Introduction
p. 11-16
Texte intégral
1Afin de mieux analyser l’univers économique et social de Bilbao entre 1520 et 1620, il est nécessaire de présenter le cadre général dans lequel cette étude s’inscrit. Au XVIe siècle, Bilbao est plus qu’un simple port de la côte basque. Il est, ainsi que tout le Pays Basque péninsulaire, politiquement et économiquement rattaché à la couronne de Castille, pièce maîtresse de ce que Immanuel Wallerstein appelle « l’économie-monde européenne »1. Or, la création de ce système est, selon l’auteur, le signe précurseur du développement moderne et de l’essor du capitalisme.
2Il nous faut donc présenter, au prix de ce qui peut paraître une longue digression, mais qui est, comme on le verra, au centre du sujet, le fonctionnement de cette économie-monde et le rôle attribué à l’Espagne dans la théorie de Wallerstein. L’auteur définit géographiquement l’espace concerné comme suit : « vers la fin du XVIe siècle, l’économie-monde européenne comprend non seulement le nord-ouest de l’Europe et le monde chrétien méditerranéen (y compris la Péninsule Ibérique), mais aussi certaines régions des Amériques : la Nouvelle-Espagne, les Antilles, la Terre Ferme, le Pérou, le Chili et le Brésil, ou plus exactement les parties de ces pays contrôlées par l’administration espagnole ou portugaise. Et peut-être faudrait-il y inclure encore des îles de l’Atlantique et quelques enclaves sur la côte africaine, mais certainement pas les zones de l’océan indien, ni l’Extrême-Orient – sauf peut-être pour un temps les Philippines – ni l’empire ottoman, ni enfin la Russie qui, au mieux, en a fait partie au moins un instant »2. Il est aisé de voir que l’Espagne, quelques-unes de ses possessions européennes (les Pays-Bas, Milan, Naples, la Sicile, la Sardaigne et les Baléares) et américaines, auxquelles il faut ajouter le Portugal et le Brésil (sous domination espagnole entre 1580 et 1640) constituent une bonne partie du dispositif de cette « économie-monde européenne ». Cette constatation faite, l’on peut se demander quel est le fonctionnement économique de cet immense espace, et plus précisément le rôle qu’y joue l’Espagne. Selon Immanuel Wallerstein, « l’économie-monde européenne » est composée de trois zones : centrale, semi-périphérique et périphérique, dont les relations sont fondées sur une division du travail à grande échelle dans laquelle les ressources et les hommes des régions périphériques sont soumis aux besoins des pays du centre.
3L’Europe du nord-ouest est le cœur du système économique tandis que l’Europe de l’est (sauf la Russie) et l’Amérique espagnole en constituent la périphérie. La Méditerranée chrétienne, pour sa part, après avoir été au centre du système, est devenue une zone semi-périphérique au cours du XVIe siècle3. Les habitants des régions du centre développent de puissantes industries textile et navale et pratiquent des formes relativement avancées et complexes d’agriculture4. La bourgeoisie autochtone, quant à elle, contrôle et promeut le commerce local et international. En comparaison, dans les régions périphériques, une main-d’œuvre non libre exploite de larges espaces où règne la monoculture. Les régions semi-périphériques, pour leur part, sont en cours de « désindustrialisation ». La forme du travail agricole y est un intermédiaire entre la liberté paysanne des zones centrales et l’esclavage ou le servage de la périphérie. Souvent, dans les régions de la semi-périphérie, le système est le métayage, et la bourgeoisie contrôle encore une part de la finance internationale et une production industrielle de qualité.
4Immanuel Wallerstein affirme que le développement du capitalisme moderne est imputable à plusieurs siècles d’extraction de l’excédent de la périphérie : les métaux précieux américains et l’agriculture d’Europe orientale5. Dans ce schéma, le transfert d’une bonne partie de l’excédent de la périphérie vers le centre serait assuré par l’Espagne qui jouerait à cette occasion un rôle de « courroie de transmission passive »6. Grâce au monopole du trafic avec l’Amérique espagnole qui fournit or et argent, Séville et sa Casa de Contratación deviennent même, selon cet auteur, le centre de la vie européenne7. À première vue, ces considérations « planétaires » intéressent peu l’économie basque plus particulièrement tournée vers l’Europe. Qu’en est-il réellement ?
5À la fin du Moyen Âge, le Pays Basque espagnol joue un rôle non négligeable dans l’économie européenne. La construction navale, l’industrie du fer, la pêche et le commerce maritime sont les plus beaux fleurons de ses activités. Vers 1400, les transporteurs basques participent activement aux échanges européens. Ils parcourent la Méditerranée et l’Atlantique, la Manche, la Mer du Nord, et offrent leurs services à quiconque veut les employer. On les voit à Chio, Beyrouth, Alexandrie comme dans les ports italiens, et ils accostent également à Nantes, Honfleur, Bruges, Londres, etc.
6Au XVe siècle, le développement économique de la Castille et du Pays Basque donnent l’occasion à ces marins de s’employer au départ de Bilbao et de tout le golfe de Biscaye. Ils acheminent alors le fer basque et la laine castillane vers des destinations variées, notamment les Pays-Bas8, la France, l’Angleterre et la Toscane. En contrepartie, le Pays Basque et la Castille reçoivent principalement des céréales, des toiles et des draps, du pastel. À cette époque, Bilbao est connecté à Burgos, important centre commercial du nord de la Castille, et aux principaux centres commerciaux européens. L’axe Burgos-Bilbao-Bruges constitue sans doute l’un des principaux courants d’échanges d’Europe. Le port de Biscaye est alors le pivot d’un vaste système commercial dans lequel la Castille et les centres névralgiques du commerce européen sont reliés. Si Bilbao fait office de porte d’entrée et de sortie de la Castille, sa part effective dans ces échanges, en d’autres termes son commerce actif, est relativement réduite. Néanmoins, outre leur activité de transporteurs, les Bilbanais, aux côtés des Burgalais, animent les grands courants d’échanges en tant qu’intermédiaires, mais aussi pour leur propre compte. Pourtant, à cette époque, il y a tout lieu de croire que le marché de Bilbao n’atteint pas le rayonnement qu’il aura au milieu du XVIe siècle. Les grands marchands autochtones y sont sans doute assez rares.
7Faisons le voyage jusqu’aux rives du Guadalquivir. À la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, le trafic de Séville est plutôt orienté vers les Canaries, le Portugal et la Méditerranée. En revanche, il est assez faiblement articulé avec l’Europe du nord-ouest ainsi qu’avec la Castille. Lorsqu’en 1492 Colomb découvre l’Amérique, les horizons s’élargissent peu à peu, de nouvelles perspectives commerciales voient le jour, et la cité andalouse en recueille les fruits. Nous sommes à l’aube de temps nouveaux. Comment le milieu marchand castillan et basque réagit-il ? Y a-t-il une ruée vers l’or et l’argent du Nouveau Monde qui arrivent à Séville ? La vigueur des liens du nord de l’Espagne avec le reste de l’Europe s’en trouve-t-elle affaiblie ? Les flux commerciaux convergent-ils instantanément vers le port andalou ? Ces interrogations peuvent se résumer à une seule question : quelle est l’influence de la découverte de l’Amérique sur la géographie du commerce espagnol et européen ?
8Si l’étude du commerce de Bilbao sur un siècle environ permet d’élucider ce problème, son intérêt ne s’arrête pas là. Une meilleure connaissance du plus grand port du nord de l’Espagne comporte plusieurs autres avantages. La Biscaye est une zone quasi franche, ce qui présente l’intérêt de travailler sur une aire commerciale « privilégiée » dont il est a priori difficile de cerner le fonctionnement. Essayer de déterminer les différents facteurs qui favorisent l’essor du port de Bilbao sera d’ailleurs l’objet de la première partie. Il faut préciser que notre étude économique concerne non seulement Bilbao, mais aussi le complexe de ports et de chantiers navals qui longent la ría et participent à son succès (principalement Portugalete, Deusto, Zorroza, San Julián de Musques)9. Comme les activités des grandes places commerciales de l’intérieur dépendent en bonne part des économies maritimes, la deuxième partie, dans laquelle les contacts du port et de son marché avec la Castille sont omniprésents, se justifie pleinement. Elle permet d’ausculter l’évolution de la redistribution portuaire et de la consommation en Castille sur un siècle, thème méconnu pour l’essentiel. Quant à la période choisie (vers 1520-vers 1620), elle est suffisamment longue pour suivre les évolutions quantitatives et qualitatives du commerce portuaire. Le début de la période nous a été imposé par les sources notariales qui commencent en 1519 tandis que la première décennie du XVIIe siècle marque la fin d’une période prospère et de trente années de restructuration commerciale pendant lesquelles l’économie portuaire s’est diversifiée.
9La troisième partie de ce travail est consacrée aux acteurs du commerce. Les Basques, qui étaient massivement transporteurs au début du XVe siècle, vont par la suite se consacrer plus volontiers à des activités purement commerciales. Dès le dernier quart du XVe siècle, on trouve des mentions éparses de leur activité de marchands et de financiers au Pays Basque, en Castille, mais aussi dans les grands foyers d’échanges européens. Ces groupes de marchands et de marins basques quadrillent l’Europe et articulent leurs activités autour du Pays Basque et de son économie. Quel retentissement la découverte de l’Amérique a-t-elle sur l’organisation de ce réseau ? En tire-t-il profit ou se démantèle-t-il ? La « reconstruction » du réseau commercial créé par les marchands basques au XVIe siècle représente une nouveauté, une émergence. À notre connaissance, aucun travail n’a décrit l’ensemble des zones commerciales où ces hommes occupent une place de choix. Lorsqu’ils n’ont pas été considérés comme de simples marins, les études qu’on leur a consacrées se sont limitées à un espace géographique restreint10. Pourtant, l’organisation de ces groupes de marchands embrasse toute l’économie européenne et ses prolongements coloniaux. Il y a plus. Ce réseau économique se double d’un réseau politique, les Basques agissant dans les hautes sphères du pouvoir. Pourtant, la plupart des études réalisées sur le Siècle d’Or ne distinguent guère les Basques des autres Espagnols. Or leur stratégie commerciale, l’extension de leurs activités financières, leur participation à la vie politique et à la guerre en font un « groupe de pression » de premier ordre qui réclame une étude détaillée11. En cédant la place aux acteurs, ce troisième volet explique les rapports de domination complexes entre port et places marchandes de l’intérieur.
La péninsule Ibérique

Notes de bas de page
1 « C’est à la fin du XVe siècle et au début du XVIe qu’apparut ce que nous appellerons l’économie-monde européenne [...]. C’était une entité économique et non pas politique comme les empires, les États-villes et les États « nationaux » : en fait elle comprenait à l’intérieur de ses limites (il serait ici difficile de parler de « frontières ») des empires, des États-villes et des États « nationaux » à peine naissants. C’était un système « mondial », non parce qu’il s’étendait au monde entier, mais parce qu’il était plus vaste que toute unité politique juridiquement définie. Enfin, c’était une « économie-monde » parce que le lien fondamental réunissant les parties du système était d’ordre économique, même si, dans une certaine mesure, il était renforcé par des liens culturels et parfois, comme nous le verrons, par des accords politiques ou des structures confédérales », I. Wallerstein, Capitalisme et Économie-monde, 1450-1640, 1980, p. 19.
2 Ibid., p. 67.
3 The capitalist world-economy, 1979, p. 38 et suiv.
4 Ibid.
5 D. O. Flynn, El desarrollo del primer capitalismo a pesar de los metales preciosos del Nuevo Mundo : una interpretación anti-Wallerstein de la España imperial, Revista de Historia Económica, 1984, p. 29-33.
6 Ibid., p. 34-5.
7 Capitalisme et économie..., p. 152.
8 Pendant le règne de Charles Quint, se forme un conglomérat de 17 provinces, les Pays-Bas. À partir de la fin des années 1560, la révolte de certaines provinces contre l’autorité royale amorce une division entre les territoires restant sous domination espagnole, que l’on nommera Pays-Bas du sud ou espagnols et ceux contrôlés par les rebelles, que l’on qualifiera de Pays-Bas du nord ou de Provinces-Unies après 1579. À chaque fois que nous évoquons les Pays-Bas, nous considérons les deux ensembles conjointement.
9 Pour bien montrer la domination de Bilbao sur sa ría, il suffit de préciser que lors d’une enquête ordonnée par le roi en 1622 sur les ports des royaumes d’Espagne, les chantiers navals de Zorroza n’apparaissent pas, car on présume qu’ils sont inclus dans la ría de Bilbao. De même, en 1548, Pedro de Medina mentionne des arsenaux à Bilbao « et son territoire » sans nommer expressément les chantiers navals concernés, C. R. Phillips, Six galleons for the king of Spain, 1986, p. 49.
10 Jusqu’à ce jour, les historiens considéraient volontiers les Basques comme d’habiles marins, connaisseurs expérimentés de la mer, mais dont l’activité mercantile était nulle ou reléguée au second plan. J. A. García de Cortázar qui analyse la situation à la fin de l’époque médiévale hésite à les considérer comme des marchands à part entière, Sociedad y poder en la Bilbao medieval, dans Bilbao : Arte e Historia, 1990, p. 21-2. Pour le XVIe siècle, M. Basas Fernández continue de les considérer davantage comme des marins que comme de véritables marchands, El esplendor del comercio bilbaíno durante el siglo XVI, dans Bilbao : Arte e Historia, p. 60. E. Lorenzo Sanz est également de cet avis en ce qui concerne les Basques qui se trouvent à Séville, puisqu’il affirme que cette communauté s’est distinguée par ses activités de transport et non en tant que mercaderes indianos, (Comercio de España con América en la época de Felipe II, 1979-1980, t. I, p. 285). Or, une diaspora marchande basque est active dans tous les centres névralgiques de commerce.
11 En effet, même dans le milieu scientifique, ces hommes comme leur territoire sont méconnus. Le fait que Christiane Douyère écrive de Pedro de Salazar qu’il est né en Espagne, à Portugalete, sur la côte cantabrique, non loin de Santander en est le meilleur exemple. Portugalete est surtout l’avant-port de Bilbao, dont l’importance est bien supérieure à celle de Santander, qui est à 80 km de Portugalete. Marie Helmer, pour sa part, précise que Simón Ruiz dirige un réseau de facteurs et de correspondants installés dans les places stratégiques du commerce international. Elle note Anvers, Lisbonne, Florence, Rouen, Nantes, Séville et le Nouveau Monde, mais oublie Bilbao. Or, de nombreux associés et correspondants de l’illustre marchand castillan proviennent du Pays Basque. Nous aurons l’occasion d’y revenir. En plaçant Bilbao en Galice, Domenico Gioffrè témoigne également de cette méconnaissance ; voir C. Douyère, Le testament de Pedro de Salazar, marchand espagnol de Rouen (1549), Bulletin Philologique et Historique, 1973, p. 160 ; M. Helmer, Lettres d’Amérique dans la correspondance de Simón Ruiz (1562-1595), dans Homenaje a Jaime Vicens Vives, 1967, vol. II, p. 232 ; D. Gioffrè, Il commercio d’importazione genovese alla luce dei registri del Dazio (1495-1537), dans Studi in onore di Amintore Fanfani, 1962, t. V, p. 129.
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