Chapitre 2. La notion de nationalisme
p. 63-84
Texte intégral
1Tant pour examiner les différentes dimensions de la question nationale en 1949 que pour comprendre la perception qu’en ont des acteurs extérieurs mais impliqués dans l’évolution du pays, il est indispensable de cerner le sens, les acceptions et les conséquences d’un terme fréquemment utilisé et servant à qualifier des réalités aussi variées qu’imprécises. Une première distinction s’impose entre ce qui relève indiscutablement d’un ensemble de phénomènes communément appelés nationalisme en histoire et en science politique, et ce qui est utilisé par les contemporains comme une appellation fourre-tout servant à qualifier des phénomènes jugés inquiétants, quelles que soient les raisons de cette inquiétude. Aussi faut-il d’abord cerner le concept de nationalisme tel qu’il se dessine dans la recherche pour pouvoir identifier ensuite ce qui, dans les événements et positions, est taxé de nationalisme par les contemporains et pourrait ne pas entrer dans une définition stricte.
2Car il est clair que le terme de nationalisme a une double dimension : il est un objet d’étude parce qu’il est un élément du jugement des acteurs, et en cela un terme flou et porteur de subjectivité, et il est aussi un instrument de mesure utilisé par le chercheur pour tenter de qualifier avec le moins de subjectivité possible les événements et phénomènes constatés.
1) Difficultés d’une définition scientifique du nationalisme
3De même que la littérature consacrée au phénomène national et au nationalisme est abondante, de même on est frappé par la très grande variété de définition et de qualification d’un phénomène qui a plus marqué l’histoire de l’Europe depuis deux siècles que ne l’ont fait les idées de liberté et de démocratie parlementaire1.
4L’approche du nationalisme est d’abord largement déterminée par la définition du terme dont il est issu, la nation. Dans l’entre-deux-guerres, Friedrich Hertz proposait trois types de définition de la nation : la première, identifiant la nation à la communauté des citoyens d’un État (Staatsvolk) sans prendre en considération la langue ou l’origine, trouvait son ancrage dans les sociétés anglo-américaines ; la deuxième, dominant en France ou en Italie, insistait sur le désir subjectif de vivre ensemble ; la troisième enfin pensait la nation en termes de caractéristiques prétendument objectives comme la langue, la culture, la « race » et était prédominante en Allemagne et en Europe centrale2. Dans la recherche depuis 1945 se dégagent plutôt deux grands types de définition de la nation : des définitions objectivistes, examinant la nation comme une communauté considérée le plus souvent comme innée et reposant sur des liens et biens communs de nature culturelle, ethnique, historique, linguistique, etc. ; et des définitions subjectivistes, considérant la nation comme une conscience ou une volonté communes d’exister ensemble. On y retrouve l’antagonisme fondamental entre deux conceptions de la nation sur lesquelles se sont opposés Français et Allemands à la fin du XIXe siècle, entre la nation innée et ethnique et la nation acquise et sociale, autrement dit entre la nation völkisch et le plébiscite de tous les jours. A cette antinomie s ‘ ajoute une distinction entre deux grandes familles dans l’étude du nationalisme, celle où le nationalisme est compris comme un état d’esprit ou comme l’expression d’une conscience nationale et celle où l’analyse est centrée sur des phénomènes politiques liés à une idéologie ou une doctrine.
5La grande variété de définition et la grande plasticité de la notion de nation, selon les critères sur lesquels se fonde la communauté, sont accompagnées d’une grande variété de modèles explicatifs de l’émergence du nationalisme. Si avant la Seconde guerre mondiale le sujet intéressait uniquement les historiens, on a vu se développer depuis les années cinquante des approches nouvelles ayant recours à des instruments de la sociologie politique, notamment dans la recherche britannique et américaine3, et donnant naissance à une typologie très élaborée des différents types de nation, de leur émergence et du fonctionnement du nationalisme qui lui est attaché, qu’il soit une construction idéologique, qu’il soit fonctionnaliste (satisfaisant un « besoin », « celui d’appartenir à une communauté cohérente et stable »4) ou qu’il s’inscrive dans les conflits accompagnant un processus de modernisation5.
6Il résulte de cette variété d’approche une grande confusion lorsque l’on est à la recherche d’une définition simple, régulière et facilement utilisable du nationalisme. D’aucuns rejettent d’ailleurs la possibilité d’utiliser ce terme dans la recherche en raison de la charge émotionnelle qu’il contient6. Il est vrai que tenter d’en donner une définition neutre revient à élaborer un instrument peu opératoire (« l’action se rapportant à l’idée de nation »7) comme à l’inverse la définition courante en politique d’« une idéologie de l’intolérance et de l’agressivité nationales », un concept servant à caractériser le comportement des autres et non de soi-même8. Le travail se complique encore lorsque l’on observe quelques occurrences du terme dans les livres d’histoire : ainsi qualifie-t-on de nationaliste la politique de Tito consistant à définir une politique autonome en refusant des directives ou la tutelle de l’Union soviétique, ainsi taxe-t-on de nationaliste la politique gaullienne axée sur la défense prioritaire d’intérêts dits nationaux par rapport à d’autres objectifs auxquels on peut certes adhérer mais qui passent au second plan.
7Aussi proposons-nous ici, avant de rappeler les grands traits du nationalisme dans l’histoire allemande, de nous rallier à une définition moyenne, qu’il convient néanmoins de compléter afin de trouver un instrument de mesure efficace. Cette définition repose sur les trois assertions de base qualifiées par John Breuilly9 comme fondant un argument nationaliste : 1) il existe une nation avec un caractère explicite et particulier ; 2) les intérêts et les valeurs de cette nation ont priorité sur tous les autres intérêts et valeurs ; 3) la nation doit être aussi indépendante que possible. Cela requiert au moins d’avoir la souveraineté politique.
8Cette définition est en partie séduisante car elle met en valeur non seulement la notion de conscience d’une existence propre en tant que groupe national (qu’importe qu’il soit lié par la langue, par la nationalité ou par une histoire commune), mais aussi la notion de priorité et de hiérarchie dans les choix politiques. Elle n’est pourtant pas totalement satisfaisante dans la mesure où l’histoire du XXe siècle a conféré au terme une signification supplémentaire et aujourd’hui incontournable : dans la langue allemande comme dans la langue française modernes, le nationalisme qualifie une attitude politique tendant à l’arrogance et débouchant aisément sur l’exclusion, l’intolérance voire la violence dans les propos ou dans les buts fixés. Aussi ajoutons-nous deux caractéristiques aux trois assertions de base de Breuilly : 1) Il y a excès, exacerbation du sentiment patriotique dans un système militant marqué par l’exaltation de caractéristiques d’un peuple prétendument saisi dans sa globalité10 ; 2) A cette hybris est liée une dévalorisation de l’autre, à la mesure du sentiment d’élection du propre peuple.
9Si une telle définition est un outil permettant d’évaluer, avec une certaine régularité et constance, et de qualifier (ou pas) de nationalistes différents phénomènes se manifestant dans l’Allemagne d’après-guerre, il est en revanche indispensable, pour comprendre les jugements portés par les contemporains sur ces mêmes phénomènes nationaux, de rappeler que le contexte historique, en 1950, est propre à modifier considérablement le sens du terme nationalisme. En effet, après la Seconde guerre mondiale et surtout après l’expérience du nazisme et de l’holocauste, le nationalisme est pour la vaste majorité des Européens « synonyme d’agression belliqueuse, de besoin irrépressible d’expansion et de racisme »11. Ce « cancer », comme l’a qualifié Adenauer12, c’est lui qui est à l’origine de la calamité qui s’est abattue sur l’Europe.
10Dans l’analyse qui est alors faite de l’origine de la catastrophe est mis en avant le sens du respect de l’autorité particulièrement développé en Allemagne et associé au prussianisme. Avec le rejet global du terme nationalisme en 1945 et la concentration sur cette notion dans le règlement de comptes avec le passé, on assiste également en Allemagne au discrédit jeté sur le qualificatif national. A l’époque, certains intellectuels insistent sur la variabilité de la nature du mouvement national au cours de l’histoire allemande, mais c’est pour mieux souligner la rupture de 1945, ce renversement des valeurs qui étaient intangibles sous Hitler et sont devenues exécrables.
11Le discrédit du sentiment national accompagne la recherche historique des premières années, consacrée au phénomène du nationalisme et au chemin particulier pris par l’histoire allemande, ce Sonderweg qui aurait indissolublement lié en Allemagne l’unité nationale et le nationalisme. Gerhard Ritter se penche sur l’histoire du nationalisme en Allemagne13, Helmuth Plessner sur l’évolution de la mentalité de la bourgeoisie allemande dans la « nation tardivement formée »14. On en examinera la portée dans la cinquième partie.
2) Visages et mutations du nationalisme en Allemagne
12Deux raisons imposent de retracer ici les grands traits de l’histoire du nationalisme en Allemagne : premièrement le fait que c’est toujours en référence à cette histoire particulière que l’on a recours, après 1945, au qualificatif nationaliste pour l’appliquer aux Allemands ; deuxièmement le fait que la grande confusion, due à la variété des formes de nationalisme, contribue à en opacifier la signification et à en accroître la charge émotive et condamnatoire. Malgré la diversité des réalités auxquelles renvoient les notions d’idée nationale et de nationalisme dans l’histoire allemande des XIXe et XXe siècles, on retrouve dans ces phénomènes les fonctions majeures du nationalisme telles qu’elles ont été identifiées par la sociologie allemande des années soixante. Fonction identitaire par excellence, celle de la démarcation ou Abgrenzung est commune à tous les avatars du mouvement national en Allemagne, et permit la définition de soi par rejet de l’autre, que la définition du deutsch passât par le rejet du Franzmann ou par celui du mystérieux undeutsch qu’aurait été Weimar. La deuxième fonction du nationalisme est celle de la mobilisation d’un peuple divisé, dans l’espoir de son regroupement et de son autodétermination ; elle passa en Allemagne par un certain nombre de mythifications telle celle du prussianisme, incarnation de la rigueur et de la discipline. La troisième fonction est celle de l’autodéfinition par la grandeur et relève d’une forme de messianisme ; l’affirmation de sa propre élection suffit alors, dans l’Allemagne de Guillaume II puis à nouveau avec le nazisme, à légitimer un expansionnisme appuyé par la puissance militaire. Enfin, dernière fonction essentielle, celle du rassemblement pour la revanche : réaction à l’occupation et plus généralement à la défaite, se nourrissant du sentiment d’humiliation, le revanchisme fit naître en Allemagne de l’entre-deux-guerres un révisionnisme virulent.
Jusqu’à l’ère bismarckienne
13Les caractéristiques communes, considérées comme fondatrices d’identité nationale au-delà des frontières d’État (langue, histoire, culture), existent en Allemagne depuis le Moyen-Age. Mais si la création d’un État-national petit-allemand en 1871 se réalise à partir de ces conditions nécessaires mais non suffisantes, elle n’est possible également que parce que l’autre pilier de la nation culturelle allemande, l’Autriche, s’est détournée de l’Allemagne pour se concentrer sur la partie sud-orientale de l’Europe centrale15. C’est en réaction à la Révolution française et aux conquêtes napoléoniennes qu’est né en pays de langue allemande le premier mouvement national à l’aube du XIXe siècle, passant progressivement d’une autodéfinition par la démarcation à l’appel à l’unification de tous ceux « parlant la langue allemande ». Dans le sillage du mouvement révolutionnaire des années trente, la première forme du nationalisme allemand, démarcatif, mobilisateur et de type missionnaire, repose néanmoins sur la connexion des revendications d’unité et de liberté, fêtées à Hambach en 1832, et n’est ni agressif ni fondé sur l’exclusion, si ce n’est le rejet de l’absolutisme.
14Avec le premier virage marqué par l’échec de la tentative unificatrice et libérale de 1848-49, la dimension romantique du mouvement national s’accentue avec l’accent mis sur le Volk, communauté linguistique dérivant vers une définition ethnique où l’existence en dehors d’un État national devient préexistence et donnée ontologique. Avec les nationaux-libéraux en Prusse va se réaliser au début des années soixante la scission fatale des deux piliers du premier nationalisme, l’aspiration à l’unification prenant le pas sur l’exigence de libertés constitutionnelles, et les nationaux-libéraux considérant que l’agrandissement de l’État des Hohenzollern puisse être la condition préliminaire de toute libéralisation politique à l’intérieur. Mais si c’est bien « par le fer et par le sang », et « non pas par des décisions à la majorité », que Bismarck résout « la grande question du temps », si l’État qu’il crée en 1871 par sa Révolution d’en haut est incomplet tout en comprenant d’importantes minorités extranationales, le Chancelier n’en encourage pas pour autant l’irrédentisme, considérant que le Reich est « saturé ». Aussi jusqu’à l’ère bismarckienne comprise, si le nationalisme allemand nourrit une politique de grande puissance, il n’est pas encore expansionniste au sens strict.
L’ère wilhelminienne
15Une rupture intervient avec le renvoi de Bismarck et il est significatif que l’adjectif völkisch apparaisse vers 1890 et souligne la dimension raciale et raciste du terme Volk associé à l’idée nationale allemande. Mettant en valeur la dimension « ethnique » du corps social, le nouveau terme en sous-entend la pureté, à laquelle s’associent grandeur, supériorité et mission. Sous Guillaume II, l’Allemagne passe de la politique de grande puissance (Großmachtpolitik), à l’impérialisme (Weltmachtpolitik) ; c’est la fameuse « place au soleil » revendiquée par les nouvelles dimensions du nationalisme allemand (messianisme, expansionnisme, pangermanisme) auxquelles la force militaire livre un adjuvant d’autant plus efficace qu’il devient lui-même l’objet d’un enthousiasme, si ce n’est d’un culte. Le militarisme, avec sa dimension d’exaltation de valeurs rattachées à un passé prussien glorieux, et pénétrant les différentes sphères de la vie sociale, devient consubstantiel du nationalisme allemand à la fin du XIXe siècle.
16La deuxième grande tendance de cette phase est l’accomplissement de l’évolution par laquelle les valeurs nationales sont passées du progressisme au conservatisme, schématiquement de la gauche à la droite, dans un mouvement auquel a largement participé l’État bismarckien avec sa politique d’unification intérieure, reposant sur la persécution des sociaux-démocrates, accusés d’être des traîtres à la patrie (des vaterlandslose Gesellen), et des catholiques, soupçonnés d’ultramontanisme. Le conservatisme de la société allemande, jugé par certains comme la conséquence de l’occupation du pouvoir par les forces héritées du féodalisme16, et considéré plutôt par d’autres comme le rejet global du libéralisme tant économique, que politique et social17, occupera désormais le terrain de la question nationale et se laissera contaminer par l’antisémitisme dit « moderne » qui surgit à l’occasion de la première crise des Gründerjahre en 1873.
17C’est enfin dans le pangermanisme que se cristallisèrent les dimensions nouvelles du nationalisme allemand : à l’expansionnisme militaire et au messianisme idéologique et culturel s’ajoutèrent pensée völkisch, vision biologisante de la nation et socialdarwinisme ; on le retrouvera jusque dans la représentation paysanne, le Bund der Landwirte fondé en 1892. Le populisme nationaliste et expansionniste trouva alors son expression dans la Ligue pangermaniste, fondée en 1891, et qui, bien que ne comptant qu’un maximum de 40.000 membres, diffusa largement ses thèses favorables au renforcement d’une conscience nationale allemande devant passer, selon ses membres, par une politique impérialiste et völkisch18.
Le nationalisme d’après 1914
18L’une des nombreuses conséquences de la guerre en Allemagne est la nouvelle charge émotionnelle contenue dans le terme de Nation. En effet, alors que dans l’Allemagne impériale les nationalistes extrémistes lui préféraient le terme Volk en raison de leur méfiance persistante face à la terminologie héritée de la Révolution française19, le terme national acquiert après 1918 une dimension idéologique très marquée face à Versailles et à la République qui serait d’inspiration « non-allemande ». Le parti fondé en 1919 et rassemblant des conservateurs de toutes nuances s’intitule bien Parti National-Allemand du Peuple (DNVP, Deutsch-Nationale Volkspartei) et, tout en étant monarchiste, place le peuple (considéré comme naturel) au-dessus de l’État (jugé artificiel) ; il propage la promotion du Volkstum et l’amour de l’armée. Autant le nationalisme d’avant 1914 était-il encore majoritairement marqué par le prussianisme, le nationalisme d’après 1914 devient un extrémisme de droite, s’exprimant dans la nébuleuse de cercles et mouvements, comme le Tat-Kreis, qu’on a appelée la Révolution conservatrice.
19Il est évident que la guerre et la défaite ont non seulement contribué à la naissance de ce nouveau nationalisme20, mais qu’elles lui ont donné aussi un fort impact dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Au-delà de la grande variété des idées apparaissant dans ce mouvement (refus de la société mécaniste, critique de l’Occident, exaltation du prussianisme et du socialisme germanique, apologie de l’élite par exemple) et de conceptions divergentes de la Nation, du Reich, de la race, s’en dégagent des caractéristiques communes, telles la fascination pour l’apocalypse, la violence jusque dans l’expression, l’exaltation des valeurs viriles qui viennent se greffer sur l’antiparlementarisme et le rejet de la République présents aussi chez les nationaux-allemands, le Stahlhelm et les nationaux-socialistes.
20La nouveauté de ce nationalisme par rapport à l’avant-guerre réside en ce qu’exprima Niekisch en 1930 : « le nationalisme allemand est la volonté de voir se réaliser le destin allemand »21. La nation n’est plus une valeur, mais une grandeur que rien ne peut dépasser selon Carl Schmitt, et le nationalisme passe schématiquement d’un mouvement de défense de classes dirigeantes, possédantes et intellectuelles, alliées contre les forces montantes (une lutte des classes d’en haut22), à un mouvement intégrateur de l’ensemble des groupes sociaux, et qualifiable de « révolutionnaire » en ce qu’il est utilisé pour dénier à l’État sa légitimité. Le national-socialisme en est l’un des aboutissements.
Dans le nazisme
21Le nationalisme du nazisme est en effet une excroissance se nourrissant de cet héritage et en mêlant différentes inspirations. Il est néanmoins dominé par la dimension raciale et raciste de l’idée völkisch, et sa communauté nationale (Volksgemeinschaft), centrale et exclusive au sens propre du terme, est une perversion de l’idée de Nation. Perversion, telle est la caractéristique majeure de cette idéologie, car elle toucha toutes les valeurs qui, au cours de cent cinquante années d’histoire allemande, avaient porté et mis en forme le sentiment d’appartenance commune en Allemagne. Ce sont la chronologie et la récupération de valeurs nationales par les nazis qui fondent la logique avec laquelle on est porté à considérer le nationalisme du nazisme comme l’évolution naturelle du nationalisme allemand, voire comme son inévitable aboutissement23. Il porte en effet à son paroxysme les cinq caractéristiques du nationalisme que nous avons identifiées et qui ont, dans les différentes phases observées, été plus ou moins dominantes. Les conséquences de cette forme extrême de nationalisme sont connues, mise au pas à l’intérieur au nom de l’intégration, expansion à l’aide de la force militaire idolâtrée, agression, massacre et destruction de l’Autre au nom de l’élection proclamée du propre peuple-nation.
22Ces prolégomènes, indispensables pour fixer les multiples composantes de ce qui est volontiers globalement qualifié de nationalisme allemand, seraient toutefois incomplets sans l’évocation du nationalisme français tel qu’il s’est développé dans l’entre-deux-guerres puis sous Vichy, et qui compte lui aussi parmi les références des acteurs du début des années cinquante. Sans entrer dans les détails, on peut rappeler qu’au nationalisme de type jacobin, fondé sur l’idée que les valeurs et la civilisation françaises étaient universalisables, fit suite en France un nationalisme dit intégral qui se développa à partir de la même expérience de la Première guerre mondiale. Si des liens, contacts et affinités sont avérés entre l’Action française, Maurras, Barrès et les nouveaux nationalistes allemands, ce nationalisme français fut d’essence défensive et trouva des relais d’autant plus efficaces dans les esprits en France qu’il se nourrit de la crainte, alors largement répandue, de l’agression et de l’invasion des Barbares, venus de l’Est. Jouant sur la notion de France éternelle qu’il conviendrait de protéger contre la modernité sous toutes ses formes, ces nationalistes français préparèrent l’adhésion tacite de la plus grande partie de la population française aux valeurs prônées par la Révolution nationale. Un point demeurera particulièrement difficile dans les décennies suivantes : la tendance qu’eut ce nationalisme dit intégral à confisquer et à altérer des mythes et symboles de la fierté nationale française, comme le sol de la patrie ou le respect des morts, chantés auparavant par les poètes.
3) Conséquences de la rupture dans l’histoire allemande
23La « catastrophe allemande », comme la qualifie en 1946 l’historien Friedrich Meinecke, est d’une telle ampleur qu’elle entraîne inévitablement une rupture, imposée par le « nationalisme devenu amoral »24. Si elle doit adhérer, dans une démarche positive, à l’ensemble des valeurs libérales et démocratiques issues des Lumières, ce n’est aussi que par opposition, en réaction à l’idéologie national-socialiste et à son nationalisme raciste que peut se construire une Allemagne d’après-guerre, sur les ruines du pays qui doit payer pour les ruines et les meurtres dont l’Europe a été couverte au nom du peuple allemand. Même si des continuités apparaissent a posteriori, cette exigence de « table rase » du passé a fait naître dans les ruines le concept d’année zéro, la rupture devant se réaliser non seulement avec le passé immédiat, nazi, mais aussi avec l’ensemble des traditions historiques considérées comme autant de maillons d’une chaîne ayant immanquablement conduit au nazisme. Ainsi le rapport de la population allemande à la chose militaire va être durablement perturbé.
24La question de la rupture - et celle, connexe, des continuités – est centrale dans la problématique nationale après 1945. En effet, la perversion des valeurs sous le nazisme et les crimes commis au nom de la communauté nationale völkisch ont été tels que même l’utilisation du vocabulaire « national » est impossible dans une logique de nécessaire rupture. Et cela d’autant plus que c’est une certaine continuité, un développement de l’histoire allemande qui a conduit au nazisme : après 1945 il n’apparaît pas avec évidence - que ce soient aux Alliés ou aux Allemands - que le tronc de l’histoire allemande a abouti avec Hitler « à une branche certes très grosse mais que l’on peut couper sans empêcher la croissance d’autres branches issues du même tronc »25.
25Pourtant, le mouvement national allemand, à ses origines, n’était pas fondé sur les valeurs d’obéissance et de discipline, de respect de l’autorité et d’abandon de l’espace politique par les citoyens. Au contraire, l’idée nationale rejetait tout autant l’absolutisme que le particularisme, et l’idée d’unité nationale était indissolublement liée à celle de liberté. C’est l’échec de 1848 et la récupération de l’ambition unificatrice par la Prusse de Bismarck qui a scindé les deux aspirations et fait prendre le pas à l’unité sur la liberté. Ce qu’on appelle donc continuité de l’histoire allemande débute sur cette rupture première par rapport à un ensemble de valeurs qui ont d’abord été associées au terme de nation allemande. Rappelons seulement deux données : l’une, fondamentale, le terme de peuple (Volk), a conservé pendant près de deux siècles son acception romantique et appelée à tort herderienne, celle d’une communauté linguistique et culturelle sur laquelle s’est greffée celle de la communauté de sang avec une détermination naturelle, voire organique, et cette signification a été plus forte en Allemagne que la dimension citoyenne de la notion de peuple. L’autre donnée, c’est, sur cette base, le développement d’un nationalisme particulier, la pensée dite völkisch, qui a été étayée et relayée par la notion de Volksgemeinschaft du nazisme.
26Comment alors, dans une logique de rupture après 1945, penser une communauté nationale allemande qui ne fonctionne pas sur le modèle ami-ennemi que Carl Schmitt a justifié comme étant un correctif salvateur du pluralisme de Weimar ? La seule communauté citoyenne qui semble possible et souhaitable aux gestionnaires de l’Allemagne vaincue doit être dénuée de ses attributs nationaux. Ce qui signifie que la mise en place d’une communauté de vie démocratique et libérale paraît incompatible avec la résolution du problème national de l’Allemagne divisée tel qu’il apparaît dans ses différentes facettes, que ce soit la question de la définition du Volk allemand, que ce soit la question de l’unification dans un seul État de la plus grande partie de la communauté linguistique, que ce soit l’exercice d’une pleine souveraineté qui laisserait aux Allemands la liberté de façonner leur avenir.
27Identifier cette pensée d’une incompatibilité du fait démocratique et du fait national dans l’Allemagne d’après-guerre permet de mieux cerner l’étendue de l’espace auquel va être attribué par les Alliés le terme de nationalisme.
28On peut s’interroger d’une certaine façon : où se situe, pour l’Allemagne d’après-guerre et dans l’esprit des responsables de l’Allemagne, le point où une idée positive d’appartenance à une communauté dérive vers une perversion du sentiment patriotique ? Jusqu’à quel point la recherche du dépassement de la question allemande manifeste-t-elle un attachement à des valeurs nationales sans qu’elle implique une dérive fatale vers un nationalisme ? Le désir de combiner le projet démocratique et la solution du problème national est-il nécessairement suspect ? L’aspiration à la réunification peut-elle être perçue comme légitime ou bien est-elle nécessairement comprise comme l’expression d’un sentiment national irrémédiablement perverti en nationalisme ?
29On peut aussi s’interroger autrement : quelle dose de conscience d’existence nationale est-elle compatible avec le projet des Alliés pour l’Allemagne ? L’anathème lancé sur l’expression d’un sentiment d’appartenance nationale en Allemagne fédérale n’est-il pas aussi motivé par le fait qu’une réunification menacerait au fond un équilibre fragile dans le monde bipolaire et un rapport de forces satisfaisant pour la France ? Ce qui, en d’autres termes, signifierait que, pour les occupants français, l’aspiration à la solution du problème national ne serait pas soit légitime, soit dangereuse, mais pourrait être à la fois l’un et l’autre. Donc qualifiable de nationaliste.
4) Les interprétations au Haut-commissariat français
30Sous la plume des trois Hauts-commissaires, le terme nationaliste est utilisé en 1949 en association immédiate avec le nazisme et en particulier avec le militarisme et l’expansionnisme : le national-socialisme a créé une césure dans la pensée et dans le vocabulaire.
31François-Poncet, qui met le plus en avant la résurgence de phénomènes dangereux en Allemagne fédérale26, avait donné par le passé une définition positive de la pensée nationale et du nationalisme. Dans un ouvrage de 1925, Réflexions d’un républicain moderne, il s'exprimait en termes très positifs en faveur d'un « nationalisme bien entendu », d'un « nationalisme bien compris ». C’était alors un principe constructif fondé sur une approche positive du fait national. Et François-Poncet de revendiquer le qualificatif national rétabli dans son sens noble. Il lui fallait donc qualifier d'« interprétation arbitraire, inexacte et maligne » l'utilisation péjorative du terme national dans le sens de « enfoncer son peuple et les autres peuples dans une voie souillée de sang et semée de ruines », et il regrettait l’identification de national avec impérialiste en prenant le mot pour « l'expression d'une mentalité rudimentaire et dangereuse »27. Entre temps, le nazisme a bouleversé l’usage du vocabulaire. Mais si dans les années vingt, l’idée nationale (qu’il appelait alors nationalisme) « ramené à sa véritable substance, n’est pas une idée guerrière », si donc « le nationalisme bien entendu conduit à la coordination du monde, divisé en groupes distincts, qui ont leur conscience propre, mais se complètent mutuellement », cette loi ne semble pas pouvoir s’appliquer au cas particulier de Allemagne.
32Pour François-Poncet, l’Allemagne n’est pas une nation comme les autres. Au point de se demander dans quelle mesure le traumatisme de l’histoire récente ne conduirait pas les témoins et acteurs extérieurs à partager exactement la vision qu’ils rejettent et à imposer aux Allemands la permanence d’une communauté nationale alors même qu’ils les condamnent d’en avoir une et s’efforcent de les en guérir. L’existence nationale allemande qui apparaît dans bon nombre des jugements est conçue comme innée, comme nation-génie ou comme âme collective, en tous cas comme relevant d’un caractère, avec une logique qui relève exactement de la conception inverse de celle que les Alliés voudraient voir adopter par l’Allemagne.
Essais de définition
33Début 1950, la plus grande liberté d’expression, du fait de la levée de l’obligation faite aux partis d’obtenir une licence des puissances occupantes, provoque de l’inquiétude au Haut-commissariat français où l’on cherche à définir ce qu’est ce nationalisme qui, jusqu’alors « refoulé et comprimé », sortirait au grand jour28. Cette mise au point est aussi due à l’attitude conciliante des Britanniques et Américains à propos de la création d’un service de sûreté fédéral chargé de combattre les activités subversives d’éventuels groupes extrémistes ; il ne faudrait pas donner satisfaction à Adenauer au prétexte de renforcer l’ancrage occidental de l’Allemagne29 et il serait insensé d’autoriser la formation d’une police secrète qui ne pourrait que s’empresser de reprendre les traditions de la Gestapo. C’est une spécificité allemande, attestée par l’Histoire, qui justifierait la méfiance, alors qu’ailleurs il existe une différence entre sentiment national et nationalisme.
34Le rapport français30 commence en précisant que l’on ne confond pas nationalisme et patriotisme, ce dernier reposant, dans la conception républicaine, sur la conviction que l’épanouissement d’un peuple se réalise dans le cadre naturel de la nation, facteur de cohésion31. Mais pour les Allemands, le patriotisme « sain » reste théorique, l’histoire ne leur ayant fait connaître que sa seule perversion, du nationalisme au pangermanisme. Traçant une ligne continue entre Guillaume II et Hitler, on arrive au résumé : « en moins d'un demi-siècle, l'Allemagne a déchaîné sur le monde deux guerres qui, deux fois, l'ont conduite à la catastrophe »32. Le centrage sur la continuité de l’Histoire allemande dans le recours à la force comme moyen de la politique étrangère empêche toute distinction entre l’époque wilhelminienne et le phénomène du nazisme et François-Poncet ne relève pas de différence de nature entre les deux guerres mondiales. Plus que d’analyse, il s’agit d’une conviction fondée sur la vision d’une Allemagne éternelle portant en elle à la fois l’héritage culturel du classicisme et l’agressivité politique du Reich.
35Mais ce n’est pas tant parce qu’il confirme un modèle interprétatif bien connu que ce rapport sur le nationalisme retient l’attention ; c’est plutôt parce qu’il superpose deux grilles de lecture d’un nationalisme qui serait « susceptible de contribuer à la renaissance en Allemagne d'une mentalité anti-démocratique et agressive ». Et se mêlent ainsi, dans la liste des critères du nationalisme, des déclarations d’Allemands axées sur une révision ou contestation du passé (en l’occurrence la culpabilité de l’Allemagne dans le nazisme et la guerre) et des prises de position fondées sur la contestation du présent (c’est à dire la politique bienfaisante des occupants pour l’Allemagne). La mise en cause, par des Allemands, du bien fondé de la présence des Alliés en Allemagne et de la politique qu’ils y mènent est mise sur le même niveau de nationalisme, et donc de danger, que des argumentations indiscutablement révisionnistes, voire négationnistes comme on peut alors en entendre dans certaines associations ou dans les discours de partis politiques comme le DRP et le SRP. Mais il y a en même temps une grande imprécision dans l’évaluation du danger réel représenté par de telles manifestations, d’ailleurs jugées très circonscrites.
36Ainsi, non seulement les critères de nationalisme sont variés, mais ils sont aussi de nature et de degré très différents ; en effet, il est ensuite fait état d’un nationalisme beaucoup plus vague dans sa définition, « une forme diffuse, latente, difficilement saisissable, que l'on observe dans la masse des individus se tenant à l'écart de toute activité politique ». Est donc jugée également nationaliste par les représentants de la France une certaine réticence à adhérer à un discours ou à un projet politiques, cinq ans à peine après l’effondrement qu’a représenté 1945 à beaucoup d’égards. Pourtant, la participation électorale en République fédérale ne diffère alors pas sensiblement de celle constatée dans les autres démocraties. Donc, bien en deçà de la définition scientifique élémentaire, le terme de nationaliste sert à qualifier toute forme de résistance d’une population à une évolution selon le rythme et la forme souhaités par les Alliés. L’abstinence politique est interprétée au mieux comme du scepticisme, au pire comme une forme de résistance passive au projet démocratique, le désaccord ponctuel avec les tuteurs est vu comme le manifestation d’un nationalisme par résistance active. Ce rapport se termine par une conclusion plutôt optimiste tranchant avec le ton général du texte ; il suit un cheminement très caractéristique des rapports mensuels, où se côtoient en permanence une grande inquiétude et un espoir réel en les vertus de la démocratie et de la coopération constructive. On semble, au Haut-commissariat français, jouer à se faire peur pour finalement concéder que les forces nationalistes ne représentent qu'une petite minorité de la population en Allemagne occidentale. François-Poncet conclut, comme McCloy, sur la faible probabilité de voir éclore un nouveau courant puissant de nationalisme politique en Allemagne et mise sur « une saine pratique du régime démocratique et l'établissement de conditions économiques et sociales aussi normales que possible » pour l’empêcher d’être33.
Le nationalisme du SPD de Kurt Schumacher
37Le parti social-démocrate, sous la direction de Kurt Schumacher, s’est maintes fois attiré la critique des Alliés considérant son chef comme un dangereux nationaliste. En observant la nature de ce qui lui est reproché, en distinguant si l’essentiel de la critique porte sur la violence du ton de Schumacher ou bien aussi et autant sur le fond de son désaccord avec la politique du gouvernement fédéral, on peut constater une modification du sens du terme nationaliste.
38L’accusation de nationalisme portée contre le parti social-démocrate concerne d’abord l’hostilité envers la politique des Alliés. Le rapport français souligne la façon dont le SPD a considéré le problème des démontages, « sans vouloir tenir compte des destructions et des pillages opérés dans les pays occupés par Hitler ». Cela classe les sociaux-démocrates dans la catégorie des Allemands nationalistes parce qu’aveugles dans leur façon de considérer le passé récent. Pourtant, il est très injuste d’interpréter ainsi cette critique particulière de la politique punitive des Alliés, car le SPD est, de tous les partis, celui qui multiplie, en ce début de l’année 1950, les mises en garde publiques contre la tendance à l’aveuglement, à l’oubli et au rejet de la culpabilité sur l’étranger, contre le révisionnisme des groupements d’extrême droite.
39L’hostilité du SPD à l’égard des Alliés est motivée par la priorité accordée par le parti de Kurt Schumacher au rétablissement de l’unité allemande par rapport à l’intégration de l’Allemagne fédérale au camp occidental. Aussi est-il logique que la décision, scellée par l’accord du Petersberg, d’arrêter les démontages en échange d’une modification des relations entre l’Allemagne fédérale et ses alliés occidentaux n’entraînât pas l’enthousiasme des sociaux-démocrates. C’est l’incompréhension de cette donnée de la politique du SPD qui provoque le découragement de membres du Haut-commissariat français se disant déçus de voir l’opposition au Bundestag ne pas applaudir à l’accord conclu fin 194934.
40A la fois cause directe et conséquence de l’hostilité du SPD envers les Alliés, c’est ensuite l’hostilité déclarée du parti d’opposition social-démocrate à la politique du gouvernement de Adenauer qui constitue la deuxième raison pour laquelle le SPD est qualifié de nationaliste par les représentants français en Allemagne. André François-Poncet note, avec justesse, que Kurt Schumacher prend systématiquement le contre-pied du Chancelier Adenauer. La combinaison de l’hostilité du chef social-démocrate envers le gouvernement et de son hostilité envers les Alliés culmine dans la formule avec laquelle, à trois heures du matin le 25 novembre 1949, Schumacher, qui s’est échauffé en raison du soutien de la centrale syndicale DGB au projet, salue au Bundestag la signature de l’accord du Petersberg en qualifiant Adenauer de « Chancelier des Alliés », ce qui lui vaut, en raison de son refus de présenter immédiatement des excuses à l’insulté, son exclusion temporaire du Bundestag. En raison de la très forte influence personnelle du chef des sociaux-démocrates sur son parti - en symétrie d’ailleurs avec celle du Chancelier sur la CDU - ce sont manifestement la personnalité et l’attitude de Schumacher qui conduisent le Haut-commissariat français à considérer que l’ensemble du parti social-démocrate est fondamentalement nationaliste.
41L’hostilité de Kurt Schumacher envers la France, si elle peut être expliquée par des facteurs géographiques déjà évoqués, repose surtout sur une évaluation, différente de celle de Adenauer, des possibilités concrètes s’offrant à une nouvelle politique étrangère allemande35 ainsi que des instruments susceptibles d’améliorer la situation de l’Allemagne. Elle est également motivée par l’attitude adoptée par la puissance d’occupation française dans la phase d’élaboration de la Loi fondamentale : le chef de l’opposition allemande ne pardonne en effet pas aux dirigeants français d’avoir voulu décentraliser l’Allemagne à l’extrême afin de « la paralyser et de la maintenir dans un état d’impuissance »36. Rejetant tout projet de confédération des Länder allemands (Bund deutscher Länder) et prônant la création d’un réel État fédéral (Bundesstaat), Schumacher opposa alors aux velléités d’affaiblissement de l’Allemagne l’affirmation d’une seule et unique patrie allemande, que les sociaux-démocrates n’auraient de cesse de défendre. Dès septembre 1949, Bérard note que « son nationalisme nous est hostile. Il apparaît dès ce début irréconciliable »37.
42L’utilisation du terme nationalisme révèle ici deux composantes principales de la façon dont les membres du Haut-commissariat perçoivent le chef de la social-démocratie : l’une est le recours au reproche-clé, lié à la rigidité d’attitude et au caractère incisif du discours faisant de Schumacher l’incarnation des préjugés français38 et bloquent par là toute velléité de compréhension du personnage ; l’autre se nourrit du fait que la priorité accordée par Schumacher, comme par Kaiser, au rétablissement de l’unité allemande constitue pour les Français un défi d’une prétention éhontée. Pour François-Poncet, son hostilité systématique envers la France est un « préjugé anti-français »39. Elle va de pair avec l’hostilité envers la politique de construction européenne non pas en tant que telle mais parce que Schumacher la considère comme un obstacle à l’objectif de réunification, lui qui, on l’a cité, affirme que la social-démocratie est d’abord « pro-allemande ». Cette position est jugée nationaliste car en refusant l’ouverture vers l’Europe de l’Ouest, le SPD de Schumacher trahit les principes du socialisme qui est par essence internationaliste.
43Si, selon les membres du Haut-commissariat, le parti social-démocrate se laisse entraîner par son chef à « adopter des positions fausses et paradoxales », s’il se comporte « comme un parti de droite, imprégné du nationalisme le plus fougueux, hostile au rapprochement avec la France et à l’intégration de la République fédérale dans le système des démocraties occidentales », ce ne serait que par pure tactique d’opposition, pour prendre le contre-pied de la politique d’Adenauer. Ainsi le Haut-commissaire n’a-t-il vraisemblablement pas tort de préciser : « Si Schumacher était à la tête du Gouvernement fédéral, sa politique ne serait probablement pas différente de celle d’Adenauer »40.
44C’est l’hybris dans le ton et le comportement de Schumacher qui font de lui le repoussoir du Chancelier et ont pour effet, au sein de la classe politique allemande, de consolider une coalition qui aurait bien des raisons, sans ce ciment, de se diviser sur le fond41. Ce phénomène s’exerce de la même façon sur les membres des trois Hauts-commissariats alliés, qui se rapprochent d’autant plus de Adenauer. Ainsi celui qui reçoit, de la part même de camarades sociaux-démocrates42, le surnom peu flatteur de « fasciste passé à la peinture rouge » rappelle-t-il avec ses diatribes les nazis eux-mêmes. Bérard diagnostique une influence directe de la propagande nationale-socialiste qui se serait trop longtemps exercée sur cet homme ayant subi pendant de longues années les geôles nazies43 et François-Poncet estime que les discours de Schumacher « rappellent à s’y méprendre le langage des nazis »44.
45C’est bien une fonction de rapprochement, un rôle de ciment que joue ce nationalisme de Schumacher, avec sa dimension de violence dans l’opposition. Il est utilisé par le Chancelier comme un épouvantail pour affermir la confiance des Alliés en lui-même et son équipe et comme un argument pour obtenir une modification rapide de leurs relations avec le gouvernement ; il est de la même façon utilisé par les Alliés pour justifier la priorité donnée à l’intégration de la République fédérale dans l’Europe, conçue aussi comme un rempart contre une politique aventureuse de l’éventuel successeur socialiste de Adenauer. Pourtant, tout en se laissant volontiers aller à des bons mots qu’il apprécie, il note que la lutte contre le communisme « est son idée fixe » et qu’il veut être « plus nationaliste que les communistes et ne pas laisser à ceux-ci la faculté de soutenir que la social-démocratie est inféodée au capitalisme occidental »45. Il lui reproche alors d’être irresponsable et de ne pas voir qu’il « déchaîne des forces qui risquent, un jour, de passer par-dessus sa tête »46.
46Enfin, Schumacher mérite aux yeux des Français le qualificatif de nationaliste parce que sa revendication de l’égalité des droits et son aspiration à la souveraineté sont accompagnées de reproches contre les Alliés qu’il accuse d’être eux-mêmes mus, dans le cas des Français, par des mobiles tout aussi nationalistes. Ayant déjà dit en 1947 qu’il rêvait d’une Europe où l’Allemagne ne réclamerait non pas des droits particuliers, mais simplement l’égalité des droits, Schumacher précise en 1951 : « on ne peut pas interdire au seul peuple allemand dans le monde le droit de défendre ses intérêts. D’autant moins que ce soupçon est fondé sur l’égoïsme national sans vergogne d’autres pays »47.
47Qu’un opposant politique allemand ose accuser la France d’égoïsme est perçu comme une provocation, un défi. Tandis que pour Schumacher, les Français refusent tout simplement d’accorder aux Allemands le droit à l’estime de soi qui a, pour lui, la vertu de forcer l’estime accordée par autrui48.
Konrad Adenauer, un nationaliste ?
48Par son effet d’épouvantail et de repoussoir, Kurt Schumacher raffermit les liens de confiance et de coopération entre la Haute Commission et le gouvernement fédéral. Cela n’empêche pas le Haut-commissaire français d’être régulièrement assailli par une méfiance sourde envers le chef du gouvernement allemand qu’il soupçonne de mener un double jeu à l’égard des Alliés. Ainsi, quand lors d’un congrès du FDP à Hambourg le 22 janvier 1950 le ministre de la Justice Dehler tient des propos accusateurs à l’égard de la politique des Alliés et considère que c’est le Traité de Versailles qui a provoqué l’effroyable phénomène Hitler49, François-Poncet s’interroge soudain sur le degré de représentativité de Dehler au sein du gouvernement ainsi que sur la position du Chancelier : « Que devenaient ses déclarations sur sa volonté de rapprochement avec la France ? M. Adenauer avait-il deux visages ? En ce cas, quel était le vrai ? »50. Ce soupçon de duplicité est, de façon récurrente, à l’origine de jugements très durs et apparemment définitifs formulés surtout dans les rapports mensuels et qui tranchent avec les éloges qu’il lui adresse indirectement par le biais de sa critique de Schumacher. Ainsi, avant la fin de l’hiver 1949-1950, François-Poncet a-t-il déjà relevé chez Adenauer l’irritabilité, la violence, l’autoritarisme méprisant, la propension au secret, la susceptibilité, l’entêtement, la méfiance systématique, l’improvisation et surtout « le fond de nationalisme arrogant », faisant de lui « un aussi bon nationaliste que Schumacher »51.
49L’accusation de nationalisme dirigée contre le Chancelier et l’appel à la méfiance qui l’accompagne apparaîtront de manière très vive à l’occasion de l’agitation qui se développe en février 1950 au sujet de la politique sarroise de la France, ainsi qu’à l’occasion de la signature des Conventions franco-sarroises en mars de la même année. Car c’est dans la revendication et dans le ton que le Haut-commissaire français décèle du nationalisme chez Adenauer. Le portrait sans bienveillance qu’il brosse du vieil homme, dont l’irritabilité est connue, n’est pas propre à éveiller la confiance du ministre et de ses collaborateurs à Paris52.
50Tantôt un rapport mensuel est élogieux et explicitement positif, Adenauer étant jugé « ni un nationaliste, ni un militariste. Il incarne l’anti-Prusse. C’est un Allemand modéré et un Européen convaincu », tantôt il souligne en revanche « qu’à travers ses propos résonne toujours en sourdine un désagréable accent de menace et de chantage », tantôt enfin il l’accuse clairement de succomber à la tentation, de peur « qu’on ne lui reproche sa tiédeur nationaliste »53. En bref, si Adenauer est un nationaliste intermittent, c’est parce qu’il se place sur le terrain de son adversaire, en comparaison duquel il apparaît comme un moindre mal : « Car si nous ne l'aimons pas toujours, nous l'aimons mieux que Schumacher. Adenauer est sincèrement européen et il recherche sincèrement le rapprochement franco-allemand. Schumacher est un forcené et un francophobe. Il s'est entouré d'une clique de serviteurs dociles, aussi fanatiques que lui. Il flatte, chez ses compatriotes, les mêmes instincts que Hitler »54.
51Ces derniers jugements dessinent une première conclusion intermédiaire sur la signification du terme nationaliste dans l’esprit des membres du Haut-commissariat français et en particulier du Haut-commissaire. Alors qu’un interlocuteur allemand idéal est modéré, sincèrement européen et franco-allemand, un nationaliste allemand est l’exact inverse de cette aspiration. Mais le soupçon de militarisme, de prussianisme, de francophobie et de fanatisme, perçus comme un « instinct » et une « tentation », recouvre aussi l’arrogance, l’exigence, la menace voire le chantage, et enfin la « résistance ». Autrement dit, à des caractéristiques qui seraient incontestablement qualifiables de nationalistes (affirmation d’une spécificité nationale, priorité de cette valeur, recherche de l’indépendance, excès et dévalorisation de l’autre) et entrant objectivement en conflit avec les valeurs positives, pacifiques et démocratiques de la communauté à bâtir ensemble après la guerre, s’ajoutent des caractéristiques dont la dimension nationaliste est subjective : elles sont qualifiées comme telles parce qu’elles entrent en conflit avec la nature et l’étendue du contrôle souhaité par les Alliés et parce qu’elles ne se plient pas aux projets élaborés par les Alliés pour l’Allemagne. Être un nationaliste allemand, c’est aussi ne pas être docile, c’est cesser de se comporter en vaincu. On devine donc la complexité des accusations de nationalisme dans les premières années de la République fédérale, se tournant tantôt contre des valeurs manipulées par le passé ou contre un modèle ancien de fonctionnement, tantôt contre la mise en avant de données nationales contre le projet d’Europe intégrée, tantôt contre des formes de résistance à la volonté qu’ont d’autres pour l’Allemagne. Aussi faudra-t-il chercher si l’on constate une évolution avec l’élaboration du projet européen et avec la levée progressive du contrôle allié sur l’Allemagne. L’accusation de nationalisme porte-t-elle, entre 1949 et 1955, sur des manifestations de même nature ? Traduit-elle aussi les mêmes craintes et les mêmes intentions envers l’Allemagne de plus en plus intégrée à la communauté occidentale ?
Notes de bas de page
1 Alter, Nationalism, p. 1.
2 Herz, „Wesen und Werden der Nation“ in : Jahrbuch für Soziologie, III, 1927, p. 1-88.
3 Deutsch, Nationalism and Social Communication ; Jaffrelot « Les modèles explicatifs de l’origine des nations et du nationalisme, revue critique », in : Delannoi/Taguieff (dir.), Théories du nationalisme.
4 Kedourie, Nationalism, p. 101.
5 Gellner, Nationalismus und Moderne.
6 Buchheim, „Das Prinzip „Nation“ und der neuzeitliche Verfassungsstaat“, in : ZfP 1/1995, p. 60.
7 Lepsius, „Nation und Nationalismus in Deutschland“, in : Winkler (Hrsg.), Nationalismus in der Welt von heute, p. 12.
8 Dann, Nation und Nationalismus, p. 17-18.
9 Breuilly, Nationalism and the State, p. 3.
10 Dupeux, « Aspects du nationalisme allemand aux XIXe et XXe siècles » in : Revue d’Allemagne, 1-1996, p. 4.
11 Alter, Nationalism, p. 18.
12 Adenauer, Erinnerungen 1945-53, p. 425.
13 Ritter, « Neudeutscher Nationalismus », in : Ritter, Europa und die deutsche Frage, p. 55-150.
14 Plessner, Die verspätete Nation. Über die politische Verführbarkeit bürgerlichen Geistes.
15 Winkler, Der lange Weg nach Westen, 1, p. 215.
16 Wehler, Das Deutsche Kaiserreich, p. 11 et p. 85 ; Dahrendorf, Gesellschaft und Demokratie in Deutschland.
17 Breuer, Anatomie der konservativen Revolution, p. 11-12.
18 Korinman, Deutschland über alles. Le pangermanisme 1890-1945.
19 Dupeux, « Aspects », p. 13.
20 Breuer préfère le terme Nouveau nationalisme à celui de Révolution conservatrice pour le mouvement rassemblant O. Spengler, E. et F. G. Jünger, A. Moeller van den Bruck, E. Niekisch, C. Schmitt.
21 Niekisch, Die Entscheidung, p. 97.
22 Fischer, Krieg der Illusionen, p. 402.
23 L’aboutissement n’est vu ici ni comme une logique de régime politique, ni comme une quelconque nécessité. Les valeurs véhiculées par les idéologies sont observées dans leur évolution et leur succession.
24 Meinecke, Die deutsche Katastrophe, p. 42 ; Autobiographische Schriften, p. 323-345.
25 Grosser, Mein Deutschland, p. 85 ; Nipperdey, Nachdenken über die deutsche Geschichte, p. 238.
26 Schwarz (Hrsg.), Adenauer und die Hohen Kommissare, Akten zur Auswärtigen Politik der Bundesrepublik Deutschland, 2 vol..
27 François-Poncet, Réflexions, p. 57-58, 66-67.
28 RM 18. 12. 1949, Rapports, p. 226.
29 François-Poncet à Schuman, 17. 12. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 11-12.
30 13. 3. 1950, ibid., fo 213-222.
31 François-Poncet, Réflexions, p. 69.
32 RM 13. 3. 1950, Rapports, p. 215.
33 Rapport HCA, MAE, Eur. 1944-60, All. 293, fo 224 ; RM 13. 3. 1950, p. 221-222.
34 Bérard, Ambassadeur, p. 253.
35 Kleßmann, Staatsgründung, p. 227.
36 Discours 20. 4. 1949, Reden – Schriften, p. 661.
37 Bérard, Ambassadeur, p. 215.
38 Cahn, Le parti social-démocrate allemand et la fin de la quatrième République, p. 20.
39 RM 22. 6. 1950, Rapports, p. 286.
40 RM 20. 11. 1949, Rapports, p. 210-211.
41 Schwarz, Aufstieg, p. 641.
42 Les sociaux-démocrates rebutés par le style oratoire de Schumacher sont nombreux. Par ex., les futurs Chanceliers du SPD, Brandt (Erinnerungen, p. 26) et Schmidt, cité in : Scholz, Schumacher, p. 238.
43 Bérard, Ambassadeur, p. 215.
44 RM 20. 11. 1949, Rapports, p. 210.
45 François-Poncet à Schuman, 25. 11. 1949, MAE, Eur. 1944-60, All. 305, p. 111.
46 RM 19 10. 1949, Rapports, p. 191.
47 22. 1. 1947, cité in : Zitelman, Demokraten, p. 80 ; Eté 1951, in : Scholz, p. 403.
48 Stuttgart, 6. 12. 1947, in : Reden - Schriften, p. 577.
49 Voir cinquième partie.
50 RM 19. 2. 1950, Rapports, p. 241.
51 RM 18. 12. 1949, p. 217, 224 ; RM 20. 11. 1949, p. 200-201, 239.
52 RM 11. 5. 1950, p. 271.
53 RM 30. 9. 1953, p. 1028 ; RM 30. 10. 1951, p. 587 ; RM 2. 3. 1952, p. 638.
54 RM 30. 11. 1950, p. 360-361.
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