Chapitre VII. Les négociations de paix, 1919
p. 153-173
Texte intégral
1Le 18 janvier 1919, la conférence des préliminaires de paix s’ouvrit officiellement à Paris lors d’une séance plénière des Alliés au Quai d’Orsay. Cette réunion, de caractère essentiellement cérémoniel, fut l'une des six sessions plénières qui précédèrent la signature par l’Allemagne du traité de Versailles en juin. Bien qu’en principe toutes les décisions de la conférence dūssent être approuvées en session plénière, le traité fut rédigé par d’autres entités et son élaboration fut dominée par la France, l’Angleterre, et les Etats-Unis. Les délégations de ces trois pays étaient présidées par leurs chefs de gouvernement respectifs, Georges Clemenceau, David Lloyd George, et Woodrow Wilson, qui devinrent connus collectivement sous le nom des Trois Grands1.
2Le principal représentant économique de la délégation française était Louis-Lucien Klotz, le ministre des Finances, mais Clemenceau n’avait pas une très bonne opinion de ses talents, disant même de lui qu’il était « le seul Juif qui n’entende rien aux questions d’argent »2. Il semble que Loucheur n’ait pas tenu Klotz en très haute estime non plus, car il le traita à plusieurs reprises de « planche pourrie »3. Ces circonstances permirent à Loucheur de devenir une autorité en matière de questions économiques, bien qu’il participât à la conférence de la paix en tant qu’expert technique et qu’il ne fût pas le seul délégué français à avoir cette qualité. Mais il se plaça rapidement en tête du peloton et devint le principal conseiller économique de Clemenceau à la conférence, grâce à la confiance et au respect qu’il avait acquis auprès de ce dernier pendant la guerre, où il se révéla être un fin négociateur4. Lloyd George commenta plusieurs années après la conférence de la paix : « [Loucheur] était vraiment l'un des hommes les plus habiles que j’aie jamais rencontré parmi les personnalités politiques auxquelles j’eus affaire à ces conférences internationales »5. Son esprit de décision et sa souplesse, son aptitude à formuler des solutions précises et pratiques pour des problèmes financiers difficiles, en firent un homme influent et respecté.
Une vision pour la paix
3Bien que Loucheur assistât surtout à des réunions techniques et ne fût pas engagé de façon visible dans la formulation de la politique au sens le plus large, il avait une ferme vision de la reconstruction européenne et de l’avenir économique et politique du continent. Les idées qu’il exprima plus tard dans des discours et des articles guidèrent ses activités à la conférence de la paix plus souvent qu’il n’est généralement admis.
4Pour lui, l’harmonie et la paix européennes tournaient autour des questions économiques, en particulier autour de la création d’ententes internationales de producteurs qui, selon lui, feraient baisser les droits de douanes. Ses prescriptions annonçaient par certains côtés la Communauté économique européenne, et il envisageait la perspective d’une coopération économique qui conduirait à une union politique européenne6.
5En 1919, avant que ses idées ne fussent pleinement développées, Loucheur reconnaissait déjà que la stabilité économique était vitale pour éviter les crises en Europe. Il craignait que la destruction de l’industrie française et le potentiel industriel de l’Allemagne ne mettent la France en situation d’infériorité permanente. Au nom de la France et des autres pays ravagés par la guerre, tels l’Italie et la Belgique, il demanda non pas l’annihilation économique de l’Allemagne, mais des chances égales pour toutes les nations européennes. Selon lui, la continuation des contrôles alliés de temps de guerre, surtout pour les matières premières, serait un premier pas vers ce but. Ses vues représentaient l'une des positions françaises à la conférence de la paix, et pourtant elles sont bien moins connues que celles d’Etienne Clémentel qui recommandait une « nouvelle » économie mondiale basée sur la coopération économique et la prolongation de la mise en commun des matières premières par les Alliés7. Clemenceau était enclin à faire appel aux talents d'hommes jeunes comme Louis Loucheur et André Tardieu, qui préconisaient de nouveaux modes de coopération internationale et avaient une expérience approfondie de l’économie de guerre8.
6Loucheur s’unit à Clémentel pour tenter de prolonger les contrôles alliés et de protéger l'obtention de crédits alliés par la France. Mais leurs efforts furent contrariés à la fin de 1918, lorsque les Etats-Unis se mirent à démanteler les structures économiques interalliées et à limiter leur aide financière à la reconstruction européenne. Les Français tentèrent de sauver la coopération alliée de guerre dans la mesure du possible, mais il devint rapidement clair qu’il n’était pas réaliste de persister.
7Comme les Français supputaient que les Etats-Unis pourraient être convaincus de coopérer et de fournir des crédits pour la reconstruction, ils demandèrent une somme élevée pour les réparations allemandes. Cette demande était conçue comme un atout, les Français comptant recevoir des crédits alliés en échange d’une somme réduite pour les réparations. Ils désiraient également calmer l’opinion publique française qui voulait faire payer l’Allemagne. Mais, bien que Loucheur se montrât exigeant envers l’Allemagne au début de la conférence, il tempéra sa position par la suite9. Sur d’autres questions économiques, il se montra également prêt à accepter des compromis avec l’Angleterre et les Etats-Unis, mais cela ne lui fit jamais perdre de vue la sécurité de la France. Il acquit ainsi à la conférence la réputation d’être le négociateur français le plus raisonnable. Toutefois, à la fin de 1918 et au début de 1919, il n’avait pas grand chose à dire en public sur les espoirs français, il suivait apparemment en cela les consignes de Clemenceau qui, lorsqu’il parla de la paix devant la Chambre des Députés le 29 décembre 1918, refusa d’énoncer des demandes précises pour garder les coudées libres à la conférence. Loucheur fut cependant précis à propos des livraisons de charbon allemand qu’il estimait être dūes à la France. Le 4 décembre, il dit à la Chambre que les Allemands avaient systématiquement détruit tant de mines françaises que la production domestique était réduite de 20 millions de tonnes par an, et il allégua que c’était à l’Allemagne de fournir cette quantité à la France10. Dans un important discours de politique économique qu’il prononça à la Chambre le 14 février 1919, il déclara même que la France voulait vingt-huit millions de tonnes de charbon, soit l’équivalent de ses importations de charbon allemand d’avant-guerre, et il précisa : « C’est là évidemment où nous aurons ces temps-ci les tractations les plus importantes et, au point de vue économique, pour de nombreuses années, à décider si oui ou non notre pays pourra tenir dans le monde la place industrielle à laquelle il a droit »11. A la fin de 1918, Loucheur semblait penser que l’Allemagne pourrait faire des livraisons importantes sans porter préjudice à sa vie économique12.
8Ses buts furent également exprimés dans le rapport d’un comité sur le désarmement de l’Allemagne, dont il fut le président. Publié au début de février 1919, le rapport Loucheur partait du principe que la guerre moderne avait une base économique pour affirmer que le désarmement allemand devrait inclure la mainmise sur ses usines d’armements. Le rapport contenait une proposition annexe pour « le contrôle absolu, par occupation militaire, d’Essen et des principaux établissements Krupp, de la plupart des mines de la Westphalie rhénane et des industries métallurgiques qui en dépendent ». Ces recommandations choquèrent Wilson qui appela le rapport « un programme de panique ». Il n’y fut pas donné suite en raison des critiques américaines et anglaises13. Loucheur savait probablement que les contrôles économiques qu’il recommandait seraient rejetés ; néanmoins, son rapport lui permit de rappeler aux leaders alliés de bien considérer les facteurs économiques lorsqu’ils établiraient les bases d’une nouvelle sécurité européenne.
Les réparations
9Les négociateurs alliés virent rapidement que la session plénière ne suffisait pas et qu’un certain nombre de rencontres plus réduites était nécessaire. Pour pallier à ce manque, la Commission des réparations des dommages de guerre (CRD) fut créée ; elle se réunit pour la première fois le 3 février. Comprenant vingt-neuf membres, ce qui était même trop pour régler efficacement certains problèmes, la Commission créa trois sous-commissions : une pour évaluer les dommages ; une deuxième pour déterminer la capacité financière de l’Allemagne à payer et les modes de paiement ; et une troisième pour recommander des mesures de contrôle et des garanties. Klotz fit partie de la première sous-commission, Loucheur de la deuxième14.
10La France et l’Angleterre étaient d’accord pour inclure les coûts de guerre dans la facture des réparations, mais les Etats-Unis s’y opposèrent avec véhémence. Les Français insistèrent pour que les réparations pour dommages matériels reçoivent la priorité ; les Anglais, qui connaissaient les limites de la capacité de l’Allemagne à payer, redoutaient de recevoir trop peu avec un tel plan, car l’Empire britannique n’avait subi que peu de dommages matériels. La stratégie française semble avoir été de soumettre des demandes importantes dans l’espoir de voir les Etats-Unis prendre en charge ce que l’Allemagne ne pourrait pas payer. Klotz, le porte-parole des exorbitantes demandes françaises, vit ses efforts pour faire accepter aux Américains le partage des coûts de guerre se solder par un échec total au début de mars15.
11Devant l’intransigeance américaine, Loucheur semble s’être uni à d’autres officiels français pour recommander une position plus conciliante. Apparemment, ils espéraient que, si la France acceptait la somme modérée proposée par les Etats-Unis, la dette des réparations serait immédiatement mobilisée grâce à la vente de bons allemands aux Etats-Unis. Ils espéraient également que la plupart des recettes iraient à la France pour financer la reconstruction. Ceci devint l’approche française à la fin de février, tout au moins ce fut celle que Loucheur suggéra en coulisse. Avec ce changement tactique, la France renonça à demander d’être indemnisée pour les frais de guerre16.
12Loucheur siégeait avec Lord Cunliffe d’Angleterre et Thomas Lamont des Etats-Unis dans la deuxième sous-commission de la CRD. Cunliffe, qui en était le président, était conservateur en matière de réparations. Issu d’une famille de banquiers de Londres, il avait été gouverneur de la Banque d’Angleterre pendant la guerre jusqu’à sa démission forcée en 1917 à la suite d’un défi qu’il avait lancé au gouvernement. Néanmoins, il continuait à avoir de bons rapports personnels avec le Premier ministre, Lloyd George. Lamont était devenu associé dans la société bancaire de Wall Street J.P. Morgan & Co. en 1911, et à ce titre avait participé aux accords visant à financer les gouvernements français et anglais pendant la guerre. Le 21 février, Cunliffe proposa une somme de 480 milliards de marksor comme facture totale des réparations, tandis que Lamont proposait 120 milliards. Loucheur devait soutenir Cunliffe le 21 et le 22 février, mais il mit sérieusement en doute la capacité de l’Allemagne à s’acquitter des paiements annuels requis par le chiffre de l'Anglais. Le 24 février, les trois hommes furent constitués en comité spécial chargé de rédiger un rapport pour la deuxième sous-commission. Ils se réunirent en privé pour établir une somme totale acceptable pour la dette allemande. Après que Lamont ait de nouveau suggéré 120 milliards, et que Loucheur soit descendu à 160 milliards, Cunliffe se montra prêt à considérer 190 milliards17. Loucheur dit à Lamont en confidence que « Les Français seraient heureux d’accepter le chiffre que Lamont, au nom de la délégation américaine, jugerait acceptable »18. Ces négociations furent suspendues pendant la première semaine de mars, lorsque Cunliffe refusa de réduire la somme exigée par l’Angleterre.
13Le 10 mars, les trois grandes puissances alliées renouvelèrent leurs efforts pour parvenir à un chiffre qui conviendrait à tous et nommèrent un nouveau Comité des Trois. Loucheur, qui était le seul à avoir servi dans le comité précédent, assouplit encore sa position. Norman Davis, qui représentait les Etats-Unis, et qui avait passé plusieurs années à Cuba comme président de la première société fiduciaire dans ce pays, défendit la position américaine de modération. Le changement important était du côté anglais. Edwin Montagu, secrétaire d’Etat aux Indes, était surtout connu pour la réforme constitutionnelle qu’il avait tenté d’y introduire, mais les experts financiers américains à la conférence de la paix le connaissaient également comme le banquier dont les habiles manœuvres pendant la guerre les avait amenés à organiser les achats alliés. Montagu s’avéra beaucoup moins intraitable que Cunliffe. Davis fit admettre à Loucheur que l’Allemagne ne pouvait pas payer plus de quarante milliards de marks, bien que ce dernier l'avertît qu’il nierait avoir admis une chose pareille si on le citait. Les trois experts se mirent finalement d’accord sur 120 milliards de marks-or et commencèrent même à assigner des pourcentages à la France et à l’Angleterre19.
14Lorsque le comité présenta son rapport aux Trois Grands le 14 mars comme prévu, Lloyd George protesta, objectant que Klotz et Cunliffe avaient continuellement fait des demandes plus élevées. Davis affirma par la suite qu’il persuada le Premier ministre britannique d’accepter le chiffre du comité spécial. Davis quitta la réunion en croyant que « il était entendu que [les trois Alliés] s’accorderaient à trouver une solution sur une base saine et constructive d’après la ligne proposée par les experts »20. Loucheur nota dans son journal que Lloyd George protesta, sans mentionner que le leader anglais avait accepté la somme proposée21.
15Immédiatement après avoir accepté la recommandation du comité, Lloyd George fit marche arrière. Le 18 mars, il nia qu’il y eût un accord sur le chiffre total des réparations. Comme Montagu avait été rappelé en Angleterre par la mort de sa mère, il le remplaça par Lord Sumner, un éminent juge au verbe châtié. Sumner devait se montrer beaucoup plus exigeant que Montagu : ses positions à l’égard des réparations étaient quasiment les mêmes que celles de Cunliffe. La somme de 220 milliards de marks qu’il recommanda au Comité des Trois était totalement hors de proportion avec celles suggérées par Loucheur et Davis. Loucheur pensait à un minimum de 124 milliards et à un maximum de 188 milliards ; Davis à un minimum de 100 milliards et à un maximum de 140 milliards22. Un accord semblait de plus en plus improbable.
16Le matin du 26 mars, Loucheur comparut devant un Conseil des Quatre nouvellement formé, qui comprenait Wilson, Clemenceau, Lloyd George, et Vittorio Orlando, le Premier ministre italien. Lloyd George le questionna sur la capacité de l’Allemagne à s’acquitter des demandes financières des Alliés. Il semblait avoir changé d’avis et avertit qu’un chiffre déraisonnable pourrait s’avérer coûteux pour les Alliés et risquait de pousser l’Allemagne dans les bras du bolchevisme. Il parla en homme qui ignorait que c’était son représentant qui mettait des bâtons dans les roues. Lorsque le Premier ministre britannique mit en doute l’optimisme de Loucheur sur les montants que l'Allemagne pourrait payer, Clemenceau assura à ses collègues que Loucheur, « en homme d’affaires expérimenté, se garderait bien de rien faire qui pût tuer la poule aux œufs d’or ». Clemenceau et Loucheur suggérèrent de contacter les Allemands pour fixer un chiffre de réparations si nécessaire23.
17La discussion continua au cours de l’après-midi du 26 mars ; Loucheur représentait Clemenceau qui assistait à une séance de la Chambre. Loucheur affronta à nouveau Lloyd George, cette fois-ci au sujet du coût des dommages matériels subis par la France. Bien que les quatre-vingt milliards de francs-or, soit soixante-quatre milliards de marks-or de Loucheur, fussent bien en dessous des estimations de Klotz et d’Albert Lebrun, le ministre des Régions libérées, Lloyd George jugea cette somme excessive et irréaliste. Il ne voulait pas compromettre les demandes anglaises d’une part importante des réparations. La veille, il avait proposé une répartition des pourcentages entre la France et l’Angleterre de 50 % contre 30 % – une suggestion peu généreuse de la part d’un empire dont les territoires métropolitains n’avaient pas subi de dégâts matériels pendant la guerre24.
18L’échange de propos entre Loucheur et Lloyd George ne prit fin que lorsque Davis recommanda que le reste de la séance soit consacré au partage des réparations allemandes entre les Alliés. Loucheur avança que la volonté même de la France de négocier sur ce point représentait un grand sacrifice, car ce faisant elle renonçait à obtenir la priorité absolue pour les régions dévastées. Il rappela qu’il avait tout d’abord défendu une répartition des pourcentages de 72 % pour la France contre 18 % pour l’Angleterre, mais qu’il avait par la suite, en parlant avec Montagu, accepté des chiffres de 58 % et 25 %. Il ajouta que, bien qu’il n’eût pas l’autorisation de Clemenceau, il était prêt à donner son appui à une division de 55 % et 25 %. Sumner tout d’abord répéta la suggestion de Lloyd George de 50 % et 30 %, puis consentit à un compromis américain de 56 % et 28 %. Mais Loucheur n’accepta pas ; il croyait cette proposition injuste pour la France25. Selon lui, pour être équitable, il fallait un rapport minimum de 2,2 à 1 entre la France et l’Angleterre.
19Devant cette impasse, le Conseil des Quatre décida avant la fin du mois de ne pas inscrire de somme fixe pour les réparations dans le traité ; un abîme séparait toujours la France et l’Angleterre. Représentés par Loucheur, les Français qui avaient manifesté une volonté de compromis sur les deux questions, trouvèrent leur principal partenaire européen beaucoup plus intransigeant sur les questions de fond. Le calcul des dommages fut confié à une commission des réparations26.
20En avril, bien qu’il n’y eût pas d’accord sur une somme fixe, les Français introduisirent une proposition d’émission de bons afin de mobiliser immédiatement une partie de la dette. Tardieu, en tant que délégué à la conférence, devisa à cet effet un plan qu’il exposa en détail dans un mémorandum adressé à Clemenceau, Klotz, et Loucheur le 5 avril. Lord Sumner, qui avait eu de son côté la même idée, parraina ce plan dont le principe fut approuvé unanimement le 7 avril par le Conseil des Quatre. Un certain nombre de questions techniques demeuraient, dont le montant de l’émission. Le rôle de Loucheur dans ces négociations fut minimal : il intervint surtout pour clarifier et expédier le débat. Mais il ne cacha pas son soutien à un plan qui procurerait rapidement au moins une partie des fonds nécessaires à la reconstruction industrielle de la France. Il fut finalement décidé d’émettre immédiatement un emprunt allemand de soixante milliards de marks-or et de prévoir des émissions supplémentaires au fur et à mesure que la commission des réparations déterminerait qu’elles ne dépassaient pas la capacité de paiement de l’Allemagne. Pour les Français, l’inclusion de cette émission dans le traité pouvait apparaître comme une victoire partielle. Qui plus est, elle contribuerait à matérialiser les crédits américains qu’ils courtisaient depuis 1918, car la plupart des bons seraient achetés aux Etats-Unis27.
21A la fin de mars et au début d’avril, les Alliés durent choisir entre la position américaine limitant les paiements allemands de réparations à trente ans « jusqu’à l’extrême limite de leur capacité » et la position française qui rejetait un délai limite et insistait sur la restitution totale par les Allemands, « quelque dépense qui en puisse résulter pour eux ». Loucheur estimait que les souffrances de la France dureraient bien plus longtemps que trente ans, mais les Anglais se rangèrent au côté des Américains, tout au moins au début28.
22Incapables de convaincre les experts de la délégation anglaise, les Français portèrent la question devant le Conseil des Quatre. A l’instar d’autres sessions du conseil, la séance du 5 avril fut houleuse. Klotz et Loucheur contestèrent la préférence anglo-américaine pour une formule de trente ans, parce qu’ils s’inquiétaient de ce qui se passerait si l’Allemagne ne payait pas avant la fin de ce délai. Loucheur ne manqua pas de souligner l’intransigeance de la délégation anglaise lors des réunions d’experts pour changer la date limite des paiements. Quand Lloyd George et Sumner dirent que, d’après ce qu’ils comprenaient, la date limite pourrait être reportée si besoin était, Loucheur répliqua : « Si vous vous étiez exprimé aussi nettement [dans les discussions entre experts], notre discussion d’aujourd’hui n’aurait pas de raison d’être »29. Le revirement anglais débloqua la situation. Loucheur nota dans son journal : « Lloyd George lâche ses experts, il marche avec notre point de vue – House accepte en principe »30. Lors de la séance de l’après-midi du même jour, Clemenceau résuma la position que le Conseil des Quatre devait adopter par la suite. L’Allemagne devrait payer la dette totale imposée par les Alliés quel que soit le délai requis. Il admit néanmoins que si des gouvernements ultérieurs jugeaient bon de réduire le montant exigé, ils auraient certainement le droit de le faire. Ainsi, l'Article 233 du traité de Versailles enjoignit à la Commission des réparations de se baser une période de trente ans pour calculer le programme des paiements allemands, mais il mentionna également que cette période n’était pas obligatoire et pourrait être rallongée si nécessaire31.
23Le 7 avril, le Conseil des Quatre discuta une version des clauses générales de la section sur les réparations du traité de paix, puis un vote intervint. A la consternation du colonel House qui présidait la délégation américaine ce jour-là, les Français, surtout Klotz mais aussi Loucheur, commencèrent à demander des changements mineurs dans le texte qui était déjà en principe accepté par toutes les parties32. House nota dans son journal : « Nous avons perdu l’après-midi entier sans rien accomplir, car lorsque le texte fut prêt, il était pratiquement le même qu’en début de séance »33. Cette séance finale fut digne des négociations alliées sur les réparations : étant donné le climat souvent exaspérant et tendu qui avait accompagné les transactions, les complications étaient inévitables, même si House pensait qu'un consensus « absolu » avait déjà été atteint.
Les moyens de paiement
24La tâche de préciser les moyens de paiements de l’Allemagne aux Alliés incomba initialement à la deuxième sous-commission de la CRD, mais au début d’avril le Conseil des Quatre nomma deux comités spécialisés pour participer à cette tâche. Loucheur était membre des trois groupes.
25Lorsque la deuxième sous-commission parla d’imposer des taxes à l’Allemagne en vue d’obtenir le paiement des réparations, Loucheur argua que les Alliés n’avaient pas à s’immiscer dans les affaires intérieures des pays étrangers ; même vaincue, l’Allemagne devait s’en occuper elle-même. A la séance de la sous-commission du 24 mars, l’idée de donner aux Alliés des pouvoirs de taxation sur l’Allemagne fut abandonnée. La sous-commission considéra également des prestations en nature – œuvres d’art, main d’œuvre allemande, réparations matérielles, bateaux et charbon. Naturellement, Loucheur s’intéressait au charbon, dont les livraisons ne feraient pas concurrence au charbon français. Le 18 février, il dit à la deuxième sous-commission que les Alliés pouvaient demander soixante millions de tonnes de charbon allemand, dont trente millions iraient à la France34. Et il parla de paiement en charbon allemand pendant toute la conférence.
26Toutefois, Loucheur n’approuvait pas toutes les catégories de prestations en nature. A part certains types de machines dont les régions libérées avaient besoin, il s’éleva contre l’importation de produits finis allemands, dont il redoutait l’impact négatif sur l’industrie française. Et, tout en acceptant l’idée de voir arriver des machines allemandes dans le nord-est de la France, il émit des réserves. Il hésitait à accepter la suggestion faite par les Allemands de restitution par équivalence, supposant que ces derniers songeaient, « en bons industriels et en bons commerçants qu’ils sont – passez-moi l’expression- à nous repasser leur camelote »35. En outre, une fois les Allemands dans la place, les Français seraient obligés de faire appel à eux pour les pièces de rechange et le remplacement de l’équipement. Loucheur s’attendait également à ce que, lorsqu’elles s’agrandiraient, les usines équipées de machines allemandes placeraient leurs commandes en Allemagne36.
27Les deux comités spécialisés que le Conseil des Quatre créa le 7 avril pour préciser les moyens de paiement rédigèrent les annexes du traité sur les prestations en nature. Un des comités traita de la main d’œuvre allemande, l’autre du charbon. Le comité qui s’occupait de la main d’œuvre allemande découvrit rapidement que son sujet était lié à la question plus générale de la restauration des régions dévastées. Le 7 avril, Loucheur suggéra d’obliger les Allemands à fournir sur demande et en priorité des produits industriels et agricoles aux puissances affectées – soit presque exclusivement la France37. Conscient de la méfiance des Alliés à l’égard de tout système de priorité nationale, il expliqua qu’il ne recherchait pas une forme de préférence directe pour la France, et il accepta d’insérer dans le texte du traité une provision à cet effet. Sur la répartition des pourcentages, le traité dit : « En vue de cette répartition, la valeur des biens transférés et des services rendus [par l’Allemagne]... sera calculée de la même façon que les payements effectués la même année ». Furent également inclues une date limite de déposition des demandes de matériaux nécessaires à la reconstruction, ainsi qu'une clause visant à protéger « l’intérêt général » des Alliés38. En un mot, Loucheur avait marqué un point, mais il n’était pas certain que la France ait l’intention d’appliquer cette option à grande échelle. En effet, lorsque ce plan fut présenté devant le comité technique dont Loucheur fit partie à partir d’avril, ce dernier dit, « Franchement, j’hésite à recommander ce plan, parce que cela signifie que l’Allemagne se remettra immédiatement au travail à capacité entière. Nous avions espéré placer nos ordres en France et auprès de nos Alliés. Nous espérons toujours le faire dans la mesure du possible, et c’est pour cela que la France hésite à s’engager carrément à accepter des réparations sous cette forme »39.
28La proposition de Loucheur du 7 avril contenait une section sur la main d’œuvre allemande qui fut discutée par le comité spécial traitant de la main d’œuvre. Loucheur envisageait une main d’œuvre inférieure à 400 000 personnes placées sous les ordres des architectes et des ingénieurs français chargés de reconstruire les régions dévastées. Mais la deuxième sous-commission de la CRD émit des réserves à ce propos, et le Conseil des Quatre, lors de sa session du 23 avril, abandonna complètement une idée qui, selon lui, relevait de l’esclavage40.
29Le charbon était une des préoccupations majeures de Loucheur. Membre du comité d’experts créé par le Conseil des Quatre le 7 avril afin d’examiner le charbon, il recommanda d’accorder à la France vingt-sept millions de tonnes de charbon allemand par an au titre de prestations en nature. Cela représentait trois millions de tonnes de moins que ce qu’il avait demandé à la deuxième sous-commission de la CRD en février. Mais, en avril, Loucheur croyait que l’Allemagne ne pouvait exporter que trente-neuf millions de tonnes en comptant le charbon de Silésie, et trente millions sans cette ressource, au lieu des soixante millions de tonnes qu’il avait estimés en février. Kenneth Lee, le conseiller anglais du charbon, dit que même ces nouvelles prévisions étaient exagérées et que l’Allemagne pouvait exporter un maximum de vingt millions de tonnes. Apparemment, Loucheur réalisa que la France ne pourrait pas obtenir tout le charbon allemand qu’elle pensait mériter, surtout compte tenu des demandes italiennes et belges et, éventuellement, luxembourgeoises41. Néanmoins, il tenait à obtenir pour la France un maximum théorique, quelles que fussent les modalités d’application ; en effet, la question des livraisons de charbon allemand était la seule sur laquelle il eût fait des déclarations publiques précises avant la conférence de la paix.
30Le comité d’experts accepta la proposition de Loucheur, qui était basée sur les exportations de l’Allemagne avant la guerre. Après la signature du traité de paix, l'Allemagne devrait livrer sept millions de tonnes de charbon annuellement à la France pendant dix ans ; pendant cinq ans, elle en livrerait à concurrence de vingt millions de tonnes par an pour compenser la différence entre la production française d’avant et d’après-guerre. Pendant les cinq années suivantes, l’obligation allemande au titre des mines françaises détruites n’excéderait pas huit millions de tonnes par an42.
31Loucheur soutint que le charbon allemand ne devrait pas être plus cher que celui extrait des mines du Pas-de-Calais. Mais comme les Anglais redoutaient que le charbon allemand bon marché ne fasse concurrence à leur propre charbon, la France transigea et accepta le prix de vente aux consommateurs allemands pour le charbon acheminé par voie de terre, et le prix d’exportation allemand ou anglais – le moins cher des deux – pour le charbon acheminé par bateau43.
La Belgique
32Les réclamations belges en matière de réparations suscitèrent des tensions entre les trois grandes puissances alliées. Pendant la guerre, les Alliés avaient plusieurs fois promis de faire payer à l’Allemagne les dommages infligés à la Belgique, et le Président Wilson, dans le septième de ses Quatorze Points, présenta la réparation des pertes belges par l’Allemagne comme essentielle pour le respect du droit international. Mais les Alliés ne parlèrent jamais de priorité. Ce ne fut qu’à la fin de février 1919, que les Américains suggérèrent de donner la priorité à la Belgique pour deux milliards de marks-or. Encore plus controversé était l’effort belge de faire figurer les coûts de guerre dans sa facture. Les Anglais y étaient opposés, arguant que cela obligerait à appliquer le même principe à tous les Etats alliés44.
33Les Belges ne ménagèrent pas leurs efforts pour obtenir la priorité et faire admettre le remboursement des coûts de guerre : pressions sur les membres de la conférence, comparution du roi Albert devant le Conseil des Quatre le 4 avril. Cela donna quelque résultat, car, le 5 avril, à la séance du Conseil des Quatre, les Etats-Unis soutinrent la reconnaissance par les Alliés de la demande belge concernant ses coûts de guerre. Les Anglais persistèrent cependant dans leur opposition et, deux jours plus tard, Lloyd George et Clemenceau demandèrent d’une même voix que la France et la Belgique fussent traitées à égalité. Lloyd George ajouta que « la façon correcte de procéder était de montrer les clauses à la Belgique après qu’elles aient toutes été fixées et de la laisser présenter son cas »45. Le conseil du Premier ministre anglais semble avoir été suivi, car les sous-comités d’experts financiers créés par le Conseil des Quatre continuèrent à travailler sans les petits Etats alliés pendant la plus grande partie du mois d’avril. Tardieu dit dans le récit qu’il fit de la conférence de la paix que Loucheur essaya de briser la résistance anglaise, mais qu’il échoua46.
34La question atteignit un paroxysme à la fin d’avril. Le 23, Loucheur, représentant les grandes puissances – la France, l’Angleterre, et les Etats-Unis – communiqua les termes de la section des réparations du traité aux représentants de plusieurs petits Etats alliés. Le lendemain, Paul Hymans, le ministre des Affaires étrangères belge, abandonna la priorité totale, pour ne plus demander qu’une priorité pour 2,5 milliards de francs-or, soit deux milliards de marks-or. Le 25 avril Loucheur, qui servait d’intermédiaire, présenta les demandes des petits Etats au Conseil des Quatre en suggérant que le cas de la Belgique soit entendu séparément. Le 28 avril, les Trois Grands accédèrent à cette suggestion et fixèrent une séance au jour suivant. Conscient du fait que les Belges supportaient mal d’être exclus de certaines négociations sur les réparations – en particulier celles sur les répartitions des pourcentages – Loucheur les rassura, tout en les avertissant qu’il ne pourrait pas soutenir leurs demandes point par point47. Cela revenait à leur conseiller la modération.
35La confrontation eut lieu le 29 avril. Ignorant les avertissements de Loucheur, les Belges insistèrent sur les demandes qu’ils avaient énoncées le 24 avril. Bien qu’il fût prêt à accorder une priorité de 2,5 milliards de francs aux Belges, Lloyd George continua ses diatribes contre le remboursement des coûts de guerre. Même Clemenceau, qui avait soutenu les Belges dans leur demande pour la priorité, fut exaspéré par l’intransigeance belge. Lloyd George exigea que Loucheur et Lamont quittent la séance le temps de trouver une formule acceptable sur les coûts de guerre, et qui puisse être défendue à la Chambre des Communes. Lamont décrivit ce qui suivit :
Loucheur et moi nous retirâmes et revinrent au bout d’un moment avec notre formule qui était bien plus le produit de l’esprit agile de Loucheur que ma propre solution. Nous recommandâmes que l’Allemagne soit tenue de ‘rembourser à la Belgique toutes les sommes empruntées aux Alliés par suite inévitable de la violation du Traité de 1839’, dans lequel l’Allemagne, l’Angleterre et la France avaient toutes les trois promis la neutralité de la Belgique. Dans la mesure où toutes les sommes empruntées par cette dernière avaient été utilisées pour faire la guerre, cette expression n’était qu’un euphémisme déguisant le fait que la Belgique recevrait les coûts de guerre qu’elle avait demandés.48
36Les Belges acceptèrent cette formule uniquement après que Wilson, soutenu par Clemenceau et Lloyd George, eût menacé de les laisser faire une paix séparée avec l'Allemagne. Le 3 mai, les détails du règlement étaient complets, toutes les parties étant d’accord pour donner à la Belgique une priorité de 2,5 milliards de francs et pour faire porter à l’Allemagne la responsabilité des prêts alliés accordés à la Belgique avant l'armistice49.
37Un autre aspect des activités de Loucheur ce printemps-là, tout en étant à la périphérie des négociations de paix, préfigura les idées sur la construction de la paix et sur les questions économiques qu’il devait appliquer dans les années vingt. Désireux d’établir une coopération économique rapprochée avec la Belgique, Loucheur s'intéressait beaucoup à unir la France, la Belgique et le Luxembourg dans un cartel de l’acier auquel s’associeraient par la suite l’Angleterre et l’Allemagne. Il parla de cette idée lors d’une réunion le 31 mai à Paris avec Clémentel et des représentants belges, peignant ce projet comme un contrepoids au pouvoir de production de l’Amérique. Bien que Loucheur ne le dit pas, il voyait probablement aussi ce projet comme un moyen d’endiguer le potentiel économique allemand. La suggestion d’une participation anglaise et allemande eut pour effet d’apaiser les craintes belges à l’égard d’une domination française. Les Belges acceptèrent cette proposition, mais les conversations entre les deux pays furent interrompues par d’autres problèmes50. Cependant, c’était là précisément le début des efforts de Loucheur pour créer des cartels internationaux de producteurs.
La Sarre
38Comme Loucheur considérait que le charbon sarrois était essentiel pour la santé économique de la France d’après-guerre, il participa aux délicates négociations entre l’Angleterre, la France et les Etats-Unis qui eurent lieu sur cette question à la fin de mars et au début d’avril. Le principal expert français était Tardieu, et les deux hommes travaillèrent de concert avec Clemenceau pour présenter un front uni à la forte opposition américaine.
39Les Français se basèrent sur un mémorandum de Tardieu pour établir une première liste de demandes. Ils demandèrent le transfert de la propriété des mines sarroises à la France, non seulement pour compenser les dommages infligés par l'Allemagne, mais aussi pour fournir du charbon à l’Alsace et à la Lorraine. Ils demandèrent également le rattachement à la France du territoire sarrois qui lui avait été laissé par le premier traité de Paris en 1814, puis repris en 1815 après la bataille de Waterloo. Ils proposèrent de placer le reste du bassin sarrois sous un régime politique spécial qui protégerait l’unité économique de la région51.
40La première discussion approfondie des propositions françaises par le Conseil des Quatre eut lieu dans la matinée du 28 mars. Après que Tardieu et Loucheur eurent présenté leur dossier, ils se retirèrent et le débat s’enflamma. Lloyd George adopta une position modérée qui favorisait la cession de la propriété des mines à la France et l’administration du territoire par un régime autonome, tout en s’opposant à toute annexion territoriale par la France. Wilson s’éleva lui aussi contre les propositions françaises, ne les rejoignant que pour accepter l’utilisation par la France des mines sarroises pour une période indéterminée52. Wilson et Clemenceau se disputèrent dans un climat déjà très chargé : ce fut l’explosion. Accusant Wilson d’être pro-allemand, Clemenceau quitta la pièce sur un coup de colère53.
41Après ce drame, Loucheur discuta avec Clemenceau et Tardieu pour réviser la position française. Les trois hommes décidèrent d’insister sur la propriété des mines sarroises. Ils furent également d’accord pour créer une autorité spéciale sous le contrôle de la Société des Nations pour assurer aux Français leurs droits miniers et pour organiser un plébiscite au bout de quinze ans sur l’avenir politique de la région. Mais ils renoncèrent aux concessions territoriales54.
42Pendant les délicates négociations des jours suivants, Wilson, le principal obstacle à un accord, céda peu à peu. Il accepta tout d’abord la propriété française des mines. Il renâclait toujours devant l’idée d’une administration politique indépendante de la Sarre, qu’il considérait comme transgressant ses Quatorze Points. Le 8 avril, il alla jusqu’à recommander la création d’une commission d’arbitrage pour régler les problèmes entre le gouvernement allemand et les mines françaises, mais Clemenceau rejeta cette suggestion. La rupture semblait imminente. Le soir du 8 avril, Loucheur eut une réunion décisive avec Tardieu et Clemenceau. Ils décidèrent de ne pas céder à Wilson, mais d’envoyer une déclaration aux chefs de gouvernement alliés justifiant leur position au sujet de l’administration de la Sarre. Leur fermeté porta ses fruits : le lendemain, Wilson transformait la commission d’arbitrage dont il s’était fait le champion en une commission administrative, ce qui revenait en fait à accepter une suspension de la souveraineté allemande. Avec cette concession, les Français avaient essentiellement obtenu ce qu’ils désiraient et le problème sarrois cessa d’être une pomme de discorde entre les Alliés55.
43La contribution de Loucheur à la question sarroise fut certes moins importante que celle de Tardieu, mais il aida Tardieu et Clemenceau à défendre la position française initiale devant le Conseil des Quatre le 28 mars et, chose plus importante, à fixer en privé le cours de la politique française.
Réaction allemande, doutes alliés
44Le 7 mai, les Alliés présentèrent le traité de paix aux Allemands. Pendant les trois semaines qui suivirent, eut lieu un échange de notes dans lesquelles les Allemands protestèrent contre un certain nombre d’articles56. Ray Stannard Baker, chef du service de presse américain, nota dans son journal le 28 mai, « Tout le monde demande : ‘Est-ce que les Allemands vont signer ?’Jusqu’à midi chaque jour, je pense que oui ; et juste avant de me mettre au lit, je suis persuadé que non. Tout bien considéré, je pense qu’ils signeront – mais je garde les doigts croisés »57. Le 29 mai, les Allemands envoyèrent aux Alliés leurs « contre-propositions » définitives : ce document de quarante mille mots en contenait environ huit mille concernant les réparations, le point qui inquiétait le plus Loucheur58. Le comte de Brockdorff-Rantzau, chef de la délégation allemande à Versailles, exprima la consternation des délégués allemands devant la section des réparations dans la lettre d’accompagnement adressée à Clemenceau : selon lui, le peuple allemand serait « condamné à un esclavage à perpétuité » si les provisions en étaient appliquées59.
45Redoutant que les Allemands refusent de signer, et mû par l’opposition grandissante des Anglais au traité, Lloyd George eut des doutes. Il suggéra que des concessions aux Allemands pouvaient se justifier dans plusieurs domaines, y compris celui des réparations et, le 2 juin, il présentait deux alternatives au Conseil des Quatre, La première alternative, qu’il préférait, prévoyait de faire reconstruire les régions dévastées par l’Allemagne non pas avec une somme fixe, mais avec un chiffre établi à partir de calculs effectués pour d’autres catégories de restitution, telles les retraites. La seconde alternative prévoyait de demander aux Allemands de proposer une somme dans un délai de trois mois s’ils signaient le traité tel quel. Lloyd George refusait toujours une somme fixe60.
46A ce point, les Américains entrevirent la possibilité de revoir la question de façon à gagner l’appui des Français. Lorsque la délégation américaine se réunit avec le président Wilson le 3 juin en session spéciale, Lamont fut convaincu que les difficultés avec l’Allemagne sur la question des réparations « s’effaceraient » si les Trois Grands donnaient l’ordre à leurs experts techniques de déterminer une somme fixe tout de suite au lieu d’en reculer le calcul de deux ans. Il croyait aussi, d’après ce qui avait été dit au cours d’une réunion avec Tardieu ce matin-là, que les Français étaient favorables à l'idée d’une somme fixe. Les membres de la délégation exprimèrent leur scepticisme à l’égard du plan de Lloyd George pour un contrat de reconstruction, et Lamont alla jusqu’à accuser le Premier ministre britannique de baisser pavillon devant l’opposition de l’opinion publique anglaise à une somme fixe61. Enhardi par ses experts, Wilson tenta de nouveau d’obtenir une somme fixe au Conseil des Quatre, mais, bien que Lamont et Bernard Baruch, un autre membre de la délégation américaine, s’entretiennent en privé avec Lloyd George pour augmenter la pression, ce dernier refusa de transiger62.
47Loucheur avait lui aussi des réserves à l’égard des clauses des réparations, mais pour des raisons différentes de celles des Anglais et des Américains. Il admit le 20 mai devant Baruch que les clauses économiques du traité avaient été une erreur et qu’il les avait acceptées pour des considérations de politique intérieure. Il recommanda de réunir des experts techniques alliés et allemands pour discuter des besoins économiques de l’Allemagne, mais il ne put prévaloir auprès de Clemenceau63.
48Clemenceau et Loucheur changèrent encore d’avis au début de juin sur l’inclusion d’une somme pour les réparations dans le traité. Loucheur s’en expliqua dans un plan qu’il présenta le 5 juin : « M. Clemenceau veut dépasser la crise de l’opinion publique jusqu’après la signature du Traité de Paix et la fin de l’été. En automne, il laissera ses hommes décider de toutes les sommes qui pourront être nécessaires »64. Les Français reculaient également devant toute action qui aurait pu être interprétée par les Alliés comme un signe de fléchissement devant les protestations allemandes65.
49Non seulement, le nouveau plan de Loucheur était taillé à la mesure de l’opinion publique française, mais il tenait également compte de l’insistance américaine pour une somme fixe et de la seconde proposition de Lloyd George. Loucheur proposa de réduire les revendications des petits Etats à un minimum absolu pour abaisser la facture totale de l’Allemagne à environ 120 milliards de marksor ; trois jours plus tard, les délégués américains suggérèrent la même somme dans un rapport. Mais, au lieu d’inscrire une somme dans le traité, Loucheur recommanda, conformément à la seconde proposition faite par Lloyd George le 2 juin, de conclure un accord spécial avec l’Allemagne pour lui permettre d’estimer les dommages et de proposer dans les quatre-vingt dix jours une somme acceptable par les Alliés et probablement voisine des 120 milliards de marksor66. Bien qu’une somme fixe ne fut pas inscrite dans le traité, toutes les parties prenantes connaîtraient le montant approximatif dont il était question, et pourraient ainsi compter sur une résolution de cette question au début de l’automne.
50La proposition de Loucheur du 5 juin était une brillante tentative de compromis, mais les Anglais refusèrent d’accepter une facture aussi modérée. Les Américains insistèrent quelques jours pour l’inclusion d’une somme fixe, puis cédèrent devant la résistance des Français et des Anglais. Tout ce qui fut gardé du plan de Loucheur fut l’idée de donner à l’Allemagne l’occasion de présenter sa propre somme pour les réparations dans un délai qui fut prolongé à quatre mois. Cette concession fut incorporée dans la réponse alliée du 16 juin aux observations allemandes sur le traité67.
51Toutes les grandes puissances alliées reconnaissaient le besoin de changer les termes du traité sur les réparations, mais il était clair qu'un accord de fond était pratiquement impossible. En fin de compte, le texte du traité ne fut pas modifié, quoique les Alliés, dans leur réponse aux observations allemandes, aient semblé promettre une interprétation modérée de ses clauses. Le succès d’une modification aurait été cimenté par la confiance mutuelle, mais devant les soupçons prévalant à l’époque, cela était probablement hors de question68.
52Les activités de Loucheur à la conférence de la paix marquèrent une nouvelle étape dans sa carrière politique ; il y émergea comme un négociateur de premier plan sur les questions économiques internationales. Ce statut fut confirmé vers la fin de l’année lorsque Clemenceau l’employa comme émissaire diplomatique dans de délicates négociations avec les Anglais.
53Grâce à son poste de ministre de l’Armement, Loucheur comprenait mieux que d’autres que la puissance militaire d’un pays dépendait largement de sa base économique. En conséquence, un de ses objectifs principaux après la guerre fut de donner à la France les moyens économiques de repousser ses aggresseurs. A la conférence de paix, il tenta d’obtenir des concessions qui, sans compromettre le relèvement économique allemand, permettraient à la France de reconstruire ses régions dévastées et de s’orienter vers une économie de production. Pourtant, il réalisa que l’économie allemande dépasserait l’économie française indépendamment des mesures prises à la conférence69. Par conséquent, il chercha également d’autres moyens d’assurer la sécurité économique de la France, tels la création d’un cartel métallurgique avec les pays voisins de la France et le maintien des contrôles économiques alliés. Il continua d’être un internationaliste convaincu pendant les années vingt, lorsqu’il devint l’un des principaux avocats d’une coopération économique européenne qui faisait de l’Allemagne un partenaire essentiel du système.
Notes de bas de page
1 Raymond J. Sontag, A Broken World, 1919-1939 (New York, 1972), p. 1-2.
2 Philip Burnett, éd., Réparation at the Paris Peace Conference from the Standpoint of the American Delegation (2 vols. ; 1940 ; réimprimé à New York, 1965), 1, p. 24.
3 Interview avec Simone Loucheur, 17 juin 1977.
4 Mermeix, Le Combat des trois, p. 132, 124-126. Marc Trachtenberg, Reparation in World Politics : France and European Economic Diplomacy, 1916-1923 (New York, 1980), p. 40.
5 David Lloyd George, The Truth about Reparations and War Debts (Londres, 1932), p. 14.
6 Louis Loucheur, « La Conférence économique de Genève », Revue économique internationale, 11 (Avril 1927), p. 37. Jacques de Launay, Major Controversies of Contemporary History, traduit par J. J. Buckingham (Oxford, 1965), p. 124-130. L’Europe nouvelle, 28 novembre 1931, p. 1487-1488.
7 Voir par exemple Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 1-27. Et Denise Artaud, La Question des dettes interalliées et la reconstruction de l'Europe. 1917-1929 (2 vols. ; Lille, 1978), I, p. 78.
8 Walter A. McDougall, « Political Economy Versus National Sovereignty : French Structures for German Intégration After Versailles », Journal of Modem History, LI (1979), p. 9
9 Trachtenberg, Réparation in World Politics. chapitres 1 et 2.
10 Ray Stannard Baker, Woodrow Wilson and the World Seulement (3 vols. ; Garden City, N.Y., 1922), II, p. 348. Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 47. Trachtenberg, Réparation in World Politics, p. 29-30. France, Annales de la Chambre : Débats, 4 décembre 1918, p. 2892.
11 France, Annales de la Chambre : Débats, 14 février 1919, p. 560.
12 Procès-verbal, Commission de l’Armée (Chambre), 15 novembre 1918, dans C, 7501, AN. La position privée de Loucheur était toutefois plus modérée que ses déclarations publiques, et que celle d’autres membres du gouvernement. Lorsque le ministère du Commerce et le ministère des Finances dirent que le gouvernement français avait droit à un maximum de 35 millions de tonnes de charbon allemand par an, Loucheur jugea ce chiffre excessif et, dans une lettre, suggéra un chiffre maximum de 25 millions de tonnes. Voir Georges-Henri Soutou, L’Or et le sang : Les Buts économiques de la Première Guerre mondiale (Paris, 1989). p. 779-780.
13 Baker, Woodrow Wilson, I, p. 361-362.
14 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 17-19, II, p. 280-281.
15 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 53-56.
16 Ibid., p. 40-41, 55-56.
17 Ibid, p. 57-60 Burnett, éd., Réparation at the Paris Peace Conférence, I, p. 47, notes 1 et 3, p. 49-50. Stephen A. Schuker, The End of French Prédominance in Europe : The Financial Crisis of 1924 and the Adoption of the Dawes Plan (Chape ! Hill, N.C., 1976), p. 111, note 3.
18 Thomas W. Lamont, Across World Frontiers (New York, 1951), p. 131.
19 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 53-55.
20 Ibid., p. 55-56. Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 60-61.
21 Loucheur, Carnets secrets, p. 71.
22 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 61-63.
23 Paul Mantoux, Les Délibérations du Conseil des Quatre, 24 mars – 28 juin 1919 (2 vols. ; Paris, 1955), 1, p. 24-31.
24 Ibid., p. 33-35. Loucheur, Carnets secrets, p. 74. Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 62.
25 Mantoux, Les Délibérations. 1, p. 35-40.
26 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 60, 75.
27 André Tardieu, The Truth About the Treaty (Indianapolis, 1921), p. 309-316. Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 81-83, 898-903. Conférence entre MM. le président Wilson, Lloyd George, Clemenceau, Orlando et les experts financiers, 10 avril 1919, dans les Papiers Louis Loucheur, 12/26, HI. Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 84-85.
28 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 71. Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 71-72, 786, 788-800.
29 Mantoux, Les Délibérations, I, p. 151-158.
30 Loucheur, Carnets secrets, p. 74. Pendant plusieurs années le colonel Edward House fut le plus proche conseiller du président Wilson, et il fut un member influent de la délégation américaine à la conférence de la paix.
31 Mantoux, Les Délibérations, I, p. 160-161. Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, II, p. 216-217.
32 Mantoux, Les Délibérations, I, p. 166-178.
33 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 856-857.
34 Ibid., I, p. 111-115, 863-865, II, p. 598-599.
35 Trachtenberg, Réparation in World Politics, p. 76-77. La citation originale se trouve dans Albert Geouffre de Lapradelle, éd., La Paix de Versailles (13 vols. ; Paris, 1929-39), IV, 2e partie, p. 729.
36 John Foster Dulles, « The Reparation Problem », New Republic, XXVI (30 mars 1921), p 133-135.
37 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p 863-865.
38 Ibid., p. 120-121.
39 Ibid., p. 873.
40 Ibid., p. 113, 864-865. John Foster Dulles, « The Réparation Problem », p 133-135.
41 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, 1, p. 122-123. Dans son index, Burnett met un point d’interrogation devant le prénom de Lee, Kenneth. Cela indique qu’il n’en était pas sûr.
42 Ibid., p. 122-123, 983-984.
43 Ibid., p. 123.
44 Ibid., p. 3-4, 126-128, 697. Sally Marks, Innocent Abroad ; Belgium at the Paris Peace Conference of 1919 (Chapel Hill, N.C., 1981), p. 55-56, 181-186.
45 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, 1, p. 126-128.
46 tardieu, The Truth, p. 225.
47 Paul Hans, Mémoires, éd. Frans van Kalken et John Bartier (2 vols. ; Bruxelles, 1958), I, p. 428, 434, 401-402. Tardieu, The Truth, p. 225. Mantoux, Les Délibérations, I, p. 368. Marks, Innocent Abroad, p. 190-191.
48 Lamont, Across World Frontiers, p. 135-136. Voir aussi Loucheur, Carnets secrets, p, 76
49 Burnett, éd.. Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 128.
50 Marks, Innocent Abroad, p. 237-239.
51 Tardieu, The Truth, p. 251-261.
52 Mantoux, Les Délibérations, I, p. 63-75.
53 Ferdinand Czernin, Versailles, 1919 (New York, 1964), p. 258-259.
54 Tardieu, The Truth. p. 265-266. Etienne Weill-Fuynal, Les Réparations allemandes et la France (3 vols. ; Paris, 1947), I, p. 81,
55 Tardieu, The Truth, p. 271-277.
56 Burnett, éd.. Réparation at the Paris Peace Conference, I, p. 131.
57 Baker, Woodrow Wilson, II, p. iii.
58 Burnett, éd.. Reparation at the Paris Peace Conference, I, p 131.
59 Ibid., II, p. 53.
60 Ibid., I, p. 135-137.
61 Ibid., Il, p. 109-118.
62 Ibid., 1, 137,
63 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 94.
64 Burnett, éd, Reparation at the Paris Peace Conference, II, p. 124.
65 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 95.
66 Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, II, p, 124-125.
67 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 96. Burnett, éd., Reparation at the Paris Peace Conference, I, p. 138-139.
68 Trachtenberg, Reparation in World Politics, p. 96-97.
69 Arno Mayer, The Politics and Diplomacy of Peacemaking : Containment and Comterrevolution at Versailles. 1918-1919 (New York, 1967), p. 647.
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