Chapitre 2. Quelles sont les frontières de l’Allemagne ?
p. 115-140
Texte intégral
1La question qui est Allemand ? conduit à l’autre question fondamentale après 1945 : qu’est-ce que l’Allemagne ? Le problème de la définition de la nationalité allemande s’ajoute à celui de la définition territoriale de l’Allemagne.
2Sur ce point, le concept de question nationale ne concerne pas seulement la réalité de la division de l’Allemagne et les conséquences de la création de deux États sur le territoire des différentes zones d’occupation. Il s’applique aussi aux problèmes posés par ce qui constitue, dans les faits, les nouvelles limites territoriales du pays. La question des frontières de l’Allemagne va être, dans ses dimensions juridiques, politiques et psychologiques, l’objet d’une crainte diffuse, chez les occupants français, face à une possible évolution des esprits, des exigences et des faits en Allemagne.
3Concrètement, le problème territorial revient à savoir si les territoires orientaux, jusqu’alors allemands et confiés en 1945 à l’administration polonaise ou soviétique, font encore partie de l’Allemagne telle qu’elle est définie dans son statut issu de la capitulation sans conditions et de la prise en charge du pays par les vainqueurs. Et cette question de savoir si, après la guerre, ces territoires sont ou non perdus pour l’Allemagne (dans le présent et dans l’avenir) pose celle de la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse, par les Allemands eux-mêmes et par les puissances occidentales, comme limite orientale de la nouvelle Allemagne. Cependant, si cette question des frontières orientales de l’Allemagne est pour les trois Alliés occidentaux une cause de souci relatif, elle prend pour la France une acuité particulière dans la mesure où la remise en cause de la réalité à l’Est risque irrémédiablement d’entraîner la discussion de la définition des frontières occidentales de l’Allemagne ; en clair, elle pose le problème de la Sarre.
1) La situation issue de la guerre
4Si, pendant la guerre, les Alliés avaient élaboré différents projets concernant le traitement de l’Allemagne dans la perspective de leur victoire et du contrôle qu’ils imposeraient à l’ennemi vaincu, il abandonnèrent finalement les projets qui prévoyaient un démembrement du pays et la création de plusieurs États distincts en Allemagne. D’accord sur le principe qu’il y aurait une seule Allemagne, occupée et gérée en commun, ils en définirent les limites géographiques dès les premières semaines de l’après-guerre. Ainsi la proclamation quadripartite du 5 juin 1945 - qui va demeurer pour les Alliés le fondement du statut de l’Allemagne et de ses rapports avec les puissances - mentionnait-elle les frontières du 31 décembre 1937 : ces frontières étaient celles de l’Allemagne avant qu’elle ne s’élargît à l’Autriche par l’Anschluss de 1938 mais c’étaient surtout celles qui avaient été fixées par le traité de Versailles en 1919 avec la Sarre qui avait été réintégrée à l’Allemagne après le plébiscite de 1935. Cette définition juridique de l’Allemagne va demeurer valable dans les textes de l’immédiat après-guerre et notamment dans l’accord de Potsdam d’août 1945 par lequel va être organisée l’occupation de l’Allemagne.
5Cependant, au début de l’été 1945, cette définition juridique du territoire était déjà en discordance avec la réalité sur le terrain. En effet, par l’accord du 21 avril 1945, l’Union soviétique avait confié à l’administration polonaise les territoires situés à l’Est des cours d’eau Oder et Neisse occidentale. Confrontés à cette politique du fait accompli, les Américains et les Britanniques protestèrent lors de la conférence de Potsdam mais ils purent seulement obtenir l’inscription dans le texte de l’accord que la délimitation finale de la frontière occidentale de la Pologne sera faite « au moment du règlement de la paix » et qu’en attendant le tracé définitif, les territoires jusqu’alors allemands « seront confiés à l’administration de l’État polonais et à cette fin ne devront pas être considérés comme faisant partie de la zone soviétique d’occupation de l’Allemagne »1.
6Bien que ce texte soit à peu près sans équivoque, il fut l’objet d’interprétations différentes à l’Est et à l’Ouest – du moins dans le discours officiel. L’Union soviétique, et avec elle la Pologne, considéra que les Grands avaient attribué définitivement à la Pologne les régions situées à l’est de la ligne Oder-Neisse, entérinant et compensant en quelque sorte l’annexion par l’Union soviétique de la partie orientale de la Pologne à l’est de la ligne Curzon2. La politique menée localement refléta cette conception et il fut aisé pour le Parti d’utiliser la peur de l’Allemagne pour enfermer la Pologne dans la demande de protection face à la puissance soviétique. Le parlement polonais adopta en janvier 1949 une loi confiant la gestion des territoires en question au ministère de l’Intérieur. Le 6 juin 1950, le gouvernement polonais et le gouvernement de RDA devaient signer à Görlitz un accord bilatéral reconnaissant la ligne Oder-Neisse comme frontière définitive entre les deux pays, après que cette ligne eut été qualifiée de « frontière de la paix » par le parti unifié est-allemand.
7Du côté occidental en revanche, on s’en tint à l’interprétation littérale du texte : l’accord de Potsdam s’était contenté de « confier » à la Pologne les territoires orientaux de l’Allemagne et remettait toute décision définitive au traité de paix - pour lequel aucun délai n’était fixé. Toutefois, toute défendable qu’elle ait pu être d’un point de vue juridique, la thèse des Alliés occidentaux se trouva fort affaiblie par la relative bénédiction qu’ils donnèrent aux transferts des populations allemandes devant « s’effectuer de manière humaine et en bon ordre », et aussi, sur le terrain, par la réalité des expulsions des Allemands de ces territoires ; cela eut pour effet de « poloniser » des régions représentant 24 % de la superficie totale de l’Allemagne dans ses frontières de 1937.
8Dans un contexte marqué avant tout par la volonté de trouver un accord avec Moscou et d’accepter des compromis, la position occidentale sur la frontière Oder-Neisse a été caractérisée par une prudence immobile. Certes l’influence des puissances occidentales sur le cours des événements sur place a été dès l’abord très limitée, mais il n’apparaît pas non plus que l’on ait envisagé, à l’Ouest, de quelconques sanctions contre la politique du fait accompli. Non seulement tout a déjà été joué avant la conférence de Potsdam mais aussi, dans le climat général de punition de l’Allemagne, les territoires orientaux n’ont de toute évidence pas valu un quelconque conflit, a fortiori si l’on considère que la discrétion occidentale sur la question de la frontière a été le prix à payer pour obtenir des Soviétiques un compromis sur la question beaucoup plus centrale qui était celle des réparations. En outre, les alliés occidentaux et plus particulièrement les États-Unis avaient d’abord adopté une stratégie de non-confrontation avec l’Union soviétique dans le traitement de l’Europe centrale dans l’immédiat après-guerre, reconnaissant au fond la légitimité de l’aspiration de Moscou à établir une sphère d’influence politique à l’Est tant comme dédommagement des pertes énormes subies pendant la guerre que comme moyen d’apaiser son besoin de sécurité. La dimension idéologique de la politique soviétique et le projet de communisation du plus grand nombre possible de pays d’Europe furent d’abord globalement sous-estimés par rapport à la dimension défensive de la politique de Staline. Cette erreur d’appréciation sur la notion de sphère d’influence ouverte dans le modèle tchécoslovaque marqua les années 1945 et 1946 et rendit d’autant plus brutal le dégrisement occidental qui marqua le début de la guerre froide.
9Il convient enfin de souligner le non-dit inhérent à l’attitude des Alliés occidentaux sur la question de la frontière orientale. En effet, il apparaît que malgré toutes les réserves de langage et l’insistance sur le caractère provisoire de la solution trouvée, Anglais et Américains savaient dès Potsdam qu’un jour le traité de paix entérinerait cette décision. Parce qu’elle était couplée à l’acceptation de l’expulsion des Allemands des différents pays d’Europe orientale, la reconnaissance de fait de l’Oder-Neisse ne pouvait qu’anticiper sur une reconnaissance définitive. Mais la fiction juridique fut conservée dans le langage, dans le cadre juridique que constitua Potsdam pendant la guerre froide.
10La France, qui n’était pas représentée à Potsdam, a globalement fait sienne la position de ses alliés occidentaux, avec les nuances propres à sa position géographique. Sur cette question territoriale qui complète celle des réfugiés, la position de la diplomatie française entre 1949 et 1955 est perceptible dans le regard qu’elle porte sur les prises de position et déclarations allemandes. Mais c’est aussi en réaction à celles-ci qu’elle est contrainte de se définir.
2) La position de Bonn
11L’usage du singulier est ici justifié parce que c’est l’un des points sur lesquels il n’y a pas de différence fondamentale entre majorité et opposition ouest-allemandes. Les voix s’élevant en faveur d’une reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale de l’Allemagne sont alors extrêmement isolées et marginales. Dans ce très large consensus sur la non-reconnaissance de cette ligne, les divergences d’opinion portent beaucoup plus sur le ton à employer, sur les éventuelles revendications à formuler et sur l’opportunité d’utiliser la question des frontières comme un levier pour satisfaire d’autres aspirations.
12La recherche a souligné l’intérêt très réduit porté par le Chancelier Adenauer à la question des territoires orientaux : il n’aurait découvert cette question que pour des raisons électorales et pour résister aux Alliés dans la négociation pour la révision du statut d’occupation. Il a été aussi récemment affirmé qu’en 1952, les Alliés auraient extorqué au Chancelier un engagement écrit selon lequel l’Allemagne renonçait définitivement à ces territoires3. L’étude de documents allemands et français permet ici de compléter celle des documents américains déjà réalisée, de rétablir des faits et de replacer le célèbre éclat provoqué par le Chancelier lors de sa rencontre du 14 novembre 1951 avec les Hauts-commissaires occidentaux dans le contexte plus large de la politique adoptée par Bonn sur ce dossier des frontières.
13C’est entièrement sur une lecture littérale de l’accord de Potsdam que se fonde la position adoptée par le gouvernement fédéral sur la question des territoires orientaux et de la frontière orientale de l’Allemagne : la fixation définitive de la frontière est reportée à un traité de paix à venir, les territoires orientaux situés à l’est de la ligne Oder-Neisse ont été confiés temporairement à l’administration polonaise mais ils font toujours partie intégrante de l’Allemagne. Aussi la ligne Oder-Neisse ne saurait-elle constituer une frontière que l’Allemagne devrait ou même pourrait reconnaître. De cette lecture découlent plusieurs principes qui constituent des constantes dans la pensée du Chancelier et une continuité dans la position officielle du gouvernement.
14Fondamentale est la conviction partagée par la quasi-totalité de la classe politique et de la population que l’expulsion des Allemands des régions orientales a été une injustice devant être reconnue lors d’un traité de paix, tout comme devrait être reconnu le droit des expulsés à vivre dans leur patrie. Mais le règlement de la question des territoires orientaux ne devrait pas être obtenu par la force : seul un accord entre Allemands et Polonais rejetant le recours à la force permettrait une solution pacifique. Enfin, la frontière Oder-Neisse a été unilatéralement fixée par des Européens de l’Est en violation de l’accord de Potsdam, seul texte de référence. Si la position de principe est claire, beaucoup moins le sont les perspectives d’avenir envisagées par le gouvernement pour ces territoires orientaux, se limitant à de vagues projets de condominium germano-polonais.
15Aussi faut-il envisager la position de Bonn d’abord comme une position de principe, à défendre comme telle, notamment dans le but de rappeler aux Alliés occidentaux qu’ils sont liés par ce même principe. Parce qu’ils sont avec l’Union soviétique les seuls responsables de l’Allemagne dans son ensemble, garants du statut de l’Allemagne d’après-guerre, mais aussi parce qu’ils sont, par là-même, les seuls en mesure d’agir au niveau international et d’avoir une influence sur la pérennité de cette définition de l’Allemagne, les Alliés doivent, selon Bonn, être rappelés à l’ordre par une indéfectible position ouest-allemande. Le message va généralement être entendu mais pas toujours interprété comme tel. C’est précisément sur ce point que vont se greffer inquiétude et méfiance chez les Occidentaux en charge de l’Allemagne.
16Logiquement, la position de principe du gouvernement fédéral sur la question des frontières est souvent formulée par Jakob Kaiser. L’extension géographique de cette Allemagne dont son ministère est en charge apparaît sans aucune ambiguïté lorsqu’il définit en novembre 1951 l’objectif commun des Alliés et des Allemands, « réunifier la zone d’occupation soviétique et les territoires orientaux de l’Allemagne avec la République fédérale »4. Cette position étant défendue également par différents ministres et collaborateurs de Adenauer, on observe la plus grande continuité au cours de la période étudiée. Par exemple, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Walter Hallstein précise en juillet 1953 que, la ligne Oder-Neisse n’étant « pour nous pas acceptable », « les frontières de 1937 sont le point de départ et le fondement de toute conversation qu’un gouvernement allemand aurait à mener »5. Trois jours après la signature de l’accord de Görlitz, le gouvernement fédéral publie une déclaration où se reflètent les deux piliers de la position de Bonn permettant de dénier toute validité à cet accord : premièrement le gouvernement de la RDA n’a pour Bonn aucune légitimité pour engager le peuple allemand, que ce soit sur une question de frontière ou sur une autre question ; deuxièmement il est exclu d’entériner une situation contraire au droit. Au déni de légitimité de la RDA vient s’ajouter la fidélité au texte de Potsdam et la seule conclusion possible est qu’« en tant que seul et unique porte-parole de l’ensemble du peuple allemand », le gouvernement fédéral « ne s’accommodera jamais du rapt de ces territoires purement allemands qui ont été soustraits en violation de tous les principes du droit et de l’humanité »6.
17Qualifiant lui aussi ces territoires d’allemands et se référant par là bien plus à la définition juridique de Versailles qu’à la réalité linguistique sur le terrain, le doyen d’âge du Bundestag, le social-démocrate Paul Löbe, renvoie également à l’accord de Potsdam lorsqu’il commente l’accord de Görlitz devant l’assemblée fédérale le 13 juin - tout en commettant une erreur en affirmant que les territoires orientaux font partie de la zone d’occupation soviétique7. Le Chancelier commet la même erreur que Paul Löbe sur le statut de ces territoires lorsqu’il proteste auprès des Alliés occidentaux dans une lettre du 24 août 1950 à la Haute Commission8. Après avoir transmis à leurs gouvernements respectifs, les trois Hauts-commissaires soutiennent le Chancelier et transmettent cette note de protestation ouest-allemande aux autorités soviétiques ainsi qu’aux missions militaires polonaise et tchèque à Berlin. La note tripartite accompagnant le texte ouest-allemand reprend exactement la double justification du refus : d’une part l’accord a été signé par la République de Pologne et par « certaines personnes prétendant former le gouvernement de la République démocratique Allemande », d’autre part « il est expressément prévu dans l’accord de Potsdam qu’il faut attendre un règlement de paix pour fixer définitivement les frontières de l’Allemagne ; [...] l’accord de Görlitz intervient en violation d’engagements obligeant les quatre grandes puissances »9.
18La seule nuance notable se trouve dans la manière dont est mis l’accent sur la dimension juridique de la question. Cette nuance est cependant d’importance : tandis que le gouvernement fédéral le 9 juin et le Chancelier le 24 août insistaient sur une violation du droit à double détente (d’abord l’annexion de fait et les expulsions, ensuite la reconnaissance de la frontière) dont étaient victimes les Allemands, les Trois occidentaux mettent l’accent sur le fait que l’Union soviétique se soit engagée à Potsdam et par là uniquement sur la responsabilité quadripartite concernant le statut de l’Allemagne. C’est logique mais il est en même temps remarquable que les Alliés s’abstiennent de prendre position précisément sur ce qui serait le caractère injuste ou inhumain des expulsions et de la quasi-annexion des territoires en question.
19Le domaine où est appliquée de la manière la plus conséquente la position de Bonn quant au statut des territoires situés à l’Est de la ligne Oder-Neisse est celui des manuels scolaires et des cartes de géographie. Pour la question des frontières orientales de l’Allemagne, les manuels sont l’objet d’une surveillance au moins aussi étroite de la part des différents ministères fédéraux qu’elle avait pu l’être de la part des Alliés pour la question de la démocratisation et du pluralisme10. Dès les premiers mois d’existence de la République fédérale, c’est le ministère fédéral de l’Intérieur qui intervient pour interdire l’utilisation ou l’exposition de cartes de géographie représentant une Allemagne s’arrêtant à la frontière de l’Oder-Neisse. L’objectif de cette mesure est manifestement double : il s’agit de ne pas donner l’impression que la République fédérale officielle se serait résignée à la perte des territoires orientaux et de ne pas donner au public allemand l’occasion de s’y accoutumer et considérer finalement cette frontière comme normale11.
20On observe la plus grande continuité dans cette politique, marquée soit par des mesures d’interdiction quand cela est possible, soit par des protestations et des pressions dans le cas où les cartes ne sont pas éditées par un service public. Le ministère de Kaiser adresse fin août 1952 une circulaire à toutes les administrations au sujet de la désignation jugée correcte des localités et régions « situées à l’intérieur du Reich telles qu’elles existaient au 31 décembre 1937 ». Selon ce texte, elles doivent être appelées « territoire d’Allemagne orientale sous administration étrangère » (soit soviétique, soit polonaise)12. Le ministère fédéral de la Justice avait déjà mis en garde les différentes cours de justice allemandes, le 27 février 1952, contre l’usage de noms polonais pour désigner des localités situées au-delà de la ligne Oder-Neisse. Le même ministère rappelle en novembre 1953 aux administrations de la justice des Länder qu’elles doivent intervenir si nécessaire. Autrement dit, le ministère fédéral appelle à mots à peine couverts à un boycott, à des sanctions contre les éditeurs des cartes et atlas dont l’usage, parce que l’Allemagne s’y arrête à l’Oder et à la Neisse et que la toponymie y est polonaise, « constitue un grave danger pour les intérêts allemands, en particulier vis à vis de l’étranger »13.
21Le problème est suffisamment pris au sérieux pour que soit évoqué début 1954 l’envoi d’une circulaire confidentielle aux maisons spécialisées dans l’édition et la vente de cartes géographiques, ce qui provoque une vive réaction de l’éditeur munichois IRO mis en cause : il réplique que la tâche des éditeurs ne consiste pas à établir des cartes historiques mais des cartes qui doivent « dans la mesure du possible, correspondre à la réalité d’aujourd’hui »14. Il est vrai que même parmi les juristes des ministères s’opposent deux lignes, Anciens contre Modernes. Leur désaccord ne porte pas sur la légitimité de la position ouest-allemande quant à la dénomination des territoires orientaux, qui fait l’unanimité. En revanche, on observe un désaccord quant à la légitimité de l’utilisation du terme territoire du Reich (Reichsgebiet) pour ces territoires au moment où, dans le contexte de la signature des traités de Paris d’octobre 1954 qui mettront un terme à la période transitoire 1949-1955, la question territoriale semble à nouveau à l’ordre du jour. Le ministère Kaiser réitère le 21 octobre 1954 ses directives concernant la façon d’écrire les localités et régions orientales et suggère la réutilisation du terme Reichsgebiet15. Quant au département juridique du Auswärtiges Amt (Referat 502), il exprime de « sérieux scrupules » le 9 novembre puis les écartera en arguant que le terme correspond à une réalité historique et que « dans notre époque sans tradition qui risque de voir disparaître un territoire allemand, il convient de rester attaché à ce terme »16. On verra en quatrième partie quelle ambiguïté demeure dans l’usage que font les juristes du terme “Deutsches Reich” pour qualifier l’État allemand après la capitulation de 1945.
22Les différentes mesures en matière de cartographie prises par les ministères fédéraux sont l’objet de rapports des autorités françaises en Allemagne. Les commentaires ne portent pas sur l’éventuelle justesse ou sur l’illégitimité des prétentions juridiques allemandes en la matière, mais l’accent est mis sur l’imprécision volontaire de ce qui est perçu comme une marque d’irrédentisme : ainsi les directives ministérielles reçoivent-elles la même interprétation que les discours adressés aux réfugiés où le Chancelier et ses ministres entretiendraient volontairement un certain flou sur les territoires concernés par les revendications de l’Allemagne. Guiringaud avait déjà relevé cette tendance dans un discours de Adenauer s’adressant pour la première fois au BvD en décembre 1951. Mais Guiringaud laissait entendre que l’imprécision du Chancelier relevait uniquement de la prudence des périodes électorales. En revanche, en commentant les discours de Kaiser et d’Adenauer lors de la « journée de la patrie allemande » en août 1953, c’est à dire encore dans le contexte tragique du 17 juin 1953 qui ébranla les Allemands de l’Ouest et redonna une nouvelle acuité à la question allemande, François-Poncet croit déceler une ambiguïté intentionnelle, électorale mais aussi suspecte, une confusion étant délibérément entretenue entre les différentes catégories d’expulsés17. Cette inquiétude au sujet des frontières réapparaît à plusieurs reprises dans l’application du Haut-commissaire à rapporter telle voix d’un Sudète isolé s’exprimant non pas en faveur des frontières de 1937 mais de celles de 193918. La position des autorités fédérales est sur ce point pourtant sans ambiguïté : les territoires non compris dans les frontières de 1937 sont considérés comme des territoires étrangers même si l’on peut estimer qu’ils appartiennent à l’espace germanique au point de vue de la langue.
23Il arrive aussi que la vigilance des services du ministère de Kaiser ainsi que des Affaires étrangères ouest-allemandes relève des « dérives cartographiques » chez les Alliés occidentaux eux-mêmes alors qu’ils sont censés être garants du statut de l’Allemagne telle qu’elle a été définie dans ses frontières de 1937. Ainsi la division politique du Auswärtiges Amt transmet-elle une plainte à son chef Blankenhorn lorsque les services constatent en novembre 1952 que sur une carte officielle publiée par les autorités françaises (Institut National de la Statistique et des Études économiques (INSEE) dépendant du ministère français des Finances) les territoires orientaux de l’Allemagne sont présentés comme polonais... ce qui est en contradiction tant avec les accords de Potsdam qu’avec les prises de position de la Haute Commission alliée19.
24Le soin méticuleux avec lequel diplomates et juristes allemands étudient le respect du statut particulier de la ligne Oder-Neisse est révélateur de l’extrême sensibilité de l’ensemble de la classe politique ouest-allemande face à cette question et témoigne, à l’exception du parti communiste KPD, du consensus niant la réalité au centre de l’Europe. Il est aussi la conséquence de l’attachement des Alliés occidentaux à Potsdam qui constitue la seule parenthèse embrassant les membres de l’alliance anti-hitlérienne et le seul cadre juridique supposant l’existence d’une Allemagne entière dans la guerre froide et la division de l’Europe.
25L’argument juridique demeure constant dans la durée. Lorsque Adenauer évoque la question dans son premier discours au Bundestag le 20 septembre 1949, il recueille de vifs applaudissements de tous les bords. Il en va de même le 21 octobre, c. a. d. après la création de la RDA mais avant le traité de Görlitz, la « tempête d’applaudissements » venant de tous les groupes parlementaires à l’exception du KPD. Il n’en sera pas autrement un an plus tard, le 14 septembre 1950, lorsque le social-démocrate Herbert Wehner présentera, en sa fonction de président de la commission des affaires concernant l’Allemagne entière, une résolution du Bundestag ; cette fois cependant, ce n’est plus l’argument juridique qui est mis en avant, mais l’autre pilier de la position ouest-allemande, c’est à dire l’argument humanitaire, Wehner utilisant la formule de « crime contre l’Allemagne et contre l’humanité »20. Puis tous les députés quittent la salle au moment où la députée communiste Thiele prend la parole.
26La signification de cette question des frontières est grande pour la question nationale. Support des deuils subis et de la revendication d’un droit au malheur et au statut de victime, la question des frontières constitue un repère commun et - en grande partie parce qu’elle se nourrit du rejet de l’idéologie marxiste-léniniste et du régime communiste stalinien - elle devient un vecteur d’identité commune en Allemagne de l’Ouest. On voit ainsi resurgir l’allusion à l’injustice subie aux frontières au détour de tous les grands débats ayant trait à la question nationale : constat de la division, aspiration à la souveraineté, conditions d’une réunification, contribution à la défense de l’Occident. Comme dans le cas des représentations cartographiques, ce rappel constant dans les discours revêt une fonction double : éviter que l’on s’habitue au fait accompli mais ici aussi évoquer (au sens de remémorer mais aussi d’invoquer) une amputation dont le caractère insupportable est dû essentiellement au régime qui l’a imposée et qui administre l’État créé dans la zone d’occupation soviétique. Le refus de reconnaître la frontière Oder-Neisse est consubstantiel au refus de reconnaître la légitimité mais aussi l’existence même de la RDA.
27En bref, invoquer le retour aux frontières de 1937 revient à refuser le destin national. La difficulté que cela fait cependant naître est évidente : pour nier la réalité de ce qui revient à un « rétrécissement » territorial, les hommes politiques allemands se voient contraints d’affirmer une « grandeur », celle du peuple, de son territoire et, c’est indissociable, celle du passé. L’affirmation d’une existence nationale pérenne repose alors sur ce vocabulaire de grandeur qui laisse la porte ouverte à une interprétation, à des associations et à des souvenirs facilement mobilisables moins de dix ans après le nazisme.
28Si, sur la question de la frontière orientale, le SPD partage totalement la position des partis gouvernementaux et se présente comme inébranlable, il n’en est pas moins vrai qu’à l’automne 1951, l’opposition se trouve en désaccord avec la majorité sur l’opportunité d’avoir recours au traditionnel discours sur la frontière Oder-Neisse au moment précis où l’on croit voir s’ébaucher un accord sur l’organisation d’élections libres dans l’ensemble de l’Allemagne. Dans ce contexte, au début du mois d’octobre, le Chancelier s’exprime à plusieurs reprises sur le caractère inacceptable de la frontière Oder-Neisse. Ainsi, lors de l’inauguration de l’exposition industrielle de Berlin le 6 octobre, il revient à quatre reprises sur l’idée que l’Allemagne à réunifier comporte aussi les territoires situés à l’Est de la ligne Oder-Neisse21. Il précise quelques jours plus tard que l’unification de l’Allemagne « doit porter sur les trois Allemagne, celle de l’Ouest, celle de l’Est et celle d’au-delà de l’Oder-Neisse »22.
29Le chef social-démocrate Kurt Schumacher lui reproche alors d’avoir parlé de la frontière dans ce contexte car c’est le meilleur moyen de faire échouer les élections libres23, mais il s’empresse de souligner qu’il est le seul homme politique allemand à n’avoir cessé de dire, depuis 1945, qu’il ne reconnaissait aucun caractère définitif à cette frontière. Toutefois, il serait plus efficace selon lui de réaliser d’abord l’unité des quatre zones d’occupation avant d’aborder la question des territoires orientaux24. Considérant que des élections limitées aux populations de l’Allemagne fédérale et de la RDA n’impliquent aucune renonciation aux territoires orientaux, le chef du SPD estime que l’évocation presque incantatoire de ces territoires est contre-productive. De là à penser que Adenauer aurait volontairement mis en avant la revendication territoriale à ce moment précis pour faire échouer une réunification avant que la RFA soit pleinement intégrée à l’Europe occidentale, il n’y a qu’un pas.
3) L’épisode du 14 novembre 1951
30Ce pas peut sembler aisé à franchir quand Adenauer place brutalement la question de la frontière orientale sur la table des négociations avec les Alliés et provoque une vive altercation avec les Hauts-commissaires à la mi-novembre 1951. Ils se trouvent alors dans la phase de mise au point des accords contractuels portant sur la révision du statut de l’Allemagne intégrée à l’Occident et de ses nouveaux rapports avec les Alliés (Convention générale, general agreement ou Generalvertrag). Lorsque Adenauer déclenche l’un des plus vifs éclats qu’il y ait eu dans ses relations avec la Haute Commission, les négociations sont déjà bien avancées et des compromis ont été trouvés, notamment sur les déclarations des Alliés faisant référence et notamment sur le principe de la consultation automatique de l’Allemagne fédérale par les Alliés en cas de contacts diplomatiques qu’ils auraient avec des pays avec lesquels la RFA n’a pas de relations. Le compromis est proche également sur la question de la base juridique selon laquelle les troupes alliées seraient stationnées en Allemagne et l’on ne discute plus que de la question de l’intervention des Alliés en Allemagne en situation de crise grave.
31Le 14 novembre 1951, après un désaccord portant sur la terminologie à adopter dans les différentes traductions du texte de l’article VII visant à définir le sens du terme Allemagne réunifiée (le côté allemand tenant à Wiedervereinigung (réunification), les Américains préférant l’anglais Unification), Adenauer se cabre soudain lorsque McCloy déclare que les Alliés ne peuvent pas prendre d’engagement pour récupérer les territoires situés au-delà de l’Oder-Neisse ; « cela doit rester une question réservée au traité de paix ». Le Chancelier lui rétorque qu’avec un tel désaccord sur l’appartenance des territoires orientaux à l’espace à réunifier, il n’est pas possible de mener une politique commune25. S’accusant réciproquement d’être opportunistes et de jouer sur les mots, Chancelier et Hauts-commissaires haussent le ton et Adenauer en vient à agiter la menace d’un possible rejet de l’intégration à l’Ouest par la population allemande si les Alliés refusent d’intégrer les territoires orientaux dans la définition de l’Allemagne à réunifier.
32Faisant suite à plusieurs volte-face du Chancelier au cours des semaines de négociations depuis la mi-septembre 1951, ce coup d’éclat a été, depuis, interprété comme un virage tactique opéré par le Chancelier dans le but de préserver la marge de manœuvre de l’Allemagne sur la question de la réunification lors de la future conférence de paix26. Les témoins allemands ont largement souligné que le Chancelier est alors animé d’une conviction, doublée d’une crainte majeure : la conviction que les Alliés entendent conserver le contrôle sur l’Allemagne qu’ils ont acquis en 1945 et la crainte que l’Allemagne puisse devenir l’objet d’un arrangement entre les Alliés, et notamment entre la France et l’URSS27, et que le règlement de la question allemande se fasse sur le dos des Allemands. La question centrale est alors pour Adenauer de limiter l’une des possibilités de contrôle des Alliés en obtenant qu’ils ne lient pas la RFA par des engagements qui limiteraient ses possibilités d’action futures. L’essentiel est pour lui la souveraineté et non la revendication territoriale. Il est en effet parfaitement conscient que la contestation de la frontière Oder-Neisse n’est, pour le moment, que de principe, parce qu’elle est propre à bloquer tout compromis avec l’Union soviétique28.
33Tandis que Kirkpatrick est choqué, McCloy d’abord abasourdi transmet son sentiment à son département : selon lui, Adenauer a voulu surtout « tester » les Alliés et aussi prendre les devants afin de ne pas pouvoir être accusé ultérieurement par son opposition d’avoir sacrifié les territoires orientaux29. François-Poncet enfin interprète l’événement en suggérant que le Chancelier est animé d’arrière-pensées et mû par l’idée de manipuler les Alliés30. Le Haut-commissaire perçoit bien que Adenauer craint que les Alliés puissent traiter directement avec les Russes aux frais de l’Allemagne et il qualifie ce « soupçon » d’« obsession ». Mais comme il l’a suggéré lors de l’altercation, il précise dans son rapport que c’est l’Allemagne qui semblait vouloir entraîner les Alliés « à reconquérir dans une guerre d’agression les provinces qui lui ont été enlevées ». Dans un second télégramme du même jour, il estime que le Chancelier voit la Convention générale en cours de discussion, « non pas seulement comme un accord destiné à former un front de défense commune contre une attaque éventuelle des Russes, mais comme une véritable alliance défensive et offensive ».
34C’est cette idée qui est reprise par la direction des affaires politiques du Quai et l’un des spécialistes de l’Allemagne, Sauvagnargues, y reprend presque textuellement les termes des télégrammes de Bonn, y compris la remarque ironique qu’avait ajoutée François-Poncet en écrivant que « M. McCloy finira par n’avoir plus aucune illusion sur le caractère allemand, ou, du moins, sur celui du Chancelier et de ses conseillers ». Ainsi se félicite-t-il que la question des frontières ait été soulevée car l’épisode révèle en pleine lumière les véritables intentions de Bonn, cette maladresse ayant « le mérite d’éclairer nos alliés et justifiant à leurs yeux certaines de nos préoccupations »31.
35Cette interprétation de l’événement est caractéristique de la fonction d’intermédiaire des spécialistes français de l’Allemagne, germanistes du Haut-commissariat et du Quai. Leur promptitude à lire entre les lignes des propos allemands, en y cherchant volontiers la justification de leurs propres craintes, a pour effet de nourrir les peurs de ceux qui, en France, ont cette propension plus marquée à se méfier des Allemands. Le Président de la République Vincent Auriol avait déjà écrit dans son journal début octobre, quand Adenauer avait fait ses premières déclarations au sujet des frontières, combien il craignait l’esprit de revanche : « Je comprends que les nationalistes l’aient acclamé. (…) C’est un pas vers la revanche ». Après la querelle entre Adenauer et les Hauts-commissaires, ses craintes sont à la fois plus précises et plus typiques de sa grille de lecture, lui qui estime que « de plus en plus l’irrédentisme prussien va dominer la politique européenne, c’est le poison de l’Europe ». Que l’Allemagne bascule vers l’Est ou vers l’Ouest, « dans les deux cas, c’est la guerre et vous doublez le péril russe du péril allemand »32. Ces propos du Président s’inscrivent dans sa vision que la réunification allemande est incompatible avec l’intégration européenne33 et expriment la conviction que toutes les sources de la foi allemande en l’Europe « ne sont pas pures »34.
36Schuman est plus bienveillant envers Adenauer, tout en l’étant beaucoup moins que son collègue américain Acheson. Lors de la réunion du 21 novembre 1951 où se retrouvent à Paris les trois homologues des Affaires étrangères, Acheson, Eden et Schuman (et à laquelle assiste, entre autres, François-Poncet)35, Schuman déclare ne pas vraiment comprendre ce que cherche Adenauer en lançant cette affaire de territoires orientaux. Acheson, qui s’est entretenu la veille avec Adenauer et a été convaincu par l’argument selon lequel l’Allemagne devait conserver une liberté d’action le jour où serait négocié un traité de paix, convainc ses collègues français et britannique que les Alliés ne doivent pas régler la question des territoires orientaux en fixant dès lors et pour toujours le territoire de la réunification. Finalement ils parviennent à « bien s’entendre sur le fait que l’unification ne porte que sur le territoire des élections » pour le moment, et qu’il faut s’abstenir de qualifier l’objectif commun de « réunification » mais plutôt de « solution trouvée par un libre consensus pour l’Allemagne entière ». C’est sur les contraintes intérieures du Chancelier que Schuman fait preuve de bienveillance : il estime qu’il faut l’aider afin qu’il ne donne pas l’impression à l’opinion allemande qu’il a renoncé aux revendications sur les territoires orientaux. En 1951 en effet, un sondage de l’institut Allensbach fait apparaître que 66 % des personnes interrogées en République fédérale pensent que les territoires orientaux reviendront un jour à l’Allemagne, sans pour autant s’en référer à l’accord de Potsdam, à 55 % inconnu des personnes interrogées36. Quelques mois plus tard, dans le cadre du débat autour des éventuelles concessions à accepter face aux offres de Staline sur la réunification, 75 % de la population estime ne pas pouvoir renoncer aux territoires situés à l’Est de l’Oder-Neisse37.
37Adenauer a finalement toutes les raisons d’être satisfait de son éclat : on décide à cette réunion de préciser dans l’article VII de la Convention générale que la fixation définitive des frontières ne se fera qu’au moment du traité de paix, ce qu’il souhaitait au fond en feignant d’exiger un engagement immédiat. Qu’importe alors que les ministres décident également que toute unification qui interviendrait avant le moment de la conférence de paix concernerait uniquement les quatre zones d’occupation et Berlin ? L’intérêt de cette petite conquête est évidemment d’ordre intérieur et l’on voit bien par la suite le Chancelier - qui a toujours été réticent à l’idée de soutenir officiellement les réfugiés38 - mettre toujours en avant l’article VII du traité pour calmer les revendications de leurs représentants39.
4) La position de la France sur la question de la frontière orientale
38L’accord trouvé à Paris fin novembre 1951 est propre à satisfaire tout le monde : de leur côté, les Alliés ont obtenu que la Convention générale ne saurait comporter un engagement des Alliés au sujet des territoires au-delà de l’Oder-Neisse. Il est vrai que depuis 1946-47, les Alliés ont adopté une position commune sur la question des frontières orientales de l’Allemagne. Se fondant sur le principe que la fixation définitive est ajournée jusqu’au moment du règlement de paix, ils ne semblent pas disposés à intervenir sur cette question, si ce n’est dans les premiers temps, comme l’avait déclaré le secrétaire d’État James Byrnes dans son célèbre discours de Stuttgart du 6 septembre 1946, pour soutenir une modification en faveur de la Pologne. Le discours de Byrnes marquait alors une étape (largement dépassée en 1949 et plus encore après la guerre de Corée) dans laquelle les États-Unis, en réclamant un retour au traitement quadripartite de l’Allemagne, proposèrent sincèrement une réunification d’une Allemagne désarmée et neutralisée. La question des frontières ne devait être abordée que dans ce contexte.
39Au printemps 1945, les responsables français s’étaient réjouis que l’on envisageât dans l’article XII de la capitulation une refonte des frontières allemandes40. Mais pour eux, c’est la question des frontières occidentales de l’Allemagne qui avait une importance ; quant aux frontières orientales, les propos tenus par de Gaulle à Staline à Moscou en décembre 1944, semblaient bien résumer une position générale : « Pour ce qui est des frontières allemandes, nous n’avons rien contre le fait qu’à l’Est, elles soient marquées par l’Oder et la Neisse »41. Dans le mémorandum français du 17 janvier 1947, la conception des limites orientales de l’Allemagne était claire : le projet d’organisation territoriale dans les quatre zones s’arrêtait à la ligne Oder-Neisse, tandis que la commission proposait plusieurs variantes pour les frontières occidentales. Cela donne un éclairage particulier aux propos un peu sibyllin du chef du gouvernement français Georges Bidault le 10 juillet 1946 en conseil des ministres, qualifiant les accords de Potsdam, au sujet de l’Allemagne orientale, de « provisoires en principe, mais en fait fondamentaux, et que le gouvernement français n’a pas mis en contestation »42. L’ambiguïté de ces propos avait d’ailleurs été exploitée par le ministre soviétique Molotov lors de la conférence de Moscou en avril 1947.
40En bref, les dirigeants français ont adopté l’idée réaliste que, tout en restant en principe l’objet d’une fixation ultérieure et ainsi un gage de contrôle allié en Allemagne, la frontière orientale est constituée dans les faits par l’Oder et la Neisse. La position occidentale sur cette question a été qualifiée de « politique à double-fond » où se superposent un niveau déclamatoire faisant référence aux frontières de 1937 et un niveau pratique de stabilisation du statu quo avec une politique menée en conséquence43. Autrement dit : le discours est favorable au respect des frontières de 1937 mais la politique adoptée entérine la réalité. Cette construction rappelle aussi le pouvoir de contrôle et de décision sur l’Allemagne dans le cadre juridique de Potsdam. C’est bien l’argument avancé par les Hauts-commissaires contre Adenauer : il doit être bien clair que « l’Allemagne dans ses frontières de 1937 », ce n’est pour les Alliés qu’une référence de départ et aucunement un objectif ou l’objet d’une promesse pour l’avenir44.
41La position des Alliés occidentaux est mise à l’épreuve quelques mois plus tard avec l’offensive soviétique connue sous le nom de « notes de Staline de 1952 ». S’il fut à l’époque déjà évident que Moscou chercha à la fois à entraver le réarmement de l’Allemagne dans le cadre de la Communauté Européenne de Défense et à répondre à l’offensive occidentale d’une réunification par des élections libres, les mobiles soviétiques sont mieux connus depuis l’ouverture partielle des archives soviétiques45. Plus que cela ne l’a été souligné par le passé, on croyait alors à Moscou pouvoir réaliser la réunification tout en installant durablement le communisme dans l’ensemble de l’Allemagne46. La note de Staline du 10 mars 1952 propose une négociation à quatre, avec la participation de représentants allemands, en vue de l’élaboration d’un traité de paix et de la réunification du pays ; cette Allemagne serait neutralisée, réarmée et jouirait de toute liberté en matière économique. Cette note sera examinée de plus près dans la quatrième partie ; mais elle mérite l’attention pour la question des frontières parce que la réunification envisagée concerne « le territoire de l’Allemagne délimité par les frontières définies dans les décisions prises par les grandes puissances lors de la conférence de Potsdam ». Il faut comprendre ces termes dans l’interprétation soviétique de Potsdam (l’Oder-Neisse étant définitive) et c’est bien ainsi qu’ils sont compris à l’Ouest. Même parmi les voix qui s’élèvent pour conseiller un examen sincère des propositions soviétiques et refuser leur rejet de principe, on trouve l’objection des frontières. Ainsi le ministre Kaiser précise le 12 mars qu’une chose « doit être dite : l’Allemagne ne peut pas renoncer à des territoires indiscutablement allemands »47. Le choc des deux interprétations se poursuivra dans l’échange de notes suivant.
42La position officielle de la France rejetant toute discussion sur la frontière orientale de l’Allemagne peut être interprétée comme l’expression de l’attachement à Potsdam, à sa fonction de dernier lien entre les Quatre ainsi qu’aux droits réservés des Grands sur l’Allemagne. Toutefois cette position masque un point de vue très largement partagé par les milieux politiques français : l’Allemagne dans ses frontières de 1937 n’est qu’une fiction juridique. C’est bien ce qu’on l’on a compris au SPD où dès l’automne 1951 on a jugé « les assurances officielles » « pas très convaincantes ». De l’avis des Français, la frontière de l’Oder-Neisse pourrait tout au plus servir de monnaie d’échange pour obtenir des concessions russes dans d’autres domaines et il est opportun de toucher le moins possible à cette question48.
43Georges Bidault s’était plusieurs fois exprimé dans le sens de l’acceptation de la nouvelle frontière. Surtout entre 1945 et 1947, dans le contexte des revendications territoriales françaises dans la Ruhr et en Rhénanie avant que la France ne les abandonnent en 1947. Il avait ainsi souhaité en conseil des ministres le 4 décembre 1945 que les frontières allemandes fussent fixées à l’Ouest « comme elles l’ont été à l’Est. La sécurité de la France est en jeu »49. A la conférence des ministres des affaires étrangères de Londres (25 novembre – 15 décembre 1947), le discours de Bidault s’infléchissait déjà en ne considérant plus la fixation de la frontière orientale comme acquise ; mais il appelait au réalisme face à l’ampleur des déplacements et expulsions de personnes rendant difficile une marche arrière sur la question de la frontière. Mais il insistait par la suite, notamment devant la commission des affaires étrangères le 20 décembre, sur la dimension juridique du problème. C’est la sincérité de ce virage qui est mise en doute par le SPD en 1951.
44Robert Schuman n’a jamais reconnu publiquement la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale de l’Allemagne. Cependant, début 1952, il exprime des scrupules portant moins sur la justesse ou l’injustice d’une éventuelle reconnaissance de la frontière que sur l’inconfort de la situation provisoire et même sur le danger que porte en elle l’incertitude du tracé définitif, dans le contexte de l’intégration occidentale de l’Allemagne fédérale. Le 8 février 1952, devant les commissions des affaires étrangères et de la défense de la Chambre, Schuman déclare qu’il ne serait pas possible de faire adhérer au pacte atlantique des États ayant des revendications territoriales sans transformer « le caractère défensif du pacte »50. Il est frappant que même Robert Schuman soit sensible à un argument qui était jusqu’alors l’apanage des diplomates français hostiles à l’intégration de l’Allemagne au bloc occidental et considérant déjà que la CECA était, pour cette raison, une entreprise périlleuse. En mars 1951, l’ambassadeur à Londres Massigli écrivait à Parodi, contre la CED, qu’intégrer l’Allemagne à l’Europe signifiait mettre celle-ci « au service de la revendication allemande sous la pression américaine ». Suivait une vision de hordes germaniques mêlant intimement antiaméricanisme et sentiment anti-allemand : « Les soldats atlantiques - ou européens - devront un jour, au coude à coude avec les nouveaux chevaliers teutoniques, (…) partir pour la nouvelle croisade anti-slave, celle qui devra rendre à la Germanie les territoires en cours de reslavisation de l’ancienne Prusse »51. De toute évidence Raymond Aron avait été peu entendu lorsqu’il demandait en octobre 1950 « pourquoi les Allemands s’ingénieraient-ils à déchaîner une guerre dont ils souffriraient plus que tout autre peuple ? »52.
45Tandis qu’au Quai d’Orsay on estime opportun de toucher le moins possible à cette question, certaines voix s’élèvent dans les milieux politiques français pour utiliser dès maintenant la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse dans un arrangement avec Moscou. Ainsi l’ancien président du Conseil, député radical-socialiste, Édouard Daladier met-il en avant, dans son rejet de la CED, la nécessité de satisfaire le besoin de sécurité de l’Union soviétique. Au congrès radical-socialiste de Bordeaux à l’automne 1952, il qualifie la ligne Oder-Neisse de « véritable ligne de démarcation entre la guerre et la paix »53, reprenant en quelque sorte l’appellation du SED qui qualifie cette ligne de « frontière de la paix ». Le même argument est utilisé par le sénateur gaulliste Jacques Debu-Bridel en 1953 : considérant que la question non résolue de la frontière orientale présente les plus grands dangers pour la France, il affirme que l’Oder-Neisse correspond à tous points de vue à ses intérêts parce qu’elle met un terme définitif à la complicité historique de Berlin et de Moscou : c’est « une garantie de ne pas se retrouver en face d’un nouveau pacte Ribbentrop-Molotov »54. Chez les députés gaullistes, la reconnaissance explicite et officielle de l’Oder-Neisse est alors régulièrement mise en avant comme condition incontournable à une éventuelle intégration de la RFA en Europe55. Certains d’entre eux tentent d’ailleurs d’œuvrer dans ce sens en participant juste avant la conférence de Berlin à un voyage de parlementaires en Pologne et en vantant à leur retour les efforts de reconstruction déployés dans des régions où, de toute façon, la minorité allemande est « microscopique ». A une vigoureuse protestation dans le Figaro où Raymond Aron qualifie de « Machiavels de sous-préfecture et d’explorateurs de la ligne Oder-Neisse » ceux qui « parlent de la Pologne comme si ce malheureux pays jouissait de l’indépendance »56, le député Jacques Soustelle (résistant gaulliste de la première heure, membre du Comité national Français de la France libre et ministre de l’Information du premier gouvernement provisoire français après la guerre) répond que la frontière Oder-Neisse est une « réalité politique »57, tandis que Édouard Daladier la qualifie de « frontière naturelle de la Pologne »58.
46Ces prises de position sont observées de très près par les autorités allemandes craignant un lâchage du partenaire français sur cette question qui est un vecteur d’identité commune en Allemagne de l’Ouest. Très rares sont ceux, en République fédérale, à promouvoir une reconnaissance de la frontière Oder-Neisse. C’est le cas du professeur d’histoire à l’université de Würzburg Ulrich Noack qui, dans son projet de réunification dans la neutralisation développé dans son cercle de Nauheim59, prévoit comme préalable la perte totale et définitive des régions orientales de l’Allemagne : il considère que « vouloir changer cette frontière, c’est vouloir la guerre »60.
5) L’inquiétude face aux revendications territoriales
47Les déclarations se rapportant aux territoires orientaux et au caractère spécifique de la ligne Oder-Neisse font l’objet d’une surveillance très étroite de la part des services d’occupation en Allemagne. Le ton est vite méfiant chez les Français qui surveillent en particulier la terminologie employée à Bonn, comme l’usage du terme « la Moyenne Allemagne » (Mitteldeutschland) pour parler de la RDA. Il est connu que l’appellation neutre des géographes qualifiant la partie centrale de l’Allemagne dans une dimension Nord-sud a été détournée dans un sens politique non neutre utilisé pour qualifier, dans une dimension Est-ouest cette fois, ce qui serait toujours le centre de l’Allemagne par rapport aux anciens territoires orientaux. Lorsque Hallstein emploie en mars 1952 le terme de « l’Europe jusqu’à l’Oural », il provoque la même interrogation sur l’opportunité de construire l’Europe avec des Allemands pouvant contraindre leurs partenaires à reconquérir les territoires perdus. Étant donné que des voix à droite ont qualifié de grandiose cette formule qui sera attachée, en France, à la personne du général de Gaulle, on écrit au Haut-commissariat que l’affaire « aura montré que les idées expansionnistes qui étaient à la base de la doctrine nazie conservent encore un grand attrait dans certains milieux de la République fédérale »61. Les représentants français s’inquiètent en effet des tendances groβdeutsch au sein même du gouvernement fédéral. Il est frappant que la même traduction française, à la fois dense et vague, de pangermaniste soit indifféremment utilisée dans les rapports et télégrammes pour les mots groβdeutsch et gesamtdeutsch alors que ce dernier mot qualifie l’Allemagne à réunifier, sans les connotations historiques expansionnistes culminant dans le terme alldeutsch des pangermanistes.
48Ce que déplore François-Poncet, c’est que Theodor Oberländer soit ministre, et non Walter Dirks ou Eugen Kogon qui dirigent les Frankfurter Hefte62 ; il suggère que c’est sciemment que Adenauer donne du pouvoir et de l’écho à des positions révisionnistes d’anciens nazis, laissant planer un doute sur l’étendue de sa liberté de choix et sur la contrainte que lui imposent les rapports de forces politiques à partir du moment où il n’a pas opté pour la formation d’une grande coalition. Les autres personnalités du gouvernement qui incarneraient une menace expansionniste sont Hans Christoph Seebohm, Jakob Kaiser et Hans Lukaschek qui ont tous, à un moment donné, parlé des frontières de 1937 (Lukaschek et Seebohm sont issus des provinces perdues, Kaiser de la zone soviétique), sans oublier le maire social-démocrate de Berlin Ernst Reuter qui a déclaré que l’Allemagne ne saurait exister sans que ses voisins de l’Est ne recouvrent leur liberté63. De toute évidence l’origine géographique, l’Est de l’Allemagne, de personnalités dirigeantes au niveau fédéral ou régional et exprimant leur refus d’accepter la situation territoriale et politique fait naître la crainte qu’il y aurait là à la fois le germe d’une restauration et le fer de lance d’un expansionnisme allemand. La seule évocation des frontières dites « historiques » de l’Allemagne, même en exprimant du regret et sans revendication belliqueuse, est interprétée comme le signe d’un dangereux nationalisme. Cette interprétation est facilitée par le fait que les groupes aux revendications les plus irrédentistes se trouvent à l’extrême droite du spectre politique en Allemagne fédérale. Dans le texte programmatique de la Bruderschaft, publié début mars 1950 par les Stuttgarter Nachrichten, cette association anti-marxiste d’anciens militaires préconise l’union des peuples de l’Europe entre l’Atlantique et l’Oural, union dans laquelle serait inclus le Reich dans ses frontières « ethnographiques et historiques »64. C’est aussi le cas du Stahlhelm et du SRP dont il sera question dans la troisième partie. On sait très bien au Haut-commissariat que le gouvernement fédéral a placé ce dernier groupement, objectivement nationaliste, sur la liste des partis hostiles à la constitution et il ne saurait être question de suggérer que les milieux gouvernementaux soutiendraient une telle vision. Néanmoins on constate que dans les rapports français, en gommant la spécificité des orateurs et en soulignant plutôt leur « caractère allemand »65, on a souvent recours à un amalgame qui tend à rendre peu intelligibles pour Paris les rapports de forces et les difficultés rencontrées en Allemagne.
49Ainsi en va-t-il de la politique d’intégration des réfugiés. Au lieu d’envisager que des propos favorables aux réfugiés puissent être une possible tactique adoptée par la CDU pour contrecarrer le succès du BHE et intégrer les réfugiés aux partis traditionnels, François-Poncet juge en novembre 1950 que Adenauer et ses proches se laissent doublement abuser : ils seraient trompés par les réfugiés qui les manipuleraient et ils seraient victimes de la stratégie des Soviétiques utilisant l’agitation des groupements de réfugiés66. Pourtant très au fait des réalités géographiques et juridiques de l’Allemagne, le Haut-commissaire place les propos adressés par Adenauer à des Silésiens (qui sont des Allemands dans les frontières du traité de Versailles, donc de l’Allemagne de 1937) expressément dans la proximité d’un des nombreux dérapages verbaux scandaleux du ministre fédéral des Transports Seebohm ; également haut placé dans l’organisation des Sudètes, ce dernier a déclaré que l’Allemagne aurait des droits historiques sur le pays des Sudètes (qui sont des Allemands de Bohême, une région située hors des frontières du traité de Versailles et conquise en 1939 par l’Allemagne hitlérienne). Cela appelle le commentaire laconique de François-Poncet : « Le pangermanisme n'est donc pas mort. On le voit poindre de nouveau, jusqu'au milieu du gouvernement de Bonn ». Une telle présentation des propos d’Adenauer donne un goût immédiatement reconnaissable par un lecteur du Quai d’Orsay, jusqu’au vocabulaire utilisé (irrédentisme et pangermanisme) qui est à la fois juste d’un point de vue sémantique et trop chargé d’histoire pour être compris au sens strict des termes. L’intention d’entretenir la méfiance du personnel diplomatique et politique à Paris est claire : la surveillance exercée par les Alliés trouve ici sa justification tout en mettant en évidence une raison de ne pas abandonner le contrôle.
50Entre 1949 et 1955 demeurent, chez les occupants français, une grande insatisfaction face à la situation en Allemagne de l’Ouest et une certaine contradiction dans les positions. On sait à Godesberg qu’il n’est pas possible que les réfugiés retournent chez eux et on ne veut pas que l’Allemagne revendique les territoires perdus où ils pourraient retourner, mais en même temps on ne souhaite pas non plus voir les réfugiés s’intégrer sur place. De même on s’inquiète de leur organisation politique, mais on s’inquiète aussi que pour éviter leur organisation sectorielle et pour les intégrer les partis démocratiques fassent un pas en leur direction. L’équipe de François-Poncet semble être, sur cette question, à l’affût de tout sujet d’inquiétude, la conviction de l’existence d’un inexpugnable nationalisme allemand rencontrant celle selon laquelle l’afflux de réfugiés correspondrait à l’objectif de Staline de déstabiliser l’Occident. L’intégration des réfugiés dans le système démocratique de la République fédérale va pourtant être l’un des succès de la première décennie et sera plus forte que la permanence d’un attachement irrationnel à une patrie perdue. Toutefois le consensus ouest-allemand sur l’illégitimité de l’annexion et sur l’appartenance des territoires orientaux à l’Allemagne va perdurer malgré les rares et courageuses tentatives de modifier cette position figée. Pour le SPD, Carlo Schmid soulignera en octobre 1956 la nécessité de résoudre le problème de la frontière par la négociation, malgré toute l’injustice qu’ont pu constituer les expulsions67. Mais Ollenhauer se distancera publiquement de ses propositions, réaffirmant que le SPD ne considère pas la ligne Oder-Neisse comme frontière définitive de l’Allemagne68.
51Pour conclure sur les liens de la question territoriale avec le soupçon de nationalisme, il faut résumer les non-dits fondant la position des Alliés : les territoires orientaux sont perdus et c’est le prix à payer pour le nazisme et les destructions ; l’Allemagne a perdu la guerre et elle n’a rien à réclamer ; il ne faut pas toucher à ce dossier car remettre en question les compromis de 1945 reviendrait à ouvrir la boite de Pandore entre l’Est et l’Ouest ; c’est enfin là une occasion d’amputer l’Allemagne de manière définitive et d’en diminuer la puissance. Il n’est pas certain en revanche que l’on ait vu à l’époque que l’amputation territoriale et surtout son acceptation allaient mener à une certaine normalisation de l’Allemagne par rapport aux autres nations européennes dans le sens d’une concentration sur un territoire et sans le dispersement caractéristique d’une donnée historique allemande.
52Les puissances d’occupation n’ont pas réellement mesuré non plus la dimension stratégique de l’évocation des frontières de 1937 dans la politique globale de Adenauer. En effet, au vu des documents, elle a été mise au service de la politique d’intégration à l’Ouest dans le sens où elle permettait de gagner l’adhésion de la population réfugiée, mais aussi de l’ensemble de la population ouest-allemande. La revendication des territoires perdus et du Reich pouvait alors exercer une double fonction : premièrement elle permettait de rassurer, par un ancrage imaginaire dans l’ancien, au moment de la création d’une Allemagne résolument tournée vers l’Ouest ; et deuxièmement, parce qu’elle mettait en avant l’état de victime de l’arbitraire soviétique d’une population au nom de laquelle l’Europe venait d’être mise à feu et à sang, elle permettait de rafistoler à peu de frais une image de soi collective qui rendrait à son tour plus attrayant encore le projet européen et occidental auquel ces Allemands étaient conviés.
Notes de bas de page
1 Texte in : Benz, Potsdam 1945, p. 207-225.
2 A la conférence de Téhéran (1. 12. 1943) Roosevelt et Churchill avaient accepté ce tracé de la frontière russo-polonaise et donné à Staline leur accord de principe de compenser par des gains à l’Ouest les pertes territoriales subies par la Pologne à l’Est.
3 Kaiser, à Washington, FAZ, 13. 7. 1989. Frohn, Adenauer und die deutschen Ostgebiete, p. 485-525.
4 Kaiser à AA, 1. 11. 1951, AA, Abt. 2, 202-03, 1 (207), fo 27-28.
5 Commission affaires étrangères et affaires concernant l’Allemagne entière, 8. 7. 1953, AA, Abt. 2, 202-03, 5 (211) fo 3.
6 Déclaration du gouvernement fédéral, 9. 6. 1950, AA, Abt. 2, 213-11, 1 (437), fo 121.
7 D. Bundestag, 13. 06. 1950
8 AA, Abt. 2, 213-11, 1 (437), fo 178-179.
9 Note des trois Hauts-commissaires, AA, Abt. 3, 202-03, 1, in : Dittmann aux consulats généraux à Londres, New-York et Paris, 20. 10. 1950.
10 Hudemann, “Kulturpolitik“ ; Defrance, Politique culturelle.
11 Dans des manuels français présentant l’Allemagne, la ligne Oder-Neisse apparaît comme la frontière orientale du pays. Par ex. Bodevin et Isler, Deutschland IV, Dichtung und Kultur, classes de première, Paris, Masson, 1951, accompagné d’une carte où la RDA n’apparaît pas, ni les zones d’ailleurs, mais où la frontière orientale est la ligne Oder-Neisse, des pointillés marquant l’ancienne frontière de 1937.
12 HCF à MAE, 3. 9. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 32-33.
13 Circulaire ministère de la Justice, 11. 11. 1953, AA, Abt. 2, 202-03, 5 (211), fo 187-189.
14 Selon François-Poncet à Mendès France, 10. 8. 1954, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 77-78.
15 AA, Abt. 2, 213-12, 439, fo 190-191.
16 Note von Trützschler, 9. 9. 1954, ibid., fo 192-193.
17 François-Poncet à Bidault, 3. 8. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 46.
18 François-Poncet à Schuman, 14. 6. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 181.
19 Oncken, signé Tichy, 5. 11. 1952 et carte IGN en question, AA, Abt. 2, 213-11, 1 (437), fo 334.
20 D. Bundestag, 14. 9. 1950.
21 8. 10. 1951, AA, Abt. 3, 202-03, 1.
22 Cité note SdEc, 17. 10. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 910, fo 40-48.
23 Discours à Hambourg, 10. 10. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 909, fo 117-118.
24 François-Poncet à MAE, 19. 10. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 910, fo 62-64.
25 Verbatim de Grewe, 14. 11. 1951, Akten zur Auswärtigen Politik, 1, p. 570-578 ; FRUS, 1951, III, 2, p. 1579-1582.
26 Frohn, Ostgebiete, p. 506.
27 Grewe, Rückblenden, p. 146 ; Blankenhorn, Verständnis, p. 124-126.
28 Adenauer, Teegespräche, 15. 02. 1951, p. 39.
29 15. 11. 1951, FRUS, 1951, III, 2, p. 1582.
30 François-Poncet à MAE, 15. 11. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 20-23.
31 Sauvagnargues à François-Poncet, 16. 11. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 1040, fo 190-191.
32 Auriol, Journal, 1951, p. 494 et 567.
33 Maelstaf, Que faire, p. 313.
34 RM 28. 12. 1951, Rapports, p. 592.
35 21. 11. 1951, MAE, Secr. Gal 1945-66, 26 ; FRUS 1951, III, 2, p. 1597-1604.
36 Jahrbuch der öffentlichen Meinung, 1947-1955, Allensbacher Institut, 1956, p. 313 et 140.
37 Ibid., p. 317 ; M. Glaab, Deutschlandpolitik in der öffentlichen Meinung, p. 233.
38 Note Chancellerie, 15. 6. 1951 : Adenauer refuse absolument d’assister au premier congrès fédéral des Landsmannschaften unies le 1er juillet, BA, B 136/6786.
39 Blankenhorn à von Lodgman, 4. 12. 1952, BA, B 136/6786.
40 In : Maelstaf, Que faire, p. XXIV.
41 Grosser, Das Deutschland im Westen, p. 21.
42 Rappelé note SdEc, 26. 3. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 12-22.
43 Foschepoth, Westmächte, p. 87-88.
44 FRUS, 1951, III, 2, p. 1581.
45 Wettig 1993 et 1994.
46 Soutou, Guerre de cinquante ans, p. 254-257.
47 Allocution, 12. 3. 1952, Bulletin 13. 3. 1952, p. 305.
48 Bulletin d’information du SPD, 22. 10. 1951.
49 Rappelé in : rapport AA, 8. 1952, AA, Abt. 3, 202-03, 4.
50 Rapport AA à Hallstein, 8. 2. 1952, AA, Büro Sts. 267. Schuman à Acheson, 7. 2. 1952, Poidevin, Schuman, p. 325.
51 4. 3. 1951, cité in : Maelstaf, Que faire, p 350.
52 Aron, Le Figaro, 16. 10. 1950, in : Les articles, 1, p. 497.
53 Rapport AA 2e semestre 1952, AA, Abt. 2, 213-11, 438, fo 15-28.
54 L’Information, 20. 11. 1953, Hausenstein à AA, ibid., fo 58-59.
55 Soustelle in : Combat, 23. 2. 1954.
56 Aron Le Figaro, 21. 1. 1954, in : Les articles, 1, p. 1154-1155.
57 Hausenstein à AA, 23. 2. 1954, AA, Abt. 2, 213-11, 439, fo 156-157.
58 Cité par Ollenhauer, interview Neuer Vorwärts, 24. 12. 1953.
59 Voir quatrième partie.
60 Schwarz, Vom Reich, p. 381.
61 HCF à MAE, 26. 3. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 11.
62 François-Poncet à Bidault, 14. 11. 1953, ibid., fo 52-54.
63 Bérard à MAE, 15. 8. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 296, fo 17-23.
64 Traduction de Volk du HCF, à MAE, 3. 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 179.
65 Bérard à propos de Lukaschek, 8. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 27.
66 RM 1. 11. 1950, Rapports, p. 344.
67 Discours 5 et 7. 10. 1956, in : Der Spiegel, 10. 10. 1956, p. 17.
68 Weber, Schmid, p. 552.
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