Examen critique de la hiérarchisation nazie
La hiérarchisation des groupes
p. 131-161
Texte intégral
Sur l’inégalité des groupes humains
La hiérarchisation des groupes humains : un sillon déjà tracé
1La culture occidentale, aussi loin que nous puissions remonter dans son histoire, ne semble pas avoir ignoré la hiérarchisation des groupes humains. La Bible déjà exprime sa préférence pour les peuples monothéistes, adorateurs d’Elohim, relativement à ceux qui vouent leur cultes à d’autres dieux, Elohim haherim. Dieu lui-même fait des choix parmi eux, châtiant les uns, récompensant les autres.
2L’existence du législateur de Sparte, Lycurgues, en Grèce antique, a été probablement inventée vers le VIe siècle av. J.-C. pour donner une assise aux us et coutumes locales de ce temps. Il est présenté comme ayant vécu entre le XIe et le IXe siècle av. J.-C, période durant laquelle il aurait été le créateur d’un code regroupant des rhêtrai, des sentences ayant valeur de lois transmises oralement. Parmi ces rhêtrai figurent l’égalité des Spartiates entre eux, certes, mais aussi leur supériorité intrinsèque sur les périèques, les habitants des pays conquis dont le statut social se situe entre celui des esclaves et celui des citoyens. Les périèques forment un groupe inférieur vivant sous la surveillance des harmostes Spartiates, sortes de despotes-gouverneurs militaires délégués par l’État pour maintenir sous son joug les peuples soumis.
3A l’époque moderne, le philosophe allemand J.-G. Fichte, en 1807, affirme et revendique la supériorité de la nation allemande sur les autres nations. Pour lui, cette supériorité se situe au double plan de la langue et de la pensée philosophique et fait du peuple allemand un « peuple élu », expression qui devait, plus tard, être reprise par les idéologues nazis de l’époque hitlérienne comme justification de leur action. Pour Fichte – autre revendication annonçant le nazisme –, le destin du peuple allemand est de gouverner le monde et la formation de ses individus a pour objectif de les y préparer. C’est vous – les Allemands-, écrit-il (1807), qui, parmi tous les peuples modernes, possédez le plus nettement le germe de la perfection humaine et à qui revient la préséance dans le développement de l’humanité... ; si vous sombrez, l’humanité toute entière sombre avec vous sans espoir de restauration future.
4A la même époque, toujours en Allemagne, E.-M. Arndt (1806) dresse un portrait de la nation allemande au sein de laquelle il souligne le rôle prépondérant de la noblesse foncière comme groupe supérieur dirigeant.
5Encore en Allemagne, quelques années plus tard, F. Hegel, dans son discours d’ouverture de son cours à l’université de Berlin en 1818, déclare : la nation allemande a sauvé sa nationalité qui fait le fond de toute vie véritable... C’est, en particulier, cet État – la Prusse – qui, élevé par sa supériorité spirituelle à son importance véritable dans la politique, s’est égalé, en puissance et en indépendance, à ces États qui l’auraient emporté sur lui en moyens extérieurs. L’influence fichtéenne est perceptible dans ce passage. De plus, pour Fichte comme pour Hegel, la supériorité du groupe ne concerne pas uniquement la Prusse. C’est toute l’Allemagne qui en porte la marque, mieux même, c’est la nation germanique. La pure intériorité de la nation germanique, écrit-il en 1837, a été le terrain propre pour la libération de l’esprit ; les nations latines, au contraire, ont conservé au fond de l’âme un dédoublement ; issues d’un mélange de sang latin et de sang germain, elles conservent toujours en elles une hétérogénéité... La raison du dédoublement est dans leur esprit même qui a perdu toute union, toute unité profonde. Ce texte laisse apparaître des éléments importants précurseurs de l’idéologie nazie, à savoir, d’une part, la hiérarchisation des groupes humains, d’une autre, l’exigence de ce que les nazis du IIIe Reich appelleront la pureté de la race. Pour Hegel, en effet, la déchéance des nations latines s’explique à partir du mélange, en elles, de deux sangs différents. Les nazis, plus tard, affirmeront le même refus de tout métissage. Dans les années 1930, leur chemin est déjà amplement tracé, lui ôtant, une fois de plus, toute prétention à la novation.
6En France, le précurseur de l’idéologie nazie, à l’endroit de la hiérarchisation des groupes humains, est, sans conteste, le comte de Gobineau (1816-1882). Entre 1853 et 1855, il rédige son Essai sur l’inégalité des races humaines où l’on peut relever les affirmations qui seront, plus tard, des présupposés essentiels de l’idéologie nazie en Allemagne hitlérienne : l’interprétation sociobiologiste de la société, la hiérarchisation des groupes humains et la nécessité de préservation de la pureté des races.
La pensée de Gobineau annonce le sociobiologisme nazi. Pour lui, la société humaine s’explique à partir de la notion de race. La question ethnique, écrit-il (1853), domine tous les autres problèmes de l’histoire... et l’inégalité des races dont le concours forme une nation, suffit à expliquer tout l’enchaînement des destinées des peuples. Ce sociobiologisme suppose le caractère non-évolutif des attributs des races. Au plan physique comme au plan intellectuel, une race présente, d’emblée, les caractères qui seront définitivement les siens. L’humanité, écrit Gobineau (1853) n’est pas perfectible à l’infini.
Il existe donc, pour lui, une hiérarchisation des groupes humains qu’il fonde, parfois, sur des critères physiques, d’autres fois sur des critères mentaux, d’autres fois encore sur des critères d’ordre caractériel. L’humanité, écrit-il en 1853, est une série de catégories subordonnées les unes aux autres et où le degré d’intelligence marque le degré d’élévation. Cette hiérarchisation permettrait de distinguer des autres les races nordiques et germaniques, de couleur blanche, qu’il considère comme supérieures en se fondant sur des critères d’ordre physique. Cette race supérieure, ajoute-t-il, est celle de l’Arian qui, aux plans intellectuel et caractériel, s’impose comme base de toute civilisation possible. Les grandes civilisations humaines, écrit-il encore (op. cit.), ne sont qu’au nombre de dix et... toutes sont issues de l’initiative de la race blanche. Et, parmi ces produits de la race blanche, il cite les civilisations indienne, égyptienne, assyrienne, grecque, romaine, chinoise, germanique et amérindienne. La supériorité des blancs suppose un classement des races que Gobineau présente de la façon suivante :
Au bas de l’échelle, figure la race noire caractérisée par le peu de distance qui la sépare de l’animalité.
Au-dessus d’elle, il situe la race jaune dont la caractéristique essentielle réside dans sa recherche de l’utile. C’est, dit-il (1853), une petite bourgeoisie que tout civilisateur désirerait choisir pour base de sa société.
Enfin, au sommet de l’échelle, vient la race blanche caractérisée par une énergie réfléchie... et un instinct extraordinaire de l’ordre. Toute civilisation digne de ce nom émane d’elle.
Pour Gobineau, par ailleurs, il y a nécessité de conserver la supériorité de la race des puissants. Le moyen d’y parvenir est d’en préserver la pureté. Les races, pour lui, se distinguent les unes des autres par la seule pureté de leur sang, donc le degré de leur métissage. La race supérieure est la race la plus pure. Tout croisement de races, ajoute-t-il, renforce la race inférieure, certes, mais, corrélativement, provoque la dégénérescence de la race supérieure. Cette affirmation de Gobineau sera intégralement reprise par les idéologues nazis. La règle de la reproduction des espèces est, donc, chez lui, celle de la consanguinité la plus stricte possible1.
7L’idéologie nazie a donc, une fois de plus, des précédents dont l’existence permet d’affirmer qu’elle n’apporte aucune novation, aucune idée réellement transformatrice de la vision des choses dans les années 1920-1930 en Europe. Gobineau est l’un de ses précurseurs les plus directs.
8Un peu plus tard, en Allemagne cette fois, Vacher de la Pouge fait, dans un ouvrage publié en 1899, L’Aryen, son rôle social, l’éloge de l’homo europeus duquel il fait émerger l’Aryen originel, blond, dolicocéphale, vivant en Europe du Nord, autant de considérations que l’on retrouvera intégralement dans le Mein Kampf de Hitler.
9Toujours en Allemagne, quelques années plus tard, H.-S. Chamberlain, dans la lignée de Vacher de la Pouge, fait paraître, en 1913, un ouvrage où il présente les Germains comme l’une des différentes variétés de la grande race nord-européenne. Ce sont des dolicocéphales blonds. Ils font partie du groupe de ces plus excellemment doués que l’on a coutume de désigner sous le nom d’Aryens et qui surpassent tous les hommes et corporellement et psychiquement (1913). C’est à partir de ce présupposé que Chamberlain situe les sources de la civilisation occidentale (1913). Celles-ci sont au nombre de trois :
La première source est la philosophie et l’art grecs considérés comme produits de leurs précurseurs hindous.
La seconde source est le droit romain dont la rigueur en fait une structure supérieure à la civilisation germanique elle-même qui n’a pris réellement naissance qu’au XIIIe siècle.
La troisième source est le christianisme dont Chamberlain apporte une analyse de type sociobiologique. Le christianisme est, pour lui, dés sa naissance, altéré, déformé... par ses origines juives. Il est, dés l’abord, marqué par le dogmatisme de l’Église chrétienne – rigide, étroit, borné et tel qu’aucun peuple aryen jamais n’imagina son pareil. Qu’est-ce que ce fanatisme sanguinaire qui souilla tous les siècles jusqu’au XIXe siècle, cette malédiction de la haine attachée dés le début à la religion de l’amour..., qu’est cela sinon l’ombre du Temple dans lequel on sacrifiait au dieu de colère et de vengeance (1913). Si, pour lui, l’apparition du Christ est le plus important des événements historiques, il demeure, dans le christianisme, un judaïsme persistant qui en explique l’intolérance. Sous le signe de la croix, écrit-il, en effet, dans le même ouvrage, surgit lentement des ruines du monde ancien une culture nouvelle à l’élaboration de laquelle nous aurons longtemps encore à travailler s’il faut qu’un jour, dans un lointain avenir, elle mérite le nom de chrétienne. En dépit et par delà ses origines et son éducation juives, le Christ est un Aryen. Il faut donc libérer le christianisme de sa gangue juive en en faisant l’expression d’un esprit aryanisé. L’épanouissement d’une civilisation humaine authentique, c’est-à-dire aryanisée, est à ce prix.
10A ces précurseurs de l’idéologie nazie, il convient enfin d’ajouter un nom moins connu, certes, mais significatif de l’état d’esprit des milieux intellectuels européens de la première moitié du XXe siècle. Il s’agit de V. Pareto qui, en 1916, publie un Traité de sociologie générale où l’on découvre sa philosophie de l’histoire (1916). Pour lui, l’histoire ne s’explique ni par référence aux faits économiques, ni par l’action de Dieu, ni par le hasard, mais par l’action des élites humaines. Pareto rejette la notion marxiste de lutte des classes pour la remplacer par celle de lutte des élites. Ce sont les groupes supérieurs de l’humanité qui font le monde sous le regard indifférent ou impuissant des masses.
11Hiérarchie des groupes et des individus, préservation de leur pureté, ces objectifs essentiels du nazisme existent donc bien avant 1924, date de publication du Mein Kampf de A. Hitler. Le nazisme n’est novateur que par la mise en pratique d’une idéologie dont les composantes sont anciennes. II n’est pas un feu de paille soudain et éphémère. Il est le moment culminant d’un long processus qui, au plan de la pensée – et en sus de ses causes proprement historiques – a graduellement permis que s’impose, dans la culture occidentale, l’analyse sociobiologiste des réalités humaines.
La hiérarchisation des groupes humains, un anachronisme négateur de l’homme
12On peut présenter une critique des thèses nazies de la hiérarchisation des groupes humains à trois niveaux :
Elle est anachronique dans la mesure où elle s’adapterait, peut-être, aux sociétés les plus reculées mais non aux sociétés actuelles. Ce faisant, elle ne tient aucun compte des conquêtes les plus récentes des sciences humaines.
Elle pose comme critère de hiérarchisation un substrat biologique, donc un fait de « nature » dont rien ne permet de faire une valeur absolue.
Elle est la négation de l’homme comme dignité et comme liberté face à la « nature ».
13Au plan des faits, l’ethnologie contemporaine nous révèle que la hiérarchisation des groupes humains a, un temps, été construite sur des critères d’ordre biologique. Les sociétés dites primitives présentent des structures de clans, patriclans ou matriclans, selon qu’y prévaut la filiation par le père ou par la mère. Mais, dans l’un comme dans l’autre cas, la filiation est d’ordre familial donc génétique, biologique. Dans les sociétés asiatiques anciennes (en Inde, en particulier), les castes regroupent des individus se distinguant des autres par des caractères à la fois biologiques et professionnels. Les parias2, particulièrement, sont des exclus ne pouvant s’intégrer dans aucun autre groupe reconnu de la société parce que nés d’unions illégales ou criminelles. Ils exercent des métiers infamants interdits aux autres groupes sociaux3. Leur reconnaissance passe donc, à la fois, par la filiation (biologie) et le métier (corporatisme).
14Dans notre civilisation occidentale, le système des clans et des castes a évolué pour céder la place aux ordres qui constituent, écrit Le Roy Ladurie (1980) des groupements corporatifs et organisés, pourvus de privilèges. Ces groupements étaient plus organiques et plus officiels que ne le sont nos informelles classes sociales... Le corps, ou l’Estat ou ordre privilégié... se situe ainsi dans une position intermédiaire entre la caste et la classe. Bientôt, la signification et la fonction de ces ordres (Estats, en France, ou Stände, en Allemagne) vont, à leur tour, évoluer : de corporatifs qu’ils sont à une époque donnée, ils se font graduellement plus politiques : ils jouent un rôle non seulement dans l’activité économico-corporative du pays mais dans sa vie politique même. L’illustration de ce processus nous est donnée par la signification, en France, des trois ordres, noblesse, clergé et Tiers État, sous la monarchie absolue, et, en particulier, à la veille de la Révolution de 1789. C’est en s’en inspirant que G. Dumézil (1958) note, dans les influences indo-européennes de cette civilisation, ce qu’il appelle une « trifonctionnalité hiérarchique » au sein de la nation. Le sommet (la tête du corps) est occupé par le clergé, les soldats (poitrine du corps) forment la noblesse et les producteurs économiques (ventre du corps) sont regroupés dans le Tiers État. Ce passage du clan et de la caste à l’ordre marque, sans conteste, la régression du critère biologique de la hiérarchisation des groupes humains au profit d’un critère à la fois géographique et politique.
15A la naissance du capitalisme, les ordres composant les États (au sens moderne du terme) cèdent la place aux classes sociales dont la hiérarchie est établie sur un plan essentiellement économico-politique. Tout critère d’ordre biologique en a disparu.
16A notre époque, le problème des « groupes supérieurs » se pose en termes d’élites. L’approche actuelle de la réalité sociale fait généralement appel non plus à la sociobiologie mais aux structures économico-politiques des groupes concernés. Toutes les études convergent sur ce point même lorsque leurs conclusions les séparent. Pour M. Weber (1921), notre société est régie conjointement par des élites politiques à côté desquelles interviennent de hauts fonctionnaires, cette structure baignant, elle-même, dans un contexte économique géré par des financiers. La coexistence de ces trois élites – politique, technocratique et économique – jette les bases d’une version pluraliste de l’élitisme. La direction d’un groupe humain, dans la société contemporaine, dit-il, n’est pas assurée par une seule élite mais par la confrontation de plusieurs d’entre elles4. P. Birnbaum (1975) reconnaît ce pluralisme mais précise qu’il ne peut exister que dans les États déjà décentralisés. La centralisation outrancière d’une structure politique laisse, pour lui, le pouvoir entre les mains des hauts fonctionnaires. Le pluralisme est le fait de la démocratie ; la technocratie celui de l’autoritarisme voire du despotisme. Ainsi, pour W. Mills (1956), la société américaine actuelle est dirigée par une élite close mais plurielle. Elle se compose de trois groupes en interaction, les dirigeants politiques, les responsables militaires et le monde des affaires.
17L’enseignement que Ton peut tirer de ces travaux infirme les conclusions des idéologues nazis. Leur choix du critère biologique de hiérarchisation des groupes humains est un anachronisme en contradiction avec l’observation des faits et les résultats les plus patents des sciences humaines actuelles. La désignation d’une élite comme, plus généralement, la supériorité d’un groupe humain sur un autre, peut être établie à partir de critères où interviennent l’économique, le politique, le culturel, entr’autres facteurs. Le biologique est loin d’en être l’élément prépondérant.
18Par ailleurs, la hiérarchisation nazie des groupes humains selon un critère sociobiologique appelle deux autres remarques concernant, d’une part, le choix du critère de hiérarchisation, d’autre part son caractère absolu :
Rien ne peut fonder la prévalence de la biologie sur l’économie, le culturel, le politique, voire le psychique ou le mental comme critère d’explication des faits humains. Mieux, les travaux de la génétique, de l’anthropologie et de l’ethnologie contemporaines en révèlent le caractère épiphénoménal. C’est sur ce constat, d’ailleurs, que l’on peut élaborer une critique fondamentale de l’eugénisme que la pensée nazie justifie et que sa pratique réalise5. Selon quel critère d’adaptabilité à l’environnement peut-on et doit-on distinguer les individus aptes à survivre de ceux qui ne le sont pas et qui devraient disparaître ou être stérilisés ? Le problème, ici, est, certes, d’ordre moral, mais, de plus, d’ordre épistémologique et scientifique.
Dans notre critique du naturalisme raciste, nous avons déjà aperçu combien la distinction des races, entre elles, dans l’état actuel des recherches de la biologie génétique, relève d’une utopie très peu innocente. Or, si toute hiérarchisation réclame cette distinction, elle ne peut qu’être marquée par la relativité sinon l’inconcevabilité des notions de race, de pureté raciale, de race supérieure, etc. Rappelons qu’une race ne peut jamais être pure. L’appartenance d’un individu à une race peut reposer sur certains caractères qu’il posséderait en commun avec d’autres individus de la même race, mais que faire des autres caractères par lesquels il en diffère et qui sont toujours présents dans les observations réalisées ? L’appartenance à une race, et, généralement, à un groupe, partant, sa délimitation, est une affirmation qui se situe toujours dans les limites d’une inévitable relativisation. Cette délimitation n’est jamais absolue ; elle porte sur tel caractère, tel comportement, suppose telle localisation, etc. auxquels elle s’avère relative. C’est là que nous touchons l’une des erreurs les plus fréquentes et les plus fondamentales de l’idéologie nazie : sa négation de la relativité des faits. Le biologique dont elle veut faire le substrat essentiel et absolu de l’humain n’est qu’une des composantes d’un vaste système causal comportant de nombreux autres facteurs, économiques, politiques, culturels, historiques, géographiques, psychologiques, mentaux, etc. Au plan de la formation, elle fait du corps le premier souci obligé du formateur alors qu’il n’est, de la même façon, qu’une composante de la personne complémentaire de ses autres composantes. Elle présente le groupe comme prévalant de façon absolue sur l’individu alors que, entre l’un et l’autre, existe la même relativité par complémentarité, l’un n’étant ni concevable ni possible sans l’autre. Elle fait un absolu de la supériorité de certains groupes sur d’autres, alors que cette supériorité est relative à un contenu déterminé, à un contexte précis, à un espace et à un temps donnés et, par conséquent, ne peut jamais être considérée comme définitive ni universelle. Un champion du monde de vitesse n’est pas pour autant un Ubermensch. Il ne peut que se prévaloir d’une supériorité relative à sa discipline athlétique, compte tenu d’un entraînement sans doute important et pour une durée relativement limitée, puisque d’autres champions prendront, un jour, sa place. La négation de la relativité des faits dans le temps et dans l’espace amène l’idéologie nazie à figer ses affirmations, à nier l’évolution des choses et leur transformation possible. Les données les plus élémentaires des sciences actuelles viennent infirmer une telle orientation. Lorsque cette fixation dans le temps et l’espace se double d’une erreur de contenu, elle ne peut que provoquer une réaction de rejet.
19Le système idéologique nazi présente, certes, une certaine cohérence : ses conclusions découlent de ses présupposés. Mais, justement, ces présupposés – existence des races, préservation de leur pureté et maintien de la supériorité de la race dominante — sont irrecevables. En effet, d’une part, avons-nous vu, l’existence des races ne repose sur aucun fondement scientifiquement établi, d’autre part, la pureté et la prédominance de l’une d’elles ne peuvent qu’être relatives à leur contenu et leur situation spatio-temporelle. Les présupposés de la théorisation nazie ne résistent pas à leur analyse critique. Par delà la cohérence dont elle fait preuve parfois, l’idéologie nationale-socialiste est un blockhaus de béton sur fondations de sable.
20Enfin, l’idéologie nazie est la négation de l’homme considéré dans sa dignité et dans sa liberté. Quel est, en effet, l’état actuel de la réflexion sur la question des inégalités humaines ?
21Nous reprendrons, à ce sujet, l’analyse d’E. Le Roy Ladurie (1980). Pour lui, la question : « les groupes humains sont-ils égaux ou non ? » doit être considérée dans le cadre de la double influence qui s’exerce sur notre civilisation occidentale : d’une part, son héritage indo-européen fondé sur la hiérarchisation des êtres, d’autre part, son héritage judeo-chrétien se réclamant d’un égalitarisme universel. Par opposition aux défuntes cultures indo-européennes et hiérarchico-médiévales, respectables mais qui sont porteuses d’une vision inégalitaire et « holiste » de l’homme social..., écrit-il, la tradition juive et chrétienne d’origine sémitique est grosse, elle, de séduisantes possibilités d’égalité. Ces traditions affirment l’éminente dignité de l’homme et, particulièrement de l’individu sans exception de race, de religion ou de classe sociale (1980). C’est dans ce cadre que l’on peut considérer qu’il existe trois réponses à la question posée par l’inégalité des groupes humains :
Le holisme (ou organicisme) : il s’agit de l’ensemble des visions inégalitaires de la société fondées sur différents critères de classement. C’est l’influence indo-européenne qui prévaut dans le holisme.
L’humanisme : cette orientation affirme la dignité individuelle de toute personne humaine et, par voie de conséquence, l’égalité, entre elles, des personnes humaines. C’est à ce niveau que l’on reconnaît l’héritage judéo-chrétien.
Le mécanicisme : cette orientation, écrit Le Roy Ladurie, est fondée sur des vues biologiques qui sont souvent sommaires ou simplifiées ; elles tiennent l’homme pour un objet d’étude ou d’expérience qu’on peut manipuler, qu’on peut prendre comme un moyen et non comme une fin... Le racisme, le néo-darwinisme des théories pronazies et nazies et l’actuelle sociobiologie... vont dans ce sens.
22L’analyse de Le Roy Ladurie introduit l’une des critiques les plus pertinentes que l’on peut adresser à l’idéologie nazie : elle est négation de l’homme, d’une part comme dignité, d’autre part comme liberté.
23L’homme est nié comme dignité, il est bestialisé, réduit à un être, sinon uniquement, du moins primordialement, marqué par la prépondérance du corps. Nous avons vu, dans la première partie de cet ouvrage, en quoi cette réduction est une simplification outrancière de la personne humaine. Dans l’optique nazie, rappelle Le Roy Ladurie, la personne devient simple objet d’étude, d’expérience et de manipulation, non sujet de pensée et d’action (sauf lorsqu’elle concerne l’Ubermensch). Le national-socialisme réduit ainsi l’humanité à l’animalité. Il n’appréhende pas l’homme global réel. Nous sommes loin, sur ce point, de la philosophie kantienne qui, au plan moral, recommande de considérer la personne humaine, en soi comme en autrui, jamais simplement comme un moyen mais toujours, de plus, comme une fin, et qui considère que l’essentiel de l’éducation consiste en l’aide apportée à l’enfant afin qu’il dépasse son animalité vers son humanité. Le kantisme, ici, est la négation du nazisme qui, lui, a pour objectif de maintenir l’homme de la masse dans son animalité.
24Le nazisme, de plus, nie l’homme comme liberté. C’est, à nouveau, sur son implication naturaliste qu’il nous faut revenir. Ses idéologues font un constat de l’être du monde, de la hiérarchisation des groupes et des individus, du fréquent primat de la force sur le droit, de la faiblesse impuissante de ceux qui subissent la force omnipotente des autres, de la stérile chaleur humaine face à l’efficace autoritarisme, etc. On peut, certes, reconnaître que le monde « naturel », celui de la matérialité objective privée de toute intervention humaine, est le monde où prévaut la force sur le droit et le pouvoir sur le devoir. Mais, d’une part, cette reconnaissance est un constat non une valeur, d’autre part, l’homme est, à la fois, un être de « nature » et un être « contre-nature ». L’erreur du nazisme – à l’instar de tous les naturalismes – est de faire de ce constat une valeur. Le fait de la primauté du pouvoir sur le devoir devient, pour lui, un modèle de comportement humain. Du le pouvoir l’emporte sur le devoir, il fait le pouvoir doit l’emporter sur le devoir. Il lit le constat du fort l’emportant sur le faible en lettres d’obligation « morale » : chacun de nous aurait le devoir de faciliter la victoire du fort sur le faible. Qu’il existe des inégalités interindividuelles et inter-groupales dans la société humaine, cela ne fait aucun doute. Mais cette existence est un être, non un devoir-être. L’être, au nom d’une valeur qui le transcende, peut être récusé comme injuste voire criminel. Ce qui compte, écrit R. Rémond, à ce sujet (1976), et c’est le trait de la situation, c’est que les inégalités qu’on acceptait jadis parce qu’on les croyait inévitables, auxquelles on se résignait dans la mesure où l’on estimait qu’elles faisaient partie de la nature des choses, sont ressenties par nos contemporains comme autant d’injustices que l’esprit public n’admet plus. Nous saisissons sur le vif un grand fait de conscience collective : « inégalité » est devenu synonyme d’« injustice ». C’est le passage de la différence à l’inégalité, puis de l’inégalité à l’injustice qui confère une telle actualité et une grande acuité au problème des inégalités dans nos sociétés. Le nazisme voit dans l’existence du monde « naturel » hiérarchisé la norme de sa propre valeur. Au plan humain, la race porte en elle le sang relativement auquel elle est appréciée. L’être fusionne avec son propre devoir-être. L’humanisme contemporain tente, lui, d’apprécier ce monde relativement à une valeur, une idée du bien qui le transcende (respect de l’autre, dogme religieux, nécessité de la solidarité humaine, etc.). Pour lui, ce qui est n’est pas nécessairement ce qui doit être. Le jugement moral porté sur un être réclame un référentiel autre que lui.
25La fusion de l’être et du devoir-être par l’idéologie nazie explique son profond pessimisme. Si ce qui est est ce qui doit être parce que « naturel », l’existence du mal induit deux approches possibles. Devant une faute, un crime ou une inadaptation, on suppose, ou bien que ces imperfections sont, en réalité, justifiables voire positives, ou bien qu’il est nécessaire de supprimer le fautif, le criminel ou l’inadapté puisqu’inamendable, sa « nature » étant définitivement fixée. Le meneur du jeu de la personne n’est pas elle-même mais la « nature » dont sa race l’a pourvu. Sa transformation par l’action humaine – et l’action de formation, en particulier – perd, dans l’optique nazie, toute signification. On ne transforme pas ce qui relève de l’essence indélébile de la race. On s’y soumet. De même, on ne peut transformer ce qui est contraire à l’essence de la race. On le supprime. Le génocide nazi entre dans le droit fil des présupposés de son idéologie.
26Par ailleurs, de tous les êtres de « nature », l’homme est le seul qui puisse se retourner contre elle, la connaître, la transformer, parfois même établir avec elle des relations à la fois d’antagonisme et de complémentarité assurant la survie du système cosmique dans son ensemble. Les sciences dites de la matière comme les sciences humaines sont autant d’outils de l’homme, qui, en traversant des heurs et des malheurs, tente de percer les secrets de la « nature » pour circonscrire ses atteintes éventuelles et y trouver les moyens de sa survie. Le nazisme, niant cette liberté de l’homme, en vient à sa négation comme composante du système transformateur du monde. L’homme est réduit à la dimension d’objet du monde. A l’homme-objet du nazisme, l’humanisme contemporain en oppose un autre qui, par sa conscience, parvient à se situer dans et face à la « nature », pour y reconnaître sa place, s’en défendre, souvent, la défendre parfois. Face à l’affirmation pessimiste de l’impuissance humaine, l’humanisme présente un optimisme fondé sur la liberté vécue comme action possible. Il pense possible que l’homme défie ce que le naturalisme nazi annonce comme inexorable. Il pense la transformation de ce que le nazisme affirme comme fatalité. Il voit demain lorsque le nazisme a le regard figé sur hier et aujourd’hui. Il pense liberté là où le nazisme exige soumission.
Sur l’agressivité entre les groupes humains
En occident, une tradition de violence et d’antisémitisme
27L’affirmation nazie de l’agressivité inévitable entre les groupes humains s’inscrit dans un courant relativement ancien dans la pensée occidentale. Pour nous circonscrire à la seule époque contemporaine, nous rappellerons, en premier lieu, l’ouvrage que E.-M. Arndt, en Allemagne, rédige entre 1806 et 1818, son Geist des Zeit (L’esprit du temps) où il tente une justification de la guerre comme fatalité historique. La différence entre les groupes humains se traduit inévitablement, pour lui, en conflits guerriers. Dans le même contexte, en 1821, Hegel rédige ses Principes de la philosophie du droit où il souligne : comme individu, chaque État est exclusif envers d’autres individus pareils. Dans leurs rapports réciproques, il n’y a qu’arbitraire et accidentel, parce que le droit universel qui ferait de ces personnes un ensemble autonome est dans le devoir être et n’est pas réel. Cette indépendance fait du conflit entre les États un rapport de violence, l’état de guerre. Un peu plus tard, en 1837, le même Hegel rédige ses Leçons sur la philosophie de l’histoire où il réaffirme l’idée selon laquelle les relations entre États, d’une part, ne peuvent être que polémiques, d’autre part, sont marquées par l’émergence et la prédominance de l’un d’entre eux. C’est ainsi qu’il explique le despotisme oriental, la victoire finale de Rome sur Athènes, l’expansion des idées de la France révolutionnaire et la contemporaine germanité chrétienne. Relations polémiques entre les groupes et suprématie de l’un d’eux sur les autres sont deux idées que l’on retrouve au sein de l’idéologie nazie. Plus tard, entre 1880 et 1890, Nietzsche popularise sa notion de volonté de puissance dans laquelle il voit l’essence de toute relation humaine. Si l’essence la plus intime de l’être est volonté de puissance, écrit-il (Fragment 14), si le plaisir est toute croissance de la puissance, déplaisir tout sentiment de ne pouvoir résister et maîtriser, ne pouvons-nous pas poser alors plaisir et déplaisir comme des faits cardinaux ? La vie, ajoute-t-il, est un cas particulier de la volonté de puissance. Son principe est celui de la lutte et de la violence. En 1886, il rédige son Par delà le bien et le mal où la volonté de puissance se fait appel à l’agression de l’autre. S’abstenir réciproquement d’offense, de violence et de rapine, écrit-il (1886), reconnaître la volonté d’autrui comme égale à la sienne..., en faire le principe fondamental de la société..., se révélera pour ce qu’il est, la négation de la vie, un principe de dissolution et de décadence... Vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins... l’exploiter... la vie, précisément, est volonté de puissance. Il est difficile, ici, de ne pas apercevoir une certaine continuité entre la notion nietzschéenne de volonté de puissance et le culte de l’agression physique qui est au centre du comportement préconisé par l’idéologie nazie.
28En France, nous nous contenterons de citer, sur ce point de la relation à l’autre, le rejet agressif par Maurice Barrés de l’étranger et de toute immigration de population. Il refuse l’autre parce que la relation à lui ne peut être que conflictuelle voire violente.
29Si certains courants de la pensée occidentale ont ainsi ouvert la voie au culte nazi de la violence, c’est, surtout au niveau de l’anti-judaïsme et de l’antisémitisme que cette voie se fait la plus large. Nous considérons, ici, par « anti-judaïsme » le courant idéologique qui s’oppose au judaïsme comme théologie et pratique religieuse. Par « antisémitisme », nous entendons l’opposition socio-politique au peuple juif. Si ces deux attitudes sont souvent mêlées au sein du même courant de pensée, l’histoire nous révèle qu’elles ont aussi, parfois, existé séparément l’une de l’autre.
30Il ne s’agit pas, ici, de développer tous les courants antijudaïques et antisémites qui ont précédé et préparé l’idéologie nazie, mais, simplement, d’en signaler les illustrations les plus significatives6. Dés l’antiquité, l’historien Flavius Josephe, au Ier siècle, signale, dans son Contre Apion (1930), l’antijudaïsme de ce même Apion lorsqu’il prétend que, chaque année, rituellement, les Juifs se saisissent d’un enfant non juif, et l’engraissent en vue de l’immoler7. On aperçoit ici l’illustration de l’analyse de R. Girard (1980) pour qui la crise sacrificielle et la référence à une victime expiatoire se retrouvent le plus souvent à la base des sociétés pré-juridiques. Même si les accusations d’Apion se situent dans le cadre d’une société romaine déjà très structurée au plan juridictionnel, il est patent que l’idée de sacrifice et d’expiation y soit très présente.
31A l’époque moderne, la liste est longue des propagandistes de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. Ces deux courants ont marqué souvent les esprits considérés comme les plus éminents de leur temps. On sait peu, ainsi, qu’il est présent dans la pensée de Kant, le philosophe du respect de la personne humaine universelle et de l’impératif catégorique. Chez lui (1793), les deux courants d’opposition aux Juifs coexistent. Son antijudaïsme le pousse à affirmer que la foi juive ne peut être considérée comme une religion ; elle n’est qu’une politique menée par une ethnie. Les Juifs, écrit-il en 1793, sont la réunion d’une foule de gens appartenant à une race particulière. Ils ne seraient donc pas liés entre eux par un principe philosophique ou théologique mais par une identité « ethnique ». Kant estime (1798) que le judaïsme s’oppose à tout véritable sentiment religieux et que les Juifs doivent rejeter le vêtement de l’ancien culte. Ils doivent cesser d’être juifs. Il réclame une euthanasie du judaïsme qui disparaîtrait alors afin, dit-il, qu’il n’y ait qu’un seul berger et un seul troupeau. Or, actuellement, affirme Kant, il y a une dissension totale entre les religions juive et chrétienne. La foi juive, écrit-il (1793), n’a avec cette foi d’Église – le christianisme – dont nous allons considérer l’histoire, aucune relation essentielle, c’est-à-dire aucun lien d’unité selon des concepts, quoiqu’elle l’ait précédée immédiatement et qu’elle ait fourni, pour fonder cette Église chrétienne, l’occasion matérielle. Le judaïsme n’a, pour Kant, aucune justification idéologique. Sa signification est exclusivement historique et politique. Cet antijudaïsme kantien se double d’antisémitisme. Pour le philosophe, les Juifs sont des Palestiniens en exil (1798— Note 24 – Ire partie). Ils forment une nation de trompeurs puisqu’ils sont une nation de marchands. Le judaïsme qui les relie n’est qu’une antique superstition. Tout, en eux, pense Kant, s’explique par leur état de marchands. Au lieu de plans oiseux pour moraliser ce peuple..., poursuit-il, je préfère donner ma conjecture sur l’origine de cette disposition particulière, celle d’un peuple essentiellement marchand... Leur dispersion à travers le monde, avec l’unité de leur religion et de leur langue, ne doit pas être mise au compte d’une malédiction pesant sur ce peuple ; on doit plutôt la considérer comme une bénédiction. La richesse de ces gens, si on la calcule par individu, dépasse probablement la richesse de tout autre peuple d’un nombre égal de personnes.
32On peut s’étonner de lire sous la plume d’un des plus grands philosophes et moralistes de la pensée occidentale la prise en compte des thèmes les plus éculés de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme8. Le Juif, non seulement s’attache à une foi sans fondement, mais, de plus, est réduit à la seule condition de riche possédant, d’autres ajoutent prêteur, usurier, exploiteur, etc. Dans ce descriptif de l’opulence juive, on peut percevoir le germe de toute la litanie agressive ignorante de la misère des ghettos méditerranéens et des stettels polonais déjà nombreux à cette époque. Pourtant, on peut trouver, non pas une excuse, mais une explication de ce comportement de Kant dans le contexte socio-politique de la fin du XVIIIe siècle européen durant lequel il rédige son œuvre. Comme toute époque, celle-ci a ses habitus sociaux, ses stéréotypes de pensée, ses mythes et ses rites, à la fois d’origine groupale et plus ou moins conscients au plan individuel. Parmi eux, figure le rejet idéologique et, parfois, physique, des Juifs que certains grands esprits eux-mêmes ne remettent pas en question. Voltaire, défenseur, au nom du respect de l’homme et de la liberté de penser, du protestant Calas contre les autorités catholiques, est antisémite, lui aussi, et, de surcroît, partisan de l’esclavage. Certes, ce courant, à cette époque, n’est pas général ; certaines personnalités commencent, elles, à s’insurger contre toutes les formes de la xénophobie antisémite. Le cas, en France, de l’abbé Grégoire, initiateur de l’émancipation des Juifs en 1789, en est un exemple. L’attitude de Kant n’en pose pas moins problème. Il semble que la rigueur de sa réflexion, si féconde qu’elle ait été par ailleurs, a trouvé ses limites, ici, dans un modus vivendi d’origine socio-culturelle dont il n’a su ni prendre conscience ni se défaire.
33A ce cas de Kant, on peut ajouter le jugement d’un autre philosophe allemand – qui n’a pas été tellement favorable aux Juifs –, Hegel, qui constate très justement l’existence de croyances populaires éculées dans les systèmes philosophiques les mieux élaborés. Platon, écrit-il (1821), aurait pu se passer de recommander aux nourrices de ne jamais rester tranquilles avec les enfants, de les balancer sans cesse sur leurs bras, de même que Fichte de vouloir perfectionner la police des passeports au point de souhaiter que l’on mît sur le passeport des suspects non seulement leur signalement mais encore leur portrait. Dans de telles déclarations, on ne trouve plus trace de philosophie. Il ne semble pas y en avoir non plus dans les allégations kantiennes sur « l’opulence juive » !
34Plus tard, il nous faut citer, à nouveau, le texte que E.-M. Arndt rédige entre 1806 et 1818 où il laisse apparaître, parfois de façon brutale, ses visées racistes dépassant les limites de l’anti-judaïsme pour un antisémitisme socio-politique avoué.
35Au XIXe siècle, en Allemagne, De Lagarde publie, en 1873, un ouvrage antijudaïque où il présente une critique acerbe... du catholicisme et du protestantisme. Le principal grief qu’il formule à leur adresse réside dans ce qu’il considère comme leur héritage juif : chacun d’eux a fait sien le principe essentiellement juif selon lequel la vie religieuse se fonde non sur le vécu présent mais sur la prise en considération et l’interprétation des événements du passé. En cela ils se trompent et le christianisme, dans son ensemble, ne sera sauvé que lorsqu’il aura effectivement rompu ses attaches avec le judaïsme.
36Avec M. Weber, dans des textes qu’il rédige aux environs de 1911, le passage de l’antijudaïsme à l’antisémitisme se fait plus net. Les Juifs ne sont pas seulement porteurs d’une foi infondée mais, de plus, ils s’avèrent socialement nocifs. Si l’anti-judaïsme est contestation de la théologie juive, si l’antisémitisme est exclusion socio-politique des Juifs, M. Weber est autant anti-judaïque qu’antisémite. Pour lui (1911), qu’étaient donc les Juifs, sociologiquement parlant ? Tout simplement un peuple « paria », autrement dit, comme nous le montre l’Inde, un peuple-hôte (Gastvolk), vivant dans un environnement étranger dont il est séparé rituellement, formellement ou effectivement. De plus, cette mise à l’écart du Juif n’est nullement, pour Weber, le fait des non-Juifs mais celui des Juifs eux-mêmes qui veulent se confiner dans leur seule culture, et ce, volontairement et non pas sous la pression d’un rejet extérieur (1911 – p. 543). Et que devient alors ce peuple qui fait de soi-même un « peuple paria » ? Par peuple « paria », écrit Weber (1911a – p. 513), nous entendons désigner un groupe dépourvu d’organisation (Verhand), de politique autonome, s’associant en une communauté héréditaire spéciale ; il est caractérisé, d’une part, par la prohibition originairement magique, tabouée et rituelle de l’exogamie et de la commensalité avec les groupes extérieurs, et, d’autre part, par des privilèges négatifs tant sur le plan politique que social qui se conjuguent avec un comportement économique de nature particulière et d’une grande portée. On peut trouver dans ce passage l’essentiel de la future propagande antisémite nazie, sous le IIIe Reich. Le « paria », entendons, le Juif, est « dépourvu d’organisation ». Il n’est donc pas reconnaissable directement et distinctement et, de ce fait, est partout. C’est un comploteur possible. Il s’isole des autres groupes au sein desquels il finit par conquérir des privilèges, appréciation qui viendra, plus tard, conforter les thèses nazies du « Juif profiteur ». Le Juif comploteur et le Juif profiteur sont ainsi responsables (mythe du « bouc émissaire ») de tous les maux. C’est cette présentation des choses qui sera, dans ses grandes lignes, reprise par les idéologues nazis. Nous y reviendrons.
37En 1889, en Allemagne, H.-S. Chamberlain rédige sa Genèse du XIXe siècle où il laisse éclater un antisémitisme qu’il fonde non sur des considérations de type « scientifique » comme c’en était la mode à son époque9, mais sur ce qu’il appelle le talent de l’éleveur né, ce talent, dit-il qui pousse un enfant à hurler dès qu’un Juif ou une Juive pur sang les approche. De plus, à l’instar de De Lagarde, il voit, à l’origine des vices de l’Église chrétienne, la marque des influences juives. Il tente de montrer que, en dépit de ses origines qui en font un « Juif physique », le Christ n’est pas « juif d’esprit ». De plus, il regrette l’avènement des Juifs dans l’histoire occidentale..., et constate que nous sommes enclins à estimer trop bas nos propres forces et trop haut l’influence juive. Son argumentation tient tout entière dans la xénophobie : le Juif, parce qu’étranger, n’a pas à intervenir dans la vie de la société en général. Pour Chamberlain, reprenant une formule de Herder, le Juif est un peuple asiatique, étranger aux races européennes. Il est un phylloxéra qui a pris d’assaut toutes les positions et, sur les brèches... de notre individualité propre, a planté le drapeau de cette autre individualité qui nous demeure éternellement étrangère. L’orientation pré-nazie de Chamberlain réside dans le fait que, chez lui, le Juif n’est pas rejeté pour ce qu’il fait (possesseur d’argent, prêteur, usurier, etc.) mais pour ce qu’il est, une race essentiellement différente des autres auxquelles il ne peut se joindre en raison même de cette différence. Les idéologues nazis ne proclameront pas autre chose.
38En 1892, en France, Léon Bloy publie une œuvre qui est un mélange étonnant de louanges à l’égard du judaïsme et d’un antijudaïsme exacerbé. Son souci premier est de rappeler, avant tout, les origines juives du christianisme. On oublie, écrit-il, on ne veut pas savoir que notre Dieu fait homme est un Juif..., que sa Mère est une juive... que les Apôtres ont été des Juifs aussi bien que les Prophètes ; enfin que notre liturgie sacrée tout entière est puisée dans les livres juifs. Il rappelle, de plus, la parole de St Paul selon qui le salut ne pourra venir que par la réhabilitation et la conversion des Juifs au Christianisme. La religion juive est donc une bonne chose... à la condition qu’elle disparaisse par sa fusion dans le christianisme. Et Léon Bloy de partir en guerre contre les adversaires des Juifs. Ceux-ci, certes, commettent le crime d’un trop grand attachement à l’argent comme réalité matérielle. Mais, pour Bloy, l’argent, n’est rien d’autre que la parole divine elle-même. Il en cite pour preuve de nombreux passages de la Bible qui révèlent que tout se marchande. Abraham marchande avec Dieu le salut de Sodome et Gomorre. La fuite des Hébreux d’Égypte est l’occasion d’un nouveau marchandage qui leur permettra de fuir avec leurs trésors et leurs bijoux dont ils feront, plus tard, le Veau d’Or. Jésus louange pour sa fraude l’économe infidèle. Tout baigne, constate L. Bloy, dans l’argent et les tractations marchandes. C’est en ce sens, écrit-il, que les Juifs sont une poignée de boue merveilleuse. Ils sont boue parce qu’ils réduisent l’argent à sa seule matérialité. Mais ils sont aussi merveilleux parce que leur attachement à l’argent est le chemin qui mène à Dieu lequel ne s’exprime que par lui. Cette étonnante analyse ne peut tout de même faire oublier l’antisémitisme fondamental de L. Bloy. Lors de l’affaire Dreyfus, il est un anti-dreyfusard acharné et voue une haine solide à Zola. Il rejettera, à cette occasion, aussi bien les religieux-larbins du journal catholique anti-dreyfusard « La Croix » que les crapules socialisantes de « L’Aurore » dreyfusarde.
39On peut constater que les précurseurs anti-judaïques de l’idéologie nazie ont pour point commun de tenter de donner sens aux origines juives du christianisme. Ils semblent vivre, vis à vis du judaïsme, un sentiment douloureux de filiation qui les fait comme souhaiter accomplir un « meurtre du père » qui les libérerait d’une paternité gênante.
40Les milieux scientifiques n’échappent pas à ce courant antisémite qui pénètre jusqu’au sein de l’épistémologie. P. Thuillier (1987) nous rapporte que A. Sommerfeld, théoricien allemand de la mécanique quantique, trouve, en 1907, que la théorie de la relativité du physicien juif Albert Einstein est malsaine. La même année, dans une lettre au physicien Lorentz, il écrit : un Anglais aurait eu du mal à produire une telle théorie ; peut-être exprime-t-elle, comme celle de Cohn, le style conceptuel abstrait du Sémite. Comme nous l’avons aperçu déjà plus haut, des esprits parmi les plus éminents du monde scientifique de l’époque ne résistent pas à la pénétration d’idées que la science elle-même récuse.
41Enfin, l’un des derniers jalons précurseurs et annonciateurs de l’antisémitisme nazi est le « Protocole des Sages de Sion ». Ce pamphlet – dont le caractère apocryphe a, par la suite, été prouvé – est présenté, à sa parution, comme l’œuvre d’auteurs juifs dévoilant des desseins aberrants. Selon N. Cohn (1992), sa fabrication se situe entre 1894 et 1899 à Paris. Il « révélerait » que les « Sages de Sion » fomenteraient sur l’ensemble de la planète un complot universel visant six objectifs :
Face au parlementarisme libéral qui prévaut en Occident, doit être mis en place un régime fondé sur la violence, la ruse et la terreur.
Face au principe d’égalité socio-politique, doit être assurée la primauté d’un groupe secret fermé sur lui-même, l’ensemble des Juifs.
La séparation des pouvoirs politique, économique et spirituel doit faire place à la collusion du politique du spirituel et de l’économique (puissances d’argent).
L’égalité des nations est un mythe dont il faut se débarrasser pour la remplacer par la suprématie, sur terre, de la nation juive en tant que « peuple élu ».
Le pouvoir politique représentant les intérêts globaux de la nation par delà les intérêts particuliers doit être remplacé par la prédominance d’une race nantie d’un attribut particulier : la possession de l’argent.
Il faut faire disparaître toute trace d’un pouvoir démocratique visant à répercuter la volonté sociale et installer, à sa place, un pouvoir totalitaire placé au-dessus des lois parce ne connaissant que la sienne propre.
42La thèse du « complot » véhiculée par le « Protocole » a, à sa parution, une répercussion importante au sein des populations européennes. Ed. Silberner (1953) souligne, pour cette époque, la recrudescence des courants antisémites au sein des organisations ouvrières et socialistes elles-mêmes. De son côté, R. Michels (1911 – p. 186 à 191) note tout l’impact vécu par les foules face au « complot international juif ».
43Le « Protocole » apporte au pré-nazisme et au nazisme la dernière touche indispensable au conditionnement des populations à un antisémitisme pouvant aller jusqu’au génocide. En effet, par delà les grandes démonstrations théoriques de la « nocivité juive », il frappe surtout l’imaginaire et se fait, ainsi, davantage provocateur de réactions pulsionnelles collectives. Beaucoup plus important que la vérification positive de la machination vraie ou fausse, remarque justement P. Nora, à ce sujet (1981 – p. 158), apparaît l’imaginaire du complot, consubstantiel à la démocratie contemporaine, pouvoir omniprésent et quasi-institutionalisé à l’échelle nationale ou internationale, véritable catégorie politique indispensable à notre intelligence des mécanismes du pouvoir. Le « complot » est là, toujours possible, toujours présent sans qu’il soit besoin de le vérifier, d’en préciser les contenus, les risques ou le réel pouvoir. Il repose non sur le constat de faits mais sur des « on-dit » fondés sur la confiance plus ou moins réfléchie que l’on a en leur émetteur. Il frappe l’imaginaire du groupe, réduisant son angoisse par l’apport des réponses-exutoires attendues à ses interrogations. Le marasme socio-économique sévit, en Allemagne. Pourquoi ? L’« explication » en est simple : le pouvoir nazi en place subit un « sur-pouvoir » occulté, le « complot juif ». C’est l’analyse que propose P. Nora (id. – p. 159) en parlant d’un sur-pouvoir qui menace le pouvoir en place : voilà ce que dit le complot – un pouvoir invisible, un quasi pouvoir qui est déjà le vrai pouvoir avec ses agents partout infiltrés, clandestinement installés, tenant déjà en sous-main les leviers de commande et noyautant la société tout entière... La dénonciation – par le pouvoir politique en place — d’un prétendu complot... permet de s’identifier à ceux dont le pouvoir lui-même est séparé et sur lesquels il s’exerce... Voyez, je ne suis pas le pouvoir, il y en a un autre ; je suis comme vous, berné, manipulé... Le régime hitlérien, pouvoir politique en place, peut, en effet, ne pas endosser la responsabilité des difficultés vécues par les masses allemandes des années 1930 en alléguant le « complot juif », pouvoir occulte mais réel, véritable responsable de leurs maux, responsable d’autant plus inadmissible qu’il est partout et partout invisible.
44Cette analyse permet de comprendre que, à la prise du pouvoir politique par les nazis, en Allemagne, les masses aient été, à de rares exceptions prés, préparées à voir dans le Juif le « véritable pouvoir » responsable de toutes leurs misères. Les tenants du régime hitlérien n’ont eu qu’à mettre en œuvre la longue préparation idéologique qu’avaient assurée, à cet endroit, leurs précurseurs pré-nazis. C’est à cette conclusion qu’aboutit D.-G. Goldhagen (1995) dans un ouvrage sur la responsabilité collective du peuple allemand vis-à-vis du génocide nazi. Pour lui, l’antisémitisme allemand, à cette époque, est devenu comme une composante du vécu populaire. Tous les Allemands, dit-il, étaient poussés par une certaine forme d’antisémitisme qui les amenaient à la conclusion que les Juifs avaient mérité la mort. Cet antisémitisme spécifique auquel ils croyaient n’était, certes, pas la seule raison de leurs actes, mais j’affirme qu’elle constitue une raison extrêmement importante et incontournable... Ajoutons à ce constat de Goldhagen qu’une telle mentalité n’a pu apparaître brusquement quelle qu’ait pu être le poids de la propagande hitlérienne. Cette propagande n’a nullement eu besoin de forcer son talent : les masses allemandes, préparées de longue date à cette forme d’antisémitisme par les précurseurs du nazisme hitlérien, sont, d’emblée, prêtes à la recevoir.
Une réfutation a-logique de l’antisémitisme
45Dans un de ses ouvrages, l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov (1981) nous rappelle qu’on n’exorcise pas un mal millénaire à l’aide d’une argumentation rationnelle. Or, on constate que les argumentaires tant anti-judaïques qu’antisémites se situent au niveau d’assertions aux sources obscures d’où sont tirées des conclusions d’exclusion. Jamais un raisonnement rigoureux ne se fonde, dans ces argumentaires, sur des principes dûment établis ou des références à des réalités effectives. Le jugement de Poliakov, en ce sens, nous paraît se justifier. Les motivations de l’anti-judaïque et/ou de l’antisémite relèvent du mythos, non du logos, des mythes et rites culturels et/ou inconscients. Sa réfutation se perdrait, pensons-nous, à emprunter le chemin de la rationalité. Elle doit nécessairement – et, peut-être, prioritairement – ajouter à tout argumentaire logique sur ses présupposés la référence au vécu. L’exposé a-logique de l’antisémitisme nous oblige à construire sa réfutation sur le même terrain. C’est au niveau social et à celui de l’inconscient qu’elle peut et doit s’exprimer.
46Le cas de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme kantiens mentionné plus haut illustre le poids des pesanteurs socioculturelles qui s’exercent sur la pensée de ceux mêmes qui, par ailleurs, sont vécus comme les garants de son excellence. La manipulation et le viol des foules sont des phénomènes que les psychosociologues contemporains ont assez étudiés pour que nous comprenions la perméabilité des mentalités à un courant de pensée qui, avec, parfois, quelqu’habileté, parvient à flatter les pulsions de populations en dissipant leurs angoisses du moment. Durant les XIXe et XXe siècles, en Europe, les conditions historiques existent d’une expansion de courants xénophobes, les Juifs européens s’avérant la cible possible et plausible de cette xénophobie.
47Au plan de l’inconscient, le problème peut, entre autres explications, être éclairé à partir de la notion de projection chez S. Freud (entre 1905 et 1918). Le mécanisme de la xénophobie et du racisme en général et de l’antisémitisme en particulier peut s’expliquer à partir de la définition qu’il en donne : il y a projection lorsqu’une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient au conscient sous forme de perception venant de l’extérieur. La genèse de l’antisémitisme relève d’un tel mécanisme. L’individu antisémite projette ses propres pulsions sur le Juif, l’habille de sa propre agressivité en en faisant un miroir de soi. En conséquence, c’est le Juif qui devient l’agresseur, le persécuteur porteur de tous les dangers possibles, et, corollairement, c’est l’antisémite qui en devient la victime. Le raciste se vit comme un persécuté potentiel, atteint d’une sorte de paranoïa justifiant, de sa part, un comportement de self-défense qui l’incite à agresser le Juif en tout bon droit.
L’inconcevable notion de pureté des groupes
Une vieille tradition d’enfermement sur soi
48Les présupposés fondateurs du nazisme et leurs implications, sociobiologisme, nationalisme, hiérarchisation et antisémitisme ne sont guère nouveaux dans la pensée occidentale. La revendication de la pureté de la race supérieure n’échappe pas à ce constat. Cette revendication et, conséquemment, la sélection des meilleurs selon des critères variables selon les époques, sont des idées qui remontent à bien loin dans le temps. A l’époque moderne, A. Devyrer (1973), analysant la société française entre 1560 et 1720, note que nous pouvons fixer grosso modo à 1560, début des luttes religieuses, l’époque où la noblesse prit quelque peu conscience de sa situation exacte dans la société française ; pour faire face aux attaques insidieuses du pouvoir central et de la bourgeoisie, elle chercha alors à maintenir de façon artificielle toutes ses prérogatives. Ce fut un grand moment de l’histoire de France, celui qui vit toute une couche sociale serrer les rangs pour protester tout à la fois contre les anoblissements et les mélanges de race. Dans ce contexte, la « pureté » de la race a, essentiellement, une signification économico-politique. L’envahissement de la noblesse par la bourgeoisie à laquelle le pouvoir central prête souvent mainforte, provoque une réaction de défense et d’enfermement frileux de soi sur soi, de préservation d’une pureté originelle de la noblesse « authentique » se défendant de la « noblesse de fraîche date ». Cette interprétation est confirmée par un avis du Cardinal de Richelieu (1582-1642) qui écrit, dans le même sens : les riches financiers s’allient aux meilleures maisons du royaume qui s’abâtardissent par ce moyen et ne produisent plus que des métis aussi éloignés de la générosité de leurs ancêtres qu’ils le sont souvent de la ressemblance de leurs visages. La noblesse, redoute Richelieu, se laisse envahir par tous les « bourgeois gentilshommes » de ce temps. Ce qu’il souhaite est que chacun reste soi-même, figé dans son être originel : que la noblesse reste noble, que la bourgeoisie demeure marchande et que le peuple travaille de ses mains. Que chaque groupe reste pur en demeurant dans ses prérogatives « naturelles ». La séparation atavique des groupes trace ainsi le chemin à venir de la sélection nazie des races supérieures. A la veille de la Révolution Française, la situation n’a guère évolué sur ce point. Les ordres supérieurs, noblesse et haut clergé, sont concurrencés par une bourgeoisie détentrice des moyens de production économique, voire, parfois, par le peuple roturier lui-même. Dans un texte écrit en 1700, Henri de Boulainvilliers10 écrit en ce sens : c’est cette nécessité d’argent qui a conduit la noblesse à un tel oubly de soy mesure qu’elle n’a plus honte de mesler son sang avec celuy des plus vils roturiers... Ainsy ce n’est plus une chose rare de voir sous le daix les enfants de ceux que nos pères avoient traitiez comme des voleurs publics, bien plus dignes de punition que les Marignys et les Montaignes. Enfin, en 1774, en Allemagne, J.-G. Herder dit sa méfiance des mélanges et des métissages. Le déclin d’un peuple, écrit-il, est provoqué généralement par les influences étrangères qu’il subit car chaque nation a le centre de sa félicité en elle-même. L’ennemi, pour lui, c’est l’autre, celui qui est différent de moi et qui risque de me souiller de son altérité.
49Un siècle plus tard, la recherche de la pureté des groupes s’accentue en se politisant. En 1853, Gobineau publie un ouvrage dont la pensée ne s’éloigne pas tant de celle de Herder. Il refuse nettement le mélange des types ethniques... Pour lui, une civilisation, si brillante soit-elle, est appelée à disparaître le jour où l’élément ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n’exercera plus désormais d’action suffisante. Puis, plus loin, il réitère : les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu’ils subissent et dans la mesure de qualité de ces mélanges. Le Mein Kampf de Hitler ne dira rien d’autre : le mélange d’un groupe humain avec un autre groupe qui lui serait sociobiologiquement étranger provoque la dégénérescence du plus puissant des deux.
50En 1896, Vacher de la Pouge reprend la même idée. Il se penche, dans un ouvrage sur « Les sélections sociales », sur les mécanismes qui expliquent la vie et la mort des nations. Pour lui, la décadence et la chute des peuples sont dus à l’épuisement des éléments supérieurs. 11 reconnaît l’existence de sélections humaines, mais note que certaines d’entre elles présentent des tares à éviter. Il en analyse six manifestations. En premier lieu, il note les « sélections négatives » qui permettent la survie des moins adaptés, et qu’illustrent ces « sélections militaires » que sont les guerres qui fauchent les meilleurs individus à la fois aux plans physique et moral. En second lieu, viennent les « sélections politiques » lorsque, après une révolution par exemple, les élites disparaissent ne laissant survivre que les « âmes serviles ». En troisième lieu, viennent les « sélections religieuses » puisque le célibat des prêtres empêche la reproduction d’une certaine aristocratie morale (On note que, sur ce point, A. Hitler est d’un avis tout à fait opposé puisqu’il reconnaît, nous l’avons vu, l’utilité de ce célibat). De même, les sélections provoquées par les guerres de religion sont l’occasion de la disparition des « esprits libres ». Puis viennent les « sélections morales » et, essentiellement, celle que produit le christianisme qui dévalorise la sexualité alors que l’acte sexuel est un acte divin. Pour Vacher de la Pouge, en effet, le péché absolu est l’infécondité. Il note, de plus, les « sélections légales », l’ensemble des interdits et obstacles d’ordre pénal et matrimonial. Il regrette en particulier que le droit pénal empêche l’utilisation des deux seuls moyens de lutter contre la criminalité, à savoir la castration et la peine de mort. Enfin, sixième type de sélection négative, la « sélection économique » illustrée par les migrations des populations rurales, généralement très actives, vers les villes où elles régressent et disparaissent graduellement. Il conclut en affirmant la nécessité de la reproduction des individus supérieurs par le rejet des métissages qui demeurent la cause de l’affaiblissement des caractères et de la prodigieuse versatilité de notre époque où les croisements se précipitent et la décadence avec eux. L’idéologie nazie de l’époque hitlérienne n’ajoute rien à cette formulation qu’un A. Rosenberg ou un E. Krieck aurait pu signer.
51Il faut donc éviter les croisements, les mélanges et, généralement, l’exogamie, enfermer chaque groupe en lui-même afin d’en préserver la pureté, et sélectionner celui qui, en raison de cette pureté préservée, s’avère le plus conquérant. Cette idée, directement annonciatrice du Mein Kampf est avancée, en 1899, par H.-S. Chamberlain dans son ouvrage sur « La genèse du XIXe siècle ». S’il y exprime, sur ce point, certains désaccords avec Gobineau, il maintient que l’importance de chaque nation, comme force vive, dépend de la proportion de sang purement germanique dans sa population. C’est cette proportion qu’il est nécessaire de respecter et le chemin qui y mène en est l’indispensable sélection comme intensification de certains caractères essentiels obtenus sous des conditions rigoureusement déterminées : sélection, croisements, endogénie. Le mélange des espèces différentes, le croisement du même avec l’autre, voici l’ennemi, voici le ver qui provoque le pourrissement du fruit. Le salut réside dans le maintien de soi en soi, dans la fidélité de soi à soi, dans le rejet de tout ce qui peut en altérer la pureté. Le soi doit s’enfermer en soi. Le nazisme, avons-nous déjà noté, est une idéologie de l’enfermement. Chamberlain est, au plan idéologique, l’un des principaux constructeurs de cet enfermement.
52Une fois de plus, il serait donc erroné de présenter l’idéologie nazie comme novatrice sur le point de la pureté des races et, corollairement, de l’indispensable sélection de celle appelée à dominer les autres. A. Hitler et ses idéologues n’ont eu qu’à puiser dans la littérature qui les a précédés pour y trouver l’ensemble de leurs affirmations en la matière.
L’impossible pureté biologique
53La critique de la notion de pureté des races relève de deux approches possibles, l’une philosophique, l’autre scientifique.
54Au plan philosophique, cette notion nous renvoie à la critique de l’enfermement du sujet sur lui-même qui, surtout depuis l’apparition de l’hégélianisme, a perdu tout fondement logique. Je n’existe que par l’autre en tant que différent de moi et sans lequel je ne suis ni concevable ni possible. De la même façon, ce que je suis n’est appréhensible que dans un certain cadre inséparable du regard que l’autre jette sur moi. La phénoménologie contemporaine a, de façon déterminante nous semble-t-il, établi l’inséparabilité du même et de l’autre, partant, rejette comme inconcevable la réduction du même à soi. (Notons que parmi les auteurs qui ont construit leur pensée autour de cette inséparabilité du Moi et de l’Autre il en est qui ont tracé, par d’autres aspects de leur pensée, le chemin de l’idéologie nazie. Citons, parmi eux, pour exemple, F. Hegel et M. Heidegger.)
55Au plan scientifique, la notion de pureté est aussi étrangère à la biologie que l’autarcie à l’économie, l’indépendance absolue à la politique ou le solipsisme à la psychologie. L’erreur des idéologues nazis, à cet endroit, se fonde sur la négation – ou l’ignorance – des résultats les plus patents de l’épistémologie moderne. Nous nous référerons, en premier lieu, à Ch. Darwin (1871) sur deux problématiques :
Darwin affirme l’origine unique de l’homme à partir d’une forme simiesque ancestrale. Cette origine suppose l’unité des espèces par delà leur diversité, donc leurs corrélations remettant en question la « pureté » spécifique de chacune d’entre elles.
On a souvent parlé de « darwinisme social » comme justificateur a priori des thèses nationales-socialistes. De la sélection naturelle affirmé par l’auteur de l’« Origine des espèces » à la sélection sociale préconisée par les nazis le pas est vite franchi. Il est possible que l’origine de cette transposition du biologique au social soit le fait du cousin de Darwin, Herbert Spencer, qui publie, dans les années 1870, un ouvrage sur l’évolutionnisme dont le postulat initial est, justement, l’assimilation des processus sociaux aux processus biologiques. Pour expliquer la société, il ne serait besoin que de lui appliquer les lois de la vie. Ainsi, expliquer les faits sociaux doit faire référence à la lutte pour la vie, à la survie des mieux adaptés et à l’importance de l’hérédité. Patrick Tort11 analyse les failles d’une telle extension de méthode, faisant apparaître la spécificité de chacun des deux domaines de recherche. Signalons, simplement, ici, deux faits qu’il souligne.
D’une part, dans son dernier ouvrage, La descendance de l’homme, paru en 1871, Ch Darwin affirme que des comportements humains tels que le sens de la coopération et les attitudes de sympathie ont été sélectionnés dans le cours de l’évolution à laquelle, en conséquence, ils ne peuvent être contraire.
D’autre part, il rappelle que le darwinisme, selon l’interprétation qu’on en fait, nourrit les argumentaires de courants aussi divers que le libéralisme, le socialisme et l’anarchisme, le militarisme et le pacifisme, le pessimisme et l’optimisme, les courants réformistes comme les courants révolutionnaires, les structures démocratiques et les structures aristocratiques... Que le nazisme ait tenté de s’en accaparer ne fait qu’ajouter une interprétation supplémentaire à ses affirmations.
56Par ailleurs, la biologie moléculaire contemporaine fait deux constats :
Certes, la production en laboratoire de « clones » (individus au génome rigoureusement identique) est possible. Cette production permettrait de créer des races pures. Pourtant, une telle création serait obtenue de façon artificielle ne prouvant en aucune façon l’existence « naturelle » de cette pureté raciale.
L’observation expérimentale révèle l’existence d’un polymorphisme génétique généralisé. Chaque individu n’est pas en possession d’un génome global appréhensible comme tel. En lui, chaque gène évolue selon un processus qui lui est strictement propre. C’est en ce sens que l’on a pu parler des « gènes égoïstes » qui semblent s’ignorer les uns les autres et, ainsi, remettent en question l’unité génétique de l’individu considéré dans sa globalité.
57Cette absence d’unité génétique se confirme au niveau du groupe. Sur ce point, H. Atlan estime12 que les gènes sont... des entités qui se transmettent dans les populations et qui évoluent avec des fréquences différentes, de façons, pour une grande part, indépendantes les unes des autres. Autrement dit, plus on découvre de marqueurs génétiques individuels, plus la notion classique de race éclate. La notion de pureté raciale n’a donc aucun sens parce que la notion de race elle-même n’en a pas. On ne peut, de plus, parler de pureté d’un groupe dont les individus sont aussi différents qu’il est possible les uns des autres, différence remettant en question l’existence cohérente du groupe lui-même.
58Un autre biologiste contemporain, J. Ruffié, répond à l’argumentation naturaliste des idéologues nazis. La « nature », disent-ils, nous donne l’exemple de l’omniprésence de la sélection, de la seule survie possible des puissants, etc. ceci dessinant une évolution orientée vers l’uniformisation des espèces par disparition des anomalies. J. Ruffié objecte, à ce sujet (1981 – pp. 362-363) : loin d’être uniformisante, la sélection naturelle maintient et favorise le polymorphisme génétique... La richesse d’un groupe ne réside pas dans l’acquisition des meilleurs gènes, dans l’élimination des mauvais : elle réside dans la variété du stock héréditaire qui conditionne seule ses chances de survie et ses possibilités de survie. La démonstration de J. Ruffié peut tenir dans cette observation représentée dans le tableau ci-dessous :
X = individu homozygote de type A/A |
|
Y = individu hétérozygote de type A/A’ | Y adapté aux situations de types A et A’ |
59Le monde où nous vivons, en conclut Ruffié (1981 – p. 364), offre des conditions écologiques qui varient sans cesse. D’abord dans le temps..., ensuite dans l’espace... Dans ces perpétuels changements, les plus polymorphes sont aussi les plus avantagés. En souhaitant protéger la pureté de la race aryenne, les idéologues nazis ignorent qu’ils la vouent ainsi à la dégénérescence qu’ils souhaitent lui éviter.
60Enfin, il faut rappeler, concernant la notion de pureté, que l’un des protagonistes les plus virulents de la pensée pré-nazie, Vacher de la Pouge, a dû admettre, en 1896, l’impossibilité théorique de la pureté absolue de la race (1888).
Notes de bas de page
1 A ce sujet, on a parfois rapproché la pensée de Gobineau de celle de Ch. Darwin. Une différence fondamentale les sépare, pourtant : si Gobineau, dans sa recherche de pureté de la race, recommande la consanguinité, Darwin, lui, en signale les dangers. Voir, à ce sujet : S/Dir. P. Tort – 1992.
2 Le mot paria vient du tamoul parayan que l’on peut traduire par « hors classe ».
3 On doit ajouter à ces utilisations de critères biologiques de définition du groupe les origines étymologiques du terme latin castus (chaste) et du terme portugais casta (non mélangé). L’idée de pureté est sous-jacente à ces deux étymologies.
4 A ce sujet, voir aussi J. Schumpeter (1942) et R. Dahl (1971).
5 Voir, à ce sujet, P. Darlu – in « Mots » – 1992 – p. 143.
6 Sur l’antisémitisme, consulter : Histoire de l’antisémitisme – Le Seuil (1994) – H. Arendt : Sur l’antisémitisme – Le Seuil (1972) P. Birnbaum : Un mythe politique – Gallimard (1975) – N. Cohn : Histoire d’un mythe – Gallimard (1992) – J.-P. Faye : La déraison antisémite – Acte Sud (1996) – F. Fontette : Histoire de l’antisémitisme – Poscket (1985) – F. Fontette : Sociologie de l’antisémitisme – P.U. F. (1991) B. Lazare : L’antisémitisme – Vieille Taupe (1985) – L. Poliakov : Le bréviaire de la haine – Pocket (1993) J. Isaac : Genèse de l’antisémitisme – Pocket (1985) – J.-P. Sartre : Réflexion sur la question juive – Gallimard (1985) – P. Vidal-Naquet : Réflexions sur le génocide – La Découverte (1995).
7 Il est à noter que, très peu de temps après, Tacite, dans ses Annales, relate que les premiers Chrétiens-le christianisme commençait alors à s’installer, à Rome – sont accusés d’anthropophagie. Leur communion, prétendaient leurs ennemis, réclamait la consommation d’un pain rituel trempé dans le sang d’un enfant égorgé.
8 La judéophobie de Kant (1798) va de pair avec sa misogynie. Pour lui, le Juif et la femme ont, en commun leur manque d’âme ou d’esprit.
9 C’est de cette époque que date la crâniométrie, « science » classificatrice des races selon la forme et les dimensions du crâne de leurs individus.
10 Cité par R Mengal – in « Mots » – 1992 – p. 38.
11 Patrick Tort (S/Dir. de) : Darwinisme et société – Paris – P.U.F. – 1992.
12 In « Mots » 1992 – p. 175.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Questions de temporalité
Les méthodes de recherche en didactiques (2)
Dominique Lahanier-Reuter et Éric Roditi (dir.)
2007
Les apprentissages lexicaux
Lexique et production verbale
Francis Grossmann et Sylvie Plane (dir.)
2008
Didactique du français, le socioculturel en question
Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter (dir.)
2009
Questionner l'implicite
Les méthodes de recherche en didactiques (3)
Cora Cohen-Azria et Nathalie Sayac (dir.)
2009
Repenser l'enseignement des langues
Comment identifier et exploiter les compétences ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)
2005
L’école primaire et les technologies informatisées
Des enseignants face aux TICE
François Villemonteix, Georges-Louis Baron et Jacques Béziat (dir.)
2016