrage intitulé Le Troisième Reich.
13Lors des travaux du Conseil parlementaire, début octobre 1948, la question de l’utilisation officielle du terme Reich avait d’ailleurs suscité un débat où s’était illustré le social-démocrate Carlo Schmid en réponse à une initiative conjointe de deux futurs ministres, Jakob Kaiser de la CDU et Hans Christoph Seebohm du DP. A leur idée de reprendre le terme de Reich dans la Loi fondamentale, Schmid avait répondu qu’il trouvait cette proposition très malvenue parce que ce mot, avec son accent agressif, était interprété chez les peuples voisins comme une revendication de domination23.
2) Éléments d’une position française particulière
14C’est au cours des travaux du groupe intergouvernemental de travail sur l’Allemagne, qui se réunit à Londres pendant l’été 1950 conformément aux décisions de la conférence tripartite de mai 1950 dans la capitale britannique, que sont exposées et précisées les positions respectives des Alliés sur les aspects juridiques qui nous occupent. Particulière parmi les Alliés occidentaux, la position de la France sur la question de la continuité du Reich et sur le droit des Allemands de l’Ouest à parler au nom de la population est-allemande est plus nuancée qu’on ne l’a parfois présentée24. C’est toutefois la position la plus tranchée. Tandis que les Britanniques interprètent comme les Allemands de l’Ouest les conséquences de la capitulation sans conditions (c. a. d. la non disparition du Reich, entraînant la continuité totale de l’État allemand dans la République fédérale qui peut donc être considérée comme le gouvernement de jure de l’Allemagne), les Français considèrent que la capitulation a entraîné la disparition de l’État allemand au sens de l’organisation étatique de l’Allemagne et donc au sens du droit constitutionnel. Ils concèdent cependant qu’en l’absence d’annexion de l’Allemagne par les puissances victorieuses, l’État allemand n’a pas disparu au sens du droit international et qu’il est mis en sommeil, acceptant ainsi une continuité partielle avec l’Allemagne d’après 1945.
15La position des Anglais et des Américains est largement motivée par leur volonté de régler rapidement les questions en suspens, telles le problème des dettes du Reich ou l’application des traités d’avant-guerre. Quant au représentant français dans ce groupe de travail, Jean Sauvagnargues, il est beaucoup plus prudent car il craint qu’en voulant accélérer le règlement des dettes du Reich on accorde trop vite le statut d’État à la République fédérale et, selon ses termes, « on risque de donner l’impression que la souveraineté allemande est rétablie »25. Outre ce problème qui remettrait en question le statut d’occupation à l’Ouest, le diplomate français argumente qu’il faut toujours reconnaître le droit des Soviétiques à occuper une zone en Allemagne, et aussi qu’admettre que la République fédérale est de jure l’État allemand fait admettre du même coup la division définitive de l’Allemagne26. Sauvagnargues obtient le soutien de son ministre Robert Schuman qui argumente de la même façon : il ne faut pas provoquer les Soviétiques et ne pas « consommer la coupure de l’Allemagne ». Aux Américains qui refusent de « laisser la République fédérale dans les limbes si l’on veut l’intégrer à la communauté occidentale », les Français proposent, pour la déclaration finale, la formule nuancée : « le gouvernement de la République fédérale est le seul qui ait qualité pour assumer les droits et remplir les engagements de l’ancien Reich allemand », formule finalement adoptée en précisant que la restriction de la capacité d’exercer ces droits provient des « limitations de la juridiction territoriale du gouvernement fédéral »27. Cette position sera confirmée auprès des Allemands dans une note de la Haute Commission alliée du 23 octobre 1950.
16On ne se fait pas beaucoup d’illusions, coté ouest-allemand, sur la position de la France : c’est ainsi que le Professeur Scheuner la présente sans détour quand l’Union soviétique accorde la souveraineté à la RDA : « Le gouvernement français part du postulat que l'État allemand a disparu en 1945. La RFA et la RDA sont deux entités étatiques, dont ils ne reconnaissent que la République fédérale. […] La solidarité du pacte atlantique empêchera la France de reconnaître la RDA, bien que la position française parte en général de l'idée d'une division dans les faits »28. A son tour, le Prof. Grewe soupèse les risques que les Occidentaux reconnaissent aussi la RDA et conclut : « On ne doit pas s'attendre chez les trois grandes puissances occidentales à l'abandon ou à l'affaiblissement de la politique de non reconnaissance, le moins du côté des États-Unis, mais le plus du côté de la France »29.
17La position de la France sur le droit qu’auraient les Allemands de l’Ouest à parler au nom de l’ensemble du peuple allemand est moins monolithique. Elle va loin en acceptant de considérer le gouvernement de Bonn comme « un gouvernement légitimement constitué et ayant vocation pour parler au nom des Allemands »30, mais il manque à cette formule les termes décisifs : « seul » gouvernement légitime et « tous » les Allemands. Il y a une différence entre reconnaître aux Allemands de l’Ouest le droit de parler à la place de ceux de la zone soviétique et considérer qu’ils sont les seuls à pouvoir parler en leur nom (à l’exclusion des autorités est-allemandes). Les Alliés se rapprocheront cependant fort du soutien total à la position ouest-allemande dans leur communiqué de New York du 19 septembre 1950 : « Etant donné que la réunification est encore incertaine, les trois gouvernements considèrent le gouvernement de la République fédérale comme le seul gouvernement allemand librement et légitimement constitué et, par suite, qualifié pour parler au nom de l'Allemagne et pour représenter le peuple allemand dans les affaires internationales ». Ces termes seront repris lors de la signature des traités mettant fin à l’occupation à Londres le 3 octobre et à Paris le 23 octobre 1954 ; dès 1951, on y a vu à Bonn « la capacité juridique d'être « porte-parole » (en français dans le texte) pour l'Allemagne entière »31.
18Le Département est soigneusement tenu informé de cette position. Et l’attitude préconisée au Haut-commissariat se laisse résumer simplement : certes les pauvres Allemands de l’Ouest sont en bien mauvaise position dans cette affaire, mais contentons-nous d’observer et de ne rien faire qui mettrait en péril l’équilibre quadripartite. Aussi la méfiance vis-à-vis de Bonn est-elle souvent suggérée, notamment par le biais de l’ironie, comme lorsqu’est décrite la réaction gouvernementale à l’octroi de la souveraineté à la RDA par Moscou : évoquant « le sentiment hautain de sa propre légitimité et de la légitimité démocratique de l’Allemagne fédérale » dans lequel s’est drapé Adenauer en rappelant que la souveraineté « avait été, pour ainsi dire, mise en sommeil, ou simplement limitée par le droit d’occupation », le rapport est marqué tant par une évaluation réaliste de la situation que par une description un peu distante de la réaction ouest-allemande32. De même lorsque des délégués de la Chambre du Peuple est-allemande tentent de « forcer le blocus » en se présentant au Bundestag en septembre 1952, François-Poncet évoque « l’embarras, les volte-face et les explications embrouillées » et conclut que « jusqu’à présent, l’impression dominante, c’est que, dans cette affaire, tout le monde s’est plus ou moins couvert de ridicule, les partis, les personnes, le Président du Bundestag, la Chancellerie, le Gouvernement »33. Raillant la maladresse des milieux gouvernementaux, il épingle aussi l’opposition en notant que la social-démocratie a fait preuve « d’une certaine incohérence puisque, après avoir réclamé à grands cris l’ouverture de conversations entre les deux Allemagnes, elle s’est, au dernier moment, rangée parmi ceux qui ont refusé toute signification à la visite des émissaires de l’Est »34. Pourtant d’autres messages soulignent que les autorités ouest-allemandes se sortent finalement bien des pièges qui leur sont tendus, comme lorsque François-Poncet qualifie « d’ingénieuse » l’idée de Adenauer de répondre à la lettre de Grotewohl, en décembre 1950, non pas par une missive, mais sous la forme d’un aide-mémoire sans destinataire35.
3) Hésitations en matière de terminologie
19Comme ses homologues alliés britanniques et américains, la République française n’a pas reconnu l’État créé sous l’égide de l’Union soviétique dans la partie orientale de l’Allemagne. La création de la RDA le 7 octobre 1949 a été jugée comme un acte arbitraire, produit de l’idéologie, et qui, n’étant pas le résultat d’un processus démocratique, ôte toute légitimité aux nouvelles structures et institutions. Il n’y a pas lieu de reconnaître ce gouvernement en droit international. Toutefois dans la pratique, l’existence du second État allemand est une réalité aux conséquences indéniables et il va s’agir de tenir compte de cette réalité sans pour autant la reconnaître explicitement.
20De réels flottements caractérisent la terminologie employée par les diplomates français. Certaines hésitations ne sont d’évidence que maladresses de traduction, causées par l’absence de directive officielle. Ainsi pour qualifier l’État qui s’intitule lui-même République Démocratique Allemande, on trouve dans les textes français la République Démocratique de l’Est, la République allemande orientale ou encore la République démocratique populaire36. Une traduction fidèle ne s’installe qu’en avril 195037. D’autres appellations révèlent plus nettement la façon dont on se représente la situation de l’Allemagne. La RDA est appelée dans certains textes zone soviétique et zone orientale38, insistant sur le découpage de l’Allemagne en zones à la mise en place de l’occupation et en ignorant volontairement la nouvelle situation instaurée le 7 octobre 1949. Cette appellation est juridiquement correcte ; elle est parfois accompagnée d’une distinction entre l’Est et l’Ouest, comme quand François-Poncet écrit à Hallstein que l’Assemblée générale de l'ONU va désigner une commission qui effectuera une enquête « simultanée dans la République fédérale d'Allemagne, à Berlin et dans la zone soviétique d'Allemagne »39. Souvent néanmoins, l’appellation de zone soviétique entraîne en regard l’utilisation du terme zones occidentales pour l’Ouest et insiste sur l’occupation, ce qui plait moins à Bonn40.
21Pour le reste des appellations, nombreuses sont les traductions rapides des termes allemands, sans que les diplomates soupèsent à chaque fois les effets de la formulation pour la position officielle de la France. Pour ces documents à usage interne il ne semble pas que le Haut-commissariat s’attache au respect d’une terminologie conséquente. Lorsqu’est employé le terme de Moyenne Allemagne pour qualifier le territoire de la RDA41, on peut se demander si cette reprise de la terminologie ouest-allemande est en accord avec la position de la France sur la situation territoriale à l’Est. De même de nombreuses hésitations subsistent quant à la manière de traduire le terme allemand gesamtdeutsch, des flottements étonnants car la terminologie concernant l’Allemagne que gèrent les Alliés depuis la capitulation sans conditions de 1945 est fixée dans le texte de l’accord de Potsdam ainsi que dans différents textes du conseil de contrôle. Le 30 octobre 1949, Armand Bérard qualifie Jakob Kaiser de ministre de la communauté allemande du gouvernement fédéral42 ! La justesse et la précision deviennent plus grandes en février 1950, le ministre fédéral étant appelé ministre des Affaires générales allemandes43, puis ministre fédéral pour les questions de l’unification de l’Allemagne44, une traduction libre mais qui rend le sens de l’appellation allemande. Kaiser est pourtant de nouveau appelé, au mois de mars, ministre pour l’ensemble des affaires allemandes45, ce qui ne veut pas dire grand-chose.
22Ces hésitations de terminologie trahissent surtout la maladresse ou la négligence des auteurs de notes et rapports. Pourtant, ce phénomène est étonnant dans la mesure où les représentants de l’État français mettent d’ordinaire un point d’honneur à ce que soient respectés les aspects formels et notamment protocolaires dont la fonction est de manifester clairement la position particulière des Hauts-commissaires en Allemagne fédérale. Enfin, cette négligence est en décalage avec l’apparente fermeté adoptée en principe par l’État français sur la non reconnaissance de la RDA et dont témoignent des documents, frappants à la fois par la relative futilité de leur objet et par le sérieux du ton employé. Ainsi en va-t-il d’un télégramme de protestation émanant du Gouvernement Militaire français de Berlin (GMB), adressé au Quai le 13 février 1950 : le représentant français Ganeval y déplore l’envoi, par la direction de la Statistique du ministère français des Finances et des Affaires économiques, de dix revues d’Etudes sur l’Economie française et l’Economie mondiale adressées au Bureau central de la Statistique de RDA et parvenu au courrier du GMB46. Ganeval s’étonne « qu’un bureau du Ministère des Finances adresse ces documents sous pli administratif à une pseudo république que ne reconnaît pas le Gouvernement français ». La conclusion, soulignant qu’il est « plus surprenant encore que puisse être connue la rue où siège le ministère de la ‘ République populaire’ », entend éveiller le soupçon mais frappe aussi par sa sottise peut-être feinte. Il est en effet aisé de penser que les services français de la Statistique ont simplement répondu à une demande formulée sur un courrier à entête, sans évaluer la portée politique de leur acte.
23Pour conclure, on note qu’avec le temps l’usage se fixe progressivement dans la correspondance entre le Haut-commissariat et le Quai, s’arrêtant sur l’Allemagne orientale et la RDA, ce qui révèle une reconnaissance linguistique de l’autre État allemand encore longtemps impossible en Allemagne de l’Ouest. Si le terme gesamtdeutsch est correctement traduit en 1954 (« intéressant l’Allemagne dans son ensemble et Berlin »)47, il n’en demeure pas moins vrai que les diplomates français, et notamment le Haut-commissaire, restent très attachés au terme pan-allemand qui est loin d’être neutre et a des relents accusateurs par la proximité qu’il entretient avec le terme pangermanisme. Cette traduction est non seulement anachronique et fausse en termes d’extension territoriale, mais elle est surtout le vecteur de la méfiance toujours suggérée par les occupants et observateurs français. Elle est l’un des mots-clefs insinuant la renaissance d’un nationalisme allemand dans sa forme honnie du passé.
Notes de bas de page
1 Bérard à MAE, 4. 10. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 904, fo 7.
2 Courson à MAE, 10. 10. 1949, ibid., fo 8.
3 RM 20. 11. 1949, Rapports, p. 202.
4 RM 19. 10. 1949, p. 196.
5 RM 20. 11. 1949, p. 201-202. RM 19. 2. 1950, p. 251.
6 Bérard, Ambassadeur, p. 237.
7 Schumacher, Die Freiheit, 2. 2. 1951. Août 1953, Jahrbuch 1947-1955 (Allensbach), p. 314.
8 D. Bundestag, 20. 09. 1949.
9 Les années cinquante voient naître aussi la théorie de « l'État rétréci ou État croupion » identique avec le Reich mais limitant l'Allemagne au territoire fédéral. Elle n'exclut pas une unification avec les territoires de la zone soviétique considérés soit comme une zone de facto annexée par l'Union soviétique, soit comme ayant fait sécession par rapport à l'État-mère. D'autres théories admettent même l’existence de trois Etats (Reich, RFA et RDA), celle du « toit » considérant les deux États allemands comme deux organisations partielles de l'Allemagne.
10 Ce principe selon lequel la population est-allemande est empêchée de faire connaître librement sa volonté est régulièrement rappelé, par ex. déclaration du Bundestag, 19. 3. 1953 AA, PA, 202-03, 209, fo 65.
11 Le jugement motivant l'interdiction du KPD le 17 août 1956 précise que l’objectif absolu de la réunification est, pour tous, un commandement, un « devoir juridique » consistant à « chercher à atteindre l'unité à toutes forces, à axer les mesures sur cet objectif et à mesurer à l'aune de cet objectif la valeur des actions politiques. »
12 Lattke à Adenauer et Kaiser, 7. 2. 1952, 16. 2. 1952 et 24. 3. 1952, BA, B 136/2128 ; note Thedieck, 4. 6. 1952.
13 Allocution, 12. 01. 1952, AA, PA, 202-03, 208, fo 54-55.
14 Kaiser à Seebohm, 28. 4. 1952, in : note Chancellerie, 3. 6. 1952, BA, B 136/2128.
15 Par ex. 10. 10. 1951, AA, PA, 202-03, 207, fo 78-95. Ou 6. 12. 1951, ibid., fo 99-100.
16 7. 11. 1952, Hallstein à missions allemandes, AA, PA, Büro StS, 159, 7.11.52.
17 Böker à Krüger, 17. 10. 1951, AA, PA, Abt. 2, 202-03, 1 (207), fo 183.
18 Miard-Delacroix, « Une seule Allemagne ? » in : Krebs/Schneilin, Allemagne 45-55, p. 217.
19 7e séance de la commission "réunification", 19. 5. 1954, AA, PA, Abt 3, 202-03, 9.
20 Scheuner, commission constitutionnelle du cercle de Königstein, 21/22. 09. 1954, AA, PA, Abt. 2, 213-11, 439, fo 23-27.
21 Rapporté, HCF à MAE, 18. 1. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 913, fo 3.
22 Jünger, „Schlusswort zu einem Aufsatz“, Die Kommenden, 8, 1930, p. 89, Dupeux, « Révolution conservatrice et modernité », p. 29.
23 Schmid, 6. 10. 1948, Der Parlamentarische Rat, Bd. 5/1, p. 182.
24 Foschepoth prétend que les Alliés n’ont jamais suivi Bonn sur ces questions, (Deutsche Frage, p. 43). Maelstaf montre les nuances, Que faire, p. 237.
25 Sauvagnargues, 18. 7. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 965, fo 178-189.
26 Sauvagnargues, 28. 7. 1950, ibid., fo 125-130.
27 26. 7. 1950, cité in : Maelstaf, p. 239 et 242.
28 Scheuner, cercle Königstein, 21/22. 09. 1954, AA, PA, Abt. 2, 213-11, 439, fo 23-27.
29 Grewe, ibid., fo 29-30.
30 Sauvagnargues, 28.7.1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 965, fo 125-130.
31 Hallstein à von Merkatz, 27. 11. 1951, AA, PA, Abt. 2, 202-03, 207, fo 57-58.
32 RM 30. 4. 1954, Rapports, p. 1153.
33 François-Poncet à Schuman, 16. 9. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 912, fo 104.
34 François-Poncet à Schuman, 21. 9. 1952, ibid., fo 126-127.
35 François-Poncet à Schuman, 8. 12. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 906, fo 139-141.
36 Respectivement Bérard à MAE, 28. 12. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 904, fo 27 ; François-Poncet à Schuman, 7. 1. 1950, fo 37 ; idem, 3. 2. 1950, fo 56.
37 Fiche DGAP du HCF à Schuman, 25. 4. 1950, ibid., fo 217.
38 François-Poncet à Schuman, 7. 1. 1950, ibid., fo 37-41 ; HCF à MAE, 23. 2. 1950, fo 67.
39 François-Poncet à Hallstein, 3. 12. 1951, AA, PA, 202-03, 207, fo 165-167.
40 Guiringaud à MAE, 27. 1. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 904, fo 51-53 ; François-Poncet à Hallstein, 5. 12. 1951, AA, PA, 202-03, 207, fo 157-158.
41 Noblet (Berlin), 18. 4. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 904, fo 190.
42 Communiqué Bérard, 30. 10. 1949, ibid., fo 13.
43 Henry, Etudes et de Renseignements, HCF, 16. 2. 1950, ibid., fo 63.
44 HCF à MAE, 23. 2. 1950, ibid., fo 67.
45 François-Poncet à Schuman, 2. 3. 1950, ibid., fo 72.
46 GMB à MAE, 13. 2. 1950, fo 61-62. Il s’agit de la Direction générale de l’Institut National de Statistique (INSEE).
47 MAE, Eur. 1944-60, All. 904, 915, fo 30.
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