Examen critique du naturalisme nazi
p. 45-105
Texte intégral
Les vitrines du naturalisme « völkisch »
1Au tenue de cette présentation du naturalisme raciste (völkisch) comme premier présupposé de l’idéologie nazie, il convient d’en souligner ce que nous proposons d’appeler les « vitrines », à savoir les argumentations, en apparence, acceptables et qui lui sont même communes avec d’autres idéologies mais qui, dans son contexte à elle, débouchent sur des conclusions négatrices de la personne humaine. Le national-socialisme a pu, au plan politique et moral, faire illusion sur trois points : le respect de la « nature », vieux courant rassurant de la pensée occidentale, le socialisme, élan généreux vers les petites gens, et nécessité d’un idéal de vie, incitation à motiver l’action non seulement au niveau de sa rentabilité matérielle immédiate mais à celui d’un objectif plus élevé impliquant le dépassement de l’égocentrisme de la personne.
La vitrine du respect de la nature
2Le respect de la nature – et de la « nature humaine » en particulier – que réclament les idéologues nazis n’est pas, dans sa forme, différent de celui sur lequel repose la pensée stoïcienne, par exemple, ou, au plan éducationnel, celui que recommandent Rousseau et tout le courant qu’il a initié (Kant, Pestalozzi…). On sait, pourtant, combien de tels courants s’inscrivent à l’encontre des conclusions nationalessocialistes. En effet, celles-ci découlent d’un système où la « nature », nous l’avons aperçu, procède d’une approche sociobiologique, alors que, chez Rousseau ou Pestalozzi, le naturalisme suppose un état originel positif de l’humanité. Respecter la « nature humaine », pour le stoïcien Epictète comme pour Rousseau, revient à la respecter autant en soi-même que chez l’autre, quel qu’il soit, parce que porteur de cette positivité. La « nature », chez Hitler, est celle d’une race particulière que l’on demande de respecter à l’exclusion voire à l’encontre des autres groupes humains. Même forme et conclusions différentes de part et d’autre. Par delà l’identité de démarche des systèmes naturalistes, se dresse la divergence des finalités qui en fondent les contenus.
La vitrine du « socialisme »
3Les théoriciens nazis rejettent toute référence aux classes sociales définies selon des critères socio-économiques. Ni riches, ni pauvres. Cela nous ferait-il revenir... à l’idéologie marxiste et son objectif révolutionnaire d’abolition des classes ? Il n’en est rien. Pour les idéologues du national-socialisme, les classes, dans leur approche socio-économique, n’ont pas à disparaître. Elles n’existent pas comme telles. Ce n’est pas leur existence que le national-socialisme met en cause mais leur mode de définition : une classe se définit par la sociobiologie et non par l’économie, par les caractères de son sang, non par son rôle dans la production. Ce qui est à modifier n’est pas la société mais son mode d’analyse. L’essentiel est là : les hommes de la même race sont égaux par leur sang ; c’est en cette égalité que consiste le « socialisme » du national-socialisme. L’inégalité socio-économique des individus et des groupes n’est que l’apparence des choses. Leur réalité est dans leur substrat biologique. L’égalité des groupes humains par disparition conquise des classes sociales souhaitée par les marxistes, devient, chez l’idéologue nazi, constat de l’égalité des hommes d’une même race, quelle que soit leur condition socio-économique.
La vitrine de l’idéal
4L’exigence national-socialiste du dépassement de la dimension étroitement individuelle de l’existence vers sa dimension groupale pourrait rappeler le comportement romantique d’un Hugo ou d’un Byron tendant à universaliser leurs pulsions généreuses vers l’autre. Mieux encore, on peut retrouver dans de nombreux textes sans aucun rapport avec l’idéologie nationale-socialiste cette recommandation de dépasser la seule et restrictive aspiration au rendement matériel immédiat de l’acte au profit d’une recherche d’un idéal de vie fondé sur des valeurs humaines plus fondamentales. L’idéologie nazie ne procède pourtant qu’en apparence de ce type de projets de dépassement de l’égoïsme et de la rentabilité immédiate. Ce qu’elle préconise n’est pas dépassement mais disparition de soi ; il n’y a pas refus de l’égoïsme par intégration harmonieuse de l’individu dans le groupe, mais exigence de sa néantisation par fusion totale dans une masse dont il n’est que le fétu. Le refus de la rentabilité immédiate matérielle n’est pas, de même, élargissement de l’horizon des valeurs mais négation illusoire du champ des réalités matérielles au profit de la race. La pauvreté, la misère, les différences socio-économiques entre les individus existent, certes, mais l’essentiel n’est pas là : ces différences sont secondaires ; elles ne font que voiler la seule réalité à prendre en compte, la communauté de sang entre le riche et le pauvre, entre l’opulent vacancier et le chômeur sans domicile ! Ce n’est pas le monde qu’il faut changer, mais notre façon de l’analyser.
5Enfin, nous l’avons aperçu plus haut, la question de la recherche d’un idéal n’est pas séparable de son contenu. L’idéal vers lequel nous entraînent les idéologues nazis est celui fondé sur le naturalisme raciste dont il convient d’apercevoir, à présent les erreurs scientifiques et les dangereuses outrances.
L’existence de la « nature humaine » en question
Les précédents : de la nature universelle à la nature « völkisch »
6L’affirmation de l’existence d’une « nature humaine » par l’idéologie nazie n’a rien de novateur. Cette notion est aussi vieille que la philosophie elle-même. La plupart des grands courants de la pensée occidentale classique en affirment l’existence. Dans l’antiquité gréco-latine, Platon reconnaît la nature désirante de l’homme. Démocrite, Lucrèce affirment la « nature » matérielle du monde y compris au niveau de l’être humain. Pour les penseurs de l’antiquité, la « nature » est l’ensemble des attributs de la réalité devant lesquels toute action transformatrice de l’homme est vaine. Elle est l’essence permanente des choses et des êtres par delà leurs apparences accidentelles, éphémères et aléatoires. La nature, écrit Aristote1 dans sa Physique, est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. En disant que l’individu aryen possède à jamais une « nature » d’aryen, l’idéologue nazi s’inscrit dans un naturalisme déjà ancien mais auquel il donne un contenu en rapport avec ses finalités racistes. Pour lui, la « nature » n’est pas l’essence métaphysique des choses mais leur substrat sociobiologique.
7Les conséquences éducationnelles du naturalisme classique et du naturalisme nazi se rejoignent par certains côtés. Dans un cas comme dans l’autre, le profil de l’homme à former n’est pas à créer, à inventer par l’éducateur, mais à découvrir en la « nature » même de l’éduqué, celle de l’homme en général, pour le naturalisme classique, celle de la race concernée pour le naturalisme raciste. Mais chez l’un comme chez l’autre, l’éducation a pour fin et méthode de suivre la « nature » de l’éduqué. Le nazisme, ici, revêt l’habit d’une perspective de formation ancienne en lui donnant un contenu en rapport avec son idéologie raciste.
8Plus prés de nous, cette soumission à la « nature » est une constante de la pensée occidentale où s’insère l’idéologie nazie. Nous nous contenterons, sur ce point, de quelques illustrations. Au XVIe siècle européen, Montaigne en formule le conseil en le mettant lui-même en application. J’ai pris, écrit-il dans ses Essais, entre 1580 et 1592... bien simplement et crûment pour mon regard ce précepte ancien : que nous ne saurions faillir à suivre nature, que le souverain précepte, c’est de se conformer à elle... Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien... Deux siècles plus tard, même écho à l’intention de l’éducateur chez cet analyste des choses humaines qu’est Montesquieu dans ses Pensées (entre 1720 et 1755). Quand donc vous voulez leur – les enfants – faire faire vos propres réflexions, vous empêchez les leurs que la Nature leur fait faire. Votre art trouble le procédé de la Nature... Laissez former le corps et l’esprit par la Nature !
9Mais il demeure une différence fondamentale entre les deux formes de naturalisme, classique et nazi : la « nature » est universelle pour le premier, elle est raciale pour le second. Elle se retrouve identique chez tous les hommes dans la philosophie classique, elle est propre à chaque race pour le nazi. Pourtant, de part et d’autre, la « nature » est le dieu auquel il faut tout sacrifier, qui explique et justifie tout. La notion de « nature » diffère. La démarche éducationnelle est la même.
Analyse critique : la « nature », une geôle à ouvrir
10L’analyse critique de la notion de « nature humaine » peut être abordée relativement à deux problématiques :
La nature, qu’elle soit universelle ou réduite à sa dimension raciale, comme essence permanente explicative de l’espèce humaine ou de la race, a-t-elle une existence valablement fondée ?
Si « nature » il y a, la personne humaine s’y réduit-t-elle ?
Réalité de la nature humaine
11Si le courant naturaliste, dans le cadre de la pensée occidentale, comporte des noms prestigieux – nous en avons cité quelques uns plus haut –, la philosophie moderne semble, parfois, davantage s’orienter vers sa remise en question. Rappelons, tout d’abord, que le très naturaliste Rousseau (1754) a reconnu toutefois qu’il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature... Le courant phénoménologique moderne avec Kierkegaard ou J.-P. Sartre (1945), par exemple, récuse la notion de « nature » au nom du principe même de l’existentialisme : l’existence précède l’essence ; la « nature » essentielle de l’homme ne saurait donc être affirmée de façon définitive compte tenu de l’évolutivité de l’existence dont elle émane. Même les instincts et pulsions dont certains voudraient faire la « nature humaine » créent, en l’individu, des potentialités indifférenciées qui demeureront telles, sans réalité effective, tant qu’elles n’auront pas reçu un contenu de la culture ambiante stimulatrice de leur expression. La « nature » comme ensemble de potentialités n’est que la forme d’un comportement qui ne devient réel qu’après avoir reçu son contenu d’une culture historiquement déterminée et extérieure à elle. Il ne peut, en ce sens, y avoir ni nature pure, ni culture pure. L’une est toujours l’agent possibilisateur de l’autre. L’être humain initial, pure essence, ensemble de potentialités, n’a aucune réalité existentielle. Il peut être. Il n’est pas encore. Il n’accède à la réalité que dans le monde vécu. La personne est toujours, en ce sens, un complexe de donné essentiel et de construit existentiel, chacun des deux se révélant la face différente d’une même réalité. En affirmant la primauté du substrat sociobiologique de la race comme son essence, le nazisme tombe dans le piège qui a été fatal à toutes les idéologies dualistes qui isolent les unes des autres essences et existences. L’essence d’un groupe humain, quel qu’il soit, est un ensemble de potentialités – où le biologique ne joue pas nécessairement un rôle primordial – et qui n’émergera à une réalité vécue que dans des conditions extérieures historiques données, économiques, politiques, culturelles, etc. L’évolutivité même de ces conditions rend inconcevable l’affirmation d’un substrat sociobiologique définitif. A supposer même que puissent être fondés les attributs que les idéologues nazis affirment, d’une part, de la race aryenne, d’autre part, de la race juive, ces attributs sont les produits de la rencontre des « natures » des deux races avec des conditions socio-culturelles historiquement déterminées. Cette historicité sonne le glas de la conception nazie de la race.
12La race serait un ensemble de faits relevant du donné. Or, ce donné n’est pas séparable du construit dans l’histoire. On peut en trouver une illustration chez Hegel, concernant le problème de la vérité logique. Pour lui, il n’existe pas de séparation absolue entre, d’une part, l’objet, la vérité que l’on s’approprie (das Wahre) et, d’autre part, le sujet, l’acte d’appropriation (die Wahrnehmung). La vérité que l’on s’approprie est une vérité-appropriée portant déjà la marque de l’appropriant. Le savoir qui, d’emblée, ou encore immédiatement, est notre objet, écrit Hegel (1821 – I – 1), ne saurait être autre que celui-là même qui est le savoir immédiat, savoir de l’immédiat, de l’étant. Nous avons alors à nous comporter à son égard d’une façon tout aussi immédiate ou réceptive (aufnehmend), à le prendre comme il s’offre sans y rien altérer et à écarter de sa saisie toute conception. Pourtant, ajoute Hegel, cette saisie immédiate du vrai se nie elle-même en exigeant son contraire, la médiateté de sa construction par l’esprit, de sa conception. L’objet pur, comme le vrai pur inséparable de sa construction par l’esprit, est une illusion.
13A la même époque, au terme de recherches différentes, l’ethnologie structurale de Cl. Lévi-Strauss (1949), rejette, elle aussi, la notion de « nature humaine » initialement donnée hors de toute culture. L’école contemporaine française de sociologie adopte la même position. Pour P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon et J.-C. Passeron (1972) la notion de « nature » qui prétend expliquer le comportement humain par des entités psychologiques telles que l’appât du gain, le désir d’ascension sociale ou la recherche de prestige n’apporte qu’une pseudo-explication dans la mesure où celle-ci, d’une part, veut figer ses conclusions dans le temps, et où, d’autre part, elle avance des interprétations de type psychologique là où s’avèrent nécessaires des justifications d’ordre sociologique.
14Cette approche négative de la « nature humaine » présente pourtant des nuances. J.-P. Sartre, par exemple, à défaut de « nature humaine », croit possible l’existence d’une condition humaine qui, par certains côtés, ne lui est pas totalement éloignée. S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, écrit-il (1945), il existe pourtant une universalité humaine de « condition »... Par condition, on entend avec plus ou moins de clarté, l’ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l’univers. Les situations historiques varient : l’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu des autres et d’y être mortel...
15Sans parler de « nature humaine » éternelle et universelle, Sartre reconnaît donc l’existence d’une condition humaine qui, d’une part, procède d’une certaine universalité et, d’autre part, ne varie pas, et serait, par conséquent, éternelle. Ce point de vue appelle trois remarques :
Il est incontestable que cette condition humaine est un ensemble de caractères incontournables propres à l’espèce humaine, un ensemble de données sans lesquelles cette espèce ne serait ni concevable ni possible. Cette approche de l’humanité est concevable : le fait, pour l’homme d’être mortel est aussi inévitable que celui, pour l’eau, d’être humide ou pour le feu d’être brûlant. La « nature » pourrait, ainsi, être définie comme l’ensemble des attributs du monde qui seraient la condition sine qua non de son intelligibilité et de sa possibilité d’existence.
On doit, pourtant, constater que les attributs mis en avant par Sartre concerne essentiellement les conditions de sa survie matérielle et non ses conditions de vie sociale, psychologique et mentale. L’universalité des attributs de l’espèce humaine est d’autant plus réelle qu’ils sont en rapport avec les conditions physiques, non existentielles de sa survie. Aux niveaux sociologique, relationnel, psychologique et mental de l’existence humaine, l’affirmation d’une éventuelle universalité se heurte à leur infinie diversité.
La problématique qui nous paraît première dans la notion de « nature humaine » porte sur la reconnaissance – ou la négation – de son évolutivité. L’important, en effet, n’est pas seulement dans la distinction entre « nature » et condition humaine, entre l’universalité de son objet et sa particularité raciale, entre l’existence ou l’inexistence d’un substrat essentiel autonome de la personne. Il nous paraît, surtout, se situer dans l’affirmation – ou la négation – de leur évolution possible. On peut admettre qu’il est un substrat explicatif – au moins en partie – du comportement individuel et groupal. Mais il importe, selon nous, surtout, de savoir si ce substrat est évolutif. Il est possible, nous venons de le voir, de reconnaître des traits communs à tous les êtres humains (essentiellement, au plan anatomo-physiologique). Il est plus difficile d’en affirmer la non-évolutivité. Si, en effet, cette évolutivité est niée, nous pourrions en tirer une conséquence importante : cette « nature » serait fondamentalement limitative de notre liberté, enserrant notre existence dans les limites d’un destin « naturel » inexorable. C’est là l’une des failles importantes de la notion de « nature » : elle prétend figer de façon définitive l’essence d’un individu, d’un peuple ou de l’humanité entière. Platon considère que la « nature » du philosophe lui est définitivement attribuée, tout comme celle de l’artisan ou du guerrier. L’idéologie nazie, de même, conçoit que c’est ad aeternam que le surhomme d’essence germanique possède sa sur-puissance, et que, selon le même présupposé, le sous-homme porte définitivement en lui une « nature » d’esclave. C’est cette fixation définitive de la personne ou du groupe qui fait le danger de la notion de « nature » par la négation qu’elle suppose de la liberté comme action de transformation possible de soi – groupal ou individuel – par soi. La « nature » est, en ce sens, l’anti-liberté, le donné immuable, ce que l’allemand formule par le es gibt, que le français traduit par le il y a incontournable, et que la langue populaire exprime plus explicitement par le il faut faire avec. C’est sur cette « nature » négatrice de la liberté que Sartre met l’accent (1945). Elle est ce qui m’est donné, ce qui, en ce sens, m’est imposé sans que ma liberté puisse intervenir en quelque façon. Le naturalisme s’avère soumission à l’inchangeable. Il installe l’homme dans l’impuissance d’une incontournable soumission.
16Dans la même optique, et en conséquence de la négation de la liberté, cette forme de naturalisme pose la question de l’existence même de l’éducation en tant qu’aide à l’épanouissement et à l’adaptation de l’individu à son environnement, donc en tant que facteur de sa transformation. Si son être profond, son essence, sa « nature » est une part immuable de soi, cette transformation devient illusoire. Une telle perspective peut faire problème chez des auteurs qui, comme Rousseau, en dépit de leur naturalisme, posent la liberté comme finalité de l’éducation. Elle étonnera moins au sein de l’idéologie nazie dont le caractère coercitif – nous y reviendrons – coïncide avec l’image d’un naturalisme oppressif. Toute pédagogie naturaliste est pédagogie de l’autorité, celle de la « nature » comme donnée ou celle d’un maître, – despote, chef de parti, leader, parent, maître d’école, maître à penser... –, qui prétendrait la personnifier comme tel est le cas dans le national-socialisme.
17Il est un autre point de critique important du naturalisme : l’essentiel de sa problématique, concernant le nazisme, est dans le contenu reconnu de cette « nature ». Pour un Rousseau, un Kant ou un Froebel, il concerne une « nature » universelle positive, germe d’un optimisme enthousiaste devant la richesse de ses possibles. Pour l’idéologie nationale-socialiste, il concerne une race particulière qui a pour destin de supplanter et maîtriser les autres groupes humains. A la critique globale de tout naturalisme, il s’agit d’ajouter, concernant le nazisme, celle propre à ses finalités sociobiologiques, à l’image qu’il se fait de la « nature humaine ».
Nature humaine et projet humain
18R. Hubert apporte, sur la notion de « nature », un point de vue qui, sans être novateur, a le mérite de rappeler le rapport nécessairement « duel » de la personne humaine à sa propre « nature ». Cette personne est, à la fois, « nature » relativement stable et mouvement vers son dépassement, présent vécu et sécurisant et futur aléatoire à construire (ou à subir). Une pierre n’est que « nature », fixée, figée, enfermée en elle-même dans un présent exclusif L’homme, par contre, est à la fois une « nature » et la conscience d’elle-même. Ce dualisme essentiel – et, souvent conflictuel – vécu par la personne face à sa propre « nature », est la condition du processus par lequel elle peut s’en libérer. L’homme est un pour-soi, dirait Sartre, un projet permanent. C’est un être « naturel » qui, par sa conscience-de-soi, se projette au-devant de soi et échappe ainsi à ses déterminations naturelles présentes. Il est mouvement. Il nie ce qu’il est en le dépassant à partir de la conscience qu’il en prend. Dans l’être qui s’offre à l’éducation, écrit R. Hubert (1961), la nature est sa constitution originelle telle que l’hérédité tout d’abord l’a définie. En termes philosophiques, la nature est, pour nous, l’« objet » et, dans l’expérience, le « donné ». Si l’on n’avait égard qu’à elle, seraient exclus la liberté, le choix, le renouvellement de l’être et, à la limite, l’éducation elle-même... Mais..., l’être conscient et raisonnable ne tient pas tout entier dans sa nature donnée. Il n’est pas seulement ce qu’il a été, mais aussi ce qu’il aspire à être... C’est pourquoi il lui faut, à la fois, suivre sa nature... et, en même temps, rompre avec elle, la corriger, l’amender, la dompter sans cesse, en un mot, la combattre.
19Ce point de vue a souvent été celui de courants importants de la philosophie occidentale et, particulièrement, des courants spinoziste et hégélien. Reprenant les thèmes du dualisme cartésien de l’âme et du corps, Spinoza considère que l’homme est un être de la nature, soumis aux passions et pulsions de sa bio-affectivité, mais il ne s’y réduit pas. Il porte en lui une part de rationalité qui, comme telle, échappe aux déterminations « naturelles ». Aussi longtemps, écrit-il (1670), que l’on considère les hommes comme vivant sous le règne de la nature, tous se trouvent dans une situation identique : celui qui ne connaît pas encore la raison ou qui n’a pas encore adopté une conduite vertueuse mène sa vie soumise aux seules lois de la convoitise (appetitus)... Il n’en est pas moins indubitable qu’…il n’est personne qui ne souhaite vivre en sécurité, à l’abri de la crainte, autant que possible. Mais ce vœu est tout à fait irréalisable aussi longtemps que chacun peut accomplir tout ce qui lui plaît et que la raison, en lui, ne dispose pas d’un droit supérieur à celui de la haine et de la colère... Le naturalisme classique, ici, est fondamentalement remis en question au plan psychologique et au plan logique. Au plan psychologique, force est de constater que la « nature humaine » n’est pas un bloc monolithique qui nous détermine impérieusement, mais un système porteur d’antagonismes tirant notre personne à hue et à dia en des directions échappant à toute logique et toute valeur. En ce sens, suivre la « nature » réclame de préciser de quelle « nature » il s’agit. Quelle partie « naturelle » de nous doit être le modèle de notre comportement, nos appétits ou notre raison ? Au plan logique, et dans l’hypothèse d’une « nature » appréhensible comme ensemble de données relativement stables de notre personne, aucun argument ne justifie sa fonction de norme de notre comportement sinon le choix d’une valeur extérieure à elle-même. La norme de notre action ne peut se situer dans la « nature » avant qu’elle ne soit elle-même valorisée par référence à une valeur qui la fonde. Relativement à quelle valeur, suis-je autorisé à faire de ma « nature » – ce qui est – le modèle de mon comportement – ce qui doit être – ? L’impossible fusion de l’être et du devoir être exige de ne pouvoir valoriser ma « nature » que selon une nonne extérieure à elle : être divin, humanité globale, conception du monde... Ici, chaque norme est frappée du sceau de la subjectivité.
20Même écho chez Hegel pour qui la « nature », certes, existe, mais, ajoute-t-il, l’homme ne s’y réduit pas : il est, à la fois, « nature » et « anti-nature ». Il puise dans sa « nature » le pouvoir de la contester. Après la création de la nature, écrit-il (1837), l’homme apparaît et s’oppose au monde naturel ; il est l’être qui s’élève dans un univers second. Notre conscience générale comporte la notion de deux règnes : celui de la nature et celui de l’esprit. Le royaume de l’esprit comprend tout ce qui est produit par l’homme.
21Cette analyse débouchant sur une vision dichotomique d’un monde où coexistent « nature » et « anti-nature », trouve, actuellement, sa justification au niveau des sciences humaines et, en particulier, en histoire. Nous en prendrons témoignage auprès d’un de ses meilleurs auteurs contemporains, F. Braudel, pour qui l’humanité n’est qu’une longue suite de combats permanents que les hommes mènent contre une « nature » qui, tantôt est leur agresseur, tantôt leur victime. Le milieu géographique ne contraint pas les hommes sans rémission, écrit-il (1949 – p. 5), puisque, précisément, toute une part de leur effort... a consisté pour eux à se dégager des prises contraignantes de la « Nature », comme ils ont dit longtemps avec un respect mêlé à la fois de gratitude et de terreur. La « nature », écrit-il plus loin, c’est le monde déifié dont on doit tantôt louanger les bienfaits, tantôt redouter les colères. Le naturalisme devient ainsi une forme moderne de théologie dont le dieu est peu ou mal défini. Très logiquement, on constate – nous y reviendrons – que l’idéologie nazie est une théologie construite à partir d’une « nature divinisée », celle de la race sociobiologiquement définie.
22Enfin, la perspective d’une soumission (ou d’un devoir de soumission) de l’homme à la nature se heurte, d’une part, à une outrance, d’autre part, à une contradiction :
Une outrance, tout d’abord, dans la mesure où, nous l’avons aperçu, la « nature » est un être dont le naturalisme veut faire un devoir-être. Rien, sinon son éventuelle déification, ne peut justifier sa valorisation. L’assimilation de l’être au devoir-être est une outrance. L’être n’est pas valeur. L’un et l’autre appartiennent à des plans à la fois antagonistes et complémentaires. La valeur relève du possible, l’être a rapport au monde réalisé. Même si, par exemple, le spectacle du monde laisse percevoir la domination du fort sur le faible, cela ne signifie pas, ainsi que l’affirme le naturalisme nazi, que le comportement humain doive prendre cette domination pour norme de comportement. Cette domination, comme être, n’est pas exemple à suivre mais problème à résoudre. Elle réclame de l’homme non sa sujétion mais son intervention en vue de transformer cet ordre naturel des choses par référence à une valeur qui le transcende. L’homme, comme morceau de « nature » qui a pris conscience d’elle-même, est un être capable de s’opposer à ses données initiales, en lui-même comme hors de lui-même. C’est ce qui en fait l’humanité.
La soumission de l’homme à la nature serait, de plus, une contradiction. C’est ce que souligne très justement C. Guillaumin (1981) : Si les sociétés humaines n’ont pas de lois propres mais uniquement des lois générales de l’animalité – ce qui est la position des naturalistes... –, la connaissance n’est pas incluse dans les processus de la nature. Et, bien qu’elle ne soit pas niée, elle sert tout au plus à contempler le déroulement fatal de lois contraignantes où elle n’a aucune place. Antagonistement, si les sociétés humaines sont « humaines » (id est spécifiques), elles sont soumises à des lois particulières qui intègrent le phénomène de l’action sur le milieu avec l’outil « connaissance ». Les naturalistes ont, en fait, une position paradoxale, leur visée finalement... est de ramener au sein de la Nature un homme qui s’en échapperait. Mais s’il s’échappe, comment peut-on prétendre que la détermination naturelle, l’instinct, la loi de fer de la Nature soient impérative ? La contradiction est bien là. En effet, la relation homme-nature est essentiellement de nature conflictuelle. On le perçoit à tous les niveaux de l’activité humaine : la science et les techniques ne sont rien d’autre que la manifestation de ce conflit au plan des réalités matérielles, l’intégration souvent conflictuelle de l’individu au groupe en est une autre. Des phénomènes d’ordre psychologique tels que le remords, les perturbations de la personne par l’intrusion de son inconscient dans sa vie consciente, sont des illustrations possibles d’une remise en question de notre « nature » inconsciente et/ou bio-affective par une conscience contestataire de son être initial.
23Le projet fondamental de l’homme, dans sa relation à la « nature », a pour moteur le caractère conflictuel de cette relation. La permanence du conflit fait celle de sa projection dans le sens du dépassement permanent de son être « naturel », donné, vers un autre chose qui doit être construit à partir de la négation de ce qui est. Dans cette perspective, ma « nature » n’est pas un sol immuablement stable. Les fissures qui la déchirent en font un tremplin vers un autre moi-même, qui est ce que, matériellement, je peux, ce que, psychologiquement et rationnellement, je veux, et ce que, moralement, je dois devenir. Dans le cadre du naturalisme nazi, – à l’instar de tout autre naturalisme – la « nature » se veut le cadre permanent, figé et définitif d’un groupe ou d’un individu qui s’y trouve comme en une geôle perpétuelle sans recours possible. La critique que nous en proposons se voudrait libératrice de cette geôle.
La valeur de la « nature humaine »
Les précédents : positivité ou négativité de la « nature »
24Le problème posé par le contenu que les idéologues nazis attribuent à la « nature » appelle une nouvelle critique. La distance qui sépare le naturalisme d’un Hitler de celui d’un Rousseau s’explique, en particulier, par l’affirmation, par le premier, du primat de la force sur le droit, alors que le second, à l’instar de la plupart des auteurs du XVIIIe siècle européen, y voit la source généreuse d’élans humains positifs. La « nature humaine » est-elle positive, moteur de conduites conviviales, ou négative parce qu’impulsant des réactions toujours agressives ? De la réponse à cette question dépend la valeur et la portée du contenu même du naturalisme, par delà la critique de forme que nous en avons déjà présentée.
25La positivité de la « nature humaine » est – en dépit du dogme du péché originel et de la déchéance humaine qui lui est conséquente – affirmée depuis le XIIIe siècle par des prélats de l’église catholique. On peut lire, par exemple, chez Thomas d’Aquin2, que tout ce qui se passe naturellement se passe bien puisqu’en toute chose la nature fait ce qui est le meilleur. Au XVIIIe siècle européen, le fondement de la pensée éducationnelle de Rousseau réside dans l’affirmation de cette même positivité. Posons pour maxime incontestable, écrit-il (1762), que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits ; il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré. Toujours en ce même XVIIIe siècle européen, en Allemagne, J.-G. Herder (entre 1792 et 1797) considère que l’éducation a pour fonction de réaliser les possibilités inhérentes à chaque enfant, possibilités dont l’ensemble forme sa « nature » et dont le contenu est déterminé par Dieu. Ainsi, l’éducation consiste en la réalisation de ce qu’il y a de divin en l’homme. Éduquer c’est aider à l’expression de la nature divine donc positive qui est en l’éduqué.
26Au XIXe siècle européen, l’attitude des penseurs sur la « nature humaine » se fait plus nuancée. Certes, le principe demeure le même : la « nature », œuvre de Dieu, ne peut être que bonne. Ainsi, au plan juridique, par exemple, le droit d’hériter est fondé sur la filiation familiale, donc sur une donnée « naturelle » d’ordre biologique. Au plan psychologique, l’intelligence est le plus souvent considérée comme un « don naturel ». En sociologie, on pense que la famille dite « naturelle » est le prototype de l’organisation sociale soumise au pouvoir patriarcal. En économie, cependant, on commence à découvrir que la « nature » peut, aussi, être source de conflits plus ou moins importants, générateurs de mal. En effet, la concurrence économique est vécue comme le parallèle de la lutte pour la vie que l’on constate dans le règne animal, donc dans la « nature ». Darwin reconnaît, sur ce point, que le struggle for life (lutte pour la vie) n’est peut-être pas toujours un exemple à donner aux hommes, récusant ainsi le tableau que, au XVIIe siècle, Th. Hobbes avait brossé du monde humain où ne serait que belium omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous).
27L’image d’une « nature humaine » mauvaise, source d’agressivité et de violence, en un mot, facteur de mal, se rencontre, tout autant, selon les époques, que son image positive. Dans le cadre de la pensée chrétienne, si Thomas d’Aquin en souligne la positivité, des penseurs comme Lüther ou Kant y voient une source de mal. Pour eux, elle est marquée par le péché originel qui fait notre inéluctable perversion. Comme en écho, au XIXe siècle, J. de Maistre voit dans l’essence de l’homme force, agressivité et brutalité. Dans le vaste domaine de la nature vivante, écrit-il (1821), il règne une violence manifeste... : dés que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières même de la vie... Au-dessus des nombreuses races d’animaux, est placé l’homme, dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit ; ...roi superbe et terrible, il a besoin de tout et rien ne lui résiste. La force est la loi du monde et, pour de Maistre, ce constat d’un être se fait devoir être : le primat de la force est, à la fois, loi du monde et loi morale, et, ajouterons-nous, dans une perspective naturaliste, loi morale parce que loi du monde. Cette réduction du devoir-être à un être synonyme de puissance jette les bases d’une morale de la force annonciatrice des thèses nationales-socialistes. Pour de Maistre, la « nature » est un tableau noir sur lequel s’inscrit l’obligation de se soumettre à la force.
28Toujours au XIXe siècle européen, même écho précurseur du nazisme chez F. Nietzsche. Vivre, écrit-il (1886), c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce), l’exploiter... Chaque action humaine naît d’une volonté de puissance... Celui qui en est pourvu voudra croître et s’étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu’il VIT, et que la vie, précisément, est volonté de puissance. A nouveau, chez Nietzsche, si la « nature » est violence, si nous devons « suivre la nature », agir valablement c’est agir par violence et agressivité.
29Dans le cadre d’une signification tout autre, S. Freud brosse un tableau de la « nature humaine » comme source possible, à la fois, de générosité mais aussi de violence. Elle se présente comme la rencontre permanente de deux pulsions, l’une de vie, l’autre de mort, l’une d’amour, l’autre de destruction agressive. Suivant son histoire et les circonstances présentes de sa vie, la personne agit selon le primat de l’une ou de l’autre. Lorsque les pulsions de mort l’emportent sur les pulsions de vie, le visage que revêt la « nature » est négatif. C’est alors, écrit S. Freud (1930) que l’homme n’est point cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité... De là cette mobilisation de méthode incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Si l’on pousse à ses conclusions ultimes cette analyse de Freud, on en vient à affirmer qu’un comportement « naturel » est toujours marqué de quelqu’agressivité. En conséquence, un comportement moral, une relation conviviale ne peuvent être qu’objets de conquête volontaire capable de faire taire les élans premiers de la « nature ». La morale est contre-nature.
Analyse critique : une inconcevabilité logique
30La « nature humaine » est-elle positive ou négative ? Est-elle promotrice de mal ou de bien ? Est-elle source de destruction entropique ou d’organisation néguentropique ? La question demeure sans réponse parce que, selon nous, d’une part, elle ne se pose pas, d’autre part, toute réponse proposée ne saurait être qu’un acte de foi que ne pourrait étayer ni la rigueur d’un raisonnement ni la référence à une expérience, enfin, parce que le naturalisme nous fait, ainsi, pénétrer dans une cosmogonie théologique bicéphale où toutes les hypothèses sont permises.
31La réponse à la question posée sur la valeur de la « nature » est impossible parce que cette « nature » n’est pas un devoir-être mais un être. Elle révèle ce qui est, non ce qui est souhaitable. On n’en mesure pas le bien fondé, on en constate l’existence. La « nature » n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est. En ce sens, parler de devoir naturel est un contresens. La « nature » ne fixe aucun devoir ; elle nous donne à observer. C’est Kant (1781 – p. 402) qui le rappelle dans un passage de son « Éclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature ». La notion morale de devoir est extérieure à celle de nature car, écrit-il, l’entendement ne peut en – il s’agit de la nature – connaître que ce qui est, a été ou sera..., qui, plus est, le devoir, quand on a simplement devant les yeux le cours de la nature, n’a plus du tout de signification. Nous ne pouvons pas plus nous demander ce qui doit arriver dans la nature que demander quelle propriété un cercle doit avoir. Répétons-le, toute valorisation de la nature ne saurait être réalisée que relativement à une norme du bien et du mal extérieure à elle-même, qui la transcende.
32La diversité des opinions sur la valeur de la « nature » est significative. Les partisans de sa positivité avancent des observations qui paraissent aussi concluantes que celles avancées par les partisans de sa négativité. Cette pluralité nous paraît l’indice de l’absence, à cet endroit, d’argumentations convaincantes. L’analyse des textes issus des deux courants révèle que chaque position procède d’une sorte d’acte de foi, d’une attitude adoptée sans autre fondement que celui d’une adhésion non rationnelle voire non réfléchie soit à l’une soit à l’autre thèse. Cet acte de foi ouvre la voie à ce que nous appellerons une cosmogonie théologique bicéphale. La valorisation de la nature, nous l’avons perçu, ne peut être effectuée que relativement à une norme qui lui est extérieure. Dans la plupart des textes naturalistes de la pensée occidentale, cette nonne est Dieu, mais un dieu qui, à l’image de Janus, serait bicéphal, moteur manichéen de positivité comme de négativité, dieu et diable, père du principe de vie et du principe de mort freudiens. Pour les uns, la nature bonne, source du bonheur de l’homme, celle de Rousseau et de son école est l’œuvre du dieu-bien ; pour les autres, la nature agressive et destructrice de l’homme, celle de Nietzsche ou de Hitler, est fille du dieu-mal. Dans les deux cas, il y a obéissance à un pouvoir divin – donc naturel – qui nous place devant un devoir absolu. Le naturalisme fonde une religion à double visage qui admet la coexistence de deux principes, celui du bien, symbolisé par la lumière de l’esprit et celui du mal représenté par les ténèbres et la matière. (Nous reviendrons sur le fait que, par voie de conséquence, le nazisme est une religion prônant la primauté des ténèbres sur la lumière.)
Examen critique du biologisme nazi
33Le naturalisme en général et, particulièrement, le naturalisme nazi ne peuvent donc être porteurs d’une norme morale ou politique. Quels que soient les contenus que l’on reconnaît à la « nature », un comportement fondé sur une approche naturaliste du monde est soumission à une donnée qui se voudrait définitive, quelle soit ou non de nature divine. Quelle est cette donnée pour le naturalisme nazi ? A quoi nous demande-t-il de nous soumettre ? Hitler, à cet endroit, parle d’une nature völkisch propre aux peuples germaniques, à savoir un groupe historiquement et géographiquement déterminé et caractérisé par des traits biologiques particuliers. Ce sociobiologisme procède de deux facettes inséparables, racisme biologiste et nationalisme. A la critique du naturalisme en général, il convient donc d’ajouter celle de ces deux notions propres à l’idéologie nationale-socialiste.
Les précédents : l’antique tentative de réduction de l’humanité à l’animalité
34Les idéologues nazis n’ont en rien innové en accordant, dans leur analyse de la personne humaine, une importance première à son substrat biologique. Ce type de matérialisme réducteur de la personne globale à sa « matérialité » existe, dans la pensée occidentale, depuis l’antiquité gréco-latine. Ainsi, Platon met dans la bouche d’un de ses interlocuteurs la thèse selon laquelle la véritable « nature » de l’homme se situe au niveau de ses passions donc à celui de sa vie au sens bioaffectif du terme. Obéir à la nature c’est laisser libre cours à leur expression la plus totale possible. Pour bien vivre, écrit-il, dans le Gorgias, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible au lieu de les réprimer et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. La morale fondée sur le respect de l’autre, déclare ce même personnage, n’est que la morale des faibles et des esclaves. Le grand homme, ajoute-t-il, est un homme assez heureusement doué pour secouer, briser, rejeter toutes ces chaînes – les chaînes de la morale – ... foulant aux pieds nos écrits, nos sortilèges, nos incantations, nos lois toutes contraires à la nature, un homme qui se révolterait, se dresserait en maître devant nous lui qui était notre esclave et... alors brillerait de tout son éclat le droit de la nature. La nature nous révèle ainsi son « message » : la seule loi admissible parce que naturelle est celle de la force physique qui s’impose à ceux qui en sont dépourvus. Pour les nazis, cette force physique est tout entière dans le sang dont ils feront, plus tard, la panacée de leurs explications en matière de comportement humain.
35Pratiquement, l’importance du biologique dans le comportement humain ne disparaît jamais totalement dans la culture occidentale. A. Devyrer (1973) note très judicieusement que, au XVIe siècle français, le fait de faire valoir que la marque distinctive et essentielle du groupe était l’homogénéité raciale de ses membres n’en fut pas moins la solution à laquelle s’arrêta la collectivité noble lorsqu’elle se vit en passe d’être éliminée ou absorbée.
36Le XIXe siècle européen connaît, de même, une recrudescence de cette « biologisation » des choses humaines. C’est l’époque on l’on tente la réduction du « fait social » au « fait vital ». Sociologie et psychologie s’expliquent par la biologie. Un texte de 1847 de Prosper Lucas3 le souligne clairement. Nous n’avons pas besoin d’une autre réponse, écrit-il : le principe générateur de toute convention qui prend un caractère d’universalité et de permanence est toujours la nature ; et. de l’instant où l’on retrouve, dans l’institution de l’hérédité, ce même caractère, nous ne nous bornons pas à dire : il existe dans ce grand phénomène un rapport entre la nature et l’institution ; dans notre foi profonde que, toujours, dans ce cas, c’est du fait vital que le fait social procède, nous disons qu’à nos yeux, ce rapport est celui de la cause à l’effet : la cause, c’est la nature, l’effet, l’institution. L’idéologie nazie fera sienne ce point de vue en insistant sur la spécificité raciale du substrat biologique : pour elle, ce substrat ne peut être universel : il est propre à chaque groupe (race). Cette spécificité raciale n’est pourtant pas encore une novation des idéologues nationaux-socialistes. Ils en emprunteront la présentation à d’autres auteurs du XIXe siècle, tels que, par exemple, Vacher de la Pouge.
37Vacher de la Pouge (1854-1936) précise les objectifs de sa pensée dans un ouvrage au titre significatif : L’aryen, son rôle social (1899). Pour lui, chaque catégorie humaine possède un faciès psychologique qui lui est propre. Il est donc nécessaire de déterminer les contours de l’Aryen, de faire la psychologie de sa race, ou, mieux, une sociologie fondée sur l’idée de race qu’il définit comme un ensemble d’individus possédant en commun un certain type héréditaire (1888-1889). La notion de race est d’ordre zoologique, rien que zoologique, ajoute-t-il dans le même ouvrage. C’est dans le cadre de cette « sociologie raciste » que Vacher de la Pouge élabore une classification des groupes humains selon des critères biologiques (anatomo-physiologiques) sur lesquels il fonde des caractères psychologiques voire idéologiques. 11 distingue trois types humains, les Européens, les Alpins et les Méditerranéens. Les Européens sont les Grecs, les Gaulois, les Gennains, les Slaves, les Thraces, les Perses et les Indo-Aryens. Sur le plan anatomique, ils sont grands, dolicocéphales et de pigmentation claire. Leur psychologie est marquée par un tempérament aventureux, audacieux, les rendant capables de projets à long terme. Ils sont individualistes et volontiers belliqueux. Enfin, au plan idéologique, ils sont généralement protestants. Les Alpins, eux, sont petits, bruns et brachycéphales. Leur psychologie les révèle de tempérament frugal, prudent, docile voire servile. Ils sont laborieux et manquent d’ambition. Au plan religieux, ils sont catholiques et, au plan politique, réclament la protection de l’État en fuyant les prises de positions extrêmes. Les Méditerranéens, eux, sont, comme les Alpins, de petite taille, mais de type dolicocéphale avec une pigmentation brune.
38Il semble évident que cette typologie annonce on ne peut mieux l’idéologie nationale-socialiste du XXe siècle. On peut même poser l’hypothèse selon laquelle certains de ses auteurs ont été inspirés directement par Vacher de la Pouge.
39Au XXe siècle, en France, la pensée raciste connaît un certain développement avec des auteurs tels que Drieu la Rochelle. Dans un chapitre intitulé « Caractères psychologiques et pathologiques des races » (1926), il représente les races nègres ou mélanésiennes... enjouées, vives et superficielles comme les enfants4. Comme champion de la pensée raciste, il prône, en premier lieu, le primat du corps dans le processus de formation de la personne. Dans un ouvrage publié en 1934 sous le titre « Le socialisme fasciste », il considère que l’objectif premier de toute formation consiste dans l’entraînement et le dressage de la jeunesse grâce à une pratique sportive considérée comme une sublimation de la guerre. On retrouve, nous l’avons perçu plus haut, une orientation identique chez les théoriciens allemands du nazisme. Dans un autre de ses ouvrages paru en 1941, Drieu la Rochelle analyse l’histoire de la France pour découvrir que, selon lui, la révolution de 1789, qu’il juge de façon particulièrement négative, est cause de trois désordres dans la mentalité et la réalité socio-politique françaises. C’est elle qui, selon lui, favorise le rationalisme, source de remise en question des valeurs assises du peuple, la révolution industrielle qui ruine l’économie agricole et artisanale, enfin la croissance urbaine qui prive la France de sa paysannerie. Ces « tares » – et, surtout, les deux dernières – sont à l’origine de la négligence du travail manuel et, plus généralement, de tout ce qui touche au corps. Il faut donc, pour Drieu La Rochelle, réhabiliter sa formation dans une perspective de défense du pays.
40On le voit, la revendication des théoriciens nazis d’une formation prioritaire du corps, fondement de la race, comme préparatoire à l’action militaire, n’est pas, sous le IIIe Reich allemand, une idée nouvelle. Sur ce point, comme sur bien d’autres, l’idéologie nazie n’est nullement novatrice. De plus, elle est, au plan scientifique, contredite par les résultats des recherches contemporaines.
Critique scientifique du biologisme nazi
41Le sociobiologisme nazi repose sur trois présupposés :
Le comportement humain, tant au plan social qu’individuel, ne s’explique qu’à la lumière de la génétique. La culture humaine est fille de la biologie.
Ce fondement génétique de l’individualité et des groupes humains permet leur classement selon le critère de leur « pureté ».
Ce classement implique, à son tour, que les caractères de la « race pure » soient marqués de stabilité voire de fixité.
42Ces présupposés racistes supposent deux corollaires au plan du comportement humain. D’une part, ils réclament le caractère définitif et absolu de l’inégalité des races les unes par rapport aux autres selon le critère de « pureté biologique » définie comme absence de mélange racial. D’autre part, le comportement préconisé procède d’une double exigence : l’ethnocentrisme et la xénophobie. La conscience de son appartenance à une race supérieure réclame le repli orgueilleux de soi sur soi (fermeture ethnocentrique) et le rejet des autres comme inférieurs à soi (exclusion xénophobe). Il existe ainsi une logique interne du sociobiologisme nazi qui présente des conclusions rigoureusement déduites de présupposés fallacieux. Le principe que pose la race comme concept, écrit en ce sens A. Soulez (1992 – p. 25), est bien celui de l’essentialisation de types pour une classification cherchant à légitimer son ordre ou sa hiérarchie en l’appuyant sur des distinctions inscrites dans la nature des choses et des êtres. C’est dans la démarche de la justification, en appelant aux preuves empiriques ou même à l’expérimentation, un argument qui a sa « logique ». C’est cette logique qu’il faut donc démonter.
Historique du concept de race
43Le mot race viendrait du latin ratio qui, relié au mot haereditas, désignerait une espèce animale ou végétale. Par ailleurs, le terme de rassa apparaît en Italie vers 1180 puis, plus tard, en France (race) vers 1490. Le « Glossarium Mediae et Infimae latinitatis » paru entre 1883 et 1887, en fait mention tout comme le « Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle » (1982), paru entre 1891 et 1902, où il est défini : bande d’individus qui sont concertés dans un certain but, complot ou conjuration. Cet historique du terme montre que son sens ne se rattache pas tant, à l’origine, à un contenu biologique mais bien à un groupe sociologiquement défini (complot, conjuration). C’est celui-là même que l’on retrouvera au niveau de l’idéologie nazie qui lui ajoutera, elle, sa dimension biologique. C’est ainsi que P. Mengal5 note très justement que le terme « race » se trouve donc situé à l’intersection du juridique et du biologique comme au croisement des concepts d’héritage et d’hérédité.
44L’histoire du concept de race permet de distinguer trois types de critères de différenciation des groupes humains : les critères extérieurs apparents (anatomie, morphologie, pigmentation, taille, etc.), les critères psychologiques (actifs, nonchalants, impulsifs, soumis, etc.), enfin les critères génétiques. Les difficultés rencontrées par les chercheurs concernant les deux premiers groupes de critères ont été telles que, dés le XIXe siècle, seuls demeurent les critères génétiques pour tenter de déterminer un groupe humain. Même les idéologues nazis, on l’a vu, ne conservent les traits culturels des groupes humains qu’en tant qu’effets de leur substrat biologique. De l’emmêlement des critères extérieurs, psychologiques et génétiques, à la seule survivance des seuls critères génétiques, le sens du mot race varie donc de siècle en siècle : celui que lui donne Buffon, au XVIIIe, n’a que peu de points communs avec celui que proposent Denicker, au XIXe, ou Vallois et Ruffié, au XXe. Mieux encore, les théoriciens nazis ou pré-nazis eux-mêmes se gardent bien d’en proposer une définition précise. On sait, par exemple, que ce terme, pourtant central dans son œuvre, n’est jamais défini par Gobineau. A. Hitler lui-même (1959) reconnaît dans son « Testament politique » : nous parlons de race juive par commodité de langage car il n’y a pas, à proprement parler et du point de vue de la génétique, une race juive... La race juive est, avant tout, une race mentale. La race a-t-elle donc un substrat biologique ou « mental » ? Ici, la réponse d’Hitler est en contradiction avec l’un de ses présupposés les plus fondamentaux.
45Les difficultés rencontrées au niveau de la définition des races se retrouvent à celui de leur classification. La taxinomie humaine, comme science de la classification, est réellement apparue, en France, avec Linné et Buffon. L’un et l’autre estiment que trois caractères distinguent les races les unes des autres. Ce sont l’apparence extérieure (facteur biologique), l’implantation géographique et le comportement psychosocial. La première et la plus remarquable (des variétés qui se trouvent entre les hommes des différents climats), écrit Buffon6 est celle de la couleur, la seconde est celle de la forme et de la grandeur et la troisième est celle du naturel des différents peuples. La localisation géographique des races revient fréquemment dans les classifications connues. Linné y insiste lorsqu’il distingue, dans l’une de ses classifications, quatre races : l’homo africanus niger, l’homo americanus rubescens, l’homo asiaticus fuscus et l’homo europeus albescens. Cette classification subit des modifications au cours des temps et, à notre époque, l’unanimité des chercheurs, sur ce point, n’est pas encore faite. Boyd, par exemple (1952), affirme l’existence de cinq groupes humains : un groupe européen primitif (hypothétique), un groupe européen caucasoïde, un groupe africain négroïde, un groupe asiatique mongoloïde, un groupe amérindien et un groupe australoïde. F. Vogel et A.-G. Motulsky (1986) réduisent le nombre de groupes mais conservent le critère géographique de classification. Ils notent : une race est une population de grande taille d’individus qui partagent une fraction importante de leurs gènes et peuvent être distingués des autres races par leur patrimoine génétique commun. Les classifications par divers auteurs diffèrent quelque peu dans le détail ; la subdivision en trois races principales, Négroïdes, Mongoloïdes et Caucasoïdes est incontestée. Si « incontestée » qu’elle soit affirmée, il semble bien que cette classification ne soit pas admise par tous. Nous en voulons pour indice le nombre de races reconnues par certains des meilleurs auteurs contemporains. Boyd (1952) en note cinq ; Dobzhansky (1966) en signale trente-quatre ; quant à Garn (1964) il en aperçoit trente-deux, réparties en neuf sites géographiques. S’il règne, ainsi, une certaine confusion dans la définition et la classification des races, cela ne signifierait-il pas qu’en soi, la question présente encore trop de complexité pour permettre quelque conclusion que ce soit ? Les races, dans l’état actuel des connaissances, ne sont ni définissables ni classifiables. Mieux encore, pour certains auteurs et non des moindres, elles sont telles parce qu’elles ne correspondent à aucune réalité, en tous cas telles qu’elles sont présentées par les auteurs racistes de la sociobiologie. J. Ruffié (1981 – p. 362) note, en ce sens, que au niveau humain, les races constituent des artefacts de laboratoire. Les travaux de la biologie contemporaine semblent confirmer cette affirmation.
La biologie contemporaine face au concept de race
46Les recherches de la biologie contemporaine révèlent que toute tentative de définition de populations humaines que les idéologues nazis désignent par le terme de race se heurte à des difficultés insurmontables. Ces difficultés sont nombreuses. Nous ne présenterons que celles qui, d’une part, nous paraissent les plus convaincantes, d’autre part, se fondent sur des recherches sérieuses. Elles portent sur cinq problématiques :
La définition du concept de races, partant, leur classification, est irréalisée, voire irréalisable. En effet, l’inévitable interpénétration des populations en empêche l’isolement et la distinction que toute définition réclame. Cette distinction, que les biologistes des populations dénomment « distance génétique », n’est jamais assez importante pour différencier nettement les groupes les uns des autres.
Il existe, entre les individus d’une même population, une différence telle qu’elle remet en question son unité en tant que race. Si les individus aryens sont différents les uns des autres, comment parler d’une race aryenne ?
Le critère d’identification d’une race est décidé plus ou moins arbitrairement plutôt que justifié. D’une part, le critère nazi du sang n’est jamais scientifiquement défini, d’autre part, on peut se demander pourquoi ne serait-il pas autre, la taille, la couleur des yeux ou... la forme des orteils.
Pour expliquer le comportement d’un individu – ou d’un groupe – humain à partir de son génotype, il est nécessaire de poser un rapport causal entre gène et comportement. Or, ce rapport causal n’est pas vérifié.
Les rapports entre l’environnement géographique d’un groupe et ses données biologiques – que même les auteurs racistes ne méconnaissent pas puisqu’ils localisent les différentes races –, révèlent la modification possible de la « nature » d’un individu et/ou d’un groupe par son environnement.
47C’est sur l’ensemble de ces constats scientifiques que s’appuie une récusation possible du racisme nazi. Il s’agit, à présent, de les développer.
48L’interpénétration des groupes humains en rend difficile voire impossible la délimitation précise qui permettrait de les distinguer les uns des autres. On peut dire que la définition et la classification des races, ont pour obstacle leur propre objet. Certes, la classification du règne animal présente, en premier lieu, des embranchements qui distinguent, par exemple, les vertébrés des invertébrés, puis des classes (mammifères), des ordres (primates), des familles (hominidés), des genres (homo), des espèces (homo sapiens). Pour les idéologues nazis, des races composeraient les espèces. Chaque niveau de cette classification porte sur les composantes de l’étape précédente. Pourtant, force est de constater que, si on a pu avancer sans polémiques insurmontables dans la détermination des embranchements, des classes, des ordres, des familles, des genres et des espèces, le même résultat n’est pas atteint concernant les races. Si des critères objectifs d’appartenance peuvent être définis avec plus ou moins de précision pour les niveaux antérieurs..., aucun critère absolu ne pourra être dégagé pour les races, écrit A. Jacquard7. Pourquoi ? On peut répondre à cette question en rappelant la « loi de Hardy-Weinberg » (Hardy – 1964 – p. 49) qui fixe les conditions de stabilité des caractères héréditaires d’une population d’une génération à une autre, stabilité qui est la condition sine qua non de l’existence de la race. Ces conditions sont les suivantes :
La population doit être numériquement de grande taille.
Les unions doivent y être contractées au hasard.
Il ne doit pas y avoir de sélection contre ou en faveur de certains gènes.
Il ne doit pas y avoir de « mutations » (au sens biologique du terme).
Il ne doit y avoir aucun mouvement migratoire de populations.
49L’impossibilité de respecter totalement et à la fois ces cinq impératifs rend inconcevable l’existence d’une race dont la « pureté » serait transmissible. C’est là la conclusion à laquelle est amené A. Jacquard concluant ainsi aux inévitables échanges entre les populations humaines. Seuls, écrit-il8, les groupes humains placés dans des conditions tout à fait exceptionnelles (isolement géographique, ethnique, linguistique, religieux) peuvent être considérés comme des « populations définies ». Les conditions de cet isolement – à supposer qu’elles aient pu exister dans un passé fort éloigné – ne peuvent actuellement se concevoir, compte tenu du « rapetissement » de la planète terre provoqué par des facteurs technologiques, économiques et politiques facilitant – ou rendant inévitables – les migrations humaines. L’humanité de notre époque présente un inextricable entrelacement de populations très différentes les unes des autres. L’idéologie raciste, isolant les groupes humains, est contredite sur ce point des mouvements de populations. Dans le même texte, A. Jacquard souligne l’importance de cet entrelacement. De tous les facteurs qui interviennent dans le processus de transformation de la structure génétique d’une population, donc de différenciation des diverses populations, le flux migratoire est, de très loin, sauf cas particulier, le plus efficace. Or, notre espèce est une espèce nomade... Les échanges sont le plus souvent la règle... Notre comportement explique donc que des échanges génétiques aient rapidement effacé les rares différenciations qu’avait pu créer un isolement suffisamment prolongé. Ce n’est pas le biologique qui fait l’homme, comme le prétendent les idéologues nazis. L’environnement culturel participe à son explication. Et cet environnement est facteur d’interpénétration plus que d’exclusion. Tout homme actuel est un métis. La conception de races totalement distinctes les unes des autres ne correspond à aucune réalité.
50Second argument fondant le rejet de l’hypothèse des races telles qu’elles sont définies par le naturalisme raciste : l’argument dit de la distance génétique. Cette notion désigne la différence existant entre les caractères génétiquement transmissibles d’un groupe à un autre. Soit trois groupes X1, X2 et X3. X1 est porteur des caractères héréditaires a, b, c, d. X2 porte les caractères héréditaires a, e, f, g. Enfin, X3 porte les caractères héréditaires a, b, c, n. Nous dirons que la distance génétique qui sépare X1 de X3 est inférieure à celle qui sépare X1 de X2. A partir de l’analyse du génotype de certains groupes humains, A. Jacquard9 fait l’observation suivante qu’il considère comme non exceptionnelle. Elle peut être représentée dans le tableau 1 ci-après. Ses indications révèlent que les différences entre populations, leurs distances génétiques, ne peuvent être établies de façon absolue, chacune pouvant présenter, à la fois, en quantités variables, des différences et des similitudes avec d’autres populations. Au plan génétique, la population X1 se rapproche, certes, de X2, toutes deux possédant le caractère al ; mais elles diffèrent, par ailleurs, au niveau des caractères a2, a3 et a4. Aucune population n’est jamais totalement différente ni totalement identique à une autre. L’ensemble des ressemblances et des différences est si complexe, en conclut A. Jacquard (1982), que le tableau se brouille dés qu’on s’efforce à une vision prenant en considération l’ensemble des données disponibles. Il n’y a jamais ressemblance absolue (distance génétique nulle) ni dissemblance absolue (distance génétique infiniment grande) entre deux populations pour en permettre une définition explicite. A. Jacquard précise que les ressemblances entre groupes réduisent leur distance génétique sans pour autant jamais la supprimer. Il note, à ce sujet, la différence entre la distance génétique qui sépare deux personnes de même race, et celle qui sépare deux personnes prises au hasard dans une population quelconque. La première distance génétique n’est que de très peu inférieure à la seconde. L’appartenance à un groupe ne correspond pas toujours à des similitudes importantes entre les individus qui le composent. La distance entre deux personnes d’une même race est, en moyenne, inférieure de 7 % à la distance entre deux hommes pris au hasard dans l’ensemble de l’humanité... La distance entre deux personnes appartenant à une même nation est, en moyenne, inférieure de 15 % à la distance entre deux hommes pris au hasard sur l’ensemble des continents. Le fait d’appartenir à une même race (blanc, noir, jaune) ou à une même nation n’est donc pas insignifiant pour la structure génétique, mais ses conséquences sont très faibles.
51D’autres biologistes contemporains ont adopté ce point de vue par des voies différentes. Tout d’abord, R.-C. Lewontin (1984) retrouve les observations précédentes en notant que 85 % du substrat génétique global de l’humanité sont représentés parmi les membres d’un même groupe. Autrement dit, tous les hommes sont, à 85 %, porteurs du même génotype. De son côté, J. Hiemaux s’est penché sur l’observation de 101 groupes humains. Il considère qu’il y a une « constellation » lorsque, au sein d’un groupe donné, les populations présentent entre elles des distances biologiques inférieures à celles qui les séparent des populations d’autres groupes. Et J. Hiernaux de conclure (1968) : aucune population ne remplit la condition... d’éloignement minimum de toute autre pour pouvoir être mise sur le même rang taxinomique qu’une constellation. En conséquence, la réduction de la diversité des populations africaines à un nombre restreint de taxons, comme le font toutes les classifications raciales proposées, présente un nombre élevé de contradictions logiques.
52Troisième argument infirmant, à la fois, la possibilité de conception et d’existence des races : la distance génétique ne concerne pas seulement les groupes mais aussi les individus qui présentent, entre eux, des différences incontournables. Ces différences posent expérimentalement et logiquement le problème de l’intégration d’individus différents dans le même groupe. Une race ne peut être conçue que s’il y a identité génétique des individus qui la composent. Or, la biologie contemporaine révèle l’impossibilité de cette identité. Si tous les individus d’un même groupe présentent, à la fois, entre eux, des ressemblances et des dissemblances, leur intégration dans un groupe unique suppose que l’on a pris en compte leurs seules ressemblances en ignorant leurs différences. Cette ignorance n’est-elle pas source possible d’erreur ? Trois biologistes contemporains de renom aboutissent, à cet endroit, aux mêmes conclusions. A. Jacquard10 note que l’observation de la réalité génétique ne nous permet pas de définir avec précision des groupes suffisamment distincts pour que des frontières ayant une signification concrète puissent être tracées entre eux. L’humanité se révèle être un ensemble d’individus très hétérogènes, mais pratiquement inclassables, sauf à recourir à un arbitraire qui enlève presque toute validité au résultat. Même conclusion chez F. Jacob (1981 – p. 108) pour qui, la distance biologique entre deux personnes d’un même groupe, d’un même village est si grande qu’elle rend insignifiante la distance entre les moyennes de deux groupes, ce qui enlève tout contenu au concept de race. Par ailleurs, dans le même ouvrage, il rappelle les implications du mode sexuel de reproduction qui prévaut dans l’espèce humaine – à l’instar de bien d’autres Les individus d’une espèce peuvent se révéler relativement identiques les uns aux autres lorsque chacun d’eux est obtenu par la duplication d’un autre. Or, dans le mode de reproduction sexuel tout individu est le produit de deux autres individus. Il ne sera jamais la reproduction intégrale d’un seul d’entre eux mais la résultante nouvelle de leur synthèse. La différence inter-individuelle s’accroît, ainsi, à l’infini. Au cours de l’évolution, écrit F. Jacob (id. – p. 107), l’apparition de la sexualité (c’est à dire du mécanisme réalisant chaque être non plus par duplication d’un autre mais par réassortiment partiel de deux autres) a permis une diversification sans limite des individus. Chacun est différent de tous les autres à la fois par le programme qu’il a reçu et par l’aventure qu’il a vécue. Même écho confirmant que les différences inter-individuelles rendent inconcevable le concept même de race chez J. Ruffié : Dans toute population naturelle, écrit-il (1981 – p. 361), non seulement il n’existe pas de profil théorique unique, mais... tous les individus portent un patrimoine génétique différent.
53Ainsi, le fait, par les idéologues du nazisme, d’affirmer la prévalence de la race aryenne sur tous les autres groupes humains n’a aucun fondement scientifique ni logique. Non seulement les distances génétiques entre les groupes ne sont jamais clairement tracées pour assurer la particularité d’une race, mais encore, à l’intérieur d’elle-même, les individus qui la composent sont si différents les uns des autres que leur intégration au sein d’un même groupe fait problème. Autrement dit, aucune race, y compris la race aryenne, n’est définissable et l’appartenance d’un individu à une race précise ne peut jamais être réalisée selon des règles clairement définies.
54Le quatrième argument infirmant la possibilité de races humaines strictement distinctes les unes des autres répond à la question suivante : selon quel critère choisir les caractères héréditaires qui devront être communs à tous les individus de la race concernée ?
55Soit un ensemble de groupes humains porteurs des caractères héréditaires symbolisés, dans le tableau 2 ci-dessous, par des lettres :
Tableau 2
Groupe 1 | Groupe 2 | Groupe 3 |
A B S T | R F S T | J S T |
M E N | A P Z | O Q E R |
56On constate que les trois groupes ont en commun les caractères S et T. Les groupes 1 et 3 ont en commun le caractère E. Les groupes 1 et 2 ont en commun le caractère A. Les groupes 2 et 3 ont en commun le caractère R. Selon quel critère choisira-t-on leurs races d’appartenance ? S’agira-t-il des populations présentant les caractères S et T qui regrouperont alors les trois groupes 1, 2 et 3 ? S’agira-t-il de populations présentant le caractère E qui accueilleront alors les groupes 1 et 3 ? Ou de populations présentant le caractère A et qui accueilleront alors les groupes 1 et 2 ? Ou enfin des populations présentant le caractère R qui accueilleront les groupes 2 et 3 ? Et, même dans chacun de ces cas, que faire des caractères qui distinguent les groupes au sein d’une même race ?
57C’est ce que souligne P. Darlu11. Le concept de race, constate-t-il, aurait une fonction d’identification : il permettrait de reconnaître chez un groupe d’individus les attributs distinctifs de l’espèce où ils s’intègrent. Pourtant, cette identification soulève deux difficultés logiques et méthodologique que l’on ne peut ignorer :
Selon quel critère a-t-on choisi ces attributs comme spécifiques de la race ?
A partir de quelle fréquence d’existence des attributs choisis intégrera-t-on un individu dans la race ?
58C’est en ce sens que A. Jacquard12 note que les diverses populations ne peuvent pas être caractérisées de façon absolue mais selon des échelles continues de variation des caractères héréditaires à l’intérieur de la population considérée.
59Malgré ces difficultés, on a tenté quelques expériences utilisant certains critères de délimitation de groupes spécifiques. Boyd (1952) conclut, au plan génétique, à l’insuffisance des caractères morphologiques comme critères de définition de la race. Une classification des groupes humains a été, par ailleurs, expérimentée selon le critère des systèmes sanguins (structure de l’hémoglobine). Le rapport A.-F. Mourant, en 1976, portant sur la Répartition des groupes sanguins et des autres polymorphismes humains révèle l’existence de 70 systèmes sanguins permettant une description relativement précise. Enfin, A. Jacquard (op. cit. – p. 33) reconnaît que la recherche de gènes « marqueurs » caractéristiques d’une race a pratiquement échoué. Un gène « marqueur » est celui qui demeure héréditaire et présent uniquement dans une certaine race et dans une proportion non négligeable des individus appartenant à cette race. L’utilisation de ce critère n’a donné lieu à aucune application cohérente.
60Ces différents échecs quant au choix du critère de délimitation d’une race se doublent de son caractère arbitraire. Les différences entre groupes sont si peu importantes, nous avertit A. Jacquard (1982), que le résultat de tout classement est à la merci des caractères considérés et des techniques de classification.
61Il est un cinquième point révélateur de l’absence de fondement du naturalisme nazi. Celui-ci prétend expliquer fondamentalement le comportement humain à partir de la race, donc à partir du substrat biologique héréditaire de la personne. Il existerait un « comportement aryen », un « comportement noir », un « comportement juif », etc. Cette affirmation suppose une relation de causalité entre le génotype d’un individu et son comportement. C’est justement cette question que soulève H. Atlan13 : quelle est la relation entre ces deux types de différence, différences héréditaires et différences socioculturelles ?, demande-t-il. La réponse à cette question est dans l’absence de toute confirmation scientifique du fait : il n’a jamais été établi de correspondance constante entre un gène donné et un comportement particulier. Nous touchons là à l’une des failles les plus notoires du racisme et, en particulier du racisme nazi, qui repose essentiellement sur la confusion volontaire – en tous cas, jamais vérifiée – des données biologiques de la personne et de son comportement psychologique et moral. La confusion raciste du biologique et du comportemental ne se fonde sur aucune observation scientifique sérieuse.
62Enfin, à la lumière des acquis scientifiques contemporains, on ne peut nier les rapports existant entre la géographie et l’ethnologie. C’est J. Bernard et J. Ruffié (1966-1972) qui insistent sur cette répartition spatiale du polymorphisme génétique. Quoi que vaillent les nombreuses classifications des groupes humains à notre époque, elles font toutes référence à la situation géographique des populations étudiées. Ce constat appelle deux remarques :
La possibilité d’explication des faits humains par la seule biologie, comme le prétendent les idéologues nazis, est prise à défaut : les facteurs exogènes, issus de l’environnement géographique voire culturel ( ?) ont une incidence sur les comportements.
Par ailleurs, la situation géographique d’un groupe ne permet pas de résoudre le problème de sa définition. Le critère géographique de délimitation de la race se heurte, en effet, aux mêmes difficultés que celles rencontrées concernant le critère biologique. Les frontières géographiques des groupes humains sont – particulièrement à notre époque – tout aussi confuses que leurs frontières biologiques. L’homo sapiens, constate J. Ruffié (1982), présente des frontières raciales beaucoup plus floues que celles des autres espèces animales. Le constat est d’importance. Les migrations humaines, à notre époque, ont acquis une telle accélération que la sédentarisation durable d’une population est de plus en plus rare et que, en conséquence, ses limites géographiques varient de façon constante. Le facteur géographique participe de moins en moins à la délimitation des groupes humains.
63Ainsi, pour la biologie contemporaine, le concept de race, comme outil d’analyse sociologique et politique des groupes humains, est dénué de fondement. La race est une notion erronée au plan de l’expérience et inconcevable au plan épistémologique et logique. C’est ce qui amène J. Ruffié à ce verdict sans appel : chez l’homme, écrit-il (1972), les races n’existent pas.
Critique épistémologique et philosophique du biologisme nazi
64A l’instar de sa critique scientifique, l’analyse épistémologique et philosophique du biologisme nazi y révèle, d’une part, des contradictions internes, d’autre part, une méconnaissance des lois de l’épistémologie contemporaine.
65Au plan logique, B. Russel y dénonce une antinomie. A. Soulez reprend son analyse14 en écrivant que l’antinomie est la situation qui se présente comme une classe ou une totalité close à laquelle appartiennent tous ses membres, lesquels ne peuvent être définis... qu’en présupposant cette totalité elle-même sous la forme de la proposition affirmant que tous les X dont A, façon... de faire de la totalité un membre d’elle-même. On a le cercle vicieux : « X appartient à X ». La définition de la race relève de la même tautologie. Pour l’idéologie nazie, l’individu aryen, l’Ubermensch, se définit comme possédant les caractères de la race aryenne laquelle ne peut se définir que par référence aux caractères de l’individu aryen. Ce qui revient à affirmer que l’individu aryen est un individu aryen.
66Par ailleurs, on doit constater que l’idéologie nazie relève d’une logique binaire dont on sait, actuellement, toutes les insuffisances. En effet, poser la primauté d’un substrat unique – le substrat biologique – comme fondement de la personne, ne peut être affirmé que dans le cadre d’une causalité linéaire. Dans ce cadre, les processus de formation et d’évolution se présentent sous l’aspect d’une suite logique ou causale où un antécédent est à l’origine d’un conséquent qui, à son tour, devenu antécédent provoque un nouveau conséquent, etc. Or, l’épistémologie contemporaine nous paraît avoir établi que cette approche cartésienne de la suite des raisons et des causes est battue en brèche par les découvertes de la logique systémique qui présente chaque composant d’un système S comme le conséquent de l’ensemble des composants de S à un moment T1. La personne humaine a, ainsi, pour facteurs, à la fois, son génotype, son histoire et l’action de son environnement, autrement dit, sa culture et ne peut, en aucune façon, s’expliquer à partir de son seul substrat biologique. La causalité linéaire doit le céder à la causalité systémique.
67Les sciences humaines contemporaines confirment les analyses de la logique systémique. Concernant les thèses sociobiologistes, deux chercheurs, travaillant en des domaines différents, débouchent, à ce sujet, sur la même conclusion épistémologique. C’est, tout d’abord, F. Jacob qui rappelle l’interaction inévitable existant entre le programme génétique de l’individu et son milieu. A la limite, on pourrait dire que la manifestation d’un génotype au niveau comportemental ne se réalise que si elle est rendue possible par la culture environnante. Tout organisme vivant..., écrit-il (1981 – p. 107), est le résultat d’un programme génétique... qui ne peut se dérouler que grâce à un apport permanent de matière, d’énergie, d’informations ; l’individu est l’aboutissement d’une interaction constante entre son programme et le milieu dans lequel il vit. Même constat auquel aboutit, par des voies différentes, un autre chercheur contemporain, S. Moscovici. Pour lui, l’expression de la « nature » de l’individu est étroitement conditionnée par son environnement et, essentiellement, son environnement humain comme condition sine qua non du dépassement de son animalité vers son humanité. Nous étions heureux, écrit S. Moscovici (1978) : il y avait, d’un côté, l’animal et la nature, de l’autre côté, l’homme et la société. Le passage du premier couple au second a été la grande affaire de l’anthropologie sociale et physique... Contrairement au stéréotype d’une maturation biologique individuelle, les animaux isolés pas plus que les enfants sauvages n’ont un développement normal... Faute de vivre avec sa mère, avec son groupe..., l’individu rechute dans son animalité... La coupure effective de la société vis à vis de la nature est une illusion. Aussi bien chez F. Jacob que chez S. Moscovici, nous retrouvons comme un des principes fondamentaux de l’anthropologie moderne le constat de l’impossibilité d’une « nature » (ou d’une « culture ») isolée. Nous sommes toujours placés devant un couple, un système nature-culture dans lequel chaque partenaire n’est ni concevable ni possible sans l’autre dont il est le complémentaire nécessaire.
68Par ailleurs, nous l’avons entrevu plus haut, le national-socialisme est une idéologie du groupe exclusive de la personne individuelle – sauf pour ce qui concerne quelques « surhommes », nous y reviendrons –. Tout individu humain a une essence völkisch, et, de ce fait, ne se conçoit et est censé n’exister que dans le cadre d’un groupe porteur d’un substrat sociobiologique déterminé. Cet individu se réduit aux seuls attributs völkisch de son groupe. De là, la négation nazie des différences entre des individus d’une même race en raison de leur uniformisation biologique dans un creuset commun. Il y a là affirmation de la suprématie du groupe avec, pour corollaire, néantisation de l’individu. Or, à tous les niveaux de la réalité humaine, nous rencontrons le système groupe-individu dont les composants sont complémentaires l’un de l’autre, l’existence et l’essence de chacun ne pouvant se concevoir ni être possibles sans celles de l’autre. Tout comme cet autre système qu’est le couple nature-culture, le système complémentaire collectivité-particularité est incontournable. Chacun vit et s’explique nécessairement par l’autre. La négation de la dimension individuelle des choses est illusoire. Mon groupe est l’un des facteurs de ma personne en même temps que, individuellement, je participe à sa vie et à son évolution en suivant la voie qui est mienne. Beaudelaire, parlant de l’art, le rappelle lorsqu’il écrit (1846 – pp. 455-456) : quoi que le principe universel soit un, la nature ne donne rien d’absolu, ni même de complet ; je ne vois que des individus. Tout animal, dans une espèce semblable, diffère, en quelque sorte de son voisin, et, parmi les milliers de fruits que peut donner un même arbre, il est impossible d’en trouver deux identiques car ils seraient le même. C’est surtout dans la race humaine que l’infini de la variété se manifeste d’une manière effrayante. Cette problématique est antique ; Platon l’a illustrée en opposant l’Un au Multiple, le pareil au différent, le même à l’autre, etc. La pensée occidentale n’en est pas sortie puisque son histoire révèle un mouvement de balancier – encore actuel – : le moteur des choses humaines est censé être tantôt l’individu dans sa particularité spécifique, tantôt le groupe comme facteur de cohésion et d’uniformisation. D’un côté, revendication du groupe organisateur, d’un autre celle de l’individu créatif. Nous sommes, à nouveau, devant un choix s’inscrivant dans le cadre d’une logique binaire : ou individu ou groupe, ou isolement du premier sur lui-même, ou sa fusion dans le groupe, ou règne de la diversité et du désordre créateur, ou celui de l’unifonnisation ordonnée, sécurisante et stérile. Un texte particulièrement clair de F. Jacob éclaire cette problématique en rappelant et en y ajoutant l’argument de l’évolution : Il est nécessaire, écrit-il (1981 – pp. 108-109), de détruire deux légendes qui ont la vie dure : légende de la table rase, légende de la prédestination génétique. Selon la première, chaque homme se réaliserait indépendamment de ses contraintes biologiques ; tout ne serait qu’affaire de culture, d’apprentissage, de société. Cette position est insoutenable ; certes, nous sommes des machines à... nous transformer mais encore faut-il que les modalités... de cette transformation aient été données au préalable... Tout aussi insoutenable est la position qui admet la fatalité génétique de nos aptitudes, les conditions de l’apprentissage n’ayant aucune influence ou peu d’influence... La table rase comme le fatalisme génétique sont également opposés aux leçons de la biologie qui nous apprend que :
le concept de race a perdu toute valeur opératoire et ne peut que figer notre vision d’une réalité sans cesse mouvante.
Le mécanisme de transmission de la vie est tel que chaque individu est unique, que les individus ne peuvent être hiérarchisés, que la seule richesse est collective : elle est faite de la diversité.
69La première des conclusions de F. Jacob est d’importance. L’un des aspects les plus dangereux – et les plus erronés – de l’idéologie nationale-socialiste réside dans l’immuabilité des caractères de la race. Tout comme Platon considérait que l’individu né avec une nature d’artisan le demeurera toute sa vie, le nazisme avance que l’individu appartenant (selon quel critère ?) à la race des seigneurs (Ubermenschen) le demeurera son existence durant. Or, rappelle F. Jacob, notre nature est une réalité sans cesse mouvante. La personne humaine, au niveau de sa « nature » comme de sa « culture », se transforme en permanence et cette mouvance n’est pas le produit de la seule « nature », ni celui de la seule culture mais de leurs rencontres. De plus, après chacune de ces rencontres, ni l’une ni l’autre ne se retrouve jamais identique à soi. Leur choc est, à la fois, à l’origine de leur propre transformation et de celle du monde. Une guerre naît de la rencontre de la « culture » (facteurs économiques, politiques,...) et de la « nature » (mentalité, habitus sociaux,...) des groupes concernés à un moment historiquement déterminé. Son issue révélera, à la fois, la transformation de la culture et de la « nature » initiales. La nouvelle situation présentera alors des groupes à la « nature acquise ». A la vie close, dominée et réglée par une « nature donnée », écrit L. Maison – 1964), se substitue, ici, l’existence ouverte, créatrice et ordonnatrice d’une « nature acquise ». La rencontre souvent conflictuelle de la « nature donnée » avec la culture où elle baigne la transforme pour faire apparaître une « nature acquise ». Cette transformation peut être soit le produit des processus physico-bio-sociaux, soit celui de l’action humaine. Dans ce dernier cas, elle prend le visage de la formation et de l’éducation par laquelle l’humanité tente de dessiner soi-même son profil à venir.
70Nature et culture, individu et groupe, universalité et particularité, moi et l’autre sont autant de systèmes dont les composants n’ont de sens que relativement l’un à l’autre et dont la rencontre conflictuelle est le moteur de l’évolution de l’un comme de l’autre. Chacun d’eux n’est qu’un possible dont la réalisation réclame la rencontre avec le (ou les) composant (s) complémentaire (s). La nature – y compris la nature biologique – ne fait pas, comme le prétend l’idéologie nazie, le substrat exclusif de l’humanité ; elle n’est qu’un de ses facteurs. On peut en dire autant de la culture relativement à la nature. Le groupe est révélateur – et non créateur – de l’individu, tout comme ce dernier est le passage nécessaire de l’expression du groupe. La réalité humaine, à quelque niveau qu’on l’appréhende, s’avère un système aux composants à la fois antagonistes et complémentaires. Elle ne connaît pas de phénomènes isolés. Il n’est pas soutenable, compte tenu des recherches contemporaines en sciences de l’homme, de ne voir la cause des comportements humains qu’au niveau biologique, ou psychologique, ou mental, ou social, ou culturel, etc. Cette cause est, tout à la fois, d’ordre biologique et psychologique, et mental, et social, et culturel, etc. Au plan épistémologique, c’est là l’erreur essentielle commise par l’idéologie nationale-socialiste.
71Enfin, face aux idéologies recommandant, au plan de la formation, de faciliter la manifestation si explosive soit-elle de la « nature biologique » de l’individu, de ses pulsions, de ses désirs vécus dans leur diversité parfois contradictoire, le philosophe Alain s’interroge sur ce que l’on peut faire, alors, de cette explosion. Vivre toute sa vie. Développer toutes les puissances que l’on sent en soi-même. Beau programme, écrit-il dans ses Propos rédigés entre 1906 et 1936, Difficile programme... Mais que faire maintenant de ta liberté ?... J’aperçois un peuple de désirs et de passions qu’il va falloir gouverner... Il faut de l’ordre à l’intérieur de moi. Il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme et non un fou aux cent visages. Cette remarque d’Alain a, ici, une portée à la fois philosophique et psychologique. La vie, nous l’avons perçu, est, essentiellement, diversité. La bio-affectivité dont l’idéologie nazie veut faire le moteur premier de nos comportements, est porteuse de conflits internes ; la personne s’en trouve alors écartelée. Dans ce cas, la personne ainsi dispersée ne devient-elle pas ce fou aux cent visages livré à des forces dont la coordination lui échappe ? La formation nazie semble parvenir, sur ce point, à la négation de son objectif initial, à savoir celle d’un individu non seulement physiquement robuste mais encore volontaire et capable d’une décision personnelle cohérente. L’individu que risque de former le naturalisme raciste est plutôt un être soumis à des forces, à la fois, intérieures à sa personne et, – surtout, peut-être – extérieures que son propre désordre intérieur l’incite – ou le contraint – à suivre docilement (chef, führer, etc.). Dans cette optique, on pourrait percevoir dans l’idéologie nationale-socialiste le cheminement d’une certaine logique négatrice de l’autonomie de la personne à savoir de ses possibilités d’intervention dans le déroulement de sa propre existence. L’être ainsi formé est le produit passif d’une action à laquelle il se soumet docilement. Ce faisant, l’idéologie nazie fait montre d’une rigueur interne : ses objectifs initiaux de soumission totale de l’individu au groupe débouchent non sur une éducation mais sur un dressage porteur de soumission et d’aliénation de soi.
72On pourrait, enfin, compléter la remarque d’Alain en rappelant que les pulsions bio-affectives provoquent non seulement une hétérogénéité au sein même de la personne, mais entre la personne et les autres. Mes passions, mes affinités, mes désirs ne sont pas nécessairement identiques à ceux ou celles de l’autre. On peut se demander, alors, quelle attitude adopter en cas d’incompatibilité entre individus aux pulsions opposées. Les textes nazis, toujours cohérents avec eux-mêmes à partir de présupposés discutables scientifiquement et dangereux moralement, en prévoient l’éventualité : dans ce cas, c’est le chef qui décide – nous y reviendrons –. La logique nazie mène, une fois de plus, à la négation de l’autonomie personnelle des exécutants. Seul l’Ubermensch peut y prétendre. De plus, elle s’avère, ici, l’illustration de l’anti-rationalisme le plus affirmé : face à un problème humain, la solution ne passe pas par l’échange, la discussion fondée sur le bon sens et l’expérience, mais par une décision intervenant comme rupture du dialogue, du raisonnement et émanant d’un individu vécu comme supérieur aux autres.
73La formation nazie nous paraît ainsi faillir plus au niveau de ses présupposés qu’à celui de son argumentation et de sa logique interne. C’est au niveau de leur caractère erroné, que l’on doit expliquer la négation de la personne à laquelle aboutissent leurs conclusions.
Examen critique du nationalisme nazi
74Nous avons aperçu, plus haut, que la finalité de la formation nazie réside en l’obéissance à une « nature » définie comme substrat socio-biologique de la race. Celle-ci est d’essence, d’une part, biologique, d’autre part groupale puisqu’elle caractérise non pas chaque individu particulier, mais le groupe où il est intégré, son Volk. Chaque nation a, en propre, ses caractères sociobiologiques. La « nature » individuelle de chacun de ses membres n’en est que la manifestation individuelle. Ainsi, à côté du substrat biologique racial, la nation qui en est l’expression porteuse est un concept fondamental de l’idéologie nazie. Nous nous proposons de montrer, à l’instar du biologisme, que le nationalisme nazi n’est, à cet endroit non plus, ni novateur ni soucieux de fonder ses conclusions sur des bases scientifiques éprouvées.
La revendication de la spécificité nationale. Les précédents
L’enfermement dans le groupe national
75On peut situer les origines du nationalisme nazi au XIXe siècle européen, en cette période de construction des grandes unités nationales unificatrices des régionalismes locaux fragilisés par l’évolution des sciences et des techniques et la progression des échanges internationaux. Même si, à cette époque, concernant particulièrement l’Allemagne, ce mouvement naissant est plus constructeur d’unité intérieure qu’agressif vis à vis des autres nations, sa revendication d’une spécificité nationale se fait très présente.
76Cette époque a, elle-même, ses précurseurs. Déjà, au XVIIIe siècle, en Allemagne, J.-G. Herder (1774) expose une philosophie de l’histoire où il présente les événements comme déterminés par des facteurs extérieurs – comme les climats – mais aussi par des facteurs intérieurs tels que le caractère national du peuple concerné, précise-t-il. Pour lui, chaque nation s’inscrit dans un monde dont l’agencement est voulu par Dieu ; en conséquence, elle possède un destin propre, facteur essentiel de son histoire. Toujours au XVIIIe siècle, dans le cadre d’un nationalisme déjà plus agressif, Fichte (1807) demande à la formation des personnes d’être le moteur d’une résurrection de la nation allemande en suscitant une Tatbereitschaft, une « promptitude à agir » qui fait l’âme du peuple. Si Kant, de son côté (1784), affirme l’universalité de la civilisation, il reconnaît parallèlement l’importance de la culture qui, elle, exprime une certaine fierté attachée à la nation particulière dont elle forge ainsi l’identité.
77Au XIXe siècle européen, le mouvement se poursuit et se renforce même.. On connaît, à ce sujet, les prises de position de Hegel (1837) pour qui existe une vieille intériorité du peuple allemand qui le fait différent des autres peuples. P.-A. de Lagarde (1873 et 1878) réclame avec insistance que soit instaurée une « religion nationale » spécifique de la culture germanique. Contre certaines idées démocratiques qu’il juge envahissantes, E.-M. Arndt (1940) ne voit qu’un rempart efficace : le renforcement de l’unité de la nation. A la fin du XIXe siècle paraît même, toujours en Allemagne, une revue, la Zeitschrift für Völkerpsychologie und Spachwissenschaft (Ethnologie et psychologie des peuples). Cette revue, créée par M. Lazarus (1824-1903) et son beau-frère H. Steinthal (1823-1899), y est diffusée de 1860 à 1886 et se penche, comme l’indique son titre, sur les spécificités ethnologiques et psychologiques des peuples, soulignant leur particularisme et préparant, d’une certaine façon, les orientations nationalistes ultérieures15. En France, à la même époque, c’est, essentiellement, J. de Maistre qui part en guerre contre la philosophie politique de Rousseau en niant toute possibilité d’un contrat social capable d’unir tous les hommes entre eux. Chaque peuple, écrit-il, a son génie particulier. Le contrat social qui se voudrait valable pour tous, rencontre dans ce particularisme un obstacle incontournable. Ainsi, le gouvernement d’un pays ne doit ni ne peut être mis en place au nom de certaines valeurs universelles, mais au nom du génie propre au peuple concerné. Le contrat social, dans sa perspective universaliste, est une utopie. L’universalité est un leurre. Il n’est que des particularismes nationaux. Quand on demande absolument quel est le meilleur gouvernement, écrit de Maistre (1815), on fait une question insoluble autant qu’indéterminée ; ou, si l’on veut, elle a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples. De ces principes incontestables naît une conséquence qui ne l’est pas moins : c’est que le contrat social est une chimère.
78La fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle marquent une accentuation de ces orientations nationalistes en Europe. Le début du XXe siècle, est une « ère aryenne », écrit P. Nora (1981 – pp. 161-162), époque du darwinisme social et de la découverte de l’inconscient, de la psychologie sociale de Le Bon..., du racisme tainien et gobinien, des théorisations scientifiques de Vacher de Lapouge. Pour ce dernier, en effet, tout groupe humain possède deux facettes : l’une, biologique, regroupe l’ensemble des caractères qui la constituent comme race ; l’autre, culturelle, concerne sa nationalité et sa langue et la constitue comme ethnie. Nous sommes, désormais, avec Vacher de Lapouge, très proches des affirmations racistes des idéologues nazis de l’époque hitlérienne.
79En France, M. Barrès est l’une des figures qui ont le plus soutenu l’idéologie annonciatrice du nationalisme nazi. Sa pensée gravite autour de trois thèmes : la référence au passé, la dialectique du Moi et l’éthique de la connaissance. La référence permanente de la personne, estime Barrès (1913), se situe dans son passé, au niveau, dit-il, de la Terre et des Morts de sa nation. Dans le relativisme naissant des valeurs, il s’accroche à cette bouée que constitue, pour lui, le passé de la nation, son sol et ses gens. Le nationaliste est un Français, écrit-il (1902), qui a pris conscience du déterminisme de la Terre et des Morts et l’assume dans son action. La seconde permanence de la pensée barrésienne concerne la personne. Il considère, sous l’influence, sur ce point, de Hegel, que le moi individuel est la négation du moi absolu universel vers lequel il se projette. La médiation qui lui permet d’y parvenir est le moi national, la personne ancrée dans le creuset de « sa terre et ses morts » commun à tous les membres du groupe. C’est la nation qui donne son sens à la personne. J’ai besoin, écrit-il (1902), qu’on garde à mon arbre la culture qui lui permet de me porter si haut, moi, faible petite feuille. Enfin, la troisième permanence de la pensée barrésienne porte sur l’éthique de la connaissance. Barrès récuse avec force toute forme de rationalisme. Pour lui, la vérité est purement intuitive. L’intelligence n’est rien une fois détachée de la culture, de la langue, de la façon de sentir, du comportement global et confus de celui qui pense. Et ce comportement, fondement de la pensée, est, par delà la superficialité des gens et des choses, inséré profondément dans la terre et les morts de la nation : nous pensons à travers nos traces nationales. Notre action présente ne fait qu’exprimer notre passé collectif.
80Dans ce sillon où se glissera l’idéologie nazie du milieu du XXe siècle, on ne peut oublier les analyses de Ch. Maurras qui brandit, dit-il dans un ouvrage écrit entre 1900 et 1909, son nationalisme intégral. Celui-ci repose sur deux exigences : réaliser le bien politique maximum d’une nation donnée et définir la nation comme un ensemble d’hommes vivants en famille dans un espace défini. La norme du comportement de chaque individu est l’intérêt de la nation où il est intégré. Le Mein Kampf d’A. Hitler, une vingtaine d’années plus tard, ne dira pas autre chose.
81L’idée nationaliste voire raciste pénètre jusque dans les milieux scientifiques. Un article de P. Thuillier (1987) nous apprend que le physicien et historien français des sciences, P. Duhem (1861-1916), signe, au début du XXe siècle, un article sous le titre de Quelques réflexions sur la science allemande où il affirme qu’il est possible de découvrir les marques propres aux doctrines de Mathématique ou de Physique fabriquées en Allemagne. Il y ajoute la formule latine suivante : Scientia germanica ancilla scientiae gallicae (la science allemande est la servante de la science française). Les caractéristiques « raciales » d’un groupe transparaîtraient, donc, jusque dans les modalités de sa recherche scientifique !
82Enfin, toujours en France, Drieu La Rochelle, dans un texte écrit en 1928 et republié en 1978, manifeste une conception particulière du nationalisme. Certes, pour lui, le référentiel du comportement humain se situe non au niveau individuel mais à celui de la nation. Mais cette « nation » pour lui, n’est ni la France, ni l’Allemagne mais l’Europe. L’hégémonie qu’il appelle de ses vœux est une hégémonie européenne. C’est l’homme européen qui est appelé à dominer le monde. Nous touchons, ici, du doigt l’un des points de critique importants du nationalisme : celui-ci n’est-il pas source inévitable de conflits lorsque les groupes nationaux revendiquent, chacun, sa propre hégémonie ? Nous y reviendrons.
La primauté du groupe national sur l’individu
83La primauté du groupe sur l’individu impliquée par l’idéologie nazie semble découler de ses présupposés mêmes et, en particulier, de l’idée selon laquelle chaque individu n’est que le porteur parcellaire du sang de la race entière. En conséquence, les valeurs du Volk, du peuple, de la nation étant les seules références de la pensée et du comportement, l’individu doit nécessairement s’y soumettre comme à un modèle incontournable. L’objectif à atteindre – au plan politique comme à celui de la formation – est la cohésion et la force du groupe et non la libre expression de l’individu qui n’en est que l’outil d’expression.
84Cette approche de la relation individu-groupe n’est pas une novation des idéologues nazis de l’Allemagne hitlérienne. L’idée de la primauté du groupe est fréquemment reprise au sein de la pensée socio-politique occidentale. Elle présente, pourtant, deux aspects dont la différence est fondamentale. Pour les uns, l’espace d’intégration a une dimension universelle : l’individu doit s’intégrer au sein de l’humanité globale. Pour les autres, il est parcellaire : l’individu s’intègre au sein d’un espace déterminé de cette humanité (famille, équipe, classe, lieu de travail, ville, région, nation, etc.). Des auteurs comme Rousseau ou Comte préconisent un espace universel d’intégration. Aristote, de son côté, souhaite un espace parcellaire d’intégration à dimension étatique. C’est l’État de chaque nation qui le fournit. La pensée nazie – et pré-nazie – relève, elle, d’un même type d’espace parcellaire d’intégration mais, chez elle, l’État considéré est à dimension sociobiologique. C’est un groupe caractérisé par un substrat biologique déterminé.
85Dans l’antiquité, Aristote affirme, en effet, que l’individu n’est rien sans l’État considéré comme un tout au sens large du terme. Dans l’ordre de la nature, écrit-il dans sa Politique, l’État est avant la famille et avant chaque individu car le tout doit nécessairement être avant la partie... Si chaque individu isolé ne peut se suffire à lui-même, il en sera ainsi pour les autres parties à l’égard du tout. Plus près de nous, on sait que Rousseau16, sans pour autant ignorer la dimension individuelle de l’homme, l’intègre dans la Cité démocratique gérée par la volonté générale. Au XIXe siècle, Auguste Comte voue un véritable culte à l’humanité globale par delà l’homme individuel dont il réduit la dimension au point, parfois, d’en faire une ombre. L’esprit positif, écrit-il (1844), est directement social... Pour lui, l’homme proprement dit n’existe pas, il ne peut exister que l’humanité puisque tout notre développement est dû à la société, sous quelque rapport qu’on l’envisage... Ne pouvant plus se prolonger que par l’espèce, l’individu sera ainsi entraîné à s’y incorporer le plus complètement possible... Il n’y a pas seulement, chez Comte, amplification du social, mais encore réduction-néantisation de l’individu qui s’incorpore dans le groupe, dont le corps réel n’est autre que celui de l’humanité.
86Le XIXe siècle européen systématise la revendication par l’individu d’un espace parcellaire d’intégration. Pour Hegel (1837 et 1821), le processus social obéit une loi structurelle où la famille, en un premier temps, est la préfiguration concrète et vivante de l’esprit du peuple entrant, en un second temps, en relation avec sa négation, le monde de la religion comme monde supra-individuel, opposition qui trouve, en un troisième temps, sa synthèse dans le droit positif étatique. La dimension vivante de l’existence individuelle au niveau de la famille ne peut retrouver ses liens avec le droit étatique que par la médiation de la religion vécue qui, comme communauté spirituelle, peut marier la particularité de l’individu et l’universalité divine concrétisée dans l’État. Le cheminement personnel reprend la structure de la triade hégélienne : de la personne à l’État par le prêtre. Hegel ajoute que, la religion, comme médiatrice entre l’individuel et l’étatique, est nécessairement supra-individuelle, ce qui revient à dire que, sitôt sortie de son stade initial familial, la personne est – et doit être – soumise aux structures religieuses s’exprimant au niveau de l’État.
87Toujours au XIXe siècle européen, K. Marx, cet « hégélien de gauche », rappelle que l’individu réel doit être, pour être compris, considéré dans son groupe social propre, sa classe d’appartenance. L’individu isolé est, dit-il, une création de l’idéologie bourgeoise. L’homme… est non seulement un animal social, écrit-il (1859), mais un animal qui ne peut s’individualiser que dans la société. L’idée d’une production réalisée par un individu isolé, vivant en dehors de la société... n’est pas moins absurde que l’idée d’un développement du langage sans qu’il y ait des individus vivant et parlant ensemble.
88Dans une perspective idéologique différente, ce type de relation soumettant l’individu au groupe est, à la fin du XIXe siècle, reprise, en France, par G. Le Bon dans un ouvrage qui – il est important de le souligner – connaît un grand succès de librairie : La psychologie des foules, rédigé en 1896. Il y écrit : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu’ils sont transformés en foule les dote d’une sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément... Pour Le Bon, l’individu est le fétu passif du groupe. Le succès de l’ouvrage révèle que les mentalités du début du XXe siècle sont prêtes à recevoir l’idée de la soumission de chacun au groupe, idée centrale de l’idéologie nazie dont l’avènement n’est plus lointaine.
89A peu près à la même époque, en 1899, paraît, en France, l’ouvrage de Vacher de la Pouge, « L’Aryen, son rôle social », où la psychologie individuelle est présentée comme une simple composante de la psychologie collective. Ce qui pense et agit en lui, – l’individu – écrit-il, c’est l’innombrable légion des aïeux couchés sous terre, c’est tout ce qui a senti, pensé, voulu dans la lignée infinie... qui rattache l’individu au travers de millions d’années et par des milliards innombrables d’ancêtres, aux premiers grumeaux de matière vivante.
90Chez M. Barrès comme chez Vacher de la Pouge, est posée, en principe, la même subordination du Moi individuel au Moi national pétri du passé du groupe. L’ouvrage de Barrès « Scènes et doctrines du nationalisme » qui, nous l’avons noté plus haut, se fait l’écho de cet attachement au passé de la Terre et des Morts, a été rédigé en 1902. Vacher de la Pouge a rédigé son ouvrage « L’Aryen, son rôle social » en 1899. Le contexte socio-politique est le même. La même inspiration les anime. La primauté de la nation, pour l’un comme pour l’autre, est la norme de tout comportement humain. Le sort de l’individu, dans ce cadre, n’est qu’un épiphénomène. Il ne peut survivre que si survit sa nation. Au plan biologique, Vacher de la Pouge reconnaît la transmission, d’une espèce à l’autre, des génotypes mais la récuse concernant les caractères acquis au niveau du phénotype individuel. L’individu, écrit-il (1888) n’est qu’une tige poussée sur le rhizome invisible de l’espèce. Dans une dialectique qui se voudrait hégélienne, Barrès, de son côté, estime qu’entre le moi strictement individuel sans perspective, fermé sur lui-même, et le moi absolu universel, cette humanité infinie hors de portée du vécu, il y a place pour le moi national. Entre le vécu personnel du paysan berrichon ou du pêcheur breton, stérile dans son étroitesse personnelle, et son appréhension difficile de soi comme être humain universel, s’interpose son sentiment d’appartenance à la nation française qui lui apporte le cadre et les mobiles de son action. La nation, écrit, en ce sens, Barrès (1887) est la source du dynamisme et de la raison d’exister de l’individu17. En fait, écrit-il ailleurs (1902), l’individu ne fait que reprendre, protéger, augmenter cette énergie qui nous vient de nos ancêtres.
91L’intégration fusionnelle revendiquée par l’idéologie nationale-socialiste n’est donc pas neuve sous le IIIe Reich allemand. Elle est « dans l’air du temps ». La pensée nazie va, après d’autres, préciser l’aboutissement de l’intégration individuelle : l’individu doit s’intégrer non à l’humanité universelle mais, parcellairement, à son Volk propre comme groupe sociobiologiquement défini.
Les failles du nationalisme nazi
Le völkisch, une notion infondée
92Au plan sociologique, l’expression nazie de l’idéologie nationaliste18, présente des failles importantes d’une part, au plan de sa notion de groupe national biologiquement déterminé (völkisch), d’autre part, dans sa prétention à lui attribuer des caractères spécifiques définitifs.
93Nous avons abordé, plus haut, la critique de la notion de völkisch au plan biologique. Il s’agit, à présent, d’en élaborer la critique sociologique. Pour les idéologues nazis le völkisch, comme complexe sociobiologique, est le caractère prépondérant explicatif d’une culture. Ce faisant, ils méconnaissent l’extrême difficulté à déterminer la primauté d’un caractère social, quel qu’il soit, sur un autre lors de l’analyse d’une réalité sociale globale. D’une part, les composantes d’une culture ne sont jamais indépendantes les unes des autres, d’autre part, le choix de l’une d’entre elles comme cause motrice prépondérante relève toujours d’une prise de position idéologique préalable et non d’une observation des faits.
94Il est vain, actuellement, de vouloir expliquer une culture à partir des seuls facteurs économiques, ou des seuls facteurs géographiques, ou des seuls facteurs psychosociologiques, ou des seuls facteurs biologiques, etc. Une culture est un système dont toutes les composantes interagissent de façon permanente. C’est l’appréhension systémique de l’ensemble de ces composantes que tente l’anthropologie contemporaine. Déjà, à la fin du siècle dernier, E.-B. Tylor (1871) définit la culture comme un ensemble de faits comportant savoir, croyance, art, morale, loi, coutume et toutes autres habiletés et usages acquis par l’homme comme membre d’une société. En s’appuyant sur cette définition, il estime que l’humanité comporte plus de 8 000 cultures et sous-cultures environ ! Des travaux ultérieurs viennent confirmer, sinon le chiffre avancé par Tylor, du moins l’immense diversité des cultures humaines. La stricte définition nationaliste d’une culture nationale ne peut, dans ces conditions, que présenter des difficultés décisives.
95Notre seconde remarque porte sur la possibilité de définition et d’existence d’un groupe humain fermé, nettement distinct des autres groupes, tel que les théoriciens nazis voient la nation allemande, le volk. Durkheim et Mauss (1903) montrent avec pertinence que les attitudes « sociocentristes » caractérisent les peuples archaïques qui limitent leur vision du monde à leur seul groupe, leur seul village, leur seule communauté linguistique dont ils font le « centre du monde » et leur unique critère d’appréciation des choses et des gens. Comme sociocentrisme, le nationalisme nazi peut, en ce sens, être considéré comme une régression historique : il endosse le comportement de populations que notre fin de XXe siècle ne connaît pratiquement plus.
96Le nationalisme nazi, en revendiquant la primauté du seul groupe allemand-germanique, non seulement l’isole, mais encore l’oppose aux autres groupes humains jugés inférieurs à lui, nous y reviendrons. On sait qu’un tel isolement, aux plans économique, politique et culturel est suicidaire pour le groupe isolé dont l’histoire révèle qu’il est, le plus souvent, condamné à la disparition. Rappelons, ici, les analyses de Cl. Lévi-Strauss (1949) pour qui tout groupe humain, pour bénéficier d’une certaine pérennité, est amené à respecter certaines règles d’échanges et de dons réciproques avec d’autres groupes dans le cadre de structures sophistiquées et de formes de communication sans lesquelles il disparaîtrait. L’autarcie, à tous les niveaux de la vie sociale, est synonyme de mort du groupe.
97Cette nécessaire collaboration voire solidarité objective entre les groupes humains s’inscrit dans une longue tradition de penseurs de notre culture occidentale. On connaît la sagesse de Montaigne qui laisse apparaître son sens de la relativité des choses et des hommes en fustigeant déjà ce dont notre époque prend conscience sous le nom d’ethnocentrisme, ce mode d’appréhension du monde global à travers son prisme culturel personnel. J’ai honte, écrit-il entre 1580 et 1592, de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs ; ils leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure ; les voilà à se rallier et à recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient...
98Rousseau fait écho à Montaigne par d’autres voies. En un temps où le terme de « patrie » résonne déjà d’échos révolutionnaires, il en aperçoit les perversions possibles s’il devait se fermer sur soi. Faire un absolu du patriotisme initialement le plus ouvert ouvre la voie au nationalisme le plus borné. L’attachement exclusif à soi – individu et/ou groupe – entraîne le rejet de l’autre. Et Rousseau nous en avertit lorsqu’il constate (1762 – I – 1) que tout patriote est dur aux étrangers.
99Chez Alain, même critique de l’enfermement que suppose le patriotisme excessif parce que fermé sur soi. Son processus a pour aboutissement le nationalisme voire le fanatisme. La patrie, écrit-il (1953 – pp. 160-161), ne mène pas à l’humanité ; elle absorbe les peuples en elle, elle ne va pas à eux. La patrie s’achève par l’impérialisme. Cet orgueilleux sentiment est relevé par le courage et par l’admiration. C’est par là qu’il permet et glorifie toute colère, toute haine, toute cruauté. La sagesse est d’accorder à la patrie ce qu’on lui doit strictement, sans se livrer jamais à cet amour fanatique qui écrase tous les autres sentiments. Ce que Alain récuse dans le patriotisme nationaliste nazi c’est l’affirmation exclusive de soi comme volk aryen, c’est la négation destructrice de l’autre, le monde non aryen. L’affirmation de soi, au plan personnel comme au plan social, n’a de sens humain que si elle évite cette négation, si elle pose la possibilité de coexistence d’identités différentes. C’est cette coexistence que nie l’idéologie nazie qui, minorant ou anéantissant les autres groupes, se condamne à s’enfermer sur soi-même, promouvant un « esprit de corps » stérile et prétentieux. L’« esprit de corps », écrit, à ce sujet, M. Ostrogorski (1979 – p. 175), est cette forme de solidarité qui unit en excluant, qui a pour ciment moins l’affection mutuelle que le mépris ou la haine des autres...
100Le nationalisme nazi réclame la fermeture sur soi de la « nation », du Volk. De plus, ses caractéristiques sont vécues comme figées dans le temps, cristallisées dans le cadre d’un destin inexorable. Le Volk germanique est doté des attributs d’une race supérieure, parce que cette situation est inscrite de façon indélébile donc définitive dans son destin sociobiologique. Nous y reviendrons. Constatons, pour l’heure, que cette fixation des phénomènes humains est largement démentie par les faits. Nuls travaux sérieux ne mettent en relief l’existence d’une essence définitive de l’humanité ni d’aucun des groupes qui la composent. Ainsi, toute idéologie affirmant la non-évolutivité des attributs du groupe – supériorité ou infériorité – est, à la fois, fausse et dangereuse. Elle est infirmée par les faits, d’une part, et, d’autre part, provoque un esprit de corps, un « esprit de caste » comme le rappelle C. Bouglé. Répulsion, hiérarchie, spécialisation héréditaire, écrit-il (1908 – p. 4), l’esprit de caste réunit ces trois tendances... Nous dirons qu’une société est soumise à ce régime si elle est divisée en un grand nombre de groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés et mutuellement ordonnés, si elle ne tolère, en principe, ni parvenus, ni métis, ni transfuges de la profession, si elle s’oppose à la fois aux mélanges de sangs, aux conquêtes de rangs et aux changements de métiers... Mieux encore, une telle société fermée et figée se prive, à plus ou moins longue échéance, de ses facteurs d’évolution possible. Nous reviendrons longuement sur ce point.
101Aux plans épistémologique et philosophique, le nationalisme nazi appelle quatre critiques :
Comme naturalisme, il fait, rappelons-le, d’un être un devoir-être, d’un groupe humain particulier, la nonne d’appréciation de l’humanité totale.
Il réclame l’existence de l’autre différent de soi tout en en faisant l’objet de sa vindicte.
Il fige au niveau d’un concept infondé (celui de race) le choix de l’espace d’intégration des individus et des groupes humains.
Il présente des contradictions qui l’auto-détruisent.
Une culture se définit comme une communauté, entre les membres d’un groupe humain, de techniques de réaction à l’environnement, de rites comportementaux, de mythes structurant les modes de pensée, enfin de langue comme l’un des moyens de communiquer. Ces différents contenus culturels se définissent comme des constats et non comme des valeurs relativement auxquelles devraient être appréciées les autres cultures. La valeur d’une culture ne peut se fonder sur les normes d’une autre culture19 mais sur une « méta-culture » qui les transcende toutes et que, depuis le XIXe siècle, on se plaît, parfois indûment, à dénommer « civilisation ». Ce terme, en effet, est porteur d’une appréciation valorisante. Un homme « civilisé » n’est pas seulement celui qui est intégré dans un groupe culturellement déterminé, il est, de plus, porteur de vertus que ne possèdent pas les groupes « non-civilisés », ceux qui procèdent d’autres normes culturelles, les « sauvages » et autres « barbares ». Une culture, dans notre contexte actuel, est donc, généralement, appréciée relativement à la « civilisation » vécue comme « méta-culture ». Pourtant, cette civilisation a-t-elle valeur de norme ? N’est-elle pas, souvent, non une « méta-culture » transcendantale extérieure aux cultures en place, mais la culture matériellement – à savoir économiquement et politiquement – prépondérante du moment ? On voit ainsi tout ce que peut avoir d’arbitraire le choix d’une « civilisation » comme norme de nos jugements et de nos comportements. De nos jours, par exemple, et essentiellement dans nos contrées, il est fréquent que ce terme ne fasse que couvrir l’affirmation sous-tendue de la supériorité occidentale sur les autres cultures. Ce concept, écrit, à ce sujet, N. Elias (1975), exprime la conscience de soi de l’Occident... Il résume tout ce en quoi la société occidentale des deux ou trois derniers siècles se sent supérieure aux sociétés qui l’ont précédée ou aux sociétés contemporaines plus primitives20. Par ce terme, la société occidentale cherche à décrire ce qui constitue son caractère propre et ce dont elle est fière : le niveau de sa technique, la nature de ses mœurs, de sa conception du monde et bien davantage.
102Le nationalisme nazi n’échappe pas à cette critique. Il fait de la culture völkisch allemande et, plus largement, germanique, le creuset et la norme des comportements humains, la « civilisation » de l’avenir. De quel droit ? De quelle transcendance se prévaut-elle ? La réponse à cette question ne se situe pas au niveau de la réflexion scientifique, épistémologique ou logique mais à celui de la force : la culture völkisch allemande, selon ses théoriciens, si elle parvient, comme c’en est le destin, à imposer sa prédominance, est la norme obligée des autres cultures. Elle est une idéologie dont l’« argumentaire » final se situe au niveau de l’efficacité conquise par la supériorité physique et matérielle et non en raison d’un droit impliquant le respect de ce qui n’est pas elle-même. Le primat de la loi sur la force sous-tendu par le Décalogue biblique et fondateur des démocraties modernes trouve sa négation absolue dans le nazisme.
Le nationalisme raciste préconisé par le nazisme se fonde, par ailleurs, sur une conception ambiguë de l’autre, de l’étranger, de celui qui est différent de moi. Son approche, sur ce point, appelle deux remarques.
103D’une part, l’idéologie nazie s’enferme dans une contradiction quant à la problématique de la différence : d’une part, elle souligne et accentue la différence entre la race « dominante » – en l’occurrence la race aryenne germanique – et les autres races, d’autre part, elle minimise au point de l’annihiler la différence entre les individus d’une même race. Nous avons vu plus haut, que, pour elle, les divergences économiques, politiques et culturelles entre eux ne sont qu’épiphénomènes aléatoires. Par contre, leur communauté de sang est essentielle. Il n’existe aucune différence entre les individus d’une même race au niveau de ce qu’il y a d’essentiel en eux, leur sang. La différence, soulignée au plan groupal, est niée au plan de l’individu.
104Par ailleurs, le nazisme, écrit G. Huber21, est hanté par la croyance en la disparition possible de la différence ontologique humaine... La question n’est plus qu’il puisse un jour ne plus y avoir quoi que ce soit d’existant (le rien leibnizien), mais qu’il puisse n’y avoir plus que de l’identique. L’hallucination ne porte pas sur le néant, mais sur le même. Cette remarque mérite d’être prise en considération. La race aryenne en laquelle se reconnaissent les nazis présente, entre autres ambiguïtés, celle d’avoir besoin, pour que survive l’espèce humaine, de l’autre, différent d’elle, auquel, pourtant, elle s’oppose en en revendiquant l’infériorité et la soumission. Si, en effet, toute différence entre les hommes disparaît, chacun d’eux serait porteur d’une égale valeur, uniforme pour tous. Ainsi, tout – choses et gens – se vaudrait. Nous vivrions dans un univers nihiliste où, toutes choses étant équivalentes, aucune ne vaudrait plus que l’autre. Mais, si tout se vaut, rien ne vaut... Mieux encore, l’homme, créateur de valeurs, disparaît. La conservation de son être..., poursuit G. Huber (op. cit., p. 104), réclame le maintien de l’enjeu éthique qui définit l’obligation morale envers le fait qu’il doit y avoir de la différence...
Il faut donc qu’il y ait différence pour qu’il y ait valeur, partant, pour qu’il y ait homme créateur et porteur de valeur. L’histoire semble le confirmer. Chacun de ses moments uniformisant, unificateur ou, simplement fédérateur, chaque mouvement social se projetant vers un universel négateur des particularismes, a, le plus souvent, pour réaction, l’émergence de particularismes. En Europe en particulier, au XVIe siècle, l’absolutisme monarchique et déjà centralisateur favorise, au sein des différents pays, une particularisation provincialo-aristocratique. La République Une et Indivisible née de la Révolution française de 1789 et de sa vocation universaliste provoque, en France et ailleurs, une différenciation régionalo-corporatiste. Le projet d’État hégélien, universel et abstrait a pour réponse une différenciation de type socio-corporatiste. Enfin, l’internationalisme prolétarien marxiste provoque l’éveil réactionnel de nationalismes.
105Pourtant, si l’émergence des particularismes est, historiquement, incontournable comme réaction aux processus universalisant, quelle forme doit-elle revêtir ? Il semble que l’évolution de notre société occidentale suive un mouvement de balancier. Elle est partagée entre une aspiration à une dimension universelle de son existence en recherchant son intégration dans des « méga-groupes » sources d’uniformisation – la mondialisation de la vie économique, politique et culturelle de cette fin de XXe siècle en est une illustration – et un rejet de cette universalité par enfermement dans un « micro-groupe » ou même en l’individu lui-même. L’espace d’intégration de l’individu au groupe peut prendre pour objectif l’humanité entière comme l’a envisagé, il y a plusieurs décades, le « citoyen du monde » Gary Davies, ou un isolement de type anarchiste refusant toute intégration à quelque groupe que ce soit. Entre ces deux pôles, il est différents niveaux et types d’espaces d’intégration. Il est des intégrations de type géographique, intégration au lieu d’habitation, au quartier, à la ville, à la région, au pays (nation), au continent, voire à l’humanité totale. Il est, de plus, des intégrations de type professionnel et technique, intégration au métier, au corps de travail, à la technique environnante, etc. Il est, encore, des intégrations de type socio-culturel permettant l’adaptation de l’individu à un corpus social d’us et coutumes, de rites, de formes d’action groupales, etc. Enfin, il est des intégrations de type cognitivo-politique qui assurent l’adaptation de l’individu à une famille de pensée philosophique, politique, religieuse, artistique, etc. L’outrance de l’une de ces formes d’intégration – qui, le plus souvent, interagissent – donne lieu à des variances sociales connues. Les intégrations excessives au quartier, à la ville voire à la région sont à la base, parfois de rivalités entre groupes pour des raisons d’ordre économique, social, sportif, etc. Les intégrations excessives à la nation donnent lieu à des comportements nationalistes qui, nous en avons aperçu quelques illustrations, font de l’intérêt de la nation le critère de toute évaluation22. Toute outrance dans le choix d’un espace d’intégration se traduit en termes et en comportements xénophobes. La pensée et le comportement nazis n’échappent pas à ce constat.
106En effet, dans notre monde occidental actuel, personne ne nie la réalité des espaces d’intégration géographiques, professionnels, techniques, socioculturels et cognitivo-politiques. Mais force est de constater que l’espace racial d’intégration que la formation nazie se donne comme objectif ne relève d’aucune de ces catégories. Pour le nationalisme nazi, chaque individu a pour destin celui de sa race comme groupe sociobiologiquement déterminé (volk). Son intégration sociale revêt donc, nécessairement, l’aspect d’une soumission-fusion en elle. L’espace d’intégration, ici, n’est ni le quartier, ni la ville, ni la région, ni la nation (politiquement considérée), ni le monde, ni le métier, ni le milieu culturel, ni le milieu de pensée. Il ne s’agit pas, pour la personne, de s’adapter à l’urbanisme de son quartier ou de sa ville, au relief ou au climat de sa région, à la vie de sa nation, ni à l’état actuel du monde, ni encore aux exigences d’un métier, à la culture de son milieu ou à ses formes de pensée. Il s’agit, pour lui, de s’adapter à sa race comme entité sociobiologique. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que l’individu d’une race supérieure doit se soumettre aux données de sa race en devenant un chef ; l’individu d’une race inférieure, doit respecter la même règle en se soumettant aux ordres du premier.
107Pour les idéologues nazis, la race ainsi est le seul espace d’intégration concevable et acceptable. Or, nous avons aperçu que son concept est infondé au plan scientifique comme au plan logique. L’intégration à la race est un non-sens parce qu’il n’est point d’espace d’intégration raciale. Il semble ainsi que l’intégration raciale réclamée par l’idéologie nazie ne soit que le paravent derrière lequel se cache l’intégration de l’individu à une nation menée de main d’Ubermensch, fondée sur la suprématie d’un groupe politiquement – et non biologiquement – déterminé sur les autres composantes sociales.
Le nationalisme nazi donne lieu, par ailleurs, à des contradictions portées en germes par ses présupposés mêmes. Un texte du très nationaliste français Ch. Maurras dénonce avec virulence... le nationalisme allemand, révélant, par là, que les nationalistes du monde entier ne se donneront jamais la main ! Un nationaliste français est, en effet, amené à fustiger le nationalisme allemand jugé envahissant. Maurras écrit (1937) : D’après leur type bien connu, les volontés et les passions germaniques n’auront pas peur d’être ce qu’elles sont, les Allemands ne craindront pas de se satisfaire. Nous pouvons nous tenir pour exposés à subir des conditions pires que la mort. Fort de sa mission de Messie humain, ce peuple de Seigneurs, cette race de Maîtres, s’entraîne déjà à compter quelles légitimes violences devront être imposées... Le racisme hitlérien nous fera assister au règne tout puissant de sa Horde et, dernier gémissement de nos paisibles populations ahuries, il sera contesté que d’aussi révoltantes iniquités puissent être éclairées par notre soleil. Le nationalisme, comme attachement exclusif et passionnel aux seuls intérêts du groupe national, se heurte à lui-même lorsque deux groupes aux intérêts différents – deux nations – souhaitent en respecter l’idéologie au même moment de l’histoire. Il est alors condamné à s’autodétruire. La même affirmation exclusive de soi portée par deux forces différentes peut, ainsi, s’annihiler.
108Enfin, nous avons déjà aperçu que l’idéologie nazie prétend à une certaine scientificité et que la science qu’elle motive porterait ses marques propres. Cette scientificité est, elle-même, source de contradiction que signale P. Thuillier sous une forme très claire : D’un côté, écrit-il (1987), la « physique aryenne » était caractérisée par sa soumission aux données de l’observation et de l’expérimentation ; d’autre part, elle était censée incarner la tradition romantique selon laquelle la Nature fait l’objet d’une « intuition », d’une sorte de « vision spirituelle ». Selon les moments ou les besoins de leur argumentaire, on trouve dans les textes d’inspiration nazie soit l’appel à une rationalité de type scientiste, soit un rejet dédaigneux de l’intelligence rationnelle au profit d’une intuition proche d’une bio-affectivité mystique.
109Ainsi, l’idéologie nationaliste nazie ne peut prétendre à aucun caractère de novation ni à aucune vérité réellement fondée en raison ou/et en fait. Elle est un assemblage de notions et d’argumentaires dont le seul but est la justification d’un état de force.
L’impossible soumission totale de l’individu
110La soumission totale de l’individu au groupe est un objectif de l’idéologie nazie, non un constat scientifiquement établi comme certains de ses tenants le prétendent. Nous citerons, trois auteurs, parmi les plus notoires, qui ont abordé fondamentalement ce problème de la relation de la personne à son environnement humain, F. Tönnies, E. Durkheim et M. Weber. Pour chacun d’eux, chaque société fait un choix socio-politique du type de relation qui doit exister entre elle-même et les individus qui la composent.
111Pour F. Tonnies (1887) un groupe social revêt deux visages possibles. Il peut, d’une part, être une communauté (Gemeinschaft) où les pratiques sociales sont fondées sur l’adhésion spontanée, plus affective que réflexive, de l’individu aux nonnes groupales. La personne y est, généralement, minorée au point, parfois, de disparaître dans le moule collectif. Il peut être, d’autre part, une société (Gesellschaft) où ces pratiques sociales, pour se réaliser, réclament l’intervention des volontés individuelles. L’individu, ici, revendique une place, à la fois, grâce et face aux données groupales ambiantes. Au sein d’une communauté, le groupe se construit selon la coutume et la religion, normes à l’élaboration desquelles l’individu n’a pas ou peu de part. Au sein d’une société, le groupe s’organise autour de lois, voire d’un contrat social dont l’élaboration réclame la participation de chaque personne. Le point de vue de E. Durkheim (1893) ne contredit pas celui de Tonnies. Il distingue deux types de groupes : les groupes où règne une « solidarité mécanique » (proche de la Gemeinschaft) et ceux où les individus sont reliés par une « solidarité organique » (qui rappelle la Gesellschaft). Enfin, l’analyse sociale de M. Weber (1911) débouche, de même, sur deux types de groupes sociaux. Le premier se caractérise par la « communalisation » (Vergemeinschaft), le second par des activités « sociétaires » (Vergesellschaft).
112Le passage d’un type d’organisation groupale à un autre est, pour chacun de ces auteurs, l’effet naturel d’une évolution explicable à partir des moments de l’histoire et des lois sociologiques qui en régissent le processus. Pour E. Gellner, par exemple (1983) – et quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de ses autres points de vue – le nationalisme est comme le passage obligé menant du stade communautaire au stade sociétaire. Ce serait là une loi incontournable de l’évolution des groupes humains. La prédominance d’un état ou d’un autre est donc, ici, la résultante d’une situation socio-historique objective. Par contre, la revendication, par les idéologues nazis, d’un type communautaire négateur de l’individualité émane d’une décision humaine, du choix politique d’un groupe dirigeant auquel doivent se soumettre les autres groupes. Toutes les populations de notre monde contemporain se trouvent devant une alternative réclamant d’organiser le groupe selon deux objectifs possibles : le respect de la personne individuelle ou la cohésion du groupe. L’idéologie nazie prend la décision politique – et non scientifique – du primat absolu de la cohésion du groupe. Dans ce cadre, l’individu est condamné – par les hommes, non pas les faits – à être le fétu du groupe. C’est en ce sens que K. Deutsch (1953) définit le nationalisme comme une tentative d’identification totale de l’individu à sa nation, identification source d’extinction de toute expression personnelle.
113Rappelons, enfin, l’une des principales observations de la psychosociologie contemporaine qui peut nous apporter sur le problème des relations individu-groupe un éclairage décisif... en le récusant lui-même. Ce problème est, souvent, posé – et c’est le cas de l’idéologie nationale-socialiste – dans le cadre d’une logique binaire de l’exclusion où chaque terme de la relation individu-groupe est exclusif de l’autre. La structure sociale devrait assurer l’importance de l’individu OU celle du groupe, chacune des deux excluant l’autre. Il n’y aurait pas d’autre alternative que celle du choix entre sociocentrisme OU égocentrisme. Posé en de tels termes, la solution au problème se heurte à des difficultés insurmontables en raison de l’inévitable interpénétration de l’un et de l’autre. En conséquence, le OU de la relation binaire doit, une fois de plus, être remplacé par le ET d’une relation de type systémique. Dans ce cadre, en effet, individu et groupe sont les composantes d’un système au sein duquel les unissent et les opposent à la fois des complémentarités et des antagonismes. Chacun des deux existe et est ce qu’il est, à la fois, grâce à et en dépit de l’autre. L’exclusive opposition – comme l’exclusive assimilation – du groupe et de l’individu est un non sens à la fois logique et sociologique. C’est ce qui amène F. Morin, par exemple, à insister sur l’inséparabilité de la culture collective et de la culture individuelle. Chacune des deux, dit-il (1980), toute différente de l’autre soit-elle, a pour fonction de la rendre possible. Leur existence se fait, ainsi, toujours duelle : chacune d’elles n’est qu’une facette de la même réalité socio-culturelle. Le groupe qu’appelle de ses vœux l’idéologie nazie, exclusivement communautaire, donc négateur de la dimension individuelle de la réalité humaine, en occulte une facette importante. Sur ce point, le national-socialisme est, à la fois, erroné au plan socio-politique et récusable au plan moral comme négateur des libertés de la personne.
Une innéité source d’impuissance
114Il n’est nul besoin de rappeler l’affirmation, par la pensée occidentale, de l’innéité des données fondamentales de la personne humaine aux niveaux corporel, psychique ou/et mental. Cette position procède de la quête humaine, souvent angoissée, du principe de toute réalité, d’un point de départ stable des chaînes causales du monde et des chaînes de raisons de la pensée, en un mot, de la source fixe de l’écoulement perpétuel des choses. Il semble que notre esprit admet difficilement l’idée et, surtout, le vécu d’un infini rejetant commencement et fin de cet écoulement. L’homme est sécurisé dans le temps, non dans l’éternité. Les chaînes finies sont plus faciles à vivre que l’incessante transformation des êtres. Certes, cette idée d’infini est amplement analysée au plan conceptuel. Elle pénètre, par exemple, la métaphysique de B. Spinoza et les mathématiques de Leibniz. Mais son vécu n’en est pas facilité pour autant. L’existence vécue de l’origine et de l’aboutissement des choses est une exigence des mentalités de notre civilisation. C’est dans le cadre de cette mentalité qu’il faut replacer la problématique de l’innéité. L’explication de la mentalité et du comportement humains mène à des chaînes de causes et de raisons qui demeureraient infinies, donc insatisfaisantes, si, à un moment de leur déroulement, n’intervenait pas une origine fixe de leur processus.
115La position de l’idéologie nazie, à cet endroit, se module pourtant au risque de quelques contradictions. Comment, en effet, concilier le déterminisme étroit auquel chacun est soumis de par ses origines raciales, et le fait, écrit A. Hitler (MK – 428), que les vraies créations sont filles du mariage de la capacité et du savoir, des capacités innées et d’un savoir acquis ? Les capacités seraient-elles portées par le substrat sociobiologique de la race sans pourtant être omnipotentes ?
116Cette stricte détermination de la personne par un substrat sociobiologique inné est, de même, modulé par Hitler dans son Mein Kampf. Il est incontestable, y écrit-il, que les traits essentiels du caractère de chacun sont arrêtés d’avance : un égoïste l’est et le restera toujours, de même qu’un idéaliste sera toujours foncièrement idéaliste, mais, entre ces types extrêmes, se trouvent des millions d’exemplaires dont l’empreinte est floue et difficile à déchiffrer. Ainsi, il est nécessaire de distinguer le criminel né qui restera criminel, de celui qui ne révèle qu’une certaine propension à des actes criminels et qui peut devenir, par l’éducation, un membre utile de la communauté. Pour Hitler, la formation resterait possible concernant la masse des hommes ; elle demeure vaine pour les extrêmes : les êtres supérieurs, d’une part, qui n’en ont nul besoin et les sous-hommes que leur infériorité innée et définitive rend inéducables.
117Ce passage du Mein Kampf appelle quelques remarques :
On ne peut pas, en premier lieu, ne pas noter l’absence de rigueur scientifique de ses affirmations. Tout comme ces millions d’exemplaires, le texte nazi porte, ici, une empreinte floue et difficile à déchiffrer.
Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer la possibilité d’un criminel né. On sait qu’ont été récusées, au plan scientifique, les hypothèses génétiques du criminologue italien C. Lombroso pour qui il existerait quatre types de criminels : les criminels-nés caractérisés par des données génétiques donc innées, anatomiques, physiologiques et psychologiques, les criminels aliénés, les criminels d’occasion et les criminels passionnels. Jamais aucun « gène du crime » n’a été isolé ni aperçu.
En fait, le texte nazi, une fois de plus, nie, ici, la notion fondamentale, en éducation, de perfectibilité de la personne. Certains individus sont perfectibles, donc éducables, d’autres ne le seraient pas. Comment les distinguer ? Certes, nous avons eu l’occasion de montrer23 que la perfectibilité de l’éduqué est non une affirmation logiquement et expérimentalement fondée mais un présupposé nécessaire de l’éducation. Nous n’en faisons que le pari. Mais nous ne pouvons en faire l’économie parce que rien ne permet de poser, à un moment donné de son existence, l’inéducabilité d’une personne. L’idéologie nazie franchit pourtant ce pas, condamnant des individus à se priver des ouvertures possibles de l’éducation.
118En fait, le problème de l’innéité s’inscrit, lui aussi, dans celui des rapports de la « nature » et de la « culture » que nous avons abordé plus avant. On peut opposer aux thèses nazies, les observations de l’école culturaliste24 dont nous nous contenterons de dessiner, ici, les grandes orientations. Sans totalement nier l’apport de la culture, l’idéologie nazie accorde une place prépondérante à la « nature » innée de l’individu, entendons, celle de sa race dont il n’est qu’un spécimen. Rappelons les deux critiques possibles de ce point de vue : d’une part, la notion de race est infondée, d’une autre, rien n’autorise à affirmer le caractère définitif de la « nature ». La position de l’innéité, par la fixation définitive où elle enferme les fondements de la personne, jette, en effet, un regard prédictif sur l’avenir que ne permet aucun réflexion scientifique. L’épistémologie contemporaine inciterait plutôt à penser que l’évolution de l’homme s’explique à partir de la conjonction, parfois conflictuelle, de sa « culture » et de sa « nature ». Cette évolution n’est le seul fait ni de l’une, ni de l’autre, mais de leurs relations faites de complémentarités et d’antagonismes. Ainsi, la fixité de la « nature » s’exclut d’elle-même. La « nature » d’une personne est appelée à devenir autre en raison même de son insertion dans une culture à laquelle elle doit répondre. Une « nature » immuable serait une « nature » privée de tout environnement, notion inconcevable, s’il en est. A la notion de « nature innée », nous préférons, ainsi, celle de « données de la personne » : toute action, toute éducation, prend en compte, chez l’éduqué, ses « données » actuelles, corporelles, psychiques, relationnelles, mentales..., comme produits datés de la confrontation « nature-culture ». Ces données s’imposent, certes, mais ne peuvent être considérées comme définitives. Leur rencontre avec une culture différente – celle, peut-être, qu’elles auront participé à élaborer – en provoquera l’évolution. Niant ce processus, l’idéologie nazie reste, là encore, une idéologie de l’enfermement de l’homme dans les limites d’un substrat sociobiologique qui se veut geôle définitive de l’éduqué. Cette immuabilité de la « nature » est contradictoire de la perfectibilité de l’éduqué sans laquelle il n’est pas d’éducation. En ce sens, l’expression d’« éducation nazie » est contradictoire puisqu’il ne peut y avoir d’éducation que du perfectible.
Notes de bas de page
1 Aristote a vécu entre 384 et 322 av. J.-C –.
2 Thomas d’Aquin – Cité par M. Mengal – in « Mots » – 1992.
3 P. Lucas – Cité par P. Mengal – in « Mots » – 1992 – p. 36.
4 Cité par B. Massin – 1990.
5 In « Mots » – 1992 – p. 37.
6 Cité par C. Guillaumin – in « Mots » – 1992 – p. 60.
7 In Olender – 1981 – p. 32.
8 In Olender – 1981 – p. 35.
9 In Olender – 1981 – p. 34.
10 In Olender – 1981 – p. 37.
11 In « Mots » – 1992 – p. 143.
12 In Olender – 1981.
13 In « Mots » – 1992 – p. 174.
14 In « Mots » – 1992 – pp. 25-26.
15 On peut rapprocher l’objet de cette revue des recherches de R.F. Benedict qui, en 1934, crée une sociologie psychologique et met ainsi en relief des « patterns », des « types », ensembles de traits caractérisant un groupe dont un attribut émerge par dessus ceux qui y distinguent les individus qui les composent. C’est ainsi qu’il en viendra, par exemple, à reprendre la typologie d’origine nietzschéenne distinguant les peuples apolliniens des peuples dionysiaques.
16 Dans son Projet de constitution pour la Corse (1765) et dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (1771).
17 Il est bon de noter, ici, les travaux de E. Sapir qui rédige, en 1921, un ouvrage réédité en 1953 sur le langage. Il y souligne l’importance de l’inconscient social comme facteur déterminant du comportement de l’individu affirmé, une fois de plus, comme objet soumis au groupe. De la même façon, on peut rappeler ce texte de S. Freud dans ses Essais de psychanalyse : puisque les individus faisant partie d’une foule sont fondus en une unité, il doit bien y avoir quelque chose qui les rattache les uns aux autres et il est possible que ce quelque chose soit précisément ce qui caractérise la foule. Laissant cette question sans réponse, M. Le Bon s’occupe des modifications que l’individu subit dans la foule et les décrit dans des termes qui s’accordent avec les principes fondateurs de notre psychologie de l’inconscient.
18 Le terme de nationalisme peut, selon les périodes, revêtir plusieurs acceptions souvent éloignées les unes des autres. Il peut se rattacher à :
Une pensée révolutionnaire qui pose la nation comme s’opposant à un pouvoir personnel despotique. C’est le cas de la France de 1789 où la nation s’oppose au roi.
Une pensée traditionaliste qui pose la nation comme garante d’une tradition stable face à l’État et à la vie politique en général, marqués par des changements aléatoires. C’est ce nationalisme qui commence à prévaloir, en Europe du XIXe siècle.
Une pensée naturaliste où la nation se présente non comme une construction humaine mais comme un fait de nature, une donnée qui dépasse la puissance humaine. « La terre et les morts » de M. Barrès ou la notion nazie de Volk en sont les illustrations possibles.
19 Nous ne soulevons pas ici le problème du relativisme moral et culturel comme antidote de l’ethnocentrisme. A ce sujet, voir M.-J. Herskovits (1948) et D. Bidney (1953).
20 Même sous la plume de N. Elias, il serait souhaitable, ici, de définir avec précision ce terme de « primitif ».
21 In « Mots » – 1992 – p. 102.
22 Voir H. Hannoun – 1996.
23 Voir H. Hannoun – 1996.
24 Voir, en particulier, R. Linton (1936 et 1945) et M. Mead (1935 et 1950).
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