Introduction
p. 7-17
Texte intégral
« L’Allemagne retrouve son vieux caractère. Malgré le courant antimilitariste qui paraît dominer chez elle à l’heure actuelle, son nationalisme s’accentue de jour en jour. » André François-Poncet, Haut-commissaire de la République française en Allemagne, 27 décembre 19501.
« L’Allemand est comme un cheval. S’il s’aperçoit que son cavalier a la main molle et qu’il n’a pas d’éperons, il s’enhardit et ne guette plus que l’occasion de le désarçonner. » André François-Poncet, 28 mai 19512.
1« En politique plus encore qu’en n’importe quel autre domaine, ce qui est tenu pour vrai le devient réellement et pèse autant que ce qui l’était initialement ». Cette maxime de l’historien René Rémond3 éclaire avec justesse l’ensemble des interrogations qui sont à l’origine de cet ouvrage. Elles ont été formulées à l’occasion d’une recherche sur la terminologie employée au début des années cinquante par l’Allemagne fédérale pour matérialiser son refus de la réalité de la division et son ambition de représenter toute l’Allemagne. Dans cette phase de l’histoire allemande où la question nationale comporta beaucoup plus de facettes qu’on ne l’admet généralement en réduisant le terme à la question de la division et de la réunification, il a été frappant de constater à quel point les courriers, décisions et interventions des puissances occupantes, et plus particulièrement de la France, exprimèrent une méfiance extrême face aux différentes manifestations d’une existence et de revendications nationales en Allemagne. Le terme de nationalisme fut alors un recours systématique pour stigmatiser de telles manifestations et revendications et en contester la légitimité.
2L’originalité de cet ouvrage réside d’une part dans une définition de la question nationale allemande qui est plus vaste que dans le reste de la recherche et d’autre part dans le croisement de deux problématiques : celle de la question nationale dans ses différentes manifestations et celle du nationalisme, terme fourre-tout par excellence, lui aussi employé dans plusieurs acceptions. Ces deux sujets sont à la fois tangibles et imaginaires, d’être souvent abordés plus avec émotion qu’avec raison et sont l’objet de supputations parfois irrationnelles.
3La question nationale, c’est évidemment, pour la jeune République fédérale, d’abord le problème de la division et de son possible dépassement. Mais le terme recouvre une réalité plus large parce que, en plus de la donnée particulière de la division, le problème concerne un pays dont l’histoire dite nationale fut chaotique et comparativement récente, et qui a provoqué, avec le nazisme, une catastrophe en Europe sous la direction d’un régime fondé précisément sur la perversion des valeurs nationales. Dans ce sens, la question nationale de l’Allemagne, c’est aussi ce que la diplomatie française appela le problème allemand, un terme flou qui recouvre l’ensemble des difficultés liées à la gestion de l’avenir avec une Allemagne qui a été nazie, qu’il a fallu punir, rééduquer, démocratiser et aider mais toujours perçue comme une menace. Si en 1949 le problème allemand ne se pose plus dans les mêmes termes qu’au début de la période de stricte occupation (1945-1949) et si certains problèmes sont réglés, la question allemande comporte alors toujours une dimension juridique, politique et militaire.
4La question nationale allemande concerne d’abord la réalité de la division et les conséquences de cette anomalie, ainsi que la question de savoir si cette situation doit être perçue comme néfaste ou bien si elle peut être envisagée comme une solution satisfaisante. Elle concerne ensuite l’objectif de la réunification, les moyens à mettre en oeuvre mais aussi les conditions et concessions acceptables pour éliminer l’anomalie nationale. Mais il s’agit aussi du statut particulier à conserver pour l’Allemagne occupée et de l’éventualité d’une accession à la souveraineté pour la partie occidentale du pays, la question étant nationale ici au sens de la reconquête des attributs d’une nation « normale ». Le questionnement s’élargit pour les puissances d’occupation à l’évaluation des critères de maturation démocratique et des gages donnés par les Allemands pour accéder à la souveraineté.
5A ce stade, la notion même de communauté nationale, y compris dans son sens strictement démocratique, suscite une grande méfiance dans le cas de l’Allemagne après l’expérience du nazisme. Aussi, la question nationale après 1945 est-elle également celle de savoir si une existence dans un État-Nation souverain est possible pour l’Allemagne après la catastrophe : ce problème à la fois juridique, politique et psychologique ouvre de multiples questions comme la continuité du Reich, la définition par le territoire et la question des frontières, ou l’intégration de la partie occidentale dans une construction à visée supranationale dans le but d’empêcher une nouvelle dérive nationale ; le problème du dévoiement des valeurs patriotiques conduit également à celui de la gestion du passé national de l’Allemagne, avec la notion de collectivisation du passé comme vecteur d’une identité. Dans toutes ces acceptions, la question nationale pose celle de la normalité ou de l’anormalité de cette Allemagne dans un contexte international particulier.
6L’analyse rapide du terme serait incomplète si l’on ne prenait pas aussi en considération la dimension nationale de la stratégie du gouvernement de Konrad Adenauer. Non pas seulement dans le sens de l’aspiration et de l’objectif majeurs qui furent en réalité la reconquête d’une souveraineté et l’égalité des droits pour l’Allemagne fédérale intégrée à l’Ouest, mais aussi dans son argumentation toujours fondée sur « l’intérêt national » du peuple allemand. Cela pose le problème de la réalité de l’aspiration à la réunification au sein de ce gouvernement et dans l’esprit de ce Chancelier, comme celui de la fonction du discours sur la nation, et de son exploitation au service d’un projet européen, ce qui signifierait que le discours national pourrait être conçu comme indispensable dans un projet devant aboutir au contraire à une communauté post-nationale.
7Mais cela a-t-il un sens, après ce qu’a été le nationalisme allemand de la fin du XIXe et de la première partie du XXe siècle, après la catastrophe de 1945 et la rupture qu’elle a pu signifier en Allemagne, de s’interroger sur l’existence, voire la permanence de phénomènes nationalistes dans ce pays ? Si le soupçon, chez les observateurs, de la permanence d’un nationalisme allemand conduit à s’interroger sur la problématique de la continuité et des ruptures dans l’histoire allemande ainsi que sur les phénomènes de perception et de représentation, il reste que la situation nationale particulière de l’Allemagne après 1945 rassemble, en dehors de toute problématique de continuité, certains d’ingrédients qui ont été, par le passé, en Allemagne et ailleurs, propres à faire naître ou à nourrir des modes de pensée et des phénomènes qualifiables de nationalistes : ainsi en va-t-il notamment de la division du pays, du sentiment d’humiliation consécutif à la défaite, de l’occupation du pays par des puissances étrangères, de la relative impuissance qui en découla, des aspirations en matière d’indépendance et du possible révisionnisme qu’elle fit naître. Ces ingrédients font ainsi apparaître la question allemande, avec les nombreuses facettes qui n’ont été encore qu’esquissées, comme celle d’une nation non seulement divisée et occupée – ce qui relève du domaine de la réalité – mais aussi meurtrie et déconsidérée – ce qui relève du domaine de la perception et de l’image de soi.
8Cette problématique nationale, couplée à la notion de nationalisme, prend un relief particulier dès lors qu’elle est mise en relation avec la question du traitement de l’Allemagne vaincue par les occupants français, car il s’agit là d’un domaine de recherche ayant connu dans les trente dernières années des changements d’interprétation, voire des retournements. Le bilan de la politique d’occupation française fut d’abord négatif : motivée par un souci majeur de sécurité et de réparation par l’exploitation économique, on la jugea d’une extrême sévérité en comparaison avec celle des Anglais et Américains et la politique culturelle ne fut comprise que comme le moyen de faire accepter cette rigueur4. La recherche mit ensuite en évidence un projet de rééducation profonde et de coopération positive avec l’ancien ennemi, la politique culturelle faisant partie intégrante de la politique de sécurité. Enfin, au lieu des contradictions de la politique française, on en comprit les ambivalences, le projet constructif ayant été masqué par un discours rigoureux destiné à une opinion peu disposée à la magnanimité : la recherche identifia ainsi une double politique où se confondirent pour l’extérieur déclarations et intentions, punition et aide réelle, contrôle et émancipation5.
9L’idée pouvait sembler acquise que - à l’instar des personnalités décisives de l’appareil de la zone française d’occupation (ZFO) comme Raymond Schmittlein - le chef du Haut-commissariat français André François-Poncet, germaniste et ami de l’Allemagne, aurait aidé et accompagné favorablement l’accession de l’Allemagne fédérale à la souveraineté ainsi que son intégration à l’Europe. Or, force est de constater que non seulement la résurgence d’un nationalisme fut une crainte de fond ayant accompagné les cinq années et demie pendant lesquelles le Haut-commissariat de la République française en Allemagne a exercé les fonctions définies par le statut d’occupation (de la fin de l’été 1949 au printemps 1955), que cette crainte a été un frein majeur dans les recommandations formulées pour le ministre des Affaires étrangères, mais aussi que cette crainte fut fondée sur des représentations françaises de ce que seraient l’Allemagne et son nationalisme propre. Ainsi voit-on se dessiner en filigrane une autre mission pour les occupants français, celle de débusquer ce nationalisme masqué, de le dénoncer et de l’empêcher de nuire afin de terminer l’œuvre, considérée comme inachevée, de la rééducation du peuple allemand. Loin de remettre en question les révisions récentes de la recherche, l’examen approfondi des modes de représentation qui dominèrent chez des personnalités censées jouer le rôle de passeurs au Haut-commissariat est au contraire propre à contribuer à la compréhension de la complexité des politiques françaises face à l’Allemagne après 1945.
10En s’inspirant des acquis de la recherche consacrée à l’imagologie et à la fonction des stéréotypes dans les relations internationales, mais aussi aux représentations collectives telles que Durckheim posa le problème au début du XXe siècle et qu’il fut abordé par l’Ecole des Annales sous le terme de mentalités, il est intéressant d’ajouter à l’analyse des différentes dimensions de la question nationale en Allemagne fédérale celle de la grille de lecture qui y fut appliquée par les occupants français et d’évaluer en quoi elle en influença l’interprétation. En effet, en s’adossant aux approches scientifiques qui ont mis en évidence le poids des schémas nationaux et culturels dans la perception et l’interprétation de la réalité6, il est instructif de s’arrêter sur les images et représentations transmises à Paris par les diplomates français en Allemagne. Il ne faut toutefois pas surévaluer la fonction de décision de ces maillons particuliers dans l’appareil d’Etat français, mais bien plutôt les considérer dans la fonction majeure qui leur fut attribuée, celle d’intermédiaires, de représentants et de passeurs entre les deux pays. L’exercice de cette fonction impliqua la mise en place d’une sorte de filtre dont il convient d’établir la nature, tant pour ce qui est des critères que des effets du filtrage.
11Les interrogations se multiplient alors : la crainte presque obsessionnelle d’une renaissance d’un nationalisme allemand joua-t-elle le rôle d’une lunette déformante, induisant un phénomène de perception déformée7 ? Fut-elle un frein à la mission assignée aux occupants d’aider la jeune Allemagne fédérale à se démocratiser et à accéder à la maturité politique ? Au-delà de la question de savoir si elle fut fondée, cette crainte fut-elle sincère ou bien servit-elle avant tout d’argument pour justifier la persistance d’un contrôle à exercer sur l’Allemagne ? Enfin, la motivation sous-tendant cette volonté de maintenir une tutelle fut-elle plus d’ordre diplomatique (le souhait de maintenir un lien avec Moscou), politique (la conviction d’un danger potentiel en Allemagne) ou encore fut-elle mesurable en termes de puissance, de statut et de préséance de la France ?
12Ces questions sont d’autant plus justifiées que la méfiance face à la population allemande a été largement partagée par le chef de l’opposition social-démocrate Kurt Schumacher, mais aussi par le Chancelier Adenauer prompt à agiter le tissu rouge du danger nationaliste pour obtenir plus de concessions des Alliés. Mais cette attitude elle-même contribua à nourrir la suspicion française et se retourna alors contre un Chancelier dont les revendications furent taxées de nationalistes alors même qu’il prétendait, par cette politique, lutter contre ce danger. La variété d’interprétation du terme nationaliste ainsi que les réalités et les intentions qu’il masque méritent donc une analyse approfondie.
13Cette étude occupe une place originale dans la recherche actuelle sur l’Allemagne et les relations franco-allemandes. Ni une histoire de la politique française en Allemagne déjà largement étudiée dans ses divers aspects, ni une histoire diplomatique dans cette phase des relations franco-allemandes8, cet ouvrage ne prétend pas non plus présenter le traitement de la question nationale allemande dans son intégralité, mais seulement dans ses relations avec la perception d’un danger nationaliste. Ainsi la comparaison de la politique française avec celle des autres Alliés n’est-elle pas centrale ici ; tandis que d’autres ont privilégié un regard unilatéral9, la présente analyse repose sur un va et vient entre la politique intérieure et les relations de l’Allemagne fédérale avec son environnement. Elle met l’accent, pour les seuls aspects de la question nationale, sur la dimension intérieure des relations avec l’extérieur ainsi que sur le regard et la perception extérieurs d’une évolution intérieure. En outre, si la méfiance des milieux politiques français envers l’Allemagne est déjà bien connue, il restait encore à étudier le fonctionnement de cette méfiance et la réticence à accorder la confiance dans la période de transition entre la stricte occupation et la souveraineté. Certes la problématique de la déformation dans la perception particulière de phénomènes intérieurs allemands chez les diplomates français ainsi que la question du poids des déterminants de la perception ont déjà été abordées, mais avec une approche strictement biographique du Haut-commissaire François-Poncet10, tandis que ce travail est d’abord axé sur le phénomène allemand pour le confronter à la perception du Haut-commissariat. Alors que la question du nationalisme n’avait été qu’effleurée, c’est une piste de recherche privilégiée ici.
14Le choix d’observer le regard porté sur la question nationale par les membres du Haut-commissariat français, ce deuxième cercle intermédiaire entre le terrain et les décideurs à Paris, ne repose enfin pas uniquement sur le statut de membre de la Haute Commission alliée et par là, sur le rôle d’observateurs, de représentants d’une puissance encore détentrice de larges pouvoirs et de négociateurs appliquant les consignes de leur gouvernement. Ce sont aussi la personnalité d’André François-Poncet, le volume de sa correspondance et sa prétention à exercer un pouvoir qui font de ses perceptions et positions un objet d’analyse d’autant plus intéressant que l’attitude du Haut-commissaire en Allemagne fut propre à influencer à rebours la façon dont on a pu percevoir à Bonn les dispositions de la France à l’égard du voisin vaincu. On assiste là à l’un de ces mouvements de va et vient caractéristiques des relations entre les deux pays : l’attitude de l’un, motivée par une expérience passée et certaines représentations figées de l’autre, entraîne ce dernier à adopter en réaction une position qui semble finalement justifier et confirmer la grille de lecture du premier.
15La période 1949-1955 constitue un espace délimité par des bornes claires. Le point de départ, 1949, correspond à l’entrée en vigueur du statut d’occupation et à la mise en place de la Haute Commission alliée. A l’intérieur, la période débute avec l’élection du premier Bundestag et la formation du premier gouvernement fédéral. Le point d’arrivée, 1955, est déterminé par l’entrée en vigueur des accords de Paris le 5 mai, marquant la fin de l’occupation, la fin des fonctions de la Haute Commission et l’accession à une quasi-souveraineté pour l’Allemagne fédérale. En outre, c’est le moment où Moscou officialise la solution de la division et où l’on assiste à un changement dans les relations Est-ouest, le concept de sécurité en Europe et celui de coexistence pacifique passant au premier plan.
16Dans cet espace temporel d’un peu plus de cinq années apparaissent grossièrement deux grandes phases situées de part et d’autre d’une rupture intervenant en 1952/53. Cette rupture correspond à la fois à la mort de Staline et à l’arrivée à la tête de l’Union soviétique d’une nouvelle équipe marquée par des hésitations et des flottements, à l’épisode du 17 juin 1953 en RDA et à ses répercussions à l’Ouest, au début d’une détente venant de l’URSS après la phase de durcissement que représentait 1949-52. En outre, ce tournant de 1952-53 est marqué à l’intérieur, avec les élections législatives de septembre 1953, par la forte consolidation de la majorité gouvernementale jusqu’alors fragile ainsi que, dans les relations avec les Alliés, par l’adoption du traité de Bonn et les débats autour de la CED. Néanmoins, d’autres virages sont décisifs pendant cette période, tel celui de la guerre de Corée en 1950 qui resserre la solidarité occidentale dirigée contre l’URSS et non plus contre l’Allemagne et qui, tout en transformant le rôle assigné aux Allemands de l’Ouest dans le camp occidental, marque le durcissement de la guerre froide.
17Cette période est aussi largement dominée par les choix politiques et options personnelles du Chancelier qui, tant pour des raisons structurelles que pour des raisons tenant à sa personnalité et à sa méthode de gouvernement, accapare en quelque sorte les relations avec les puissances et tend à monopoliser la parole sur la question nationale. Pourtant, l’opposition parlementaire et un certain nombre de groupes sociaux défendent des positions alternatives et développent un discours différent. Aussi, pour rendre compte à la fois de la diversité des positions et de la tentative de centralisation de la position allemande à la Chancellerie plus encore qu’au gouvernement fédéral, l’analyse sera majoritairement centrée sur la politique gouvernementale considérée en elle-même et dans son positionnement par rapport à l’opposition, voire aux oppositions ; cela trouve son reflet dans le corpus des sources étudiées, composé de documents publiés et de documents d’archives, conservés pour la plupart dans les archives des deux ministères des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay à Paris, au Auswärtiges Amt à Bonn pui Berlin, ainsi qu’aux archives fédérales de Coblence (Bundesarchiv)11. Cette approche comporte le défaut de rétrécir et limiter le champ de l’étude, de manière assez classique, aux sphères gouvernementales, mais elle se justifie par cette spécificité du sujet et dans cette période donnée.
18Les questions qui structurent cet ouvrage s’organisent en quatre grands domaines.
19Premièrement, pour l’explication des phénomènes, on cherchera à identifier les déterminants des prises de position sur la question nationale en Allemagne fédérale d’une part, et les déterminants de la perception par le Haut-commissariat français d’autre part. Parmi les déterminants intérieurs, on distinguera les partis politiques allemands (en relevant points de consensus et spécificités partisanes), l’opinion publique (que permettent de mesurer les choix électoraux et les sondages), les choix des puissances (qui exercent une influence qui n’est pas que décisionnelle), et, bien sûr, la politique de la RDA (qui est un déterminant à la fois extérieur et « intérieur » du point de vue national). Parmi les déterminants de la perception française, on relèvera en particulier les constellations de pouvoir en France, l’opinion publique mais aussi les schémas d’interprétation des personnels politique et diplomatique.
20Un deuxième groupe de questions concerne la nature du nationalisme en question et sa perception par les observateurs. Il s’agit d’abord d’examiner les formes de manifestation d’un sentiment national en Allemagne d’après-guerre afin d’en déterminer la nature et de s’interroger sur l’éventuelle continuité par rapport aux phénomènes nationalistes apparus antérieurement dans l’histoire allemande. La revendication nationale, sous ses différentes formes, est-elle une nouvelle manifestation de vieux démons ? Il s’agit ensuite d’examiner les éventuels décalages entre les réalités observées et les craintes formulées par les acteurs et observateurs. Il s’agit enfin de s’interroger sur ce qui motive, voire justifie ces craintes.
21Un troisième domaine rassemble les questions portant sur les différents effets des propos et revendications nationales en Allemagne. Quel est leur impact général sur la politique des différents Alliés ? Quel est l’impact des craintes spécifiques du Haut-commissariat français, quant à une résurgence d’un nationalisme allemand, sur les orientations de la politique française à l’égard de l’Allemagne et sur les décisions politiques prises à Paris ? Quels sont le poids relatif des craintes dans la politique française à l’égard de l’Allemagne et leur compatibilité avec l’engagement de l’équipe française dans une politique d’acceptation et d’intégration de l’Allemagne fédérale dans les structures du monde occidental ?
22Enfin, un dernier groupe de questions est plus nettement centré sur l’évolution de l’idée de Nation en Allemagne et sur la notion de rupture et de continuité après 1945. Quelle est la nature de l’idée nationale telle qu’elle se dessine en Allemagne fédérale dans les premières années de son existence ? Quelles en sont la nécessité, l’utilité ? Quelles en sont les conséquences pour l’identité nationale en Allemagne d’une part, pour leur perception par les autres et en particulier par la France d’autre part ? Quel rapport la revendication nationale entretient-elle avec le passé qui a conduit à la catastrophe ? Enfin, comment la préoccupation souverainiste se combine-t-elle avec l’aspiration à l’intégration européenne pour définir les grands traits d’une identité qu’on a qualifiée de post-nationale ?
23L’imbrication des problèmes contraint à procéder de manière non pas chronologique mais de suivre un ordre thématique, tout en conservant à l’esprit que, dans la perception des contemporains, les différentes questions et aspects de la question se mêlent et interfèrent. On s’arrêtera d’abord sur les rapports de forces et sur les acteurs, en cherchant à identifier les groupes dont ils sont représentatifs, et l’on se penchera sur la problématique du nationalisme afin de chercher à définir un instrument de mesure utilisable et régulier. Pour l’analyse de la question nationale proprement dite, coexistent, avec une corrélation évidente entre eux, trois volets qui sont la souveraineté, la réunification et la participation allemande à la sécurité. Néanmoins, en vue d’étudier les rapports avec le soupçon de nationalisme et en raison de la grande opacité de cette notion, on a considéré qu’il était plus efficace d’aborder la question nationale par quatre angles successifs faisant ressortir à chaque fois une acception dominante du terme nationalisme : 1°) la définition du peuple et des frontières où la notion de nationalisme prend le sens d’irrédentisme et d’esprit de revanche ; 2°) les liens potentiels et supposés entre un réarmement allemand et une résurgence de l’extrême droite où le nationalisme est principalement compris comme militarisme ; 3°) la division et les moyens à mettre en œuvre pour son dépassement où le nationalisme prend plutôt le sens de projet national prioritaire et égoïste ; 4°) et enfin l’aspiration à l’égalité des droits et à la souveraineté où le soupçon de nationalisme porte sur le rejet du contrôle allié et est confronté à l’idée européenne.
24Certes ce choix thématique peut avoir l’effet de gommer relativement les phénomènes d’évolution tant à l’intérieur que pour le contexte international. La difficulté est néanmoins réduite par le recours au résumé chronologique à chaque fois que cela est nécessaire. En outre, on insistera plus ou moins sur les aspects chronologiques dans les différents chapitres : moins lorsque les permanences dominent, plus lorsque des césures sont plus évidentes. Le croisement des deux problématiques, question nationale et nationalisme, a pour fonction de faire ressortir le jeu complexe entre les objectifs réels et la stratégie du Chancelier Adenauer, mais aussi les difficultés sensibles en France à concevoir un développement « normal » de la démocratie en Allemagne. En outre il fait apparaître nettement, tant du côté allemand que du côté français, les paradoxes et les ambiguïtés du discours favorable à une réunification - alors même qu’au fond le maintien du statu quo est, des deux côtés mais pour des raisons différentes, une solution plus satisfaisante.
25Si les nationalismes français et allemand ont une longue histoire commune, les interrogations sur leur permanence et sur l’émergence de nouvelles formes apparaissent après 1945 comme consubstantielles du regard porté sur l’autre. Si la production de clichés et stéréotypes sur soi-même est une caractéristique des phénomènes nationalistes, elle se nourrit aussi des clichés et stéréotypes produits par l’autre. Cette étude trouve donc une place naturelle dans une plus vaste réflexion sur les relations entre l’Allemagne et la France au XXe siècle.
Notes de bas de page
1 Les références complètes des ouvrages évoqués en notes se trouvent dans la bibliographie. Les Rapports mensuels d’André François-Poncet, Haut-commissaire en Allemagne 1949-1955, annotés Bock, 2 t. (RM, Rapports), ici 27. 12. 1950, p. 378.
2 RM 28. 5. 1951, Rapports, 1, p. 473.
3 Rémond, Les Droites en France, p. 29.
4 Approche dominante chez Schwarz, Vom Reich zur Bundesrepublik ; Eschenburg, Jahre der Besatzung. Plus différencié mais encore marqué par cette lecture : Loth, „Die Franzosen und die deutsche Frage 1945-1949“, in : Scharf/Schröder (Hrsg.), Die Deutschlandpolitik Frankreichs und die französische Zone 1945-1949, p. 27-48 ; „Die deutsche Frage in französischer Perspektive“, in : Herbst, Westdeutschland 1945-1955, p. 37-49. Evolution de la recherche en détail in : Hudemann, « Revanche ou partenariat ? » in : Krebs/Schneilin (Ed.), L’Allemagne 1945-1955, p. 127-152.
5 Hüser, Frankreichs „Doppelte Deutschland-Politik“ ; Hudemann, Sozialpolitik im deutschen Südwesten ; Hudemann, “Kulturpolitik im Spannungsfeld der Deutschlandpolitik“ in : Knipping/Le Rider, Frankreichs Kulturpolitik in Deutschland 1945-1950. La vision d’un partage entre des Français favorables au contrôle et d’autres favorables à l’intégration des Allemands dans un dispositif communautaire est caduque.
6 Jeismann, Das Vaterland der Feinde ; Kaelble, Nachbarn am Rhein.
7 Jervis, Perception and Misperception in International Politics, p. 319.
8 Lappenküper, Die deutsch-französischen Beziehungen 1949-1963 (par la suite : Entente).
9 Maelstaf, Que faire de l’Allemagne ? en allusion à P. Grappin, Que faire de l’Allemagne ? Opinions et projets, 1945.
10 Bock, “Zur Perzeption der frühen Bundesrepublik Deutschland in der französischen Diplomatie“ in : Francia, 15/1987, p. 579-658. Köhler, Das Ende Preußens in französischer Sicht.
11 Détail des fonds en début de bibliographie.
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