Enjeux et limites de la politique sociale du gouvernement travailliste
p. 27-34
Texte intégral
1Justice sociale, lutte contre la pauvreté, croissance et compétitivité économique sont les maîtres mots de Tony Blair, les fondements politiques dans lesquels le nouveau parti travailliste puise aujourd'hui sa légitimité. L'idée de hase est que la gauche ne doit plus jamais pouvoir être définie comme désuète, ni identifiée à un modèle politico-économique dépassé. Son image doit être rénovée et dissociée du modèle obsolète dont il s’inspirait. Quel sera donc le nouveau modèle politico-économique du parti travailliste ?
2Quoique très souhaitable sur le court terme, une meilleure image ne saurait constituer un substitut à des réalisations concrètes capables de créer une période de prospérité soutenue et largement partagée. Ce sont de telles réalisations qui constituent le ciment capable de lier de façon durable les électeurs et le nouveau parti travailliste. Tel est le défi de Tony Blair aujourd’hui, qui qualifie son nouveau programme politique en termes de « Troisième Voie » : entre le laisser-faire de l'ultra-libéralisme et le dirigisme socialiste. L’une des questions essentielles pour le gouvernement travailliste est de savoir comment créer un progrès économique durable sans pour autant sacrifier la cohésion sociale du pays, ni les institutions qui garantissent les libertés. Objectif réaliste ou utopique ?
Réformes de l’État providence
3En annonçant son projet de restructuration de l’État providence dès son arrivée au pouvoir, Tony Blair a lancé la réforme la plus fondamentale de sa première législature. Attendue par les uns comme la modernisation inéluctable d’un système datant des années 40, crainte par beaucoup d’autres comme l’annonce d’un durcissement des critères d’allocations sociales. Le Premier ministre a souhaité faire disparaître le principe de l’assistance sociale sans contrepartie, et trop souvent sans contrôle, aux personnes défavorisées ou aux plus vulnérables. Le système d’aide en vigueur depuis un demi-siècle était devenu un gouffre financier qui absorbait le tiers des dépenses publiques, Il convenait donc de le réformer de fond en comble. Quitte à être impopulaire, Frank Field, Secrétaire d’État à la réforme sociale jusqu’en 1998, s’y est employé. Ces nouvelles réformes s’inspirent du credo du Premier ministre selon lequel il n’est pas question d’obtenir quoi que ce soit sans rien apporter en retour. L’État providence a créé une culture de dépendance. L’assiste attendait de l’État la sécurité des ressources qu’il aurait pu trouver en travaillant. En outre, cette passivité sociale était nuisible aux allocataires eux-mêmes puisqu’elle les enfermait dans des situations de précarité et de pauvreté. Le principe fondamental dont s’inspire Tony Blair aujourd’hui est de faire disparaître cette culture de l’assistance en encourageant le retour au travail des assistés, de sorte que les fonds épargnés puissent être consacrés à l’éducation et à la santé.
4La politique sociale du gouvernement pour les vingt prochaines années est basée sur deux objectifs prioritaires : du travail pour ceux qui ont la possibilité d’exercer une activité professionnelle, la sécurité pour ceux qui sont dans l'incapacité de travailler. Les citoyens britanniques doivent être désormais liés à l’État par un nouveau contrat social avec des droits, mais surtout des devoirs réciproques. Le principal devoir de l’État est de lutter contre la pauvreté, celui du citoyen de travailler pour s’assumer et subvenir aux besoins de sa famille. Tony Blair souligne qu'il faut libérer les citoyens du piège de la pauvreté et de la dépendance afin de les conduire vers la dignité et l’indépendance.
5La réforme mise en œuvre comprend plusieurs types d’interventions. En premier lieu, un examen rigoureux de l’attribution des allocations pour éviter qu’elles ne dissuadent de travailler. Le temps de la pension d’invalidité en guise de pré-retraite est révolu. En outre, les foyers dont les ressources n’excèdent pas £ 220 hebdomadaires seront dispensés d’impôts grâce à un nouveau crédit d’impôt appelé Working Family Tax Credit1. Les crédits accordés pour la garde d’enfants ont été substantiellement rehaussés. Comme le souligne Gordon Brown, le Chancelier de l'Échiquier, grand avocat de la réforme : « Il faut que les Britanniques comprennent que le travail paie d'avantage que l’assistance sociale ». Tony Blair explique que s’ils travaillent pour élever leur famille, ils ont l’assurance du gouvernement qu’ils ne vivront pas dans la pauvreté.
6Ensuite il y a le New Deal, nouvelle mesure destinée à remettre sur le marché de l’emploi les jeunes chômeurs. Sous peine de perdre l’aide qui leur est allouée, les jeunes ont le choix entre quatre types d’emplois : soit un travail subventionné à hauteur de £ 60 par semaine dans une entreprise privée, soit un emploi de six mois dans le secteur associatif, Ils peuvent aussi choisir entre une activité dans les métiers de l’environnement ou une formation professionnelle à plein temps. Un autre type d’intervention, beaucoup plus controversé, consiste à favoriser le retour au travail des mères célibataires et des handicapés. Bien qu’il ne soit pas question de les contraindre à travailler, Tony Blair insiste sur le fait que s’ils peuvent travailler, ils doivent le faire, Ils devront donc s’entretenir régulièrement de leur situation avec les responsables de l’aide sociale et fournir les raisons de leur inactivité éventuelle. Le budget prévoit des crédits d’impôts aux handicapés qui travaillent et leur garantit un revenu hebdomadaire minimum2. Quant aux veuves, elles bénéficieront du doublement du forfait veuvage.
7La réforme relative aux pensions de retraite est également une des priorités du gouvernement. Ces nouvelles dispositions inquiètent les retraités dont un millier protestait devant la Chambre des Communes le jour de la présentation de ce projet de loi. La retraite de base étant insuffisante, le gouvernement a proposé la création d’une seconde pension qu’il souhaite obligatoire, dite « participative », gérée en partenariat entre secteur public et secteur privé.
8Faisant écho aux principes thatchériens, la troisième idée est que l’aide sociale doit être mieux gérée et surtout mieux ciblée puisque les ressources budgétaires ne sont pas inépuisables : priorité aux pauvres, aux handicapés, aux enfants, aux communautés défavorisées et à la lutte contre la fraude. La gestion des assurances sociales doit être simplifiée et rendue moins coûteuse. Les fonctionnaires devront donc se transformer en travailleurs sociaux qui se dévoueront pour aider leurs administrés à trouver un travail et leur donner la possibilité de développer et mettre à profit leurs compétences.
9La dimension moralisatrice mais aussi pragmatique du New Labour apparaît clairement dans cette nouvelle réforme de l’État providence qui a pour objet de briser le moule de l’assistance sociale traditionnelle. Tony Blair affirme que le seul moyen de sauver le système de couverture sociale est de le réformer, Il reviendra aux Britanniques de prendre le destin de leur famille en main. Mais cela suffira-t-il aux quatre millions de personnes qui en sont dépourvues pour trouver un emploi ? Ce que le nouveau parti travailliste a mis en place, c’est une véritable révolution de l’État providence, une révolution à la fois culturelle, sociale et financière. Mais la thérapie est sévère et un certain nombre de dispositions font déjà l’objet de polémiques.
Limites de la réponse sociale
10L'introduction d’un salaire minimum depuis le 1er avril 1999 est un symbole fort. Cependant, en y regardant de plus près, on voit que le montant choisi et les modes d’application ne vont pas remettre en cause les avantages de la flexibilité sociale si chère aux milieux patronaux, satisfaits du faible coût du travail anglais. En effet, le salaire minimum (dont le montant est de £ 3,60 de l’heure) est bien inférieur à ce qui était réclamé par les syndicats (£ 4,50 au minimum)3 et l’application du « SMIC anglais » pose déjà des problèmes. Théoriquement destinée à améliorer la situation d’au moins deux millions d’employés sous-payés (8,3 % des salariés du pays), cette nouvelle disposition exclut une partie de la population : les jeunes de 16 à 18 ans exerçant une activité professionnelle n’en bénéficient pas et les entreprises qui offrent un minimum de formation à leurs salariés peuvent s’en dispenser.
11L'adoption de la directive européenne limitant le temps de travail hebdomadaire à 48 heures est un autre pas en avant, mais ses modalités d’application pourront être facilement détournées. Comment ce plafond sera-t-il respecté ? Il suffit qu’un salarié signe un contrat avec son employeur stipulant qu’il accepte de travailler au-delà pour que la contrainte soit levée. Or, on imagine bien le chantage à l'emploi ou à la promotion qui pourra être fait pour obtenir le consentement de l’employé.
12Quant au Working Family Tax Credit cela représente plutôt un avantage réel pour les employeurs anglais, puisque ce système fait office d’aide indirecte à l’emploi. De plus, les Travaillistes n’ont pas touché à la législation sur les licenciements, qui reste extrêmement laxiste : il est toujours très facile de donner congé à un salarié en Angleterre. Le marché de l’emploi est dynamique, si Lien qu’en cas de licenciement, la majorité des employés peuvent rapidement trouver une autre activité professionnelle, mais pas obligatoirement au même salaire et sans sécurité d’emploi. Néanmoins, le taux de chômage officiel de 3,6 % fait l’objet d’une controverse car il semble sous-estimé : nombre d’experts insistent sur le fait que si l’on réintégrait aux statistiques les inactifs et tous ceux qui, découragés, ont renoncé à chercher un emploi, les résultats seraient moins porteurs. S’il est vrai qu’en deux ans des milliers de personnes ayant retrouvé un emploi, subventionné à la hauteur de £ 60 par semaine grâce au New Deal, ont été recensées, il est encore impossible de dire ce qui relève de l’effet d’aubaine et combien de postes seront pérennisés.
13En réalité, le malaise est beaucoup plus profond. Alors que cette grande flexibilité du travail est définie comme un atout majeur, nous voyons cependant se développer une société de plus en plus statique où la mobilité sociale devient de plus en plus difficile, provoquant ainsi un accroissement des inégalités. Un rapport gouvernemental de l'Institute for Public Policy Research publié en 1999 indique par exemple que 12 millions de personnes, soit près d’un quart de la population du Royaume-Uni, vivent encore aujourd’hui dans un état de pauvreté relative et que les inégalités sociales ne cessent d’augmenter. La privation d’emploi durable semble être la raison majeure d’un tel désastre : le nombre de ménages où personne n’a un travail fixe a doublé ces vingt dernières années. Malgré le retour à la croissance économique, rarement la société britannique n’aura semblé aussi morcelée qu’en ce début de millénaire.
14Ainsi, la position de certains groupes sociaux s’en trouve fragilisée, comme les non-diplômés, les familles monoparentales, les handicapés ou ceux qui disposent de très peu de patrimoine. La méthode d’évaluation la plus utilisée, celle de la pauvreté monétaire, fondée sur des enquêtes dans les logements, exclut les sans-abri et les personnes vivant dans des foyers, qui représentent donc toujours l’angle mort des études statistiques. Certains jeunes sont, eux aussi, les premières victimes en l’absence d’un revenu qui puisse leur garantir une sécurité minimale pour prendre pied dans la vie active. Géographiquement, ce creusement des inégalités sociales se traduit par un morcellement croissant du territoire. A l’insécurité des banlieues, souvent lieux de relégation et de flambées de violence, la tentation progresse d’opposer des espaces clos, des résidences repliées sur leur bien-être. Le pays offre donc le paradoxe d’une société flexible mais non mobile.
15Aujourd’hui, les enfants nés dans les familles pauvres apprennent à être pauvres. Que pèse véritablement, dans ces conditions, l’atout flexibilité, lorsque, arrivés en âge de travailler, ils se lancent à la recherche d’un emploi après être passés par un système public souvent décrié4 ? La formation professionnelle, dont la majorité des efforts portent sur des salariés qui ont déjà un portefeuille de compétences en poche, n’est que d’un piètre recours. Si, comme il l’a expliqué à maintes reprises, Tony Blair veut bâtir le pays occidental le mieux éduqué, le mieux formé, le plus créatif et le plus adaptable, la voie choisie jusqu’à maintenant laissera des millions de Britanniques sur le bord de la route.
16L’intégration sociale par le travail est un des thèmes favoris du Premier ministre : une formation solide et adaptée favorisera l’obtention d’un emploi et permettra une meilleure intégration sociale, Il existe un ben étroit entre la citoyenneté et l’identité sociale acquise par l’activité professionnelle. Mais cette formule n’est pas accessible à tous puisque, du fait du chômage dans certains secteurs en crise, le travail vient à manquer pour toute une partie de la population. La fonction intégratrice du travail, ou plutôt de l’emploi, s’adapterait mieux à la nouvelle donne si elle n’était pas parallèlement confrontée à un deuxième défi, lié celui-là aux contraintes de la mondialisation. Au brouillage des repères s’ajoutent la menace du dumping social et la montée de l’individualisme. Comment bâtir une société sur de telles valeurs, poussées au bout de leur logique par de pareils mécanismes économiques ?
17La gestion des compétences fait partie des thèmes auxquels Tony Blair attache beaucoup d'importance. Elle englobe la notion « d’employabilité » selon laquelle chacun doit être en mesure d’entretenir ses aptitudes à travailler, se former et s’adapter, et ce dans un environnement en perpétuelle évolution. Dans ce contexte, les victimes risquent d’être nombreuses. Certaines catégories, par leur formation, leur expérience ou leur âge éprouvent déjà des difficultés à entrer dans ces modes de fonctionnement. Elles sont condamnées à la précarité, au chômage ou à l’exclusion. Au congrès annuel du parti travailliste de 1999 Tony Blair a présenté sa vision d’une nouvelle société britannique modèle, une société d’ordre et de bienveillance où les talents de chacun seront reconnus à leur juste valeur. « La lutte des classes est terminée, dit-il, mais la bataille pour l’égalité des chances commence à peine ». Si telle est l’ambition du Premier ministre, il semble avoir encore un long chemin à parcourir.
Conclusion
18Le projet de Troisième Voie a été présenté comme la combinaison d'une économie libérale et d’une politique social-démocrate : accepter les impératifs des marchés globaux en y ajoutant certains éléments de bien-être social. C’est ce qui explique que la Troisième Voie séduise d’abord ceux qui ne se sentent pas menacés, notamment la nouvelle « classe globale » ; elle n’est cependant guère susceptible de susciter un mouvement de masse, même si elle a pu être utile pour remporter les élections. En outre, on peut y voir une tendance autoritaire : les réformes de l’État providence ne préconisent pas seulement l’épargne obligatoire, mais aussi la nécessité de travailler pour tous ceux qui sont aptes à le faire. Comme le dit la déclaration jointe de Blair et Schröder, « L’État ne doit pas tenir les rames, mais le gouvernail »5. Peut-on conjuguer modernité et solidarité sociale renouvelée ? Telle est la tâche qui incombe au gouvernement britannique aujourd’hui. Selon Tony Blair, la Grande-Bretagne doit avoir une économie de marché très compétitive, laquelle ne peut exister que si les contraintes diminuent. Cependant, le pays a également besoin de cohésion sociale, d’intégrer l’ensemble des citoyens au lieu de générer une classe d’exclus.
19Si la Troisième Voie est capable d’évoluer vers un engagement substantiel de justice sociale et une transformation des formes les plus avancées de l’économie actuelle, alors son potentiel est immense. Cela implique toutefois de se débarrasser du consensus économique conservateur actuel, fondé sur l’austérité fiscale, la flexibilité croissante du marché du travail et la mondialisation sans entraves. La difficulté est que toute politique sociale plus active fera du gouvernement travailliste une cible commode pour les Conservateurs, qui auront le soutien des marchés financiers. Les électeurs indécis de la classe moyenne, dont la loyauté à l’égard du gouvernement de Tony Blair n’est pas acquise, pourraient retomber dans le camp conservateur, mettant ainsi un terme au processus avant même qu’il n’ait commencé.
Notes de bas de page
1 Sorte d’impôt négatif visant à aider et encourager les employés dont les revenus sont peu élevés.
2 £ 220 pour un handicapé avec un enfant à charge (montant supérieur à ce qu’ils percevaient précédemment). Ils ne paieront pas d’impôts si leurs ressources sont inférieures à £ 274 par semaine.
3 Mais il convient de souligner que le salaire minimum est à trois vitesses puisque le plancher salarial est de £ 3 (pour les 18-22 ans), de £ 3,20 pour les jeunes âgés de plus de 22 ans au travail depuis moins de 6 mois et bénéficiant d’une formation professionnelle.
4 Norton, Cherry. « Tax Free Zone. Children Learn Lack of Ambition as Inequality Triples in 30 Years », The Independent, 29 March 1999.
5 Blair, Tony, et Schröder, Gerhard. Europe : La Troisième Voie, le Nouveau Centre, juin 1999.
Auteur
IUT de Lille III
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011