Chapitre 1. Le foyer nationaliste des réfugiés
p. 87-114
Texte intégral
1On sait qu'à l’Est, entre 1938 et 1944, les pays limitrophes de l’Allemagne ont subi l’application « sans scrupules », selon l’un des qualificatifs favoris de Hitler, du projet de « conquête de l’espace vital ». Ils ont subi l’annexion, les déportations et la germanisation sous le nom « d’épuration raciale », la Pologne devenant, avec un maillage serré de son territoire, un espace de concentration des camps de travail et d’extermination. On sait aussi qu’en Tchécoslovaquie, une partie de l’importante communauté allemande a été le relais de cette politique dévastatrice, les Sudètes ayant été présentés comme le fer de lance du Volk conquérant et dominateur. On sait enfin que les années 1944 et 1945 ont été marquées par des représailles massives dirigées contre les populations allemandes assimilées de ces régions, la loi du talion s’appliquant sous la forme de confiscations et d’expulsions.
2Si le phénomène de la fuite et des expulsions a touché près de quatorze millions d’Allemands dans la dernière année de la guerre et dans les mois qui suivirent la capitulation sans condition1, on compte au début des années cinquante, en Allemagne fédérale, environ huit millions de personnes rangées dans la catégorie des réfugiés et expulsés des territoires allemands situés à l’Est de la ligne Oder-Neiße et d’Europe centrale (Heimatvertriebene)2, auxquels viennent s’ajouter environ deux millions de personnes en provenance de la zone d’occupation soviétique (puis RDA) et de Berlin. Pour la période étudiée ici, les réfugiés et expulsés - issus des territoires orientaux appartenant jusqu’alors au Reich ainsi que de territoires de peuplement ancien mais ne faisant pas partie du Reich en 1937, comme la région des Sudètes - représentent un peu moins de 17 %, soit près d’un cinquième de la population de la République fédérale3. Cette proportion importante est une réalité mise en évidence par les observateurs français sur place, dont les informations sont reprises et commentées par la sous-direction de l’Europe centrale du ministère des Affaires étrangères. Au Haut-commissariat français, le problème des réfugiés est examiné et traité par la section Réfugiés et Personnes déplacées de la Direction Générale des Affaires Politiques que dirige Guiringaud. A compter de 1951, Bérard se charge également du dossier, tandis que François-Poncet conserve le traitement de la question dans sa dimension politique globale.
3Le problème des réfugiés est au cœur de la question nationale après 1945, dans la mesure où il pose le problème de la définition des membres de la communauté nationale au sens de Staatsvolk ; cette dernière ne recouvrant pas la même réalité que le terme de Volk, y est lié automatiquement, tant pour les Allemands de l’Ouest que pour les Alliés, le problème de sa délimitation qui implique l’exclusion. Aussi ce point particulier de la question nationale allemande est-il automatiquement relié au soupçon du nationalisme, tant semblent données les conditions favorables à son épanouissement.
1) Que faire des réfugiés ?
4Le Conseil de contrôle allié avait prévu le 20 novembre 1945 de répartir les réfugiés et expulsés entre les différentes zones, mais en se contentant de fixer des contingents par zone, sur la base d’estimations numériques non contrôlables. Il apparut dès 1948 que la proportion de réfugiés installés dans les zones occidentales avait fortement crû et qu’elle était géographiquement très inégalement répartie (en novembre 4,06 millions pour la zone soviétique, 3,37 millions pour la zone américaine, 3,95 millions pour la zone britannique et 150 000 pour la zone française)4. En 1949, cette très forte concentration géographique des réfugiés perdurait dans la République fédérale nouvellement créée. Leur localisation massive dans deux Länder du Nord, le Schleswig-Holstein et la Basse-Saxe, ainsi qu’au Sud, en Bavière, était certes le résultat des expulsions et de la fuite non organisée des personnes, mais aussi et surtout d’un choix politique des autorités d’occupation qui avaient canalisé les arrivants vers des régions à faible densité de population - à l'exception des Länder de la zone française.
5En effet, la France a d’abord refusé d'accepter des réfugiés dans sa zone en arguant que n’étant pas signataire des accords de Potsdam, elle n’était pas tenue de subir les conséquences du transfert de populations entériné par les trois Grands, dont on sait qu’il devait théoriquement se dérouler « humainement et en bon ordre ». C’est là l’une des manifestations du mécontentement qu’avait fait naître la situation paradoxale dans laquelle s’était trouvée la France à l’issue de la conférence de Potsdam : elle avait d’un côté obtenu l’égalité avec les trois Grands au sein du Conseil de contrôle qui déciderait de l’avenir de l’Allemagne vaincue mais n’avait pas pu, d’un autre côté, décider des objectifs et des moyens de l’administration de l’Allemagne fixés par ses Alliés. Aussi la France s’attacha-t-elle pendant les premières années d’après-guerre à mettre en évidence ce qui lui avait été imposé à Potsdam pour en obtenir si possible une révision. Cet argument d’une non-responsabilité française dans le drame des expulsions demeurera une position dans les discussions ultérieures au sein de la Haute Commission, l’Etat français devant « contribuer à résoudre un problème dont il partageait désormais la responsabilité, sans avoir en rien contribué à le créer »5. En pratique, cela signifie que la France a été moins directement concernée que les Américains et les Britanniques par la gestion matérielle du problème des réfugiés. Cela explique aussi que les représentants français se soient plus nettement concentrés sur la dimension politique du problème que provoqué la concentration géographique des réfugiés.
6Le choix allié d’installer les réfugiés dans ces zones peu peuplées, peu détruites par la guerre et à structure agraire a eu pour résultat une brusque augmentation de la population locale, de 32 % en Bavière, 52 % en Basse-Saxe et 73 % au Schleswig-Holstein. A cela s’ajouta l’inadéquation socio-économique des réfugiés au milieu, entraînant de grandes difficultés d’intégration. L’effet en fut de transformer des mineurs, des intellectuels et des commerçants en ouvriers agricoles, mais aussi inévitablement de « fabriquer » des chômeurs au moment où certaines régions industrielles allaient être confrontées à une pénurie de main d'œuvre. En 1949, quand le rétablissement économique initié par la réforme monétaire ralentit et que s’accentue la hausse du chômage, près de 40 % des chômeurs sont des réfugiés, alors qu’ils représentent un peu moins de 17 % de la population6. Ce pourcentage va même jusqu’à atteindre respectivement 58,5 %, 43,4 % et 39,9 % dans le Schleswig-Holstein, la Basse-Saxe et la Bavière, régions où le chômage prend alors un tour dramatique et un caractère structurel. En outre, et aussi parce que 60 % des réfugiés ont été accueillis dans des communes de moins de 2 000 habitants, les difficultés d'intégration sont d’autant plus grandes que les réfugiés doivent être assimilés là où la conservation de la spécificité régionale et linguistique est très forte. Avec la pénurie de logements entraînant un hébergement durable dans des camps et des baraquements, la réalité comme la conscience d’une paupérisation des réfugiés apparaissent avec évidence. Cette conséquence n’échappe pas aux observateurs français qui la soulignent régulièrement, sur la base notamment des rapports des consuls de France dans le Nord de l’Allemagne évoquant le dénuement, la maladie, l’état des enfants et des nourrissons souvent lamentable7.
7Bien avant qu’une loi, dite de péréquation des charges, soit votée en mai 1952, diverses mesures de secours d’urgence ont été adoptées en août 1949 pour venir en aide aux plus démunis et d’atténuer ce foyer de mécontentement. En parallèle furent appliqués de vastes programmes de déplacement de réfugiés afin de désengorger les zones de concentration et de permettre une meilleure assimilation des réfugiés dans le respect de critères économiques et des besoins de l’industrie, ces mesures s’appliquant tant aux réfugiés issus des provinces orientales que de la zone soviétique. L’un des premiers corollaires de ces déplacements de population fut, de juin à novembre 1949, l’ouverture de la zone française qui n’avait jusqu’alors accueilli, on le savait bien à Paris, que quelques Allemands d’Autriche dont le nombre se révéla dix fois inférieur aux prévisions du plan8.
8Or, des divergences étaient apparues entre Français d’un côté, Américains et Anglais de l’autre, sur le nombre de réfugiés à transférer en zone française et les critères de leur sélection. Selon Louis de Guiringaud, un simple transfert d’un camp à l’autre était « sans intérêt, voire cruel » pour les intéressés ; les Français finirent, dans un compromis trouvé en mars 1949, par accepter la venue de 300 000 réfugiés issus des Länder surpeuplés (soit la moitié des 600 000 souhaités par les Anglais et Américains), et ce à la mesure des possibilités d’emploi offertes et dans le respect de deux principes posés par la France : le volontariat des intéressés et la prise en considération de la structure économique et confessionnelle du Land de destination. En juillet 1949, la force occupante française voyait ses réticences reconnues et adoptées par la majorité des ministres-présidents, réunis en Comité, qui adoptèrent un nouveau plan préparé par des experts allemands ; aussi ce plan fut-il qualifié de raisonnable par la DGAP du Haut-commissariat français : il écartait des transferts massifs qui risqueraient de déséquilibrer les zones d’accueil et il imposait à la Rhénanie-Westphalie, aux importantes possibilités de développement économique, d’accueillir les réfugiés que les Länder de la zone française ne pourraient recevoir. Aussi les Français furent-ils satisfaits lorsque le ministre fédéral des Réfugiés Hans Lukaschek reprit en novembre 1949 les principes du plan du mois de juillet. Le souci principal des représentants français en Allemagne était alors d’éviter le plus possible la survenue de difficultés liées à l’afflux de réfugiés dans les Länder de la zone française, quitte à taire la gravité de la situation dans les trois principaux Länder d’accueil. Aussi l’argumentation de Guiringaud reposait-elle sur la mise en évidence des carences des autres Länder (Rhénanie-Westphalie, Hesse, Brême, Hambourg) dans l’accueil des réfugiés, la zone française se trouvant, pour sa part, avoir exécuté le plan à 60 % à la fin de l’été 1950.
9Dans cette situation héritée des derniers mois de la guerre, et face à un nouvel afflux de réfugiés en Allemagne occidentale en 1949-1950, la Haute Commission alliée marque plus nettement sa réticence et, début décembre 1949, elle adresse au gouvernement fédéral des remontrances sur la manière dont il traite l’admission des réfugiés aux frontières9. La crainte du surpeuplement domine très largement la position adoptée face à l’afflux de nouveaux arrivants. Quand, à la fin du mois de février 1950, les autorités polonaises décident d’expulser de nouveau des Allemands vers l’Allemagne fédérale, les trois puissances occidentales protestent auprès des autorités de Varsovie10, puis décident de refouler les convois en question afin de ne pas « encourager ces expulsions inhumaines » et invitent le gouvernement fédéral à prendre immédiatement les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée sur le territoire fédéral de tous les convois de réfugiés qui ne sont pas compris dans les catégories prévues11. Le Chancelier et la Haute Commission rencontrent un désaccord juridique sur les compétences respectives en matière de contrôle aux frontières, mais aussi une différence d’interprétation, Adenauer insistant sur la dimension « raciste » des expulsions, les Alliés mettant l’accent sur leur intention « d’éviter des désagréments à l’Allemagne de l’Ouest »12. L’épreuve de force, mise en place par les Occidentaux ayant pour objectif de « dégoûter » le gouvernement polonais13 est, dans les rapports, accompagnée de peu de compassion pour le sort à venir des personnes déjà expulsées de leur domicile en Pologne et refoulées en zone soviétique. Il semble qu’ait vraiment dominé le souci de ne pas voir s’aggraver la situation en Allemagne occidentale et, dans le cas des membres français de la Haute Commission, de ne pas être contraints d’accueillir de nouveaux arrivants en zone française. Refusant face à Adenauer « le point de vue sentimental certes respectable », François-Poncet souligne pour Paris qu’une nouvelle vague d’arrivants pourrait créer « une situation assez grave à nos propres frontières »14.
10Cette position française, fondée sur l’argument d’impératifs de sécurité, repose également sur une désapprobation de choix politiques opérés par les deux autres puissances occidentales. Elle est l’écho d’une conception française non reconnue par les autres Alliés en 1945. En effet, les Autorités françaises d’occupation avaient tenté de maintenir après la capitulation la distinction entre Reichsdeutsche et Volksdeutsche, en ne considérant comme possédant la nationalité allemande que les Reichsdeutschen d’avant l’Anschluss des Sudètes en octobre 193815. Cette distinction de vocabulaire reflète une différence d’origine assortie d’une dimension politique : les Reichsdeutschen sont les Allemands originaires de l’ancien Reich, en l’occurrence des quatre États d’histoire et de culture germaniques (Silésie, Brandebourg, Poméranie et Prusse) qui ont disparu en tant que tels de la carte politique en 1945, tandis que les Volksdeutschen sont les membres des minorités allemandes vivant jusqu’alors dans différents États d’Europe centrale (Tchécoslovaquie, Russie, Pologne, Roumanie, États baltes, Hongrie, Yougoslavie) où certaines de ces minorités étaient installées depuis des siècles. Ces Volksdeutschen étaient, dans certaines régions, en nombre relativement restreint et décroissant (530 000 Souabes du Danube recensés en Yougoslavie en 1939) tandis que dans d’autres régions, ils étaient très nombreux à la fin des hostilités (3,5 millions de Sudètes installés en Bohême et Moravie y sont comptabilisés en 1945).
11En 1945, le choix français de respecter cette distinction et de dénier la nationalité allemande aux Volksdeutschen était dicté par le souci de ne pas surcharger l’Allemagne d’après-guerre et, à cette fin, d’étendre si possible le bénéfice de l’Organisation internationale des Réfugiés à ces Volksdeutschen pour favoriser leur émigration. Mais ce point de vue n’avait pas prévalu et les trois autres occupants avaient autorisé la délivrance de papiers d’identité allemands à tous les Volksdeutschen16. Aussi, cinq ans plus tard, tout en reconnaissant qu’il est impossible de revenir en arrière, la France reste fidèle à cette position première, s’opposant à l’accueil d’Allemands de Tchécoslovaquie en Allemagne fédérale et considérant que le problème du surpeuplement a la primauté pour les puissances responsables de l’Allemagne.
12A côté de la crainte du surpeuplement, le deuxième pilier de la position française face au problème des expulsés et réfugiés est la crainte de possibles agissements du monde communiste à l’Ouest. Les Français sont en cela représentatifs des trois Alliés occidentaux et aussi de la majeure partie du monde politique français confronté, à l’intérieur, au poids important du Parti communiste. Cela conduit François-Poncet à se montrer sceptique quant à la justesse d’une politique d’aide aux réfugiés, alors même qu’il considère que la situation est grave. En février 1950, il juge que l’afflux des réfugiés de l’Est est le résultat d’une volonté soviétique, l’exode étant « une arme dont Staline se sert machiavéliquement pour acculer l’Allemagne de l’Ouest », pour faire « s’infiltrer force policiers et agents de propagande ». En conséquence, l’aide accordée à ces réfugiés par la République fédérale, et indirectement par l’aide économique des Occidentaux à Bonn, lui paraît contestable car c’est un moyen de « servir les desseins subversifs de Moscou »17. Si le jugement témoigne de l’anticommunisme de son auteur, de la suspicion générale caractéristique de la guerre froide et surtout de la vivacité avec laquelle est perçu alors le péril soviétique, il est intéressant aussi dans un rapport mensuel marqué par les reproches des Hauts-commissaires à Adenauer à cause d’un désaccord sur des mesures fiscales prises par le gouvernement fédéral. Ainsi les mesures en faveur de l’intégration des réfugiés sont-elles amalgamées à une critique contre « un gouvernement faible », usant de la « démagogie » comme dans le régime de Weimar. François-Poncet y trouve une explication dans « l’appétit de jouissance d’un peuple toujours pressé de se procurer, tout de suite, tout ce dont il a envie ».
13Le schéma d’interprétation anticommuniste sera le même au cours de la période : ne faisant généralement pas de distinction entre les expulsés des provinces de l’Est et les réfugiés venant de RDA, et excluant que l’afflux des fuyards puisse être la réaction d’individus confrontés à la réalité d’un régime abhorré, François-Poncet considérera par principe comme des transfuges communistes des personnes à l’origine si variée. Lorsque l’hiver 1952 et le printemps 1953 verront augmenter de manière soudaine et importante le nombre des personnes fuyant la RDA en passant par Berlin, il y verra encore la main des Soviétiques exploitant l’imprudence des Allemands de l’Ouest et profitant de la « politique de la porte ouverte » que « les autorités fédérales se sont imprudemment avancées à pratiquer »18.
2) Favoriser l’émigration plutôt que l’intégration
14Face aux difficultés économiques provoquées par l’afflux massif de réfugiés dans les zones occidentales entre 1945 et 1953, avec cette perception où domine la crainte du péril soviétique et avec l’obsession que les puissances occidentales sont manipulées par l’Union soviétique et les Allemands de l’Est, il est logique que les puissances occidentales aient activement cherché des solutions, qui, théoriquement du moins, étaient de trois ordres : le retour au pays, l’intégration sur place et l’émigration.
15La possibilité du retour au pays fut exclue d’emblée par les Alliés. Que ce fût parce qu’ils pouvaient encore être convaincus qu’il était souhaitable d’éliminer le foyer de tension que représentait la présence de populations allemandes à l’Est de l’Allemagne (comme avait pu encore le dire Winston Churchill le 15 décembre 1944 dans son discours devant la Chambre des représentants), que ce soit parce qu’ils étaient conscients de l’impossibilité d’obtenir pacifiquement des États satellites de l’Union soviétique le retour de populations tout juste jetées sur les routes, les Alliés occidentaux prirent pour postulat de leur politique l’intégration des réfugiés et expulsés dans la partie occidentale de l’Allemagne. C’est ce choix dont témoignèrent le refus de les voir jouer un rôle social particulier, l’idée de leur possible assimilation locale et le refus de laisser naître une quelconque forme d’irrédentisme. L’interdiction opposée à la formation de toute association ou représentation politique spécifique devait servir ce projet. Même si des nuances apparaissent alors entre les Alliés et les autorités allemandes quant à la signification du terme intégration19, les responsables allemands des Länder posent aussi pour principe dès 1947, comme dans le cas du ministère du Travail et des Affaires sociales de Rhénanie du Nord-Wesphalie étudié par Volker Ackermann, que les Allemands issus des provinces de l’Est doivent être intégrés en tant que citoyens à part entière dans la vie culturelle et économique de la partie occidentale de l’Allemagne.
16Début mai 1950 est publié le Rapport Walter, du nom du député démocrate américain Francis E. Walter qui présida un comité issu de la Chambre des représentants et chargé de réfléchir au problème des réfugiés d’origine allemande. Ce rapport formule une double recommandation : de préférence l’assimilation sur place dans l’économie allemande du plus grand nombre possible de réfugiés, mais aussi l’ouverture de possibilités d’émigration à environ un million d’expulsés et réfugiés, en priorité les agriculteurs pour lesquels s’offrent moins d’espace et de perspectives d’emploi en Allemagne. Le point de vue français est hostile à ces recommandations20. Guiringaud écarte tant l’idée d’un retour des réfugiés dans leurs provinces d’origine que celle de leur intégration en Allemagne de l’Ouest : un retour dans les contrées d’origine ne serait envisageable qu’à la faveur d’un conflit et doit être de toutes façons écarté car il n’aurait pour effet que de déplacer le problème en jetant sur les routes un nombre égal de réfugiés non allemands en faveur desquels il faudrait bien prévoir un programme d’assistance. En outre l’intégration sur place, comme la préconise le rapport avec l’intégration de 7 millions de réfugiés dans l’économie de l’Allemagne occidentale, serait peu faisable en raison de la difficulté à absorber les réfugiés de souche paysanne. Mais l’argument principal contre cette intégration sur place est qu’elle entraînerait nécessairement le rééquipement industriel de l’Allemagne, absolument « incompatible avec la sécurité des voisins ». Cela signifierait une « surindustrialisation encore supérieure à celle du IIIe Reich » et constituerait une menace inacceptable car l’Allemagne « mettrait l’Europe sous son hégémonie, et les territoires perdus à sa portée ». Le dernier argument (« cela retarderait la réconciliation et l’union européenne ») donne un éclairage supplémentaire sur les intentions françaises au moment du lancement du plan Schuman proposant de créer la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier.
17Ces craintes expliquent que Guiringaud préconise l’émigration des réfugiés, à hauteur de deux millions, soit 800.000 actifs, ce qui ramènerait dans des limites raisonnables le nombre de chômeurs envisagé par les prévisions du Plan Marshall. Même si la logique impose alors à la France d’accepter dans ses territoires d’outre-mer une part du contingent d’émigrants, ce qui d’ailleurs ne serait pas « sans intérêt ni sans profit ». Et Guiringaud peut souligner avec satisfaction que la mise en avant de la solution « émigration » dans le rapport Walter est une victoire du point de vue des Français qui ont été les premiers à Moscou, en mars 1947, à évoquer le problème de la surpopulation de l’Allemagne. Il restera par la suite fidèle à cette solution comme rempart à une surindustrialisation allemande, elle-même perçue comme un instrument efficace au sein d’une probable campagne révisionniste en faveur du retour à l’Allemagne des territoires orientaux21. Cette permanence de l’analyse tranche avec l’esprit dans lequel seront envisagées progressivement de meilleures relations entre la France et l’Allemagne mais c’est au nom même de ces relations franco-allemandes qu’est formulé l’objectif de réellement diminuer le poids démographique du partenaire : pour désamorcer cette « bombe à retardement », pour calmer une part des « appréhensions françaises qui s’opposent à un mariage de raison avec l’Allemagne actuelle »22.
18François-Poncet partage dans le fond les vues de son directeur des Affaires politiques tout en étant moins catégorique sur la nécessité de l’émigration des réfugiés allemands. Le jugement positif qu’il porte sur le second rapport consacré aux réfugiés, celui de la Commission Sonne du 21 mars 195123, peut surprendre car ce rapport met l’accent non pas sur la solution de l’émigration mais sur la capacité de l’Allemagne à absorber 9 millions de réfugiés. S’il est jugé positivement, c’est en raison des priorités qu’il énonce, plaçant dans l’ordre : la construction de logements, un vaste programme de colonisation agraire, l’aide aux réfugiés artisans, commerçants ou membres de professions libérales et, enfin et seulement, la création d’emplois dans l’industrie mais avec une forte décentralisation industrielle et la création de petites et moyennes industries dirigées par des réfugiés dans les régions rurales. Aussi apparaît-il « infiniment plus sage » aux diplomates français. « Il n’empêchera certes pas le développement industriel, mais il encouragera les formes d’activité qui sont de nature à en contrebalancer l’effet nocif »24. La seule émigration préconisée par le rapport Sonne concerne des réfugiés de souche paysanne dont l’installation en France est jugée « conforme aux intérêts des deux parties ». Après l’avoir seulement mentionnée en 1951, André François-Poncet va se faire le défenseur de cette solution en 1953, dans le contexte particulier de l’afflux massif de réfugiés de RDA, en proposant d’offrir l’asile soit à des paysans sur des terres actuellement inexploitées, soit à de la main d’œuvre qualifiée « dont l’absence empêche de pousser les plans de construction de logements ou de grands travaux outre-mer »25.
19La sous-direction d’Europe centrale du Quai reprend, huit jours plus tard, exactement les analyses envoyées par le Haut-commissariat pour déplorer la faible importance des chiffres de l’émigration allemande et évoquer les « graves dangers » liés au surpeuplement de l’Allemagne26. Reprenant les recommandations des observateurs en Allemagne, on considère à Paris que la France pourrait tirer un avantage politique en prenant l’initiative d’une émigration organisée et en y participant tant en métropole que dans ses possessions outre-mer. Aussi toute voix allemande s’élevant contre de tels projets est-elle disqualifiée. Lorsque Jacob Kaiser, le ministre chargé des affaires concernant l’Allemagne dans son ensemble, se déclare opposé en mars 1953 à une émigration, même temporaire, des réfugiés de la zone orientale afin de permettre leur retour en cas de réunification27, les membres du Haut-commissariat voient confortées leurs craintes d’un irrédentisme, symptôme nationaliste par excellence. Même si Kaiser, parlant là des Flüchtlinge qui fuient la RDA, est parfaitement dans son rôle de chargé des affaires issues d’une division refusée et devant tout entreprendre pour permettre une future réunification.
20Plusieurs rapports et mémorandums du ministère des Réfugiés ainsi que du Auswärtiges Amt nouvellement créé font état des projets des Alliés en faveur d’une émigration accrue d’Allemands. Le secrétaire d’État au ministère des Réfugiés Werner Middelmann rapporte d’un voyage aux Etats-Unis en février 1952 que les autorités américaines sont prêtes à augmenter les quotas d’Allemands dans leurs plans d’immigration et ce, au détriment d’Européens du Sud28. Mais le « grave danger » que l’on voit au Auswärtiges Amt, c’est précisément la perspective du départ de jeunes actifs, créant une hémorragie très dommageable pour l’économie ouest-allemande29.
21Bien que, au Petersberg comme au Quai, les diplomates français aient conscience de la réalité des difficultés auxquelles sont confrontés les réfugiés et que certaines notes évoquent leur misère et le chômage, l’accent est toujours mis sur la possible exploitation politique de cette situation, toujours dans le sens du nationalisme30. Particulièrement marquée chez les Français, cette inquiétude est une donnée fondamentale de la position des trois puissances occidentales sur cette question des réfugiés, une position qui n’est d’ailleurs pas exempte de paradoxe. En effet, l’intégration et l’assimilation des réfugiés dans la société et l’économie ouest-allemandes constituent l’objectif commun officiel des Alliés : au nom de cette assimilation, ils sont amenés à désapprouver tout traitement de faveur qui distinguerait les réfugiés de l’ensemble des citoyens et entretiendrait un sentiment d’appartenance spécifique ; mais cette même assimilation est freinée par les difficultés économiques que les réfugiés rencontrent et qui les renvoient à une position d’insatisfaits et de victimes propre à empêcher à son tour leur assimilation. La formation d’une identité politique réfugiée va en être une conséquence et va réaliser exactement ce que les puissances occidentales tiennent à éviter.
3) L’organisation politique des réfugiés
22Dès les premières semaines après la capitulation sont apparues, au niveau local dans les zones britannique et américaine, des organisations de réfugiés au caractère politique plus ou moins marqué dont le nom insiste sur l’entraide et la solidarité (Notgemeinschaft ou Hilfsstelle)31. Bon nombre d’entre elles, et notamment les associations d’entraide des Silésiens et des Sudètes en Bavière, furent interdites par la puissance occupante américaine au printemps 1946. Quelques mois auparavant, les autorités d’occupation britanniques avaient déjà interdit les activités de groupes de réfugiés dans leur zone et ce, à la demande expresse d’hommes politiques allemands inquiets de leur expansion. La crainte de l’expression d’un irrédentisme rencontra là le désir de forcer l’intégration, dans les partis existants, de réfugiés apparemment peu enclins à s’y engager. Aussi le droit de coalition fut-il suspendu pour les réfugiés, mais non pas, comme il l’a été longtemps affirmé32, par une décision collective qu’aurait prise le Conseil de Contrôle allié en mai 1946, mais bien plutôt par la concomitance des décisions britannique et américaine.
23Cette interdiction ayant été maintenue jusqu’en 1948, quoique de manière atténuée, et les partis autorisés n’ayant pas semblé disposés à prendre en considération les revendications et les intérêts des réfugiés d’une façon qui les satisfît, l’année 1947 vit se créer de nombreuses associations de réfugiés aux activités de nature essentiellement caritative et sans but politique proclamé. Des comités d’entraide se formèrent sous la protection des Églises évangéliques qui avaient permis, grâce à leur structure régionale, d’affirmer dès juillet 1946 la représentation des réfugiés par la commission des églises orientales. Mais alors que, dans les premiers temps, les associations avaient permis au désarroi ou à la colère de s’exprimer et ainsi de désamorcer un potentiel extrémiste, certaines associations régionales de réfugiés devinrent plus radicales dans leurs revendications, ce qui amena les Églises à prendre quelque peu leurs distances avec ces groupes.
24Au printemps 1950, on ne manque pas, au ministère français des Affaires étrangères, de formuler à mots à peine couverts des regrets face à l’abrogation des ordonnances des autorités d’occupation ayant empêché la transformation des organisations de réfugiés en partis politiques. La sous-direction d’Europe centrale juge qu’il « il serait fort possible de voir se constituer un « parti des réfugiés » groupant une masse d'électeurs d'esprit particulièrement revendicatif »33. Le premier parti politique des réfugiés existe alors déjà, sous l’appellation Union des Expulsés et Spoliés (BHE), depuis le 8 janvier 1950, à Kiel où il a été fondé et est dirigé par Waldemar Kraft34. Après son premier succès électoral de l’été 1950, l’extension du BHE aux différents Länder va provoquer deux phénomènes également redoutés par les Alliés, c’est à dire une nouvelle segmentation du paysage politique allemand et la formation d’un puissant groupe de pression.
25C’est cette double dimension qui préoccupe le Haut-commissaire français qui se livre, dans plusieurs rapports mensuels, à une analyse détaillée des caractéristiques du nouveau parti. Soulignant volontiers que les premiers électeurs du parti des réfugiés avaient auparavant donné leurs voix à la social-démocratie et que le BHE est avant tout un groupement d’intérêts sans préférence idéologique, François-Poncet insiste sur l’importance du premier succès électoral du BHE aux élections au Landtag du Schleswig-Holstein le 9 juillet 1950 où il a obtenu 23,4 % des suffrages et 15 sièges. Le Haut-commissaire suppute alors les effets d’une reproduction du phénomène dans les autres Länder où les réfugiés imiteraient les nordistes. Tout en connaissant la spécificité fortement régionale de la situation au Schleswig-Holstein, il souligne avec la dramatisation dont il est familier qu’une telle éventualité introduirait dans la vie politique de la République de Bonn « un dangereux facteur de trouble et d’anarchie »35.
26Après l’été 1950, le BHE étend effectivement son organisation aux différents Länder et obtient des succès électoraux dans les régions à forte concentration de réfugiés. Il confirme sa percée aux élections municipales du Schleswig-Holstein le 29 avril 1951, et, le 6 mai de la même année, il obtient 15 % des voix aux élections au Landtag de Basse-Saxe. En novembre 1952, il progresse encore et obtient 18 % des suffrages aux élections municipales dans ce même Land. L’année 1952 marque sans aucun doute un pic d’inquiétude chez les alliés, notamment parce que la poursuite de la percée électorale de l’Union des réfugiés se produit en même temps que les succès régionaux du parti d’extrême droite SRP36. Cela explique la vigilance extrême de la Haute Commission lors des élections générales du 15 septembre 1953 où le BHE se trouve pourtant déjà sur la pente descendante. Enregistrant 5,9 % des deuxièmes voix, le BHE peut certes encore se féliciter d’être le seul petit parti à passer la barre des 5 % nouvellement introduite pour les élections au Bundestag, mais il est clair qu’un très grand nombre de réfugiés ont voté directement pour le parti du Chancelier Adenauer.
27A côté du BHE, divers mouvements et associations de réfugiés retiennent également l’attention des occupants français, notamment en raison de leur regroupement progressif. Dans un premier temps cohabitent de façon bien distincte d’un côté les ligues d’expulsés (Landsmannschaften) organisées selon l’origine géographique de leurs membres, et de l’autre côté les associations régionales et groupes d’intérêt des réfugiés et expulsés qui se sont regroupés non pas tant selon leur contrée d’origine mais d’après leur implantation actuelle en Allemagne de l’Ouest. Puis les Landsmannschaften se sont réunies dans la fédération VOL (Vereinigte ostdeutsche Landsmannschaften, Union des ligues d’Allemagne de l’Est), tandis que le rapprochement, en avril 1949, des différents groupes d’intérêts régionaux a conduit à la formation du ZvD (Zentralverband der vertriebenen Deutschen, Union centrale des Allemands expulsés). Cette dernière devient vite une puissante organisation dirigée par le député chrétien-démocrate Linus Kather qui sera président de la commission des réfugiés au Bundestag et adhèrera au BHE en 1954. En juillet 1951, lors de leur premier congrès, à Francfort sur le Main, les Landsmannschaften unies (VOL) acceptent de se cantonner aux questions culturelles afin d’entretenir l’attachement à la Heimat perdue, tandis que l’Union des associations régionales (ZvD) se consacrera à la défense des intérêts économiques et sociaux des réfugiés et continuera à lutter pour l’égalité des droits entre réfugiés et locaux ainsi que pour une péréquation des charges résultant de la guerre.
28Dans un troisième temps, une organisation fédérale naît du rapprochement de ce ZvD avec quatre Landsmannschaften (celles, très importantes en nombre, des Silésiens et des Allemands des Sudètes, ainsi que celles des Brandebourgeois et des Allemands des Carpates) pour former en novembre 1951 le BvD (Bund der vertriebenen Deutschen, fédération des Allemands expulsés) qui ne comptera pas moins de 1,7 million de membres, tout en ne parvenant pas à intégrer les Landsmannschaften de Prusse orientale et occidentale, du Warthegau, des Pays baltes, du Banat, de Yougoslavie, de Russie. Cette confédération est censée conserver un caractère strictement neutre sur le plan politique et entend se borner aux questions ayant un intérêt général pour tous les réfugiés, laissant aux Landsmannschaften toute autonomie pour traiter leurs problèmes particuliers. Celles-ci opèrent un nouveau rapprochement en août 1952 aboutissant à la formation à Bad Kissingen de la VdL (Verband der Landsmannschaften, fédération des Landsmannschaften), présidée par Rudolf Lodgman von Auen qui dirige l’association des Allemands des Sudètes. Ces tentatives successives de fusion n’aboutiront véritablement qu’en décembre 1958, avec la formation d’une seule fédération des réfugiés (Bund der Vertriebenen - Vereinigte Landsmannschaften und Landesverbände).
29Une constante de ces groupements est qu’à côté de leur activité d’assistance au logement, à la création d’entreprise, ou de l’aide juridique, ils entretiennent l’attachement au pays natal, notamment par la publication de brochures dépeignant les splendeurs passées des villes et des régions perdues. Face à ces associations régionales, le Haut-commissaire français et son adjoint sont partagés entre l’observation amusée et la surveillance préoccupée. Leurs conclusions sont globalement pessimistes, l’irrédentisme et les revendications sociales devant inévitablement provoquer de graves tensions37. Leur attention, plus inquiète encore, se porte d’autre part sur différentes petites organisations telles la Deutsche Aktion, constituée en zone américaine le 5 décembre 1949 sous la présidence du Prince Hubertus von Loewenstein. Défendant la notion d'un « Reich uni et indivisible », dont les frontières seraient celles de 1918, ce petit mouvement promettrait à la majorité des réfugiés de retrouver leur pays d'origine. Il s’agit également de la Deutsche Union, fondée à Brunswick le 23 janvier 1949, affichant un dégoût des joutes parlementaires et des discordes politiques et déclarant s'intéresser au problème de la défense des réfugiés et des expulsés. Ce sont encore la Deutsche Gemeinschaft de August Hausleiter, fondée le 16 décembre 1949, et la Sammlung zur Tat fondée en mars 1949 par un ancien membre du parti social-démocrate, Karl Steinfeld, qui semblerait « évoluer vers une sorte de national-bolchevisme ». Ces différents petits mouvements sont mentionnés dans de longs rapports consacrés aux partis d’inspiration nationaliste et l’inquiétude des observateurs français se porte principalement sur la perméabilité des réfugiés à l’égard de l’antiparlementarisme. Pour Bérard, « on a l'impression que cette masse pourrait se porter à tout instant, selon les circonstances, aux solutions extrêmes »38.
4) Les revendications spécifiques et leur interprétation
30Le jugement porté par les observateurs français sur les revendications et les valeurs mises en avant par les représentants de réfugiés est dominé par une grande méfiance, au fond assez proche de celle qu’éveillent a priori chez eux les personnes réfugiées de la zone d’occupation soviétique, volontiers considérées non pas comme des victimes mais comme des espions ou, au mieux, comme des transfuges douteux. On note en l’occurrence, chez André François-Poncet, un mélange de fascination et de suspicion à l’égard des Allemands venus des lointaines provinces du vieux Reich, ce qui le conduit à exprimer des jugements où l’émotion le dispute à la répulsion. Ainsi, à propos des réfugiés de Prusse orientale qui envoient des paquets dans leur village natal, il ne sait s’il faut admirer le plus chez eux « leur merveilleux instinct de solidarité envers un groupe présenté comme étant composé de frères plus déshérités encore ou leur nationalisme impénitent qui leur fait consacrer une part de leurs maigres ressources à la poursuite de visées pangermanistes ». Quoi qu’il en soit, « on n’est pas surpris de voir les Prussiens donner une fois de plus l’exemple »39.
31A l’égard du parti des réfugiés, ce soupçon de pangermanisme dont le fondement serait en quelque sorte géographico-culturel se double d’une méfiance d’ordre politique en raison du caractère exceptionnel du BHE. Ce parti dont la seule raison d’être et le seul facteur de cohésion sont de rassembler des réfugiés, dont le seul programme consiste en un petit nombre de revendications d’insatisfaits, et dont le chef Waldemar Kraft est un opportuniste prêt à toute coalition qui permette de faire entendre les revendications matérielles des réfugiés, François-Poncet y voit un vrai danger car c’est un « véritable Protée de la démagogie nationaliste »40. En changeant son nom en 1953 pour devenir le Bloc pan-allemand (Gesamtdeutscher Block), il va passer d’un groupement d’intérêts à « un groupement d’appétits ».
32Ce jugement est motivé par le tour qu’a pris, avec les années, la principale revendication des réfugiés, c. a. d. le dédommagement et la réparation des torts et pertes subis lors des expulsions ainsi que l’adoucissement des difficultés issues de la réforme monétaire de 1948. La loi instaurant un système de péréquation des charges ne sera votée par le Bundestag que le 16 mai 1952 pour être promulguée le 14 août 1952 après de longs balbutiements rythmés par les manifestations de réfugiés. L’intérêt des réfugiés pour un dédommagement en Allemagne de l’Ouest des pertes subies à l’Est a été relativement tardif car nombreux furent ceux qui comptèrent sur un retour rapide au pays. Dans un premier temps, le concept de dédommagement des expulsés et spoliés a été caractérisé par la même approche sociale que celle qui avait prévalu au vote de la loi d’aide d’urgence : les personnes spoliées seraient dédommagées en fonction de leurs besoins actuels et non pas proportionnellement à la valeur réelle des biens perdus. Il importait également d’organiser un dédommagement rapide pour étouffer l’irrédentisme tout en évitant de faire peser une charge trop lourde sur l’économie ouest-allemande avant que celle-ci ait réussi à stabiliser son taux de croissance. Au moment où le ministre fédéral des Finances Fritz Schäffer présente, début 1950, les projets gouvernementaux tendant à intégrer le dédommagement des réfugiés au programme de construction de logements, se forme autour de Linus Kather, président du ZvD et député CDU au Bundestag41, un groupe de parlementaires favorables à une péréquation des charges qui soit individuelle et proportionnelle aux pertes subies. C’est dans leur cercle dit de Unkel que va être élaborée la future loi fédérale, après deux années d’un lobbying d’autant plus efficace que le ministre fédéral des Réfugiés, Hans Lukaschek (CDU), est considéré comme un maillon faible du gouvernement42. Après une première protestation publique des réfugiés, au milieu de l’année 1950, le groupe de Kather présente un projet de « loi sur la constatation des dommages ». Puis, le 20 février 1951, deux jours après une manifestation de masse organisée par ce groupe à Bonn, Kather parvient à négocier directement avec le Chancelier et à lui extorquer son soutien de principe. Menaçant de passer au BHE43, le chef de file des réfugiés réussit à faire pression sur le chef du gouvernement en quête de toutes les voix de sa majorité pour faire ratifier les traités à l’Ouest et le réarmement de la République fédérale. Adenauer s’exprime alors en faveur d’un constat rapide des dommages ainsi que d’un dédommagement proportionnel et non social. La loi dite de péréquation des charges (Lastenausgleich) comportera finalement le principal défaut qu’on avait voulu éviter au début de sa discussion, celui de tenir compte non des besoins présents mais de la situation de fortune passée du bénéficiaire. Prévoyant le dédommagement proportionnel - allant de 95 % pour les pertes inférieures à 5000 Reichsmark à 6,5 % pour les pertes supérieures à 1 million de RM -, cette loi sera incontestablement une victoire des réfugiés.
33Les manifestations organisées par le ZvD sont évoquées dans des dépêches du Haut-commissariat où l’accent est mis sur l’intransigeance des revendications des réfugiés, sur le caractère conciliant de l’attitude du Chancelier et sur la gravité du problème des réfugiés. Si c’est plus la dimension politique que technique des critiques issues des milieux réfugiés qui retient l’attention du Haut-commissariat, plusieurs de ses membres soulignent à l’occasion la légitimité des revendications. En août 1950, Guiringaud rend hommage à « la modération » et à « la discipline » de cette « masse » de réfugiés qui ont pourtant pris conscience de leur force ; son adhésion au principe de la péréquation des charges se lit entre les lignes de sa crainte d’une radicalisation des réfugiés44. Bérard, juge pour sa part assez durement la loi finalement votée et témoigne d’une certaine empathie pour les expulsés45. Cette relative compréhension est toutefois accompagnée d’inquiétude face à la possible radicalisation des réfugiés. Ainsi se soucie-t-on au Petersberg de la perte de confiance, dans les milieux réfugiés, du ministre fédéral des Réfugiés Hans Lukaschek que les autorités d’occupation tiennent pour un homme modéré à l’attitude personnelle très positive46. En février 1952, le BvD a retiré officiellement sa confiance à Lukaschek, lui reprochant son manque d’initiative, d’énergie et de mordant au moment où le programme social d’aide et la loi de péréquation des charges menaçaient d’être enterrés en faveur du programme de réarmement. Il y a donc une nette différence dans le jugement porté d’un côté sur les revendications matérielles des réfugiés, qui sont globalement considérées comme légitimes, et de l’autre sur leurs revendications politiques et territoriales qui sont rejetées en bloc et qualifiées d’inacceptables. Les valeurs mises en avant par les réfugiés et expulsés et largement véhiculées par leur presse sont abordées avec la plus grande méfiance. Le Haut-commissaire la décrit en avril 1951 avec ironie, évoquant le « culte naïf de la lointaine Heimat »47. Cette presse qui est en réalité conçue comme un trait d’union entre les réfugiés, il la présente comme un signe supplémentaire de l’incapacité du plus grand nombre des réfugiés à s’intégrer à l’Ouest. Cette interprétation repose sur deux préalables : celui, déjà relevé, du danger démographique et économique que représente l’Allemagne aux frontières françaises et celui, plus subreptice, de l’imprévisibilité supposée des réfugiés : début 1953, François-Poncet évite tout juste le terme de « traîtres potentiels » pour qualifier des réfugiés qui « ne se sentent liés à l’Occident que par l’intérêt du moment »48. Enfin et surtout, cette interprétation rejoint et complète la conception de Paris selon laquelle l’intégration sur place n’est ni possible, ni souhaitable.
34Pour François-Poncet, c’est le vocable nationaliste qui semble le plus adéquat pour qualifier cette population flottante, dans un parti volontiers « antidémocratique » qui « n’a jamais été sévère avec les anciens nazis. Il les a largement accueillis sur ses listes »49.
35Les dénominations utilisées par les diplomates pour qualifier ces parties de la population allemande soulevant le problème national sont très floues. La réticence française à voir s’installer définitivement autant d’Allemands « supplémentaires » dans la partie occidentale de l’Allemagne sont sensibles dans le non-usage du terme nationalité pour qualifier les nouveaux venus. Il est de préférence question de « personnes ethniquement allemandes » ou encore de « personnes de race allemande expulsées de Pologne »50. Dans la génération des diplomates formés au tout début du siècle, cet usage a été relativement banal et assez proche du sens de nationalité, tout en étant porteur de la dimension jugée « instinctive » du peuple. Il n’empêche qu’après 1945, après le nazisme et la mise en application des théories raciales en politique raciste et antisémite meurtrière, cet usage est plus problématique. Ici c’est la traduction du terme allemand Volk qui pose de toute évidence problème, et ce plus particulièrement dans la distinction juridique que la France voudrait conserver entre Reichsdeutsche et Volksdeutsche. Tandis que le terme ethnie est généralement adopté par les diplomates, on voit réapparaître ça et là le terme de race germanique51, ce qui témoigne d’un attachement à une vision des peuples européens marqués par des caractères nationaux – sans omettre la difficulté à se défaire d’un vocabulaire et de concepts martelés par le national-socialisme.
5) Quel type de danger pour la démocratie allemande ?
36L’idée que les réfugiés constituent une menace est, au début des années cinquante, une constante des rapports issus du Haut-commissariat français. Cette inquiétude commune aux trois Hauts-commissariats a été relevée par le rapport Walter et va de pair avec le sentiment d’une relative impuissance face à l’évolution d’une situation que les alliés n’ont pas su empêcher. Le rapport que McCloy soumet à son gouvernement et au Congrès en mars 1950 suggère bien de « suivre avec attention et circonspection l’évolution de la situation ». Néanmoins McCloy est beaucoup moins alarmiste et pessimiste que son collègue français ; selon lui, une menace existe mais elle n’est pas inéluctable et il ne décèle « pas de danger nationaliste imminent dans la République fédérale »52.
37Pour les observateurs français, c’est d’abord la situation matérielle des réfugiés qui en fait un danger nationaliste potentiel. C’est un souci présent aussi chez les responsables allemands et çà et là chez les Américains53. Le chômage très élevé de cette partie instable de la population l’exposerait au risque d’une radicalisation et en ferait une cible privilégiée des neutralistes et des néonazis54. Elle serait aussi particulièrement vulnérable face à la propagande de la RDA, par le biais de l’organisation de jeunesse FDJ55. Ainsi les réfugiés sont-ils le point de cristallisation de tous les dangers allemands, dont François-Poncet rappelait la dualité dans un article publié par le Figaro le 12 juin 1948 : « le danger allemand », écrivait-il, « est en réalité un danger russo-allemand ». Les diplomates français doutent ensuite de l’efficacité de la politique du gouvernement fédéral à l’égard des réfugiés dans la lutte contre le danger nationaliste. Caractérisée par une grande énergie en matière économique et sociale (visant à éliminer les causes de tension sociale) et par une grande prudence en matière politique (visant à favoriser l’intégration des réfugiés dans les partis traditionnels et de préférence chrétiens-démocrates), cette politique évite aussi de heurter les représentants de réfugiés56.
38Mais c’est surtout la proximité potentielle de ceux-ci avec l’extrême droite qui motive l’attention particulière portée aux milieux de réfugiés, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement le parti des réfugiés BHE entretient bien des contacts avec des personnalités également membres de groupes reprenant plus ou moins ouvertement des thèses nazies. Ainsi en va-t-il de la Bruderschaft de l’ancien colonel Beck-Broichsitter et du SRP (Sozialistische Reichspartei) qui sera interdit en 1952. Deuxièmement, malgré le refus exprès des dirigeants tant d’un extrémisme de droite que d’un socialisme, le BHE rassemble aussi des électeurs issus du national-socialisme qui se considèrent comme « spoliés » par les décisions d’après-guerre et notamment par les mesures de dénazification. Troisièmement, des cercles de réfugiés ont des organisations de jeunesse réunies dans la confédération DJO (Deutsche Jugend des Ostens) et qui présentent de fortes ressemblances, en termes de structures, avec les organisations de masse nazies. Quatrièmement, certains organes de la presse réfugiée, comme le Sudeten Bulletin, propagent des thèses qualifiées d’« ultranationalistes » et de « nazies »57. Enfin, le passé de certaines personnalités réfugiées, notamment des ministres, conduit au raccourci : les groupes de réfugiés sont des repaires d’anciens nazis58.
39Si le premier des ministres chargés des Réfugiés, Hans Lukaschek, ne peut être suspecté de proximité avec le nazisme, il n’en va pas de même pour les réfugiés que Adenauer prend dans son gouvernement après les élections législatives du 15 septembre 1953. Waldemar Kraft qui devient ministre « chargé des questions spéciales » et surtout Theodor Oberländer qui remplace Hans Lukaschek aux Réfugiés ont un passé déjà lourd que, dans le cas de Oberländer, la RDA va contribuer à alourdir encore. Oberländer, originaire de Thuringe mais universitaire spécialiste des questions d’Europe orientale (il fut directeur de l’Institut des questions est-européennes à Königsberg), a adhéré au NSDAP dès 1933 après avoir déjà participé au putsch de Hitler en 192359. De 1934 à 1937, il dirigea le Bund Deutscher Osten (Ligue de l’Est allemand) dont il fut écarté lorsqu’il s’exprima contre la radicalisation des projets du parti à l’Est. Dans la Wehrmacht, à la tête d’un régiment de Caucasiens, il aurait participé à des actions de troupes spéciales en Russie et sera accusé par la RDA, en 1959, d’avoir participé à des massacres en 1941 à Lemberg (Lvov) jusqu’à ce que la justice est-allemande le condamne par contumace le 29 avril 1960. On sait depuis l’ouverture des archives de la Stasi qu’il s’agira d’une manipulation orchestrée par Berlin-Est pour déstabiliser le gouvernement de Bonn, ce qui fut d’autant plus facile dans le cas de Oberländer que celui-ci avait été un vrai nazi avant d’être mis sur la touche. Dans les rapports du Haut-commissariat, le passé nazi de Theodor Oberländer est évoqué60, mais on souligne aussi qu’il fut congédié de l'armée en 1943, à la suite d'une intervention de Himmler, qui lui reprochait d'avoir critiqué la politique national-socialiste dans les territoires occupés de l'Est. Pour l’observateur en Bavière Roché, cette « ancienne appartenance » ne mériterait l’attention que dans la mesure où « elle se recoupe avec le caractère de réfugié » donnant aux intéressés « une mentalité très “radicale”, c’est à dire nationaliste »61. Le même type de soupçon pèse sur le ministre Waldemar Kraft qui a été à l’origine de la création du BHE au Schleswig-Holstein. Les observateurs français relèvent qu’il a été dans la SS, mais c’est surtout son opportunisme qui fonde leur méfiance. François-Poncet peut juger très sévèrement le choix qu’a fait Adenauer en s’entourant de tels hommes et il met en garde : « M. Oberländer, qui parle le russe, et qui est un homme de l’Est, se chargera de rappeler à M. Adenauer que l’Allemagne ne s’arrête pas à l’Elbe »62.
40La recherche a toutefois montré que les choses n’étaient pas aussi simples que pouvaient l’interpréter les témoins de l’époque. En effet, malgré sa personnalité souvent contestée, son passé condamné et ses collaborateurs à l’engagement démocratique parfois douteux, Theodor Oberländer est considéré comme l’un de ceux qui, au fond, ont œuvré pour l’intégration des réfugiés et ont contribué à leur passage à la CDU63 à la suite de la crise qui conduit les ministres BHE/GB à quitter le gouvernement en juillet 1955. Il apparaît a posteriori que la réalité des milieux réfugiés et expulsés a été un étrange mélange composé d’une indéniable radicalisation et d’une étonnante modération, le radicalisme du ton et des revendications visant moins à servir une improbable croisade à l’Est qu’à faire avancer l’égalité économique et sociale ainsi que l’intégration des réfugiés en Allemagne occidentale64. Autrement dit, les formules souvent lapidaires auraient été un exutoire pour les sentiments nés de la perte de la Heimat, mais auraient avant tout servi des revendications immédiates en vue de l’obtention d’allègements matériels sur place.
41Car on est frappé par la modération du ton et par la spécificité des revendications s’exprimant dans la Charte des expulsés allemands de Stuttgart du 5 août 1950. Signée par les représentants des différentes organisations de réfugiés, il s’agit d’une déclaration solennelle entendant fixer « les devoirs et les droits que les expulsés allemands considèrent comme leur loi fondamentale et comme la condition indispensable d’une Europe libre et unie ». Tout en demandant que soit reconnu comme l’un des droits fondamentaux de l’humanité le droit au pays natal, les signataires et les groupes qu’ils représentent ne revendiquent pas un retour dans les provinces perdues qui serait obtenu notamment par la force : « Nous, les expulsés, renonçons à la revanche et aux représailles (…) Nous encourageons de toutes nos forces toute tentative de créer une Europe unie dans laquelle les peuples puissent vivre sans crainte ni contrainte ». Sur cette base du refus de la loi du talion et avec la volonté d’une réconciliation pacifique, les quatre revendications formulées ensuite par les expulsés s’inscrivent non pas dans une perspective irrédentiste mais bien dans celle de l’intégration dans l’Allemagne dans sa configuration nouvelle : une réelle égalité des droits, une répartition juste et équitable des charges de la dernière guerre sur tout le peuple allemand, l’intégration judicieuse des expulsés, la participation active des expulsés allemands au relèvement de l’Europe.
42Dans son rapport mensuel qui suit l’événement, François-Poncet n’y consacre qu’une phrase pour s’attarder sur « l’inquiétude » que suscitent les revendications des réfugiés dans certains Länder65. Bérard est plutôt neutre voire positif dans le jugement, soulignant « la hauteur de ton » et la revendication du droit à la patrie, mais sans toutefois relever le rejet de toute idée de revanche et de représailles66. Seul Guiringaud note « le renoncement à l’idée de revanche » et l’engagement européen, les revendications économiques et sociales étant selon lui un moyen « pour mieux atteindre ces objectifs »67. Il est frappant que les deux principales informations contenues dans cette charte (le renoncement à la revanche et le souhait d’une intégration équitable des expulsés à l’Ouest) soient peu et inégalement relevées et que les rapports sur la Charte servent deux démonstrations différentes mais qui se rejoignent : dans le cas de François-Poncet celle que les réfugiés et expulsés demeurent un sujet d’inquiétude et un possible facteur de trouble, dans le cas de Guiringaud celle que la charte est le résultat du travail personnel du ministre Lukaschek et qu’« il n’est nullement dit que la démagogie ne reprendra pas ses droits ».
43Un sondage réalisé en 1953 fait ressortir que 9 % des électeurs du parti des réfugiés GB/BHE se déclarent comme tels parce que ce parti défend la réunification et le retour aux anciennes frontières de l’Allemagne et aux provinces perdues68, ce qui est proportionnellement très faible en face des motivations d’ordre économique et social. Ce chiffre chute en 1957 à 3 % des électeurs du GB/BHE à un moment où ce parti sera déjà en déclin, n’obtenant plus que 4,6 % des voix aux élections législatives et n’étant donc plus représenté au Bundestag. Le mouvement d’intégration des électeurs du parti des expulsés dans les autres partis d’Allemagne fédérale est alors en voie d’être totalement accompli : les Sudètes, avec une forte tradition sociale-démocrate, se rallient plus au SPD mais forment une exception, la majorité des électeurs réfugiés et expulsés, conservateurs et antimarxistes, passant à la CDU après un détour éventuel par le BHE. Cette intégration politique accompagne naturellement l’intégration économique qui s’exprime notamment par la baisse de la proportion de réfugiés dans le nombre total de chômeurs69.
44De quelle nature était donc le danger supposé que représentaient les réfugiés et expulsés selon les observateurs et occupants occidentaux ? La radicalisation redoutée était double. C’était d’abord celle de l’extrême gauche : les Français du Haut-commissariat craignaient que les réfugiés et expulsés pussent soit participer à l’agitation communiste à l’Ouest en étant des agents soviétiques, soit, parce que formant un groupe non assimilable, suivre les sirènes de Moscou et de Pankow et constituer un noyau de désintégration à l’Ouest. Dans cette version de la crainte française, les réfugiés devenaient les véhicules d’une propagande visant une solution communiste - inacceptable - de la question nationale. Or il semble que ces craintes n’étaient pas fondées, les réfugiés formant plutôt un appoint anticommuniste très solide pour les différentes forces politiques installées en Allemagne de l’Ouest. Ils ont d’ailleurs été qualifiés d’« armée de réserve anticommuniste »70. C’est ce que voit et souligne très tôt le Haut-commissaire britannique Robertson constatant en 1950 que « chez ces malheureux, la haine de la Russie et du communisme est une force beaucoup plus puissante que le mal du pays »71. L’anticommunisme des réfugiés et expulsés fut un facteur supplémentaire d’intégration dans une société ouest-allemande déjà liée par ce consensus antibolcheviste.
45L’absence de radicalisation de cette population que l’expérience avec l’armée rouge a immunisée contre les idées révolutionnaires72 est aujourd’hui attestée par des études locales73 qui tendent à nourrir la thèse selon laquelle les réfugiés et expulsés, loin de menacer la République fédérale, ont constitué un groupe particulièrement actif dans la modernisation de l’Allemagne sous le signe du conservatisme social et politique. Ils ont ainsi contribué à la stabilisation de la majorité gouvernementale et à l’installation de l’ère Adenauer dans la durée. Avec le recul, l’action du GB/BHE est généralement saluée, ce parti ayant permis de désamorcer la bombe que représentaient les réfugiés en facilitant leur intégration. André François-Poncet ne va pas si loin en 1955 lorsqu’il fait le bilan de l’évolution politique de la République fédérale, mais il concède que l’intégration s’est réalisée, le Bloc des Réfugiés étant « condamné à perdre sa justification »74. Le nationalisme, ajoute-t-il cependant, est loin d’avoir disparu.
46Il y a sous cette appellation la deuxième forme de radicalisation redoutée des réfugiés, cette fois vers l’extrême droite. Se fondant sur le grand nombre d’anciens nazis rassemblés dans les associations de réfugiés et expulsés, cette crainte se porte sur un possible irrédentisme dont chaque signe probable est minutieusement observé et consigné par les Alliés. Il est vrai que les diplomates français en poste à Bonn trouvent de bonnes raisons de s’interroger sur l’éventualité d’un révisionnisme officiel, le gouvernement enfourchant peut-être le cheval des expulsés et spoliés. Car il y a bien une ambiguïté dans la rencontre d’intérêts des réfugiés et du gouvernement fédéral : en propageant l’idée qu’à l’Est de la ligne Oder-Neiße se trouve un gouvernement de barbares, les Landsmannschaften servent certes le consensus anticommuniste de la République fédérale ; mais l’imagerie présentant les territoires perdus comme le lieu de la lutte entre l’Occident civilisé et l’Orient barbare tend à entretenir un esprit de croisade auquel gouvernement et parfois opposition semblent donner leur bénédiction.
47Fallait-il, comme cela l’a été suggéré, que le gouvernement fédéral utilisât l’ambiguïté de la question des frontières de l’Allemagne afin de permettre l’intégration des réfugiés dans l’identité commune des Allemands de l’Ouest ?
Notes de bas de page
1 Voir la bibliographie.
2 Stricto sensu, les réfugiés (Flüchtlinge) ont fui en conservant, en théorie, une relative liberté de choix et en en assumant la responsabilité, tandis que les expulsés (Vertriebene) ont été chassés par un ordre politique ou une contrainte corporelle ou économique, ce sont des victimes subissant un destin qu’il leur est entièrement imposé. Dès l’après-guerre, on appelle expulsés les personnes issues des régions orientales du Reich et réfugiés celles fuyant le régime de la zone soviétique. Mais les deux catégories se recouvrent en partie. Benz, “Fremde in der Heimat“ : Flucht - Vertreibung - Integration”, p. 374-386 (par la suite Flucht). L’usage français a adopté de manière erronée le terme de réfugiés pour qualifier les expulsés de l’Est et, dans le cas des vrais Flüchtlinge de la zone soviétique, on précise l’origine géographique.
3 Recensements in : Benz, Die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten, p. 382.
4 Foschepoth, Potsdam und danach : Die Westmächte, Adenauer und die Vertriebenen, in : Benz, Vertreibung, p. 112.
5 Guiringaud à Schuman, 5. 10. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 41.
6 Soit un taux de chômage triple du reste de la population. Statistisches Jahrbuch für die Bundesrepublik Deutschland, 1956, p. 46.
7 Gailliard (consul Hambourg) à Schuman, 9. 7. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 553, fo 2.
8 Guiringaud à Schuman, 5. 10. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 41, 44-46
9 Mémorandum HCA, 3. 12. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 553, fo 78-79.
10 François-Poncet à MAE, 23. 2. 1950, ibid., fo 119-120.
11 HCA au Chancelier, 3. 3. 1950, ibid., fo 132-133.
12 22. 3. 1950, Adenauer und die Hohen Kommissare, 1, p. 153-154. Et 2. 3. 1950, p. 140.
13 François-Poncet à MAE, 11. 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 553, fo 168-170.
14 16. 2. 1950, Adenauer und die Hohen Kommissare, p. 116, et François-Poncet à MAE, 23. 2. 1950, fo 120.
15 Hubert, Allemagne en mutation, p. 375-376.
16 François-Poncet à Schuman, 7. 4. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 554, fo 18-19.
17 RM 19. 2. 1950, Rapports, p. 247.
18 François-Poncet à Bidault, 6. 3. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 558, fo 46-50 ; 24. 3. 1953, fo 13.
19 Ackermann, Der “echte” Flüchtling, p. 40. Le modèle idéalisé du melting pot à l’américaine était préféré par les puissances occidentales, les autorités de RFA entendant plutôt préserver l’identité culturelle des réfugiés. Oberländer, Die Überwindung der deutschen Not, 1954, p. 40.
20 Guiringaud à Schuman, 8. 5. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 554, fo 69-79.
21 Guiringaud à Schuman, 7. 6. 1950, ibid., fo 154-155 ; 5. 10. 1950, fo 39-51 ; 21. 11. 1951, fo 120-123. Question déjà soulevée en 1946, Hüser, Doppelte Deutschlandpolitik, p. 269.
22 Guiringaud à Schuman, 21. 11. 1951, ibid., fo 120-123.
23 Commission mixte d’experts américains et allemands créée en septembre 1950 dans le cadre de l’aide technique de l’ECA et présidée par H. Ch. Sonne, président d’une banque new-yorkaise.
24 François-Poncet à Schuman, 12. 5. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 554, fo 86-95.
25 François-Poncet à Bidault, 3. 3. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 558, fo 14-15.
26 Les chiffres de l’émigration allemande en Europe avancés au Quai sont très supérieurs à ceux publiés par les services fédéraux allemands de la Statistique, Note SdEc, 11. 3. 1953, ibid., fo 89-94 ; Statistisches Jahrbuch, 1954, p. 69. Pour 1952 par exemple, il ressort du rapport fédéral qu’ont réellement émigré vers la France 4919 personnes, c’est à dire environ 10 % du total de l’émigration vers l’Europe (48 781). Les États-Unis ont accueilli en revanche 46 091 émigrés d’Allemagne.
27 Kaiser in : Hamburger Anzeiger, 28. 3. 1953.
28 Rapport Middelmann, 2. 9.52, AA, Abt. 2/319, fo 38-41R.
29 Memorandum, 20. 8. 1953. Steinert, “Drehscheibe Westdeutschland“, p. 386-392.
30 Note SdEc 31. 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 294, fo 40. Guiringaud à Schuman, 8. 5. 1950, All. 554, fo 74.
31 Steinert “Organisierte Flüchtlingsinteressen“ p. 61-79.
32 Encore in : Bauer, Flüchtlinge und Flüchtlingspolitik in Bayern, p. 267.
33 Note SdEc 31. 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 294, fo 41.
34 W. Kraft, né en 1898 en Posnanie, élu à la diète polonaise en 1921, jusqu’en 1939 membre actif de l'association de défense des intérêts allemands en Pologne (Verein für das Deutschtum im Ausland). Membre du NSDAP en 1943 et Hauptsturmführer dans la SS. Interné pendant deux ans par les Britanniques, il fonda le BHE dans le Land de Schleswig-Holstein dont il devint le ministre-président adjoint et le ministre des Finances en août 1950, puis de la Justice en 1951. Après les élections fédérales de 1953, il sera ministre sans portefeuille dans le gouvernement de Adenauer.
35 RM 18. 7. 1950, Rapports, p. 299.
36 Voir troisième partie.
37 Bérard à Schuman, 3. 12. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 557, fo 132-134.
38 Bérard à Schuman, 8. 2. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 81.
39 François-Poncet à Bidault, 11. 2. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 1164, fo 40-43.
40 RM 30. 11. 1952, Rapports, p. 835 ; 31. 7. 1953 p. 1002.
41 L. Kather, avocat né en 1893 en Prusse orientale, élu du Zentrum au conseil municipal de Königsberg. Sous le nazisme, chargé de la défense d’accusés dans des procès politiques. Fin 1945, fuit et s’installe à Hambourg, élu CDU à la chambre municipale. Suppléant de Adenauer à la direction de la CDU de la zone britannique. Élu au Bundestag en 1949.
42 H. Lukaschek, né en 1885 à Breslau (Haute-Silésie), docteur en droit, reconnu comme intermédiaire efficace entre intérêts allemands et polonais dans la commission mixte pour la Haute Silésie (de 1922 à 1927). Maire de Hindenburg de 1927 à 1929 et président de la région de Haute Silésie de 1929 à 1933 jusqu’à sa démission. Poursuivi par les nazis comme membre du cercle de Kreisau et interné au camp de Ravensbrück. Actif à la CDU de Thuringe en 1945/1946, ministre de l’agriculture dans ce Land de la zone d’occupation soviétique, il fut démis de ses fonctions par les Soviétiques et passa à l’Ouest à l’automne 1946.
43 Kather passera effectivement au BHE en 1954, avant de finir sa carrière politique en 1969 en se présentant aux élections fédérales pour le parti d’extrême droite NPD, le seul selon lui à toujours défendre les intérêts des réfugiés.
44 Guiringaud à Schuman, 17. 8. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 19-24.
45 Bérard à Schuman, 31. 7. 1952, MAE, Eur. 1944-60, All. 556, fo 244-246.
46 Guiringaud à Schuman, 17. 8. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 19-24.
47 François-Poncet à Schuman, 10. 4. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 1183, fo 60-65.
48 François-Poncet à Schuman, 6. 1. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 557, fo 168.
49 RM 30. 10. 1951, Rapports, p. 569 ; RM 30. 11. 1952, p. 835.
50 Glain, secrétariat général allié de la HCA au gouvernement, 5. 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 553, fo 139. Handley-Derry à Blankenhorn, 20. 4. 1950, All. 554, fo 50. Repris 24. 4. 1950, fo 51.
51 François-Poncet à Schuman, 7. 4. 1950, ibid., fo 16 à 22, fo 21.
52 Rapport HCA, 3. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 224.
53 Office of the US High Commissioner, 4th Quarterly Report (7-9. 1950), p. 30.
54 Guiringaud à Schuman, 31. 7. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 556, fo 31. Bérard à MAE, 11. 3. 1951, All. 555, fo 142. François-Poncet à Schuman, 2. 6. 1950, All. 294, fo 123.
55 Note SdEc, 21. 4. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 904, fo 206. François-Poncet à Schuman, 16. 12. 1950, All. 555, fo 85-87.
56 Hallstein à Keudell (originaire de Königsberg et ancien ministre de l’Intérieur du parti national-allemand (DNVP) en 1926), 18. 2. 1954, AA, Abt. 2, 202-03, 6 (212) fo 25-41.
57 Bonnet (Washington) à MAE, 8. 4. 1954, MAE, Eur. 1944-60, All. 301, fo 147.
58 Schwarz, Ära Adenauer, p. 412-413, 435.
59 Wachs, Fall Oberländer.
60 CV 29. 12. 1950, complété 20. 10. 1953, MAE, Eur. 1944-60, All. 305, fo 37-38, 39-41.
61 Roché à François-Poncet, 11. 4. 1951, MAE, Eur. 1944-60, All. 295, fo 77-82.
62 RM 31. 5. 1954, Rapports, p. 1177.
63 Schwarz, Ära Adenauer, p. 201.
64 Foschepoth, Potsdam und danach, p. 105.
65 RM 19. 8. 1950, Rapports, p. 323.
66 Bérard à Schuman, 7. 8. 1950, MAE, Eur. 1944-60, All. 555, fo 2-4.
67 Guiringaud à Schuman, 17. 8. 1950, ibid., fo 19-24.
68 Neumann, Der BHE, p. 304.
69 Statistisches Jahrbuch, 1956, p. 46.
70 Schwarz, Ära Adenauer, p. 170f.
71 Cité par Foschepoth, Potsdam und danach, p. 110.
72 Kleßmann, Doppelte Staatsgründung, p. 243.
73 Grieser, Die ausgebliebene Radikalisierung.
74 RM 3. 5. 1955, Rapports, p. 1399.
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