Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Louis Loucheur est un grand citoyen français, mais un grand citoyen méconnu jusqu'à la parution du présent ouvrage, que nous devons à un historien américain. Cela tient, comme le montre si bien l’auteur, Stephen D. Caris, au fait que Loucheur entra en politique à cause de la guerre 1914-1918, sans avoir parcouru le cursus honorum qui prévalait dans la République de l'époque, et qui survit encore aujourd'hui : mandat municipal ou cantonal, députation, ministériat.
2Aussi, même s'il fut député du Nord dès les élections de 1919, même s’il fut ministre à de nombreuses reprises jusqu’en 1931, il n’appartint jamais tout à fait à ce qu’on appelle (à mon sens, un peu trop vite) la « classe politique ». Il n’attira donc pas sur lui, sinon occasionnellement, les feux des médias de l’époque - les journaux, la radio débutante, les actualités cinématographiques. Et d’autant moins qu’il reçut toujours des portefeuilles jugés « techniques », alors que les grands « ténors », tant progressistes que conservateurs, qui aspiraient à servir un jour la France comme président du Conseil, recherchaient plutôt la conduite des plus anciennes administrations : Affaires étrangères, Guerre, Justice et Sceaux, Finances.
3Loucheur lui, commença par un secrétariat d’Etat et par des ministères de circonstance, forcément éphémères, créés par la Grande Guerre et par la victoire de 1918 : les Munitions puis l’Armement, et ensuite la « Reconstitution industrielle » - la reconstruction - et les Régions libérées. Puis il alla à la tête d’administrations encore jeunes : Les PTT datent de 1879, le Commerce et l’Industrie de 1894, le Travail de 1906, l’Economie nationale est une nouveauté en 1930. Certes, il passa aux Finances sous Briand et le Cartel des Gauches en 1925, mais pour quelques semaines seulement.
4Cette carrière ministérielle particulière plaça néanmoins Louis Loucheur au cœur des grands problèmes qui ont agité le pays de 1916 à 1931. D'abord, gagner la « guerre de l'arrière » pour gagner celle de l’avant. Puis, remettre le pays en état, le réinstaller sur la scène financière et commerciale internationale. Ensuite, une fois la prospérité revenue, faire avancer quelques dossiers brûlants, ainsi celui des Assurances sociales - ancêtres de la Sécurité Sociale créée en 1945 - et le logement - une plaie alors ouverte dans la prétention de la Nation à donner une vie décente au plus grand nombre.
5Tous ces dossiers, ces problèmes, placèrent d'emblée Loucheur en position d'arbitre entre des intérêts souvent opposés : intérêt de l’Etat en guerre face à ceux de l’industrie privée ; intérêts des sinistrés mais aussi des collectivités locales, et du contribuable, dans les questions de reconstruction ; intérêt commercial du pays dans un monde où l’Allemagne subissait un effacement provisoire, et où la France ne disposait plus de ses avantages monétaires d’avant-guerre ; confrontation entre les intérêts à court et à long terme, et des employeurs, et des travailleurs ; conflits d’intérêts entre bailleurs et locataires autour d’un problème crucial, la maîtrise de la rente foncière, et de son utilisation au service du plus grand nombre. Face à tous ces dossiers, il rechercha inlassablement, à sa manière, à établir l’intérêt général.
6On doit à Loucheur, outre la loi de 1928 sur la construction pavillonnaire et les Habitations à Bon Marché qui porte son nom, et qui lui vaut de figurer dans les dictionnaires, un énorme effort - couronné souvent de succès - de remise en ordre de la vie collective. Mais il fut aussi un homme d'élan, et un négociateur convaincant et habile entre forces parfois divergentes - ainsi patronat et forces syndicales.
7Aussi, par les postes qu’il occupa, par son action, Loucheur fut un « modernisateur » de la France, un grand administrateur qui sut l'aider à prendre conscience des problèmes du XXe siècle : l’insertion internationale, l'importance de l'industrie avancée, la condition matérielle des masses urbaines en plein essor.
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8Louis Loucheur était d’abord un ingénieur. Un ingénieur féru de progrès, et qui avait réussi. Polytechnicien, il fit d'abord carrière, non pas dans l'Administration ou par elle, mais en créant une société d’études qui devait jouer, dans les années 1900-1914, un rôle éminent dans la modernisation de l’industrie des travaux publics, et dans le développement des infrastructures électriques du pays. L’association « Girolou » - pour son associé Giros et lui-même - était renommée avant 1910. La guerre venant, et avec elle, l’Union sacrée, Loucheur investit son talent et ses capitaux dans la fabrication des munitions, spécialement des explosifs, un domaine où la France était très en retard sur l'Allemagne, faisant sortir du néant des usines. Devenu sous-secrétaire d’Etat aux Munitions, il céda tous ses intérêts privés pour mieux tenir son rôle, et s'imposer à ses anciens confrères, qu’il fallait diriger d'une main ferme.
9Il offre ainsi le profil d’un industriel-citoyen, qui réinvestit dans l’intérêt général son expérience de l'entreprise et de l’organisation, et qui ensuite, mit son succès au service de l'Etat dans la balance des élections, en se présentant à la députation dans la plus grande région industrielle du pays après celle de Paris, ce Nord qui l’avait vu naître (à Roubaix), et où s’étaient affermies sa vocation de technicien et son goût de l'intérêt général.
10Situé sur l'échiquier politique au centre-gauche, parmi les radicaux-socialistes, Loucheur conserva intacte, dans ses mandats successifs, et comme ministre, une volonté d’associer le monde du Travail - c’est-à - dire les syndicats ouvriers - à la modernisation de l’industrie-française. Et, du même coup, il aida le pays à prendre conscience que la puissance industrielle était l’affaire de tous, et aussi une composante fondamentale du rayonnement de la Nation.
11Aussi sa vie et son œuvre expriment complètement une époque où la France commençait à prendre conscience de son vrai destin économique et social en Europe. Et en ce sens, bien que son action se situât dans un temps qui peut paraître aujourd’hui bien lointain. Louis Loucheur appartient pleinement à notre patrimoine contemporain.
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12Encore fallait-il mettre la vie de Loucheur, homme discret s’il en fût, à la disposition du public. C’est là le grand mérite de Stephen D. Caris. En centrant son étude sur le Loucheur ministre et parlementaire, il est allé, armé d'impressionnantes lectures d’archives, au coeur du personnage, de son destin inattendu, de son engagement. Il nous montre Loucheur partant, chaque fois qu’on lui confie une tâche nouvelle, à la découverte des hommes et des réalités, éclairé par sa propre expérience, par beaucoup de bon sens, d’ambition pour les autres, et d’une puissance de travail considérable.
13Il nous le montre aussi sous l’emprise des contradictions entre ses convictions, complexes, et les réalités, elles-mêmes contradictoires, de la vie politique et économique de l'époque.
14Chaque chapitre de l’ouvrage conduit le lecteur vers les pensées intimes de l'homme de réflexion et d’action, et montre combien la gestion des affaires de la Nation est à la fois complexe, passionnante, difficile. Et combien elle demande, à la fois de vision des grandes orientations. d’opiniâtreté quotidienne, et de don de soi. Loucheur avait une vision de long terme des questions économiques, et, même s'il ne réussit pas dans toutes ses entreprises en tant que ministre, même si certains de ses choix furent ensuite remis en cause, il fut un précurseur, dont bien des idées finirent par s’imposer, mais une génération plus tard, et dans un autre contexte.
15De ce point de vue, Loucheur est typique de son époque, où les Français appelés aux commandes découvrent l’ampleur des défis qui se posent au pays, mais ne trouvent pas toujours le mode d'emploi des réponses qu'ils ont imaginé pour y faire face.
16Mais sa personnalité et ses idées éclairent l’avenir. Comment créer le plein emploi et favoriser la consommation dans un pays qui souffre d’un retard de compétitivité face à ses partenaires et ses concurrents ? Comment éviter, dans l'avenir, les conflits d’intérêts entre nations européennes ? Comment insérer le monde du travail dans la vie nationale ? Loucheur avait des réponses à chacune de ces questions. A certains elles parurent timides, à d'autres, trop audacieuses. Mais jamais l’homme ne renonça à ses convictions, et seule la fatigue et la maladie mirent un terme à un engagement civique qui, chez lui, était devenu vital.
17Stephen D. Caris nous montre avec maestria toutes ces facettes de l’homme public Loucheur. Et il fait ici œuvre d’Historien à part entière, parce qu'il livre ainsi, aux Français d’aujourd’hui, une belle leçon d’instruction civique.
Auteur
Professeur d’Histoire Contemporaine Université Charles de Gaulle - Lille III
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