Chapitre 3. La question de la Sarre
p. 141-168
Texte intégral
1L’image de la pomme de discorde que remit Pâris à Venus, suscitant la haine de Junon et de Minerve, a été souvent utilisée pour qualifier la Sarre disputée par la France et l’Allemagne. La question du statut à accorder à ce territoire frontalier, la question de ses liens avec l’un et l’autre des deux pays et la simple question de son appartenance au territoire allemand sont de celles qui, dans la période étudiée ici, déchirèrent les deux pays et firent émerger non seulement l’accusation réciproque mais aussi la réalité de sentiments nationalistes. La question de la Sarre pose à la fois la question de la définition de la nation allemande et le problème de l’expression d’un sentiment d’appartenance commune ainsi que celui de revendications qualifiables de nationalistes.
2Sous des apparences assez simples, la question du nationalisme est, appliquée à la Sarre, complexe. Les deux raisons majeures en sont la différence de fond sur les positions, les motivations et la tactique entre les deux protagonistes Konrad Adenauer et Jakob Kaiser, et le fait que, loin d’être longuement pensées et mises en balance, les exigences allemandes sur la Sarre furent avant tout une occasion et un instrument exploités par les partis allemands pour se donner un profil et une importance en politique intérieure. Le Chancelier perdit en partie le contrôle des diverses déclarations et prises de position, ce qui compliqua sa politique, le contraignit à des corrections et réduisit en même temps fortement la capacité des Alliés à interpréter les intentions et la tactique des uns et des autres.
3On ne peut retracer ici l’évolution intérieure de la Sarre dans ses aspects économiques et politiques1, ni relater en détail les longues et complexes négociations franco-allemandes. On se concentrera en revanche sur le phénomène nationaliste, sur ses fondements, son fonctionnement et sur sa fonction du côté français : ce point permet d’observer comment le soupçon et la dénonciation d’un nationalisme allemand sont liés à des réalités allemandes, mais sont aussi un moteur de la politique sarroise de la France et un instrument de sa justification. Il y a là quelque chose relevant de la rencontre de deux potentiels nationalistes se nourrissant mutuellement.
4La réalité impose de tenir compte aussi de l’existence d’un Haut-commissaire en Sarre, Gilbert Grandval, gouverneur du territoire dès la fin août 1945, et de l’engagement direct des ministres Schuman, Bidault et Mendès France dans les négociations. A côté d’eux François-Poncet participa à la querelle franco-allemande sur la Sarre en jouant le rôle de filtre dans le compte-rendu des déclarations et prises de position de et dans la presse allemande, puis parce que la Haute Commission est interpellée par Adenauer en mai 1950 pour exercer une médiation avec le gouvernement français2. Chargé des négociations avec la Chancellerie en 1952, avant d’en être écarté par Schuman en contact direct avec Hallstein, et remis en avant par Bidault au moment du plan van Naters en septembre 1953, François-Poncet a alors des contacts très réguliers avec Blankenhorn avant d’être chargé en octobre et novembre 1953 de négociations directes avec Adenauer. Cette mission d’intermédiaire et de négociateur, avec le secret qui l’entoure et qui convient au représentant français, ne manque pas de provoquer le mécontentement de Grandval qui suggère de le remplacer3. François-Poncet a encore des contacts réguliers mais infructueux avec Blankenhorn en 1954, mais le centre des discussions est transféré en avril à Paris où se rend plusieurs fois Hallstein pour négocier avec Jean-Marie Soutou, proche collaborateur de Pierre Mendès France.
1) Le contexte : les étapes du « conflit sarrois »
5A l’issue de la Première guerre mondiale, le traité de Versailles avait déjà prévu la séparation de la Sarre du reste du territoire allemand, ainsi que la création d’une union douanière avec la France et l’administration du territoire par une commission internationale. Ce statut ne devait pas résister au vote écrasant des Sarrois, lors du referendum du 13 janvier 1935, en faveur du rattachement à l’Allemagne. En 1945, la Sarre, d’abord intégrée à la zone d’occupation française, obtint rapidement une organisation spécifique avec l’établissement du cordon douanier de la France à la frontière orientale de la Sarre le 22 décembre 1946. En janvier 1947, la France abandonna ses autres revendications territoriales vis à vis de l’Allemagne et renonça à l’annexion de la rive gauche du Rhin, mais elle conserva sa revendication spécifique sur la Sarre. Les Alliés anglais et américains donnèrent leur bénédiction, le principe de l’administration française de la Sarre jusqu’à la fixation définitive des frontières étant respecté en échange de l’accord français à la création d’administrations centrales en Allemagne4. Non une annexion pure et simple, il s’agit d’un rattachement économique, assorti de certaines conditions politiques favorisant l’influence de la France et assurant le détachement de la Sarre par rapport à l’Allemagne. Une constitution pour la Sarre, rendue publique le 27 septembre 1947, imposait, dans son préambule, l’indépendance du territoire par rapport à l’Allemagne, le rattachement économique à la France, le maintien de la sécurité et la défense, par la France, des intérêts sarrois à l’étranger, ainsi que la nomination d’un représentant du gouvernement français chargé de faire respecter l’unité douanière et monétaire avec la France. Le 5 octobre 1947, 97,7 % des Sarrois donnaient leur voix à l’un des partis autorisés par l’occupant français et favorables à la constitution instaurant l’autonomie sarroise, et 51,2 % votaient pour le Parti chrétien-populaire dirigé par Johannes Hoffmann. Les mobiles et les erreurs de la politique sarroise de la France dans l’après-guerre ont été très étudiés, notamment l’absence d’une analyse des coûts et bénéfices, le rôle d’une bureaucratie laissée à elle-même ainsi que la difficulté à aborder la question sans passion et à intégrer les mises en garde des entreprises lorraines hostiles à la vision d’un espace charbonnier dont les parties se complèteraient.
6En 1949, l’échec, du point de vue économique, de la politique sarroise de la France est patent, la crise de surproduction charbonnière rendant caduc l’argument de la politique de rattachement. Quand l’absurdité de cette logique est reconnue par Schuman et Monnet au début de l’année 19505, Paris tente de donner une forme contractuelle à l’union économique franco-sarroise ; si certains en France militent toujours pour une annexion, l’autonomie dans l’union douanière préconisée par le gouvernement est conçue comme un moyen de maintenir un accès prioritaire au charbon sarrois, mais aussi comme un moyen d’assurer l’indépendance du territoire sarrois face à l’Allemagne. C’est ainsi que l’on justifie à Paris la censure en Sarre et l’extrême surveillance ou l’interdiction imposée aux partis pro-allemands (le DPS sera interdit en mai 1951) – une approche que François Seydoux appellera « se garder d’introduire le loup dans la bergerie »6.
7Le 3 mars 1950 sont signées les conventions franco-sarroises, provoquant une vague d’indignation en Allemagne. Au même moment, Paris obtient l’admission de la Sarre comme membre associé au Conseil de l’Europe et semble vouloir instaurer une situation préjugeant du futur traité de paix pourtant seul censé fixer le statut définitif de la Sarre. Les conventions, qui accordent une indépendance totale au gouvernement sarrois en matière de législation, d’administration et de juridiction, garantissent la libre circulation des produits entre les deux parties et confient à la France l’exploitation des mines de la Sarre jusqu’à la signature du traité de paix, seront suivies en janvier 1952 par la transformation en mission diplomatique de la représentation française en Sarre et en ambassadeur le titre du Haut-commissaire Grandval. L’idée de Schuman de faire participer la Sarre à la Communauté Européenne de Défense provoque une très vive réaction en Allemagne7.
8L’année 1952 est marquée par les efforts de Adenauer et Schuman pour trouver une solution bilatérale quand est envisagée l’européanisation de la Sarre, mais aussi par les démarches allemandes devant le Conseil de l’Europe pour obtenir le respect des libertés démocratiques en Sarre. Une fois formulé le préalable sarrois par René Mayer (la définition du statut est la condition préalable à la ratification des accords de Bonn ou du traité instituant la CED), Georges Bidault reprend les négociations en 1953, mais le Conseil de l’Europe s’introduit dans le conflit bilatéral avec la présentation, par le député socialiste hollandais Marinus van der Goes van Naters, des propositions formulées par la commission des affaires générales du conseil de l’Europe, qui a été chargée le 18 septembre 1952 de faire un rapport sur l’avenir de la Sarre. Or, des deux côtés, on a plutôt intérêt à trouver une solution bilatérale, Bonn refusant l’européanisation politique de la Sarre prévue par le plan van Naters, Paris répugnant à accepter que soient établies entre la Sarre et l’Allemagne des relations économiques équivalentes aux liens franco-sarrois.
9Le 20 mai 1954, un accord est trouvé à Strasbourg par Adenauer et les très européens Spaak, Naters, Monnet ainsi que, représentant le gouvernement français, Pierre-Henri Teitgen qui sera hélas publiquement désavoué par Bidault, notamment sous la pression de Grandval. Avec l’arrivée aux affaires de Pierre Mendès France et la levée de l’hypothèque de la CED à la fin de l’été 1954, une rencontre décisive des deux chefs de gouvernement, le 19 octobre 1954 à la Celle St Cloud, permet de placer la question sarroise au centre non plus de la politique européenne mais d’un rapprochement franco-allemand et d’éviter que les accords de Paris sur l’Allemagne ne butent sur la question sarroise. Dans le texte signé le 23 octobre 1954, la France obtient que le statut européen, sous l’égide de l’UEO, ne soit plus discuté jusqu’au traité de paix et concède la liberté à tous les partis en Sarre ainsi que la possibilité d’une révision constitutionnelle. Cependant, les difficultés nées de l’organisation de la ratification dans les deux pays et de l’organisation d’un referendum en Sarre donnent aux partis pro-allemands, désormais autorisés, la possibilité de s’organiser : le 23 octobre 1955, 67 % des Sarrois se prononcent contre le statut européen. Le gouvernement Guy Mollet conclura avec l’Allemagne le traité du 27 octobre 1956 prévoyant que la Sarre redeviendra allemande à partir du 1er janvier 1957 et que l’union économique franco-sarroise cessera au bout de trois ans, contre quelques compensations en charbon pour la France.
2) Les manifestations de l’opposition ouest-allemande et les poussées réactives en Allemagne
10L’impression générale qui ressort des rapports de François-Poncet est une relative unicité et uniformité des positions allemandes face à la politique française en Sarre. Pourtant, il y a du côté allemand deux approches radicalement opposées du problème, ou plus exactement d’abord deux camps : celui du refus et celui de l’indifférence. Le premier, composé surtout de Kaiser et des sociaux-démocrates, va contraindre progressivement le second, où se retrouvent Adenauer et la plus grande partie de l’opinion, à s’occuper de la question sarroise – que ce soit pour s’atteler à la recherche d’une solution ou pour simplement s’en émouvoir. Cette différence d’approche de départ et la dimension chronologique de l’influence ne sont pas sans importance et elles ont tendance à être gommées par l’argumentaire du refus qui gagne progressivement l’ensemble de la classe politique allemande. Ce refus s’appuie, dans ses différentes manifestations, sur une position fondamentale : l’idée que l’appartenance de la Sarre au territoire de l’Allemagne est incontestable et inaliénable. C’est la formule « partie intégrante de l’Allemagne » que l’on retrouve dans toutes les déclarations solennelles du Bundestag au sujet de la Sarre et qui fait écho – et c’est bien un problème – à l’affirmation de l’appartenance des provinces orientales à l’Allemagne. Ainsi, le Reich dans ses frontières de 1937 est-il, là aussi, la référence juridique que l’on veut incontestable, plaçant la « confiscation » du territoire sarrois par l’allié occidental prétendument bienveillant au même niveau et dans le même esprit que « l’amputation » des territoires orientaux par l’acte inique du quatrième Grand ouvertement ennemi. La démonstration juridique qui permet de justifier le caractère provisoire de l’extension territoriale de l’Allemagne fédérale en 1949 s’avère parfaitement pertinente dans le cas de la Sarre.
11C’est d’abord l’opposition qui s’empare du flambeau. Le SPD avance en premier cette revendication de « la Sarre, partie intégrante de l’Allemagne » qui apparaît dès l’été 1949 dans des déclarations de Kurt Schumacher ainsi que le 5 septembre à la commission du parti chargée des affaires étrangères8 ; de même, le SPD tente d’obtenir le soutien des socialistes français et va devenir, avec Karl Mommer, le porte-parole de l’indignation allemande face au non respect des libertés démocratiques en Sarre. C’est grâce à ce double argument de l’appartenance naturelle à l’Allemagne et du non respect des règles de démocratie en Sarre que le SPD et le ministre CDU Kaiser vont parvenir à sensibiliser l’opinion pour la mobiliser à la fois sur le problème et contre la politique française. L’évolution va se sentir dans les sondages, partant d’un désintérêt en 1947/48 pour atteindre un premier pic en 1952 où 72 % de la population interrogée déclarera ne pas vouloir renoncer à la Sarre pour gagner l’amitié des Français9. La conviction, dans la population ouest-allemande, que les Sarrois tiennent à revenir dans le giron de l’Allemagne augmente à mesure que se développe la campagne des partis, passant par exemple de 38 % fin 1952 à 49 % en 195310.
12Jakob Kaiser adopte dès l’abord une attitude de confrontation avec les Français en contestant sans cesse la légitimité de la situation en Sarre, ce qui va le conduire à soutenir, notamment financièrement, l’opposition politique en territoire sarrois. C’est lui qui fait immédiatement entendre sa voix début décembre 1949 lorsque Robert Schuman annonce à Johannes Hoffmann l’intention de Paris de réorganiser les relations avec des conventions entérinant l’indépendance du territoire par rapport à l’Allemagne. La campagne de Kaiser suit un cours régulier : après un rapport envoyé au Times en décembre 1949 et repris par plusieurs journaux allemands, après un discours, le 7 janvier 1950, où il dénonce les projets français d’autonomie et de luxembourgisation de la Sarre, Kaiser envoie au Chancelier, le 12, un long mémorandum sur la Sarre. Theodor Heuss, le Président de la République dont la fonction impose une certaine réserve dans le débat politique, déclare le même jour que la Sarre est « tant d’un point de vue historique que d’un point de vue ethnique, une terre allemande »11. Le front de refus de l’opposition parlementaire s’étend à une partie des partis gouvernementaux autour du mot d’ordre de la « Sarre allemande », et se manifeste particulièrement lors de la visite en Allemagne, les 14 et 15 janvier 1950, du Français Schuman. Celui-ci espère, avant les négociations franco-sarroises, gommer l’impression que le gouvernement fédéral soit mis devant le fait accompli12 et il tente de rassurer le Chancelier en lui expliquant que les textes franco-sarrois ne se trouveraient qu’à l’état de projet. Schuman est fort mal reçu par la population à Mayence et le voyage est jugé comme un échec. Dans l’entourage de Adenauer on juge alors que le mémorandum de Kaiser « ne se distinguait pas particulièrement par sa sagesse »13. C’est la concomitance de l’assaut de Kaiser avec des déclarations explosives du ministre fédéral de la Justice Thomas Dehler qui fait naître l’impression, côté français, que le Chancelier pilote en secret une opération d’envergure contre la France, alors que Adenauer en est encore à une position oscillant entre l’indifférence et l’apaisement. Lors d’une réunion du parti libéral FDP à Hambourg le 22 janvier, après avoir condamné l’injustice avec laquelle serait traitée l’Allemagne, affirmant que le statut de la Ruhr, l’office militaire de sécurité et la limitation de la production industrielle avaient été imposés à l'Allemagne parce qu'on la considérait comme un « foyer continuel de perturbation », Dehler ajoute qu’il est « inexact de prétendre que les événements des dernières décades ont été provoqués par l'Allemagne ». Il ajoute que l’Allemagne ne porterait « pas non plus la responsabilité de l'effroyable phénomène Hitler » qui aurait été « la conséquence du traité de Versailles et de la pusillanimité des Français »14. Tandis que Blankenhorn conseille immédiatement à Adenauer de retirer son portefeuille à Dehler15 et que, convoqué au Haut-commissariat français, il déclare à Bérard que le ministre de la Justice « est un fou » ayant déjà « tenu des propos inopportuns »16, il doit rédiger pour le Chancelier une lettre d’excuses exigée par François-Poncet. Si le collaborateur de Adenauer estime que les propos de Dehler étaient réellement truffés de contrevérités et d’arguments fort bas, il n’en pense pas moins qu’ils ont procuré aux Français des arguments inespérés pour détourner l’attention de leurs « décisions politiques fâcheuses » en Sarre et pour montrer du doigt un « prétendu nationalisme allemand » en considérable augmentation. Dans l’échange de lettres publié par la presse, c’est bien dans ce sens que va le Haut-commissaire français qui dénonce l’injure faite à la France et accuse le ministre de la Justice de déformer l’Histoire de manière flagrante ainsi que de vouloir excuser à posteriori l’hitlérisme.
13L’agitation anti-française de l’opposition ne faiblit pas et passe par la presse qui adopte un ton rappelant à beaucoup celui des nazis17. Sur le fond, les accusations des politiques allemands glissent de l’idée de la Sarre naturellement allemande à l’argument d’une France agressive et ne respectant pas la démocratie en Sarre. A la signature des conventions, Schumacher qualifie la politique de Paris de « torpillage de l’idée européenne »18 ; lorsque la France décide fin février 1951 d’installer à Paris une mission diplomatique sarroise, de faire reconnaître la souveraineté extérieure de la Sarre et de la faire participer à la CED, le Neuer Vorwärts y voit une « déclaration de guerre à l’Allemagne »19. Enfin, quand le ministre de l’Intérieur sarrois, Edgar Hector, interdit le parti libéral sarrois DPS (Demokratische Partei des Saarlandes)20 le 21 mai 1951 avec l’aval de Robert Schuman, on ne compte pas les voix s’élevant à Bonn contre la censure et le non respect des libertés démocratiques en Sarre. Quand les partis pro-allemands ne sont pas autorisés à faire campagne pour les élections sarroises du 30 novembre 1952, l’indignation est à son comble.
14Cherchant la confrontation avec Paris, Kaiser relie habilement les deux arguments servant à délégitimer la politique française en Sarre. Il suggère des ressemblances entre le régime de la Sarre et celui de la RDA, un parallélisme avec une Sarre qui est « allemande au même titre que le Brandebourg »21. Sachant que le ministère de Kaiser n’est pas étranger au lancement du Saarbund et à l’agitation pour une Sarre allemande, François-Poncet s’inquiète que les partis politiques mais aussi la centrale syndicale DGB et même l’Église catholique participent à cette vague d’indignation22. A l’opposé de la stratégie de Kaiser, Adenauer mise sur la pénétration économique allemande en Sarre et sur l’apaisement par un dialogue constructif avec la France23, il cherche le compromis avec Paris. Mais il est la cible d’un tir croisé, le SPD l’accusant d’abandonner les intérêts allemands24, Kaiser lui reprochant de ne pas assez insister sur l’absence de liberté politique en Sarre et surtout de sacrifier un territoire allemand sur l’autel de l’Europe25.
15Face aux agitateurs, François-Poncet manifeste une bonne connaissance de l’argument de la Sarre allemande et de l’interprétation de la politique française en découlant ; il les formule dès mars 1950 pour le Département : « Historiquement, la Sarre est un pays foncièrement allemand et qui fait corps avec l’Allemagne. En essayant de l’en détacher, la France obéit tenacement à la tradition de Richelieu et de Louis XIV, qui tend à morceler l’Allemagne autant que possible pour l’affaiblir et la dominer »26. Mais émettant des doutes sur le caractère allemand de cette région, il raille les « droits de propriété », entre guillemets, de l’Allemagne sur la Sarre, et estampille du terme nationaliste la revendication et la pression exercée en ce sens27. On ne peut selon lui interpréter qu’ainsi la résolution votée le 2 juillet 1953 par le Bundestag qui se rallie entièrement aux propositions du SPD. La Chambre y invite le gouvernement fédéral à suivre, dans ses négociations sur la Sarre, trois principes : 1 ° la Sarre est une partie de l’Allemagne ; 2 ° l’ordre instauré en Sarre fait partie de l’organisation intérieure de l’Allemagne mise en place par les puissances d’occupation ; 3 ° l’objectif des négociations doit être de créer des conditions démocratiques en Sarre et de mettre un terme à sa séparation de l’Allemagne. Ce programme, qui, sous trois formulations différentes, prend l’exact contre-pied de la position française, pose le problème de la justesse de l’accusation de nationalisme.
16Indubitablement, le terme se justifie pleinement pour caractériser la rhétorique acide et les jugements définitifs de Jakob Kaiser ou de la presse, des propos à la fois agressifs et simplificateurs qui correspondent aux critères identifiés du nationalisme (intolérance, violence dans le ton, excès, exacerbation du sentiment patriotique, hybris liée à la dévalorisation de l’autre). En revanche, la résolution du Bundestag ne présente aucun de ces caractères et se veut une revendication pacifique fondée sur la conscience d’une existence propre en tant que groupe national. La qualifier de nationaliste est propre à entretenir une confusion. Ce qui est jugé nationaliste ici, ce n’est pas la forme du propos, mais l’affirmation du caractère allemand de la Sarre, ce qui selon François-Poncet relève, dans un contexte particulier, de la « francophobie »28.
17L’explication par la francophobie est l’arbre qui cache la forêt ; une analyse juste glisse vers une déduction fausse qui bloque surtout l’intelligence de la situation. Pourtant François-Poncet est loin d’avoir tort lorsqu’il note que, face à l’opinion publique, l’affaire sarroise est un bon moyen pour certains hommes politiques de modifier leur image à l’intérieur. En ajoutant que, se sentant « compromis par leur collaboration avec les Alliés », ils aspirent à « se refaire une virginité », il joue le rôle de filtre interprétatif à l’intention de Paris ; mais on peut douter que la compréhension de phénomènes exacerbés dans la crise soit facilitée par la raillerie face aux « nationalistes de tout bord [qui] dénoncent un abandon sacrilège d’une parcelle de territoire allemand »29. Ayant posé dès 1951 que le principe que la Sarre est le point sur lequel se concentrent « tous les refoulements de l’orgueil allemand humilié »30, il lui est ensuite difficile d’interpréter simplement par des mobiles de politique intérieure des propos aigres ou fanfarons. L’examen de la chronologie permet de progresser dans l’analyse.
3) L’évolution du Chancelier et les jugements du Haut-commissariat français
18Au départ, le problème de la Sarre n’a pas une importance majeure dans la conception qu’a Adenauer des priorités politiques de l’Allemagne fédérale. Il préfère ne pas soulever la question avant d’avoir amélioré ses relations avec les Alliés, ce qui commence à se réaliser fin 1949 par l’accord du Petersberg31. La faible importance qu’il y accorde a priori a conduit certains à voir dans la question sarroise une « masse » informe et malléable a l’envi, lui permettant de manœuvrer habilement face à Paris et de naviguer à vue32 ; on peut en effet interpréter de la sorte le fait qu’il dise en aparté à Schuman en 1952 que la question de la Sarre est vraiment secondaire à ses yeux. Cette relative désinvolture tient à la conviction que, de toutes façons, le temps travaille en faveur de l’Allemagne : à mesure que le redressement économique se fera, l’attachement des Sarrois à l’Allemagne sera encore plus manifeste33, ce qui est beaucoup moins évident pour ce qui est de l’Allemagne de l’Est. Aussi, tout en étant convaincu du caractère allemand de la Sarre, il est d’abord tenté par une politique de retenue, puis de conciliation. Mais face à une opinion publique sensible aux arguments des agitateurs et progressivement hostile aux solutions européennes34, puis face aux dangers que fait peser le conflit sarrois sur l’ensemble de sa politique européenne, Adenauer va déclarer qu’il s’agit d’un problème de premier ordre.
19Ce sont indéniablement les assauts de Kaiser et Schumacher qui le contraignent à sortir de sa réserve et à proposer une solution européenne pour faciliter le dialogue avec Paris. On peut ainsi interpréter son attitude très réservée lors de la visite de Schuman en janvier 1950 : il n’accorde que deux heures d’entretien au ministre français, le dernier jour de sa visite, après avoir critiqué vertement la politique de la France en reprenant devant des journalistes français l’argument de l’appartenance historique et ethnique de la Sarre à l’Allemagne. La Chancellerie semble bien avoir réellement manipulé la presse allemande dans un sens anti-français, ce qui fait penser aux moyens employés jadis par Bismarck pour faire adopter de nouvelles lois militaires, telle celle du Septennat votée à l’issue d’une campagne de presse ayant présenté le relèvement rapide de l’armée française et l’arrivée au pouvoir de Mac Mahon comme le signe de la soif française de revanche. Le parallèle ne tient pas jusqu’au bout même si, comme à la fin du XIXe siècle, la présentation du chauvinisme français comme un danger doit être un point de rassemblement et de cohésion de la société allemande, en l’occurrence pour une Sarre allemande et contre un diktat français. Parce que l’Allemagne impériale recourut à la mobilisation de l’opinion publique à la veille de la Grande Guerre, parce que ce fut un instrument au service d’une politique de grande puissance, expansionniste et impérialiste, mais surtout parce qu’il a mobilisé des sentiments où l’identité collective passe par le rejet de l’autre, par la mythification du groupe et par la notion d’élection d’un collectif menacé, ce type de réflexe mérite sans aucun doute le qualificatif de nationaliste.
20Dans le décryptage français vient se greffer sur ces références celle de la propagande nazie. Selon François-Poncet, la probable manipulation de la presse et la vivacité avec laquelle le Chancelier s’insurge contre le projet de conventions franco-sarroises donneraient à ses propos, « son caractère de violence initiale qui rappelait fâcheusement le style et les méthodes de feu le Dr. Goebbels »35. Tout en en restant à la formule (est-elle choisie uniquement en raison de son caractère percutant ou bien pour tout le sens qu’elle véhicule ?) le Haut-commissaire ne voit pas moins une continuité, dans la forme du discours et dans la campagne de presse très probablement organisée, avec la façon dont a été exploité le sentiment nationaliste dans l’histoire allemande : c'est-à-dire au service d’une autre stratégie. Ainsi, s’interrogeant uniquement sur le dessein poursuivi par Adenauer (et non pas sur le possible caractère conséquent de sa position dans le dossier sarrois ni sur la réalité de son indignation face à certaines méthodes des Français), François-Poncet conclut à une simple tactique visant à se protéger du reproche de complaisance et de faiblesse à l’égard des Alliés. Si le représentant de l’État français sait parfaitement déchiffrer la dimension de lutte politique intérieure conduisant Adenauer à vouloir se débarrasser de l’image de « Chancelier des Alliés », il semble exclure que l’hostilité du Chancelier à l’approche française du problème sarrois puisse aussi avoir un fondement politique qui ne serait pas en contradiction avec ses bonnes dispositions à l’égard des Occidentaux. Donc, devant la presse le 16 janvier, « il s'est comporté en bon nationaliste allemand »36. Dans les faits, il a fallu à Adenauer se placer en tête du mouvement de protestation s’il voulait conserver une maîtrise de la situation et exercer une quelconque influence sur le dossier sarrois, mais, pour éviter la confrontation avec la France, il a choisi de rejeter la responsabilité sur le gouvernement sarrois de Hoffmann et d’en appeler à la Haute commission alliée37.
21Conforté par l’incompréhension qu’ont provoquée à Sarrebruck les réactions ouest-allemandes, François-Poncet n’a pas compris cette première tactique de Adenauer. Balayant les scrupules que Schuman avait en janvier à l’idée de placer Bonn devant le fait accompli, François-Poncet ne prévient Adenauer de l’imminence de la signature des conventions qu’incidemment, la veille même du 3 mars où elles sont signées, en lui donnant en outre le conseil, mi figue - mi raisin, de ne pas se précipiter pour réagir et de rompre ainsi avec cette mauvaise habitude propre à son pays38. Furieux et une nouvelle fois convaincu d’avoir été trompé, le Chancelier convoque une conférence de presse et exprime, courroucé, son désaccord. Dénonçant une intention française de faire entrave aux traditionnels échanges économiques entre la Sarre et le reste de l’Allemagne pour les détourner sur la France, Adenauer en dramatise les répercussions pour l’économie allemande. Accusant la France de ne pas respecter ses engagements, il clame que ces accords font le jeu des nationalistes et de la Russie des Soviets, ruinant tous les efforts de rapprochement franco-allemand et mettant en péril l’adhésion de l’Allemagne fédérale au Conseil de l’Europe. A l’issue de cette conférence de presse, il se laisse aller à une formule alambiquée mais percutante en suggérant que le statut imposé à la Sarre serait en réalité un véritable régime colonial39.
22François-Poncet s’attarde à cette occasion sur ce qu’il décèle du nationalisme du Chancelier. Les composantes en sont la fourberie, avec l’attitude « ni très droite, ni très franche, ni très conséquente »40 d’un Chancelier qui aurait feint la surprise à la publication des conventions ; puis l’égoïsme, Adenauer choisissant de « hurler avec les loups » pour conserver le soutien des « gros industriels de la Ruhr qui sont ses amis personnels et alimentent les caisses de la CDU » ; enfin le manque de courage, avec la crainte d’être tenu pour « un collaborateur, un Allemand sans vertèbres, pour un mauvais Allemand ». Excluant d’autres explications possibles au sentiment d’appartenance commune en Sarre et en Allemagne que l’action d’une presse manipulée avec les méthodes des nazis, le Haut-commissaire envoie à Paris le message assez simpliste selon lequel la position de Adenauer sur la Sarre n’est que feinte et qu’elle ne repose ni sur une réelle conviction politique, ni sur un sentiment pacifique d’appartenance commune. Or si en 1950 Adenauer est contraint par Kaiser et Schumacher à ne pas être en reste sur la question sarroise, ce n’est pas la première fois qu’il conteste la légitimité d’une séparation de la Sarre du reste de l’Allemagne ; en octobre 1946, il évoquait pour Die Welt le droit à l’autodétermination et la réserve du traité de paix41. Mais François-Poncet ne relève que la crainte de passer, comme Rathenau, pour un Erfüllungspolitiker et, reprenant un schéma interprétatif des années trente, il dramatise le ton en suggérant que Adenauer ne serait, au fond, pas différent des dirigeants de Weimar, entrant « volontiers » dans « la démagogie nationaliste (…) dont « on sort difficilement ». Et « une fois de plus, on voit un homme d'État allemand prononcer, dans sa hâte d'être applaudi, des paroles, accomplir des actes dont il n'a pas clairement aperçu toutes les conséquences, si bien qu'il est menacé d'avoir à dire, un jour, comme plus d'un de ses prédécesseurs : “je n'ai pas voulu cela !” “ich hab' es nicht gewollt !” »42. Adenauer tentera par la suite de minimiser son éclat du 4 mars en le présentant comme un contre-feu visant au contraire à désamorcer ce « matériau explosif dangereux » ne pouvant être utile qu’aux « cercles nationalistes ». Se disant soucieux d’apaisement, il reprendra l’argument économique et l’argument national sans faire allusion à la question des libertés démocratiques : « Il s’agissait en Sarre d’environ un million d’Allemands que l’on voulait séparer de l’Allemagne. On allait nous enlever des mines dont la propriété était indispensable à l’assainissement économique à l’intérieur de la République fédérale »43.
23Taisant cette argumentation qui est à long terme plus efficace que celle des agitateurs, François-Poncet est amené, par une obsession de la continuité, à faire sur le même personnel politique allemand un diagnostic contradictoire, mêlant la continuité avec la République de Weimar et la continuité avec le nazisme. Adenauer et son entourage sont accusés en même temps d’adopter l’attitude des inconscients de Weimar qui ont toléré ou même encouragé la montée du péril, et de reprendre le ton des criminels manipulateurs d’opinion. La prédétermination des comportements s’expliquerait par le « fond de nationalisme indélébile » de la bourgeoisie allemande44.
24En l’absence d’une interrogation sur la politique sarroise de la France et donc sur l’existence de motifs rationnels d’une indignation en Allemagne, le jugement fondé sur la continuité devient un argument pour mettre en doute l’opportunité de la politique alliée allant vers la levée progressive du contrôle. C’est le sens des conclusions de François-Poncet : « Le Chancelier a-t-il prévu que l'âpreté, la violence qu'il a apportées dans sa protestation contre les conventions franco-sarroises n'inciteraient pas les Alliés à lui faire place à la table où serait, par hypothèse, rédigé le traité de paix, ni à l'autoriser à en discuter avec eux, comme il le souhaite, sur un pied d'égalité ? »45. Affirmant ne pas savoir si Adenauer est « un homme d’Etat », « un génie authentique », il hésite entre l’ironie et le ton pathétique.
25Mais il lui faut s’offusquer lorsque Bonn dénonce publiquement certaines conditions imposées en Sarre par le gouvernement local avec la protection des Français. Dès mars 1950, on avait élaboré à Bonn un rapport dépeignant la censure, les expulsions de personnes indésirables46 et les interdictions de partis ou de journaux d’opposition ; l’objectif était de dénoncer tant le gouvernement de Johannes Hoffmann, jugé non légitime, que l’intention française d’annexer la Sarre sous couvert d’une indépendance de pure forme. Après l’interdiction du DPS le 21 mai 1951, l’arme est brandie en public, l’Allemagne menaçant de présenter au Conseil de l’Europe un mémorandum sur les violations des droits de l’Homme et des libertés fondamentales en Sarre. Il est évident qu’accuser la France de ne pas respecter les principes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen est perçu comme un véritable affront visant à mortifier les Français devant la communauté internationale. A Godesberg et au Quai, on s’offusque que la jeune Allemagne ose s’élever en accusatrice contre l’une des grandes puissances et s’immiscer dans les affaires intérieures de la Sarre, dont l’autonomie est inscrite dans sa constitution47. Mais François-Poncet commence à faire une distinction entre le Chancelier, qu’il voit « sincère dans son désir d’apaisement » et les francophobes de son entourage, Kaiser, Blankenhorn et « probablement » Hallstein. En février 1952, Adenauer l’a informé de sa nouvelle tactique personnelle, une alternative à la campagne orchestrée par Kaiser avant les élections au Landtag de Sarre en novembre. Contre le raidissement de Kaiser sur des arguments et un ton répondant aux critères du nationalisme, Adenauer tente la manœuvre de demander aux Alliés une intervention pacifique. Finalement, la solution d’européisation proposée par Schuman pour permettre à la France de sortir de la défensive ne lui conviendra pas et il devra reconnaître début janvier 1953 que sa politique sarroise a jusque là été un fiasco, dont la mesure est donnée par les élections en Sarre le 30 novembre 1952 : pas plus d’un quart des électeurs sarrois ont suivi les conseils de la propagande de Kaiser qui misait sur 50 % de votes négatifs.
26Dans la description de la campagne d’agitation nationaliste orchestrée en Allemagne, il y eut une application chez François-Poncet à relever et interpréter tout détail servant le parallélisme avec les années trente, sans que soit aucunement soulignée la différence d’idéologie. Et tout élément suggérant l’existence d’une conspiration fut mis en avant pour diagnostiquer un fourmillement nationaliste dont Adenauer serait lui-même la victime. Aussi est-ce à chaque fois, dans les rapports, la même surprise et la même déception lorsque le Chancelier exprime sans ambages l’idée que la Sarre est allemande et que la France y ferait museler la population. Alors que ces rapports auraient pu livrer au ministre des éléments divers et nuancés permettant à Paris d’élaborer une politique constructive, il est frappant qu’ils soulignent les mots et actes extrêmes justifiant une politique d’intransigeance. Ils taisent en revanche des informations rendant intelligible la position commune à l’ensemble des partis de Bonn et fondés sur le refus qu’il existerait une « patrie » sarroise ou encore, comme le formule François-Poncet, la « nouvelle patrie » des Sarrois48. Le député CSU Franz-Josef Strauß le formule avec sa verve habituelle en disant qu’« il n’existe pas de patrie qui aille de Homburg sur la Sarre à St. Wendel sur la Sarre », que seul un « mensonge » invente une « nationalité sarroise » ; « à partir de cela, il n’y a qu’un pas pour arriver à une idéologie sarroise et à un micronationalisme, ou bien, comme on dit en bavarois, un nationalisme vu de la perspective d’un pinscher »49.
27A partir de janvier 1953, on sait au Haut-commissariat que la nouvelle stratégie du gouvernement allemand est de miser sur l’instauration de liens économiques étroits entre Allemagne et Sarre pour que celle-ci se détache de la France50. On cesse donc d’agiter le chiffon national et de refuser les contacts avec le gouvernement de Johannes Hoffmann pour jouer plutôt sur la probable attraction de l’économie allemande en expansion – en réponse à l’attrait exercé jusqu’alors par la France. Aussi est-on d’abord surpris que Adenauer ait encore recours à l’arme de la condamnation publique de la situation en Sarre en se tournant à nouveau vers le Conseil de l’Europe, en avril 1953. Il le fait au nez et à la barbe du Haut-commissaire français qui a cru le dissuader, en tête à tête, d’utiliser un moyen aussi « puéril » et une arme aussi « émoussée »51. Adenauer n’en cherche pas moins le dialogue avec Paris, tout en qualifiant, devant les Américains, la politique sarroise de la France d’« extraordinairement maladroite et balourde »52. Face à Kaiser qui critique ouvertement la politique de compromis, Adenauer multiplie les courriers de rappel à l’ordre avant de lui retirer sa compétence dans les affaires sarroises à la fin de l’année 1953, et ce malgré les protestations de Kaiser arguant que la Sarre ne relève pas du domaine des affaires étrangères53.
4) Le choc de deux nationalismes ?
28La question sarroise a provoqué dans la presse et les partis allemands des réactions, des argumentations et des indignations mettant en action des sentiments et des expressions au caractère nationaliste incontestable : avec l’expérience commune de la défaite et de l’humiliation et à partir de la conviction du caractère résolument allemand de la Sarre (le sentiment d’appartenance commune) ainsi que face à des positions françaises considérées comme arbitraires et discriminatoires (le sentiment de l’injustice) se développa rapidement l’appel à la défense collective face à une attaque (l’identification de l’adversaire) avec la passion et l’excès dans le ton (la violence) ; et l’on arrive à l’exacerbation du sentiment patriotique par la dévalorisation de l’autre, identifiée ici comme un bon instrument de mesure du nationalisme.
29Cette vague de nationalisme au sujet de la Sarre fut aussi une réaction. Les efforts d’une politique constructive déployés en Sarre n’empêchent pas qu’après 1949 les images négatives associées à la Franzosenzeit (l’occupation française) perdurent et se cristallisent dans le reste de l’Allemagne à cause de certains traits de la politique de Paris, vus comme une provocation explosive : le refus de reconnaître les liens du territoire avec l’Allemagne, les mises en scène de la prééminence de la France face au vaincu, le ton avec lequel est affirmée la légitimité du gouvernement Hoffmann, les contradictions de la politique française tendant à placer sur un terrain contractuel des décisions unilatérales antérieures, et enfin l’apparente bénédiction donnée par la France au non respect des libertés démocratiques en Sarre. De la même façon qu’il est aussi simplificateur que faux de généraliser un nationalisme allemand à partir de manifestations ponctuelles d’aigreur vis à vis de la France, il serait erroné et réducteur de diagnostiquer un nationalisme français majoritaire au prétexte que des organes de presse ou des dirigeants recourent à des réflexes nationalistes vis-à-vis de l’Allemagne. Trait essentiel de la position française face à l’Allemagne depuis 1945 notamment parce qu’elle faisait le lien entre les deux familles de la résistance aux conceptions par ailleurs divergentes, l’obsession sécuritaire a toutefois eu souvent recours aux schémas ordinaires et traditionnels d’un nationalisme dont les racines remontent aux Lumières, qui ont été relayés par la Révolution se défendant contre l’alliance des Princes, puis transformés par l’Empire conquérant, se sont ensuite nourris des différentes expériences de conflits, d’attaques, de sièges et de défaites imposés par « les Prussiens », pour être finalement comme vitrifiés par le multiple traumatisme de la défaite de 1940, de l’occupation et de la collaboration que seule pouvait sublimer l’affirmation d’une collectivité nationale, sauvée par la Résistance, et recouvrant une dignité par l’affirmation de la grandeur et de la supériorité nationales. S’il s’est parfois avancé masqué dans les premières années d’après-guerre, ce problème français s’est nourri des manifestations d’une revendication nationale allemande, perçue comme une menace. Reconnu comme un problème en Allemagne, il fut propre à y susciter l’impression d’une injustice dans le traitement et la formation d’une identité de victime.
30La visite de Robert Schuman en Allemagne début 1950 montre comment se répondent perceptions et susceptibilités au sujet de la Sarre. Alors même que le ministre français entend manifester sa bonne volonté, des signes de mauvaises intentions sont interprétés de part et d’autre et les suspicions s’enchaînent : on s’irrite en Allemagne que le protocole français ait organisé l’accueil de Schuman à Mayence en zone d’occupation française et non pas à Bonn et que le ministre soit reçu par le Haut-commissaire français et non pas par le Président fédéral allemand. Mais à l’irritation que provoque la constance avec laquelle Paris souligne la spécificité et l’inégalité des rapports entre les deux pays répond l’aigreur, ressentie dans l’entourage de Schuman, en voyant que des policiers allemands font office d’agents de sécurité et semblent incarner l’aspiration allemande à la reconquête de la souveraineté54. Tandis que les propos de Adenauer devant des journalistes provoquent l’indignation côté français, on exprime des doutes, côté allemand, quant à la droiture des décideurs français. Certes des proches de Schuman estiment que c’est la visite elle-même qui a pu provoquer ces réactions55. Néanmoins, à défaut d’en tirer un enseignement, Paris persiste sur cette ligne en informant au dernier moment le Chancelier de la signature des conventions. En clair, ce n’est pas une affaire qui regarde les Allemands, ils peuvent être au mieux informés de décisions ne concernant que les Français et les Sarrois.
31L’un des détonateurs des manifestations à relents de chauvinisme, voire de nationalisme en Allemagne est l’ambiguïté française sur la question de savoir si les liens privilégiés établis avec la Sarre relèvent ou non d’une logique de réparations à l’issue du conflit mondial et si ces réparations sont d’ordre strictement économique ou bien si elles font partie d’une politique de revanche. Après avoir dû renoncer aux réparations, sous forme de démontages notamment, la classe politique française a continué à considérer que, à défaut de droits dans la Ruhr et sur la rive gauche du Rhin, la Sarre pouvait servir de dédommagement, et ce à double titre : d’une part d’un strict point de vue économique par l’accès privilégié au charbon sarrois et par le fait que l’union économique franco-sarroise éloigne le territoire de liens avec l’Allemagne et, d’autre part, d’un point de vue politique par le fait que le maintien d’un axe Paris-Sarrebruck et la création d’une nouvelle entité étatique autonome renforcent le sentiment de sécurité et la supériorité politique de la France par rapport à la jeune Allemagne fédérale appelée à se dégager de la tutelle alliée56. Au risque de provoquer la méfiance des milieux économiques français, et notamment lorrains, très réticents face à la concurrence de l’industrie sarroise et peu sensibles au mythe de l’unité économique du bassin sarro-lorrain. Alors que, pour ne pas saper l’argumentation selon laquelle c’est la volonté démocratique des Sarrois qui justifie et légitime le statut de la Sarre, le ministre français des Affaires étrangères Schuman se défend de dire aux Allemands que l’union économique et monétaire franco-sarroise est conçue comme un moyen de dédommager la France pour les pertes subies pendant la guerre, le Président de la République Vincent Auriol lui rappelle, en conseil des ministres en octobre 1952, que le régime économique instauré entre la France et la Sarre « a toujours été regardé comme une sorte de compensation au titre des réparations »57.
32Au Haut-commissariat français en Allemagne, on est plus nuancé et la position évolue selon l’atmosphère des relations franco-allemandes et surtout du climat en Allemagne fédérale sur la question sarroise : lorsque des voix s’insurgent à Bonn contre la politique française en Sarre, le Haut-commissaire revendique la dimension « réparatrice » des liens franco-sarrois, mais lorsque en revanche le Chancelier est disposé au compromis, François-Poncet conseille de ne pas recourir à ce type d’argumentation. Il déclare ainsi à Blankenhorn en janvier 1950, au moment de l’agitation à propos des futures conventions, que la France ne peut renoncer à recourir au charbon sarrois pour reconstruire son industrie et qu’il s’agit en quelque sorte du pendant économique de la dimension sécuritaire de l’autonomie sarroise58. Enfin il estime que l’opinion allemande se refuse à comprendre que l’Union économique de la Sarre et de la France « a été admise par les Alliés au lendemain de la capitulation du IIIe Reich comme une juste compensation des torts et dommages infligés à notre pays par l’invasion et l’occupation allemandes »59.
33Mais en mars 1953, au moment où Adenauer cherche un possible compromis, André François-Poncet met Georges Bidault et René Mayer en garde contre cette présentation des choses, car elle est propre à bloquer les bonnes dispositions de Adenauer et à nourrir les réactions nationalistes en Allemagne : Mayer maintient pourtant que « c’est un point fondamental » de faire comprendre aux Allemands que la Sarre est la seule chose que la France ait reçue au titre des réparations et que le pays ne saurait en aucun cas y renoncer. A part le parti communiste qui rejette la politique sarroise de la France par refus global de la politique française, tous les partis français (socialistes, radicaux, MRP et RPF) se rallient à la formule de l’autonomie politique de la Sarre, le détachement de l’Allemagne étant conçu comme un gage de sécurité – y compris par les socialistes qui sont les plus conscients du caractère allemand de la Sarre. La pression du RPF est particulièrement forte sur les gouvernements français successifs et on y stigmatise volontiers une politique qui plierait devant l’ennemi. Ainsi Michel Debré rejette en le raillant le terme d’européanisation, « ce mot vague à nos oreilles derrière lequel nous ne voyons rien, sauf des abandons »60. C’est sous l’influence du RPF et la poussée nationaliste sensible dans la presse française que le gouvernement Mayer-Bidault raidit la position de la France en 1953, le ministre des affaires étrangères Bidault étant plus sensible à cette pression que son prédécesseur Schuman. A côté de Michel Debré, René Mayer prendra la tête de l’opposition à la politique adoptée par Mendès France sur la question sarroise et poussera le chef du gouvernement à attaquer Adenauer pour répondre aux critiques intérieures.
34L’interdiction du parti DPS est l’occasion d’une nouvelle réaction en chaîne. Passé en 1948 du soutien de l’union économique franco-sarroise à une attitude d’opposition à la France, et centrant son programme sur le retour de la Sarre à l’Allemagne, le DPS publie fin avril 1951 un manifeste dénonçant le statut sarrois. Cette provocation pour Sarrebruck et Paris est aggravée par le soutien que le DPS trouve à Bonn : non seulement il est soutenu par le ministère Kaiser, mais il reçoit en avril un télégramme de soutien, dont l’authenticité est encore controversée, du SRP, le parti d’extrême droite d’Otto Remer interdit l’année suivante. Après avoir interdit l’entrée sur le territoire à trois députés du Bundestag venus participer à une manifestation du DPS, Hoffmann fait appel à Schuman pour obtenir de lui une lettre où le ministre français demande de prendre des mesures mettant un terme à l’agitation du parti, ce qui légitimera son interdiction le 21 mai61. Tandis que Adenauer juge que l’interdiction du DPS est une « preuve de la grande faiblesse du régime sarrois »62, c’est du FDP et du SPD que viennent les réactions les plus vives, le libéral Schäfer déclarant que « la violation des principes fondamentaux de la démocratie ne pouvait être comparée qu’aux méthodes appliquées en zone soviétique », et le social-démocrate Schumacher dénonçant « le régime policier qui, sous la protection d’une puissance d’occupation, est un défi à la démocratie ».
35Tout en cherchant à calmer le jeu, le Chancelier estime devant le Bundestag, le 30 mai, que la politique française est en contradiction avec le grand dessein européen visant à supprimer les frontières nationales et que Paris a beau jeu de reprocher à Bonn d’exprimer un sentiment d’appartenance nationale, la France faisant la même chose. En France, on s’insurge contre des déclarations jugées aussi infondées que malvenues et c’est en dénonçant à son tour un nationalisme allemand renaissant que François-Poncet doit justifier les réactions françaises devant le Chancelier63. Pourtant le haut-commissaire voit dans cette interdiction de parti une « faute grossière »64, mais il adhère à cette idée d’une alliance des néonazis d’Allemagne et de Sarre et il relève l’abattement de Adenauer, « bouleversé » en apprenant que c’est Schuman lui-même qui a demandé l’interdiction du DPS65. Lorsqu’en janvier 1952, la France procède au changement de titre de Gilbert Grandval, qui de Haut-commissaire devient Ambassadeur et chef de la mission diplomatique du gouvernement français en Sarre, les esprits s’échauffent à nouveau en Allemagne ; on s’émeut en France que Hallstein ait demandé le même jour, sur les instructions de Adenauer, que la République fédérale soit admise à l’OTAN. Raymond Aron tente de ramener les esprits à la raison en rappelant certaines vérités : « D’une certaine manière les deux explosions d’indignation sont également artificielles. Le titre de M. Grandval ne change rien au fond du problème et les Français, en privé, n’ignorent pas qu’il faudra trouver pour la Sarre une solution acceptable aux deux pays »66.
36C’est d’ailleurs avec ce type d’argument que Adenauer tente à plusieurs reprises d’attirer l’attention de François-Poncet sur les effets désastreux de démarches et déclarations françaises jugées au mieux comme des maladresses. Cette politique en Sarre est déjà contre-productive par rapport à la politique de soutien adoptée par Paris envers le gouvernement à Bonn ; elle pourrait même favoriser une victoire électorale de l’opposition sociale-démocrate. C’est ce que suggère Adenauer lorsque François-Poncet lui annonce en avril 1952 sa décision d’interdire la Deutsche Saarzeitung en raison d’attaques contre Grandval, notamment à cause d’un article intitulé : « Gilbert Grandval, le gâcheur d’Europe » : pour Adenauer, le Français ne fait que servir un argument à l’opposition67.
37Si le Haut-commissaire est sensible à ce genre d’arguments, il reconnaît aussi que la méfiance réciproque est particulièrement paralysante dans les efforts de rapprochement franco-allemand. Cela est d’autant plus vrai que les négociations concernant la Sarre se joignent et se mêlent à la problématique de la participation de l’Allemagne à la défense européenne, ce qui permet aux gouvernements d’instrumentaliser la question sarroise et de chercher à obtenir le maximum d’avantages nationaux. Dans ses rapports François-Poncet contribue à ce que la question empoisonne les relations franco-allemandes, comme le sait Schuman qui est convaincu que le retour de la Sarre à la mère-patrie est inéluctable68. A l’occasion, le Haut commissaire ose prendre position par rapport aux décisions du Quai d’Orsay. Décrivant l’atmosphère en Allemagne à la suite de l’accord trouvé par Spaak, Adenauer et Teitgen fin mai 1954 et rejeté le lendemain par Paris, François-Poncet parle bien du « désaveu infligé à M. Teitgen » et livre l’interprétation allemande à laquelle il semble adhérer : « on a conclu que le sentiment anti-allemand en France était assez puissant pour paralyser les hommes politiques français les plus sincèrement européens »69. Dans le bilan de l’affaire sarroise, ce sont encore les manifestations de nationalisme allemand qu’il souligne : la social-démocratie s’est « fourvoyée dans la voie du nationalisme, sinon de la francophobie » et, après la rencontre de la Celle-Saint-Cloud, ce « compromis équitable », les voix hostiles au Chancelier deviennent « l’Allemagne » qui, au lieu d’être « enchantée », « empoche tout cela comme son dû »70.
38Ces remarques montrent bien sur quoi s’accrochent le soupçon et le reproche du nationalisme allemand face à des réalités incontestables : c’est moins l’argumentation strictement ethnico-nationale (histoire, langue et territoire communs) et moins l’argumentation politico-nationale (désir de vivre ensemble, qu’il faut laisser s’exprimer librement) et c’est beaucoup plus le sentiment que l’Allemagne ne garde pas sa place de vaincu, que l’on y essaie de tirer à soi tous les avantages, que l’on y ignore la reconnaissance et que, enfin, on n’agisse que par haine a priori des Français. La revendication d’un retour de l’Allemagne à la Sarre est donc un irrédentisme, un terme qualifiant la volonté d’annexer des territoires non encore libérés de la domination étrangère. On en revient inévitablement au parallèle avec les territoires orientaux.
5) La Sarre et le problème général des frontières de l’Allemagne
39Un principe juridique est fondamental dans l’argumentation allemande tout au long des négociations sur la modification du statut sarrois : aucun accord politique ne peut être obtenu sans le libre exercice du droit à l’autodétermination des populations concernées, ni ne peut préjuger de la fixation définitive des frontières allemandes qui est un domaine réservé, selon l’accord de Potsdam, du futur traité de paix. Cet argument est essentiel car il permet à la fois de soumettre toute solution des gouvernants au vote des Sarrois et donc de rendre possible l’adhésion de la Sarre à l’espace d’application de la Loi fondamentale (article 23), et d’utiliser la question sarroise comme levier dans la question, à garder ouverte, des territoires orientaux.
40Le chef de l’opposition sociale-démocrate joue aisément de ce parallèle pour placer dans une position intenable un gouvernement fédéral prêt à négocier sur la Sarre, notamment pour sauver la politique de construction européenne. C’est devant l’opinion que Schumacher porte le débat en 1951 au moment de la discussion du plan Schuman et son raccourci, tout en étant abusif et simplificateur, est percutant : il refuse d’admettre les prétentions françaises, car reconnaître le statut de la Sarre, c’est renoncer à un territoire proprement allemand. « Comment, après cet abandon, les Allemands pourraient-ils encore justifier leur protestation contre la frontière de l’Oder-Neisse ? Renoncer à la Sarre, c’est renoncer aux provinces orientales »71. C’est globalement à cette argumentation que se rallient la plupart des députés du Bundestag lorsqu’ils demandent au gouvernement de prendre pour base de toute négociation avec la France le principe que la Sarre fait partie de l’Allemagne dans ses frontières de 1937. Il n’est donc pas surprenant que les représentants des réfugiés se servent du rapprochement entre Sarre et provinces orientales et se fassent particulièrement entendre contre tout abandon à Sarrebruck. Et c’est précisément sur la comparaison entre France et bloc soviétique que le chef du BHE Kraft en appelle à la patience et à l’indulgence réciproque dans l’entente franco-allemande et interroge Paris en septembre 1952 sur les fondements de sa politique : « le plus grand danger vient-il de l’Allemagne ou du bolchevisme ? »72
41A l’intention du Département, François-Poncet livre les arguments contre le parallèle entre la Sarre et les territoires au-delà de la ligne Oder-Neisse. Ainsi cite-t-il le chrétien-démocrate Gerstenmaier qui, probablement piloté par Adenauer, nuance le 29 octobre 1953 l’insistance de Brentano sur la violation des droits de l’Homme en Sarre : tout parallèle avec les territoires orientaux est boiteux parce qu’on ne peut assimiler l’Est et l’Ouest73. Le Haut-commissaire est toutefois bien conscient de la possibilité et de l’efficacité de la comparaison, lui qui est parvenu en janvier 1951 à détourner Adenauer de certaines formulations, dans sa lettre à Grotewohl, parce qu’elle étaient « difficilement compatibles avec notre politique sarroise »74.
42C’est en parlant de souveraineté que Walter Dirks démonte l’accusation du parallélisme entre question sarroise et territoires orientaux : la reconnaissance solennelle de la frontière Oder-Neisse par la RDA a été d’autant plus facile que la souveraineté de la RDA est « nulle » et « n’a pas de contenu », alors que le conflit de la République fédérale avec la France sur la question sarroise s’inscrit dans une absence de souveraineté qui est formelle « précisément parce que cette souveraineté a, dans les faits, un poids et un contenu ». En conséquence, « il ne s’agit que d’un difficile conflit frontalier particulier, et non pas d’un équivalent de la politique de reconnaissance de l’Oder-Neisse adoptée par le gouvernement de la zone »75. Malgré ce soutien venant d’Allemagne, la politique française demeure enfermée dans une contradiction et un dilemme moral : comment peut-on, dans le même temps, revendiquer la liberté à l’Est pour les peuples opprimés par le bolchevisme, et la refuser à Sarrebruck ? C’est sur cela qu’a toujours joué Schumacher avec ses formules frappantes qualifiant les Français de « Russes de l’Ouest » et décrivant l’occupation française derrière une « rideau de soie »76.
43Les sondages montrent que l’argument selon lequel il ne faut pas céder sur la Sarre pour ne pas créer de précédent à l’Est n’est absolument pas efficace et que ce sont des intérêts économiques (58 %) et des intérêts nationaux (53 %) qui, pour les sondés en 1953, expliquent l’intérêt porté par l’Allemagne à la Sarre ; les intérêts politiques à l’Est ne sont que très rarement mentionnés (2 % des réponses)77. On constate la faible radicalisation de la population et la modération des motifs jugés « nationalistes » par les observateurs. Aussi peut-on juger que, au-delà des déclarations tonitruantes de l’opposition, les inquiétudes françaises au sujet de la montée d’un vaste et dangereux nationalisme allemand au sujet de la Sarre résultent moins d’un constat objectif qu’elles n’expriment une crainte diffuse face à l’Allemagne et d’un malaise face à la politique française en Sarre. Et c’est toujours le potentiel d’agitation intérieure que contient le dossier sarrois qui inquiète Paris : comme quand Maurice Schumann demande à Alexandre Parodi, en décembre 1951, de prescrire une enquête à Bonn sur les activités du Bund der Westvertriebenen, la fédération des expulsés de l’Ouest78. Face aux déclarations hostiles à la France c’est la même extrême sensibilité que face aux propos des représentants de réfugiés de l’Est. Du Staatsvolk souhaité à Paris et dont on saluerait les efforts pour l’intégration des réfugiés et expulsés, on en revient toujours au Volk ethnique dont il faut toujours se méfier mais dont on réactive la conscience d’exister à mesure qu’on la dénonce.
44On voit dominer le schéma d’interprétation selon lequel l’affirmation d’une appartenance commune et la dénonciation de la politique imposée à l’Allemagne nourriraient l’irrédentisme. Or, ans l’immédiat après-guerre, les Alliés ont eux-mêmes donné leur bénédiction à la fiction de l’Allemagne dans ses frontières de 1937. On est bien conscient à Bonn qu’il s’agit d’une fiction dont l’intérêt est de fournir un argument dans les stratégies diplomatiques, comme le dit même clairement Adenauer en conseil des ministres le 19 novembre 1954, pour faire accepter l’accord trouvé à Paris sur la Sarre : la pérennité du Reich allemand n’est qu’une fiction. ; ce qui est décisif en politique, c’est la réalité79. Que la Loi fondamentale ait prévu, avec l’article 23, l’adhésion « d’autres parties de l’Allemagne » à son champ d’application – ce qui permettra le retour de la Sarre à l’Allemagne le 1er janvier 1957-c’est, au sein de la fiction de l’Allemagne dans ses frontières de 1937, la possibilité laissée à la libre expression du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Que les élus ouest-allemands aient, en revanche, déjà renoncé aux territoires orientaux est attesté par l’article 1 de la « loi portant sur les principes de l’élection libre d’une assemblée nationale constituante allemande », votée le 6 février 1952 par le Bundestag, et qui prévoit que ces élections devraient se tenir « dans les quatre zones d’occupation de l’Allemagne et à Berlin ».
45Il y a, dès 1954-1955, des signes très nets d’une acceptation, en Allemagne fédérale, de la perte définitive des territoires orientaux, en germe dans la Charte des Réfugiés de Stuttgart. Le Haut-commissaire François-Poncet peut se réjouir de cette évolution des esprits en notant, en décembre 1954, le « premier coup directement à ce véritable dogme d’une sorte de ‘ droit divin’ des expulsés allemands à regagner un jour leur terre natale » que porte Klaus von Bismarck lors du Kirchentag, la journée nationale de l’Église évangélique, à Leipzig. Appelant les réfugiés à quitter le rêve flou qui les empêche de regarder autour d’eux avec une perspective juste et à se demander honnêtement quelle est leur part de responsabilité dans leur destin, Bismarck les invite à tenter d’instaurer, quels que soient les sacrifices, le règne de l’amour du prochain80. L’évolution semble aller déjà en ce sens en 1955, la jeunesse allemande ne connaissant de frontières allemandes que les limites du territoire de la République fédérale81. Ce qui peut rassurer François-Poncet qui écrivait encore début 1953 : « Toujours insatisfaite, l'Allemagne, une fois de plus, se sent à l'étroit dans ses frontières »82.
46Par ce défaut que représente le flou en matière territoriale, le problème du territoire de l’Allemagne est un facteur d’incertitude et participe pleinement du problème allemand après guerre. Et si l’Allemagne avait les moyens de reconquérir, par la force, ces territoires qui posent problème ? La nécessité, imposée par le contexte international, de faire participer l’Allemagne fédérale à la défense commune de l’Occident, va précisément réaliser des conditions jugées favorables à l’émergence du nationalisme. Elle va permettre cette nouvelle connexion de la question nationale allemande avec un autre aspect du nationalisme allemand d’avant-guerre : le militarisme.
Notes de bas de page
1 bibliographie sur la Sarre, en particulier Heinen, Saarjahre ; Hudemann / Jellonnek / Rauls (Hrsg.) Grenz-Fall ; Hudemann / Poidevin (Hrsg.), Die Saar 1945-1955.
2 AA, Abt. 2/473, fo 136-141, daté mars 1950.
3 Bérard, Ambassadeur, p. 489.
4 Heinen, « Saarkohle für Frankreich », in : Revue d’Allemagne, 25, 1983, p. 547.
5 Schuman à Monnet, 25. 1. 50, MAE, Eur. 1949-55, Sarre 227 ; Heinen, Saarkohle, p. 551.
6 Cité par Lappenküper, Entente, p. 373.
7 Hallstein (Paris) à Chancellerie, 26. 1. 52, BA, NL Blankenhorn, N 1351, 9b, fo 174. Conversation Adenauer/Dulles, 8. 4. 53, ibid., 19a, fo 68.
8 Discours Hanovre, 15. 7. 1949, cité par Enders, „Der Konflikt“ ; Cahn, « CDU, FDP et SPD devant la question sarroise“.
9 Janvier 1952, Jahrbuch 1947-55, Allensbach, p. 323.
10 Ibid., p. 324 ; Heinen, Saarjahre, p. 299.
11 Discours Coblence, 12. 1. 50, cité in : Herbst, Option, p. 17.
12 Poidevin, Schuman, p. 217.
13 Blankenhorn, Journal, 24. 01.50, BA, NL Blankenhorn, N 1351, 3, fo 59.
14 François-Poncet à Schuman, 22. 1. 50, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 41.
15 Blankenhorn, Journal, 24. 01.50, mention biffée ensuite pour la publication.
16 Bérard, Ambassadeur, p. 284.
17 RM 28. 5. 1951, Rapports, p. 480.
18 Schumacher à AFP, 4. 3. 1950.
19 Cité par Freymond, Conflit, p. 119.
20 Hahn, „DPS“, in : Grenz-Fall, p. 199-224 ; Becker, „ Entwicklung“ in : Die Saar, p. 253-296.
21 RM 30. 11. 1952, Rapports, p. 844-845 ; Adenauer, Teegespräche 1950-1954, p. 343.
22 RM 28. 5. 1951, Rapports, p. 480.
23 Heinen, Saarjahre, p. 298.
24 Ollenhauer à la presse, 21. 03. 52, cité in : Lappenküper, Entente, p. 361.
25 Correspondance Kaiser/Adenauer, BA, NL Kaiser, N 1018, 182-183.
26 RM 17. 3. 1950, Rapports, p. 256-257.
27 RM 31. 10. 1953, p. 1055.
28 RM 31. 7. 1953, p. 998.
29 RM 30. 4. 1954, p. 1159 et 1161.
30 RM 28. 5. 1951, p. 480.
31 W. Schumacher, « Adenauer und die Saar », in : Hudemann/Poidevin, Saar, p. 49-74.
32 Lappenküper, Entente, p. 318 et 355 ; Heinen, Saarjahre, p. 302.
33 Teegespräche 1950-1954, 13. 07. 1951, p. 116.
34 Jahrbuch 1947-55, Allensbach, p. 322.
35 RM 19. 2. 1950, Rapports, p. 239 ; 17. 3. 1950, p. 252.
36 RM 19. 2. 1950, p. 239.
37 Heinen, Saarjahre, p. 306.
38 Schwarz, Ära Adenauer, p. 93.
39 « Le terme de protectorat serait encore trop bon. On pourrait plutôt parler d’une colonie - ce que je ne ferais pourtant pas, naturellement », cité par Neue Zürcher Zeitung, 6. 3. 50.
40 RM 17. 3. 1950, Rapports, p. 257.
41 Schwarz, Aufstieg, p. 692.
42 RM 17. 3. 1950, Rapports, p. 263.
43 Adenauer, Erinnerungen 1945-53, p. 306-307 et 320.
44 RM 19. 2. 1950, Rapports, p. 242.
45 RM 17. 3. 1950, p. 263.
46 9. 3. 1950, AA, Abt. 2/473, fo 112-120 ; BA, NL Kaiser, N 1018, 182, fo 51. ; Möhler, « Bevölkerungspolitik“ in : Grenz-Fall, p. 379-400.
47 Note SdAj-MAE à Schuman, 12. 3. 52, MAE, Pap. Schuman, 1, fo 62-66.
48 RM 30. 11. 1952, Rapports, p. 847.
49 D. Bundestag, 30. 5. 1951.
50 Bérard à MAE, 16. 1. 53, MAE, Eur. 1949-55, Sarre, 172 ; Heinen, Saarjahre, p. 314.
51 Cité par Lappenküper, Entente, p. 401.
52 Entretien Adenauer/McCloy, 12. 4. 50, Blankenhorn, journal 13. 4. 50, BA, NL Blankenhorn, N 1351, 3, fo 156.
53 Adenauer à Kaiser, 8. 1. 53, BA, NL Kaiser, N 1018, 183, fo 84. Adenauer à Kaiser, 25. 11. 53, fo 50. Kaiser à Adenauer, 3. 12. 53, 172, fo 45-46.
54 Bérard, Ambassadeur, p. 273. Détails in : Lappenküper, Entente, p. 322-326.
55 Poidevin, Schuman, p. 217.
56 Küppers, „Zwischen Bonn und Saarbrücken“, in : Die Saar, p. 345.
57 Auriol, Journal, 29. 10. 1952, p. 673.
58 Lappenküper, Entente, p. 326.
59 RM 28. 5. 1951, Rapports, p. 479.
60 JO, Conseil de la République, 2. 4. 52, p. 817.
61 Hahn, DPS, p. 209.
62 Adenauer à presse, 21. 5. 1951 AA, Abt. 2/486, fo 213. RM 28. 05. 1951, Rapports, p. 478.
63 von Kessel à AA, 23. 5. 51, AA, B17/1, fo 4. Adenauer/François-Poncet, 28. 5. 51, AA, Abt. 2/543, fo 13-18.
64 Note Strohm à Hallstein, ibid., fo 80.
65 RM 28. 05. 1951, Rapports, p. 480.
66 Aron, Le Figaro, 6. 2. 52, in : Les articles, p. 793.
67 François-Poncet à Adenauer, 12. 4. 52, BA, NL Blankenhorn, N 1351, 11, fo 116-117 ; réponse 16. 4. 52, fo 118.
68 Poidevin, Schuman, p. 331 et 338.
69 RM 31. 05. 1954, Rapports, p. 1180-1181.
70 RM 29. 11. 1954, p. 1287 ; 31. 03. 1951, p. 1368 ; 29. 11. 1954, p. 1291.
71 RM 01. 05. 1951, p. 446.
72 Congrès BHE Goslar, 3. 9. 52, relaté in : HCF à MAE, 14. 9. 52, MAE, Eur. 1944-60, All. 912, fo 96-97.
73 D. Bundestag, 29. 10. 53, et RM 31. 10. 1953, Rapports, p. 1057.
74 François-Poncet à Schuman, 12. 1. 51, MAE, Eur. 1944-60, All. 907, fo 80.
75 Dirks, Südwestfunk, 24.4.1954, in : BA, NL Kaiser, N 1018, 183, fo 1-3bis.
76 Cité par Wolfrum, Französische Besatzungspolitik, p. 60.
77 Jahrbuch 1947-1955, Allensbach, p. 322.
78 En marge d’un télégramme de Grandval, 1. 12. 51, MAE, Eur. 1944-60, All. 556, fo 129-130. Puis rapport Bérard, 9. 12. 51, fo 132-134.
79 Kabinettsprotokolle, 7, p. 516.
80 François-Poncet à Mendès France, 9. 12. 54, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 87-92.
81 Cité in Neue Rhein-Zeitung, 02. 09. 55.
82 François-Poncet à Bidault, 22. 1. 53, MAE, Eur. 1944-60, All. 298, fo 116-123.
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