La description dans l’enseignement des sciences expérimentales
p. 247-261
Texte intégral
1La description, longtemps centrale dans l’enseignement des sciences de la Nature, continue d’occuper une place importante, mais souvent moins valorisée actuellement dans des disciplines qui se définissent comme des sciences expérimentales et privilégient la visée explicative. Une certaine méfiance s’y attache, liée à l’illusion qui a été longtemps la pierre de touche de l’attitude naturaliste, et dont on est maintenant revenu, qu’il pourrait y avoir un enregistrement objectif de la réalité, une description qui rendrait compte de façon purement neutre de phénomènes observés. Non, l’esprit ne peut pas observer de façon neutre, passive, sans interférer avec l’image de la réalité qu’il produit. Nous avons dû renoncer au positivisme :
« La science ne peut se contenter de décrire parce que la description, fut-elle la plus élémentaire, contient déjà des données dont on postule l’existence ou la possibilité sans pouvoir les démontrer [... nos facultés de connaissance] possèdent leurs propres règles de fonctionnement, et le monde ne devient compréhensible, donc conceptualisable, que lorsqu’il s’intègre dans ces règles », « une description du monde [n’est que] la manière dont l’être humain voit le monde à un moment donné, avec la totalité de ses croyances, de ses choix esthétiques, de ses conceptions philosophiques. Deux descriptions du ciel, celle d’un Babylonien du Xe siècle av. J.C. et celle d’un astrophysicien d’aujourd’hui, n’auront que très peu d’éléments communs. » (Serres, 1997).
2Cependant, continuons la citation :
« La description demeure fondamentale pour la recherche scientifique, ne serait-ce que parce que la description d’un objet quelconque implique déjà une démarche analytique [permettant de] poser les fondements d’une connaissance donnée ».
3Science et pédagogie, même si aujourd’hui elles se sentent obligées de commencer par affirmer haut et clair qu’elles ne tombent pas dans le piège de l’illusion d’objectivité, attachent donc de l’importance à la description. Démarche analytique, certes. Je dirais surtout qu’il s’agit d’une posture fondamentale dans la recherche scientifique : la soumission aux faits, posture complémentaire de celle qui donne le primat aux idées. La science est contrainte de répondre à des critères de réalité, l’observation intervient à la fois comme point de départ pour la recherche d’explications nouvelles et comme mise à l’épreuve d’idées explicatives déjà constituées. Décrire s’oppose donc à expliquer, d’un point de vue épistémologique, comme deux mouvements de la pensée inscrits dans une tension dialectique dans la démarche scientifique.
4Dans l’enseignement scientifique, la distinction entre observation et explication se retrouve comme une préoccupation forte. Ces opérations intellectuelles se traduisent-elles par des types d’écriture scolaire différents ? Textes descriptifs, dans lesquels les idées s’effaceraient au maximum, les catégories se feraient multiples et modifiables ? Textes explicatifs, dans lesquels la réalité ne serait « décrite » qu’à travers des catégories, des lois, des modèles, des principes généraux ? Dans la pratique de l’enseignement, on vise plus souvent en fait des textes mixtes. Ainsi le compte rendu d’expérience est un genre composite dans lequel des séquences descriptives s’insèrent dans un discours argumentatif ou explcatif (Astolfi, Peterfalvi, Vérin, 1991). Les typologies de textes peuvent aider à préciser les compétences à construire, mais c’est plutôt dans une perspective de typologie des discours que nous nous attacherons à préciser les visées et les fonctions du discours descriptif. Il importe de souligner par ailleurs qu’à tous les niveaux de classe, les productions écrites impliquent non seulement des textes, mais aussi de façon très importante des inscriptions graphiques, dessins, schémas, tableaux.
5Nous examinerons comment se traduit la demande de description dans l’enseignement scientifique à travers quatre exemples de pratiques d’écriture choisis à différents niveaux de classe. Les difficultés que les élèves rencontrent peuvent être analysées en termes de gestion d’exigences en tension propres à la description scientifique, contextualisation et décontextualisation, sélection et ouverture à l’inattendu, soumission au réel et explication, qui se superposent aux tensions inhérentes à l’écriture (Reuter, 1996). Penser l’écriture en termes de résolution de problèmes, comme cet auteur le propose, permet de proposer des pistes pour l’ana¬ lyse des pratiques et la construction de propositions didactiques pour l’apprentissage des compétences requises.
1. Exploration systématique de roches au cours préparatoire Organisation des données perceptibles suivant un ensemble de dimensions standardisées
6Même si, à ce niveau de classe, les possibilités de textualisation sont limitées, on peut mesurer néanmoins ce qu'elles apportent en termes de progrès dans la mise en forme intellectuelle.
7La séquence a pour but de faire passer les élèves d’un stade de sensations et de représentations non organisées à un stade plus élaboré d’observation raisonnée et à un début de classement (Astolfi, 1991).
8La première activité propose une exploration sensorielle systématique. Chaque groupe dispose de six échantillons de roches numérotés mais non nommés. Spontanément les enfants pensent à regarder et à toucher. Il faut faire intervenir une phase de réflexion collective pour enrichir la description en se référant aux différents organes des sens. Un premier temps d’observation où les élèves se montrent très impliqués est suivi d’un deuxième temps de mise en texte des observations à l’aide d’une grille fournie par la maîtresse : je sens, j’écoute, je touche, je griffe, je goûte, je regarde. Un troisième temps de réflexion collective s’appuie sur cette mise en texte. Les remarques commencent à s’ordonner autour de la dureté, la texture, première approche d’un classement. Les élèves prennent conscience du caractère incomplet de leurs observations.
9La deuxième activité vise à les vérifier et les compléter par le recours à une variété d’outils. Certaines des observations sont de type tout ou rien, d’autres de type quantifiable, approximatif (plus dur, plus mou) ou permettant d’ordonner les échantillons (du plus léger au plus lourd). L’écriture intervient sous la forme d’un tableau à compléter, fourni à nouveau par la maîtresse :
je casse, je gratte avec la roche sur divers supports, je gratte avec divers outils, je pèse (et j’écris dans l’ordre du plus léger au plus lourd).
10L’écriture est limitée, il s’agit de mots, mais c’est une inscription tabularisée. Sa reprise, dans une dernière étape, permet des mises en relations. C’est à ce moment que la maîtresse donne les noms, et la classe est en mesure, à partir de chaque ligne du tableau, de produire oralement une description pour chacune des roches : le granite : des grains, du noir, du blanc et du brillant ; la pierre ponce : elle ressemble à du carton, légère, dure à casser. Les colonnes incitent à des comparaisons :
« le gypse et la ponce qui font de la poussière, on pourrait les classer dans la même famille ».
11L’activité est organisée autour de l’acquisition d’une démarche d’observation systématique, qui permet de dépasser l’appréhension des échantillons comme des objets uniques pour construire l’idée plus abstraite de roche caractérisée par un certain nombre d’éléments et de propriétés. La production de descriptions sous la forme de deux tableaux successifs à remplir oblige à une plus grande précision dans les réponses et soutient l’activité de comparaison, qui fait partie intégrante de la démarche d’observation recherchée.
12On peut donner ici une première définition d’une description réussie : c’est un texte qui élimine l’anecdotique, qui organise les données perceptibles suivant un certain nombre de dimensions, les repère de façon identique pour chaque objet observé et les explore systématiquement. Ces données sont examinées de façon comparative : les ressemblances et différences par rapport aux mêmes dimensions apportent des informations dans une visée de généralisation.
13Quelles difficultés les élèves doivent-ils dépasser pour répondre à la demande ? D’une part, ils sont amenés à dépasser un certain nombre de répulsions (pour la pierre noire) ou d’attirances (excitation autour de la pierre brillante : trésor), à quitter le registre affectif pour se placer dans une posture d’enregistrement d’observations qui les fait entrer dans le registre scientifique. Il s’agit aussi pour eux de ne pas s’arrêter à la forme (au départ, ils assimilaient gros et lourd par exemple) ou à la ressemblance superficielle (confusion brillant-lisse), pour procéder de façon plus analytique, Ils sont conduits à se détacher de la perception immédiate et à enrichir leur observation par le repérage de nouvelles dimensions à explorer et la médiatiser par l’utilisation d’outils.
14Sans qu'elle occupe nécessairement une place centrale comme ici, la description comme première étape vers la recherche d’explication est un schéma que l’on retrouve assez fréquemment.
2. Compte rendu d’une sortie à l’étang en sixième Sélection des données en réponse à une question et tension entre le particulier et le général
15Les élèves d’une classe de sixième ont récolté divers animaux et végétaux lors d’une sortie avec leur professeur de français et leur professeur de biologie. De retour en classe, ils ont identifié les animaux récoltés et rédigé un compte rendu. Ces comptes rendus ont été repris avec les deux enseignants pour construire une grille de critères pour la rédaction de comptes rendus scientifiques, progressivement améliorée au cours de l’année, dans une optique d’évaluation formatrice (Verdetti, 1988).
16L’analyse de quatre productions d’élèves illustrant des niveaux de réussite différents permettra de préciser ce qui est attendu des élèves.
Document 1
Compte rendue scientifique
dans letang il y avait beaucoup de bete et de poisson on devait en pecher avec un troubleau (le mien etait dechiré donc j’ai presque rien pecher)
Mourad a pecher un gros poisson
il y avait des mini-scorpion des limnés des larve de libelule des larves d’aeschn donc tout les eleves on pue en pecher
Moi bien sure J’ai pecher des chose ex des larves de libelules et des larves d’aeschne.
17Le premier compte rendu n’est pas satisfaisant car il comporte des éléments narratifs qui n’ont pas leur place ici (récit de la sortie) et peu d’éléments descriptifs sont présents : animaux nommés, instrument de récolte (troubleau).
Document 2
Compte rendu scientiphique
C’était un vendredi, et nous sommes allé faire un stage à beau-croissant. Dans l’etang il y a des ecrevices crustacés de 8 a 9 cm. Il y a aussi le ranattre c’est un animal qui va dans l’eau, il a le corps bruns, applati, terminant par un tube. Et la nèpe cendrée elle, elle a des pattes ravisseuse et attention sa piqûre est douloureuse. Il y avait encor d’autres bêtes.
18Le deuxième est plus nettement centré sur la description, mais celle-ci reste pauvre : animaux nommés, quelques éléments sur leur morphologie, leur milieu (va dans l’eau).
19La troisième production a une forme beaucoup plus aboutie. Il y a un titre, des paragraphes. Les éléments narratifs n’existent pas. Le texte porte bien sur le thème choisi. Les informations sont exactes, producteurs et consommateurs sont bien définis. L’exposé est ensuite traduit sous forme graphique, avec existence d’une légende. Cependant, le texte correspond à un exposé de connaissances, vraisemblablement recopié d’un livre. Le titre même montre qu’il s’agit de connaissances générales relatives à « un étang « (tout étang) et non à cet étang particulier et aux animaux qui y vivent. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un compte rendu scientifique. Les connaissances ne sont aucunement mises en relation avec les animaux que l’élève a ramenés, qui ne sont pas décrits.
Document 4
Autour et dans l’étang
Ce que nous avons ramassé.
Nous avons ramassé plusieurs insectes parmis ces insectes il y a
une large de dytique : c’est un insecte qui peut atteindre j’usqu’a 5 cm de longeur. Son corp est arqué
La forme est allongée, elle possede 6 pattes, elle vit dans l’eau, quand elle est adulte elle atteind seulement 3 cm, elle est ovale.
Elle est prédateur consomateur 2eme ordre
elle se nourrit d’animaux, et elle est mangée par des animaux
[description de geris et nèpe]
[schéma de réseau alimentaire :
« Comment se nourrissent-ils dans un étang et autour »]
Parmis les animaux que nous avons pecher il y avait plusieurs categories les superprédateurs producteurs de matiere ect.
Les êtres vivants qui se nourissent de vegetaux et sont mangés par des animaux la limnee larve de moustique rat d’eau tetard | nom de ceux qui se nourissent d’animaux et sont man gés par les animaux triton carpe larve de libellule larve de dytique la nèpe | nom de ceux que se nourissent d’animaux et ne sont pas mangés le Heron Busard | |
Predateur | |||
consomateur | |||
Herbivore cl | 2eme ordre | super predateur | des décomposeurs |
20Le dernier compte rendu est l’un des plus réussis de la classe. Seuls des extraits sont reproduits ici, car il comporte quatre pages. Il est composé de plusieurs parties. La première : « ce que nous avons ramassé », décrit trois animaux. Nous avons gardé ici le premier animal. Chaque description est constituée d’un texte avec des éléments précis, d’un dessin d’observation avec indication d’échelle. La deuxième partie est un schéma de réseau alimentaire, exercice à compléter photocopié à partir d’un livre, et sur lequel l’élève a fait figurer les flèches indiquant les relations alimentaires. La troisième partie est un tableau comparatif où l’élève classe les animaux récoltés (dans les deux premières colonnes) en fonction des catégories générales exposées dans la deuxième partie.
21Cette production illustre assez bien ce qui est attendu ici : une description des animaux récoltés dans un milieu particulier, organisée suivant un point de vue, celui du réseau de relations alimentaires dans ce milieu. Cet ancrage est donné par le titre. L’actualisation de l’ancrage se traduit par un balayage des dimensions pertinentes par rapport à ce point de vue : morphologie, mode de déplacement et mode de nutrition que cette morphologie permet, milieu de vie correspondant, régime alimentaire. La description successive de différents animaux, puis l’appropriation de connaissances générales (schéma légendé) permet dans un troisième temps une mise en relation des observations et des connaissances pour classer les animaux suivant leur place dans la chaîne alimentaire.
22Nous pouvons enrichir avec ce deuxième exemple la définition donnée précédemment de la description. Décrire, c’est organiser des données perceptibles en réponse à une question, en utilisant des connaissances d’ordre plus général pour sélectionner les dimensions pertinentes et pour interpréter les faits observés. Les compétences à acquérir se retrouvent avec une certaine constance dans les demandes scolaires des enseignants vis-à-vis de la description :
choisir un point de vue, une question organisatrice : une description réussie est une description qui répond à une question
renoncer à ce qui n’est pas pertinent par rapport à ce point de vue
identifier, nommer
balayer systématiquement les aspects pertinents – il faut pour cela disposer de critères qui dépendent des connaissances construites : par exemple le lieu où l’animal a été trouvé est important car il est lié aux possibilités alimentaires
être le plus précis possible (vocabulaire, dessin, mesure)
organiser, mettre en relation, en utilisant des connaissances d’un degré de généralité plus grand comme grille de lecture.
23La difficulté principale que les élèves rencontre est relative à la double demande de se limiter aux données enregistrées pour l’objet particulier étudié et d’utiliser des connaissances générales pour les interpréter. On peut voir que même le compte rendu le plus réussi ne parvient pas à traiter cette tension entre le particulier et le général de façon entièrement satisfaisante : par exemple la notation « c’est un insecte qui peut atteindre jusqu’à 5 cm de longueur » serait descriptive si l’élève avait observé de façon comparative un nombre significatif de larves de dytiques ; ici il s’agit d’une information d’ordre général venant d’une source documentaire.
3. Le compte rendu d’expérience - entre décrire et expliquer
24Dans l’exemple précédent, la partie descriptive de chaque animal est de type naturaliste. L’Histoire Naturelle n’a pas une visée explicative forte, mais plutôt un projet de répertorier, d’énumérer, de reconnaître et de classer à l’aide de critères ayant une signification biologique. Il y a bien un effort de mise en ordre, d’organisation de ce qu’on peut connaître des êtres vivants, mais l’attitude par rapport à la description est plus soumise à la réalité que dans le compte rendu d’expérience, où les cadres théoriques sont premiers par rapport à la prise d’indices sur le réel.
25La description demandée dans le compte rendu d’expérience s’insère dans la construction d’une explication1.
26La demande de texte s’organise souvent autour d’un plan-type, que Sutton (1989) retrouve d’ailleurs dans un contexte d’enseignement britannique :
Le but, exprimé par le titre et/ou un paragraphe spécifique où une question, une hypothèse à vérifier est posée
La méthodologie
Les résultats
Les conclusions (parfois subdivisées en interprétation et conclusion : dans ce cas, on fait d’abord une lecture des résultats à travers une grille théorique, puis on la rapporte à l’hypothèse de départ pour l’infirmer ou la confirmer, généralement pour la confirmer dans le contexte scolaire habituel).
27La description intervient deux fois :
dans la partie méthodologique, la description du dispositif expérimental, du protocole de recueil des données, des actions qui vont provoquer le phénomène recherché, qui vont le rendre observable ;
dans les résultats, il s’agit de décrire les données recueillies à la suite de ces actions, ces résultats vont intervenir comme infirmation ou confirmation de l’hypothèse, et être utilisés dans une visée argumentative dans la quatrième partie.
28Le premier type de description a pour fonction de garantir une objectivité : il s’agit de mettre à plat le plus précisément possible les conditions de production du phénomène, d’une part de façon à permettre de juger de leur pertinence par rapport à la question posée (facteurs pertinents, variation signifiante etc.), d’autre part de façon à permettre la reproductibilité de l’expérience.
29Le deuxième type de description est aussi très important par rapport à la recherche de garanties d’objectivité. Il s’agit d’enregistrer des données, en standardisant la façon dont elles sont présentées, de façon à rendre possibles un certain nombre de traitements qualitatifs et quantitatifs. Tabularisation, présentations graphiques, mesures facilitent les comparaisons, les mises en relation et les traitements mathématiques qui permettent un autre niveau de description des phénomènes.
30La contrainte de respect des rubriques vise à former les élèves à distinguer plusieurs types d’affirmations et à les mettre en relation pour reconstruire un raisonnement.
31Notre définition de la description peut maintenant se compléter par une demande d’articulation avec l’explication dans la reconstruction d’un raisonnement argumentatif
32Celle-ci peut fonctionner en réalité de façon assez différente selon l’épistémologie de référence sous-jacente de l’enseignement. Dans une épistémologie empiriste, selon laquelle la vérité est contenue dans les faits, on suppose qu’en décrivant correctement, on sera en mesure de déduire des lois générales. Même si l’enseignant ne partage pas cette épistémologie, la centration sur les activités et leur description peut transmettre cette image de la science aux élèves (Sutton, 1989). L’activité principale des élèves dans ce cas est d’observer et de traduire cette observation en texte et en schémas descriptifs. Tout ce qui est de l’ordre de l’argumentatif, considéré comme plus difficile, est généralement pris en charge par l’enseignant. C’est lui qui pose la question, qui oriente le dispositif à mettre en place ou même le définit précisément sous la forme d’un protocole à appliquer, c’est lui également qui fait la lecture théorique des résultats et l’interprète en termes de confirmation ou de mise au jour d’une loi générale.
33Dans une perspective épistémologique où, au contraire, c’est le primat de la théorie qui est mis en avant, on peut, en amont, organiser les activités de telle sorte que le travail de formulation du problème et de production du fait expérimental soit conduit avec les élèves eux-mêmes. Dans ce cas, l’observation et sa traduction sous forme d’un texte descriptif s’insèrent effectivement dans un projet argumentatif.
34On peut aussi rencontrer des demandes paradoxales, où l’élève est amené à habiller la description qu’il produit ou qui lui est fournie sous la forme d’une fausse argumentation, qui représente en réalité une restitution des connaissances acquises. La rhétorique de l’épreuve du baccalauréat (Gohau, 1972, Gueye, 1989) demande d’écrire comme si c’était l’élève qui avait défini l’hypothèse et choisi l’expérience. Dans ce cas, on attend de lui qu’il décrive ce qui devrait être vu et non ce qui est réellement vu, qu’il néglige les éléments parasites. La description doit permettre de retrouver ce que la théorie a prévu.
35Dans tous les cas, les élèves rencontrent des difficultés inhérentes à la tâche elle-même. Celle-ci entraîne plusieurs demandes paradoxales : on demande une description orientée par la connaissance qu’on vise mais en même temps qui tienne compte du réel, elle ne doit être ni trop particulière, ni trop générale. De plus, il faut nettement différencier ce qui est de l’ordre du descriptif et ce qui est de l’ordre de l’argumentatif ; on utilise des mots différents : « décrire » d’un côté, un ensemble de mots comme « justifier », « expliquer », « interpréter », « argumenter » de l’autre. On demande, alors que c’est rarement travaillé explicitement, de suivre deux démarches successives répondant à deux logiques différentes. Mais en même temps, il faut articuler étroitement ces deux démarches, la connaissance générale doit être étayée par la description particulière.
4. Un exercice de description de données au lycée - se décentrer de ses cadres explicatifs
36Pour travailler ces exigences en tension avec les élèves, la dernière situation de classe que nous examinerons les met successivement dans deux postures différentes, en commençant par la posture descriptive. On leur demande, dans le cadre de l’étude du système nerveux, d’observer un tracé obtenu sur un oscilloscope représentant le potentiel d’action d’un nerf et de le décrire de la façon la plus naïve possible, de ne pas tenter d’expliquer mais de donner la priorité à l’attention portée au phénomène.
37Tout en sachant et tout en disant aux élèves que cette description ne pourra pas être véritablement naïve, qu'elle sera nécessairement organisée par les connaissances disponibles, on propose cet exercice aux élèves, comme un entraînement méthodologique. Les élèves d’ailleurs vivent cet exercice comme un effort, un travail de distanciation, pénible, exigeant.
38C’est une ascèse où on va faire semblant dans une certaine mesure de ne pas avoir les connaissances disponibles pour pouvoir rester ouvert à des phénomènes qu’on ne sait pas encore expliquer : tenter autant que possible de se soumettre au réel, d’adopter le registre perceptif, se décentrer du cadre explicatif, porter son attention sur des phénomènes qu’on aurait habituellement tendance à négliger.
39Nous avons défini jusqu’ici une description réussie comme une description où on sélectionne, c’est-à-dire où on fait l’impasse sur un certain nombre de phénomènes, par méthode : devant l’impossibilité d’une description exhaustive, la centration est choisie explicitement, en réponse à une question. Cet exemple nous amène à ajouter une nouvelle exigence qui entre en tension avec la précédente : enregistrer des données inattendues, imprévues, adopter une posture la plus passive possible, se rendre impressionnable (au sens où une pellicule est impressionnable) par des phénomènes qu’on ne sait pas concevoir. Sinon, si l’observation et la description correspondante n’étaient que le reflet de ce que l’observateur sait déjà, les connaissances n’avanceraient jamais.
40On le sait, on le constate fréquemment, on a tendance à ne pas voir ce qu’on ne sait pas expliquer. Or dans cette situation, explicitement puisque le projet de l’enseignant est de porter l’attention des élèves sur un phénomène nouveau, on leur demande d’aller contre cette tendance. Précisément ici, il s’agit de les amener à envisager ce qui se passe quand le nerf n’est pas stimulé : les élèves en effet ont tendance à commencer la description quand le nerf est stimulé et à l’arrêter au moment où la stimulation cesse. Or il se passe déjà quelque chose dans le nerf avant stimulation, il y a une activité spontanée. Les données ne prennent sens que par comparaison. L’objet de l’observation n’est pas un état, mais une transformation. C’est pratiquement toujours le cas en biologie, où il n’y a pas d’état zéro, les phénomènes ne peuvent généralement pas se définir en termes de présence-absence. L’observation et sa mise en forme textuelle visent ici à créer le besoin de produire une nouvelle explication, incluant les mécanismes en jeu quand le nerf est au repos.
41On voit nettement dans cet exemple à quel point le terme de description peut recouvrir des niveaux différents :
qualification de la forme, l’allure générale de la courbe (la courbe monte ; ou même le phénomène croît et décroît) ;
traduction en termes de grandeurs ;
assimilation à un type de courbe connu (c’est une courbe exponentielle, ou c’est un phénomène exponentiel) ;
lecture en termes de signaux lumineux ;
identification du phénomène dont la courbe présente des mesures ordonnées (j’observe des potentiels d’action) ;
identification du mécanisme général (c’est un message nerveux).
42Le même phénomène peut avoir des descriptions différentes selon le niveau de connaissances et selon ce qui est en jeu à ce moment-là, ce qui est construit de nouveau. La frontière entre connu et inconnu fait que toute la partie de l’observation qui est organisée par des connaissances déjà disponibles devient évidente, ne pose pas de question. Les élèves qui ont des connaissances suffisantes diront : j’ai vu des potentiels d’action (or ils ne les ont pas vus, c’est une reconstruction) ; selon son objectif, cela peut être tout à fait acceptable pour l’enseignant. Et à d’autres moments au contraire, il s’agit de leur faire prendre conscience du caractère très construit de cette observation, qui est tout sauf naïve.
43La coupure entre descriptif et explicatif dépend de ce qu’on sait. Ce que je sais déjà devient alors un obstacle à ce que je veux construire de nouveau. Et le but de cette discipline de l’observation, c’est de se rendre attentif à quelque chose qu’on ne sait pas encore, à de l’inattendu, qui engendrera un besoin d’une nouvelle explication. On ne peut certes pas décrire sans catégories mentales. Mais l’injonction à décrire a pour fonction d’encourager à se décentrer au maximum de ses cadres explicatifs, de se centrer sur le registre perceptif, en rupture avec le registre explicatif.
44Les élèves rencontrent alors deux difficultés au cœur de la tâche : aller contre la tendance à ne décrire que ce qu’on sait expliquer, répondre à une demande contradictoire avec la demande habituelle de sélection et d’élimination des observations non pertinentes. Ils ont à concilier une tension entre un enregistrement objectif de la réalité sans a priori et une observation sous la dépendance d’un cadre théorique.
5. Niveaux de réussite et obstacles à surmonter
45Au-delà des points d’appui que nous donnent ces réflexions, j’aimerais proposer une tentative de définition des obstacles à surmonter et des ruptures successives nécessaires pour arriver à une description scientifique satisfaisante.
46On pourrait définir un premier niveau de description syncrétique, peu organisé, où tout est dans tout, les différents aspects de la réalité qu’on décrit ne sont ni classés, ni hiérarchisés.
47Un deuxième niveau pourrait être une description proche de la narration. Poser une question correspondrait à une mise en intrigue. L’énonciateur intervient, met en jeu ses idées pour organiser la description du réel. La séquence d’événements permettrait de mettre en lumière ce qui est canonique et ce qui a besoin d’être expliqué, dans une heuristique narrative (Bruner, 1991).
48Un troisième niveau serait une description organisée conceptuellement et mettrait en jeu des va-et-vient entre deux temps distincts de description et d’explication. Elle correspondrait à l’accès au discours théorique.
49Le passage du niveau 1 au niveau 2 nécessiterait l’abandon d’une espèce d’évidence de la description (obstacle facilité : illusion de transparence, pas de conscience du filtre que constituent les cadres explicatifs disponibles) grâce à une personnalisation, et dans le même temps l’introduction d’une distance entre le réel et la personne qui décrit.
50Le passage du niveau 2 au niveau 3 ferait intervenir au contraire une dépersonnalisation, représentant une nouvelle prise de distance, mais cette fois entre soi-même et ses idées explicatives, mises entre parenthèse dans le mouvement descriptif. Il impliquerait une décontextualisation, articulée avec une recherche de généralisation dans le mouvement explicatif.
51Les obstacles à franchir dans les deux ruptures successives seraient le détachement du primat de la perception pour la première et le détachement du contexte et de sa signification particulière pour la deuxième.
Bibliographie
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10.4267/2042/9165 :Notes de bas de page
1 On trouvera des analyses des aspects descriptifs et explicatifs du compte rendu d’expérience dans Astolfi, Peterfalvi, Vérin, déjà cité, ainsi que chez Veslin (1988) et Vérin (1988).
Auteur
IUFM de Picardie
Equipe de didactique des sciences expérimentales, INRP
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