La description dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie au plus près du réel
p. 229-245
Texte intégral
1Décrire est un acte banal dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie, acte toujours présent en géographie où il est demandé de décrire des paysages, des cartes, des photos..., très souvent présent en histoire où il est demandé de décrire des images, toutes sortes d’images, voire des cartes. Décrire pour prendre connaissance des objets mis sous le regard et réputés pouvoir apprendre quelque chose aux élèves du monde dont on parle, d’un monde qui s’identifie à ces objets. Qui pourrait imaginer un cours sur l’Egypte ancienne sans la photographie et le schéma d’un temple, un cours sur le Sahara sans une oasis et une carte de l’Afrique, sur les villes en France sans une vue aérienne de Toulouse ou de Paris, sur la Seconde Guerre mondiale sans une carte du débarquement... et pour tous, toujours, une activité première : décrire. Ainsi, en histoire comme en géographie, la description est omniprésente, acte si évident que l’on a peine à trouver des études approfondies le concernant, comme si sa banalité en rendait l’usage si naturel qu’il serait sans intérêt de l’interroger. Les deux disciplines sont ici semblables. Allons un peu plus loin, elles viennent à se distinguer : la science géographique a souvent énoncé son projet comme une « description raisonnée de la surface de la Terre », tandis que les historiens expriment plus de méfiance, car toute image, comme plus largement tout document, devant être interprétée dans son contexte social et culturel, la description prend vite des allures plus complexes. Mais restons dans les classes. La description y est donc largement présente ; elle est toujours une activité sur un objet, pour l’essentiel une image, une icône quelle qu’en soit la forme. Mais elle n’est pas une activité solitaire, isolée, elle est toujours liée à une autre activité. Décrire, certes, mais on ne saurait en rester là. Décrire n’est qu’une première étape vers des activités plus nobles telle l’explication...
2Aussi est-ce toujours avec ce qui est dit des « documents », ou plutôt des auxiliaires1 utilisés en classe, que l’on parle de description. Celle-ci ne se présente pas seulement lorsqu’elle est annoncée comme telle avec les mots correspondants « description » et « décrire ». Il nous faut également la traquer derrière d’autres mots tels que regarder et observer, voire analyser et étudier, mots qui tous demandent à l’élève de regarder une image, une reproduction d’un objet réel, une représentation de la réalité, bref quelque chose de non-verbal2. Décrire, c’est alors mettre en mots une image, une représentation non-verbale d’une quelconque réalité que l’on juge utile pour faire apprendre aux élèves quelque chose de cette réalité. Mais cette mise en mots n’est pas libre ; elle ne s’épanouit pas au gré des reconnaissances spontanées et des associations ; elle ne se fait pas n’importe comment, ni avec n’importe quels mots, ni dans n’importe quel ordre. Dans le cours d’histoire et dans le cours de géographie, elle demande de dire l’objet décrit avec les mots et l’ordre de l’histoire ou de la géographie, mots et ordres qui donnent sa légitimité et sa particularité à la description dans les cours d’histoire et de géographie. Ceci nous demande donc d’interroger plus largement la place de la description dans le texte du savoir, dans les situations d’enseignement ainsi que l’origine des mots et des ordres qui sont à l’œuvre, les manières de les introduire et de les combiner. Ces mots et ces ordres viennent-ils du sens commun, d’acquis préalables, des univers disciplinaires spécialisés ? Sont-ils l’objectif de l’apprentissage ? Comment se négocie ce passage de l’image au verbal ?
3Avant d’aller plus avant, arrêtons-nous un court moment sur la vision négative qui ouvre l’ouvrage de Jean-Michel Adam sur La description (Adam, 1993) pour observer que nous ne nous reconnaissons pas dans les soupçons dont celle-ci est l’objet. Ainsi, le premier chapitre, sous le titre « un rejet presque unanime » égrène-t-il quatre raisons que la pratique disciplinaire de la description d’une image renverse presque terme à terme :
la description serait une définition imparfaite de l’objet, mais la perfection n’est pas son but, à la limite parce que c’est l’objet lui-même qui est parfait, puisque devant les yeux, dans sa réalité visible ;
la description ne parviendrait jamais à rendre précisément le réel, mais elle lui donne sens et le rend présent, encore plus présent que la seule présence d’une image ;
la description ne reposerait sur aucun ordre, mais le discours disciplinaire cherche à imposer son ordre et, par ses orientations méthodologiques, veut inscrire la description dans une succession d’actes, en faire un texte légitime du point de vue et de l’objet décrit et de l’univers de savoir dans lequel la description se place ;
la description déviderait des stéréotypes et des lieux communs, mais la description cherche à modifier le vocabulaire spontané et le sens commun pour faire acquérir un vocabulaire spécialisé et mettre le sujet qui décrit en position de questionnement de, et sur l’objet.
4Une partie de nos doutes sur ce rejet de la description tient très probablement au travail presqu’inverse dont il est question ici, celui de la transformation d’une image en texte, de son accompagnement par un texte, mais elle tient surtout au projet d’apprentissage que contient, en principe, son inscription scolaire. Ainsi, ce chapitre, même s’il porte implicitement, et parfois explicitement, quelques défiances à l’égard de pratiques scolaires très répandues, est-il avant tout un essai de déconstruction pour interrogation d’une activité scolaire si naturelle et si évidente que toute analyse semble incongrue. Nous voulons surtout mettre en valeur sa complexité pour les élèves, en insistant sur le fait que, en histoire et en géographie, elle est d’abord la rencontre d’un objet réel, ou plus exactement de sa représentation, avec des univers particuliers de problèmes, de concepts, de méthodes, de manières de dire et de faire des mondes. Cette rencontre est le but même de l’enseignement disciplinaire ; n’ayant rien d’immédiat, sa négociation n’en est que plus délicate.
1. Deux visites préalables
5Avant de préciser le pourquoi et le comment de la description dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie, nous effectuerons deux rapides visites, l’une dans les textes officiels pour y saisir les attentes de l’Institution et éventuellement ses hésitations, l’autre auprès des élèves afin d’entendre la réception et la compréhension qu’ils ont de ces attentes et de cette activité.
1.1. La description et les demandes de l’Institution scolaire
6Les textes officiels les plus récents, par exemple ceux pour les classes de 5e et de 4e disent que la géographie a pour objet de décrire et d’expliquer les caractères essentiels des continents ; toujours en géographie, le professeur doit « multiplier l’observation raisonnée des paysages ». Cartes et paysages sont là comme des objets à dire pour connaître et reconnaître le monde. En histoire, la description est plus discrète ; le mot lui-même est absent, les images sont identifiées et expliquées. Sans doute le travail d’identification appelle-t-il une activité proche de la description, mais le souci déjà noté de replacer toute image dans son contexte social et culturel construit un certain recul entre le « descrivant » et l’objet décrit. Reste à savoir si un tel recul présent se traduit effectivement par des actes dans le quotidien de la classe.
7Ces orientations ne sont guère nouvelles ; la présence de la description est ancienne, très ancienne. Par exemple, dans les textes de 1854 sur l’école élémentaire, il est recommandé de faire appel à des cartes, des coupes, des reliefs... à tout ce qui vient au secours d’élèves, de jeunes élèves qui ignorent tout des formes du sol, du relief, de la surface de la Terre et de ce que l’on peut y observer. Comment, en ce milieu du XIXe siècle, parler de la montagne à des enfants d’une dizaine d’années qui vivent en Beauce ou en Bretagne et qui n’ont guère l’occasion de voyager ? Les images, les représentations de ces objets à connaître sont apportées en classe puisque le maître ne peut y apporter la réalité elle-même. Ces substituts sont le support privilégié de l’activité de description qui est alors essentiellement un acte de nomination : il s’agit de bien voir, c’est à dire de bien regarder, de bien observer et de mettre le mot juste sur un objet clairement identifié et délimité : voici une vallée, un plateau, un village, une colline, un sommet, une voie ferrée... Les textes de 1882 pour le primaire, ceux de 1890 pour le secondaire réaffirment ce souci constant, faire vivre les absents, un souci du concret, de l’illustration, des images. Déjà, nous repérons un écart fort entre l’histoire très méfiante : « peu d’écoliers sont capables d’interpréter des images » et la géographie très confiante. Le risque d’anachronisme est là, sa présence toujours traquée ; inversement, il n’y a pas de crainte vis-à-vis d’un possible risque d’« atopisme ». Considère-t-on les formes du relief et les formes humaines comme universelles et immédiatement descriptibles ? Dans tous ces textes, l’étude de documents ne se référe pas à une quelconque pratique scientifique. Les décrire, c’est décrire la réalité et donc avoir devant soi, à la fois le monde qu’on doit connaître et la preuve de la validité de cette connaissance. Enseigner de l’histoire et de la géographie, c’est prendre acte d’une réalité re-présentée par l’image, une image au service d’un texte du savoir.
8Entre les deux Guerres s’affirment, avec plus de vigueur, des orientations pédagogiques qui demandent de rendre les élèves plus actifs, de les motiver et, cela apparaît de façon nouvelle, de les initier aux démarches historiennes et géographes. Un pas est ainsi fait vers l’affirmation d’une plus grande proximité entre les méthodes enseignées à l’Ecole et les méthodes des scientifiques. Cette proximité était déjà affirmée à propos des connaissances, elle se renforce avec les méthodes. Les textes officiels et les commentaires des spécialistes vont dans le même sens ; cependant, la différence entre histoire et géographie reste présente. Ainsi, un géographe important de cette période, Max Sorre, écrit en 1934 : « la photographie est un substitut de la réalité, la carte en est un autre ». La connaissance est au bout du regard moyennant quelqu’éducation alliant repérage de formes et maîtrise d’un vocabulaire ad hoc, celui de la science évidemment ; les actes premiers de la discipline scolaire sont à l’instar des actes premiers de la science homonyme, la description, la nomination et la localisation. Quant aux historiens, ils reconnaissent l’importance d’illustrer le récit de la leçon, ce qui appelle une description des images proposées aux élèves, mais ils doutent toujours pour les raisons déjà dites.
9Raisons pédagogiques, proximité des sciences de référence, présentation du réel étudié, on reste pour l’essentiel dans le même univers de pratiques suggérées et de justifications jusqu’à la période actuelle. Il faudrait prolonger cette analyse par une mise en correspondance de cette place des images et de la description avec les progrès de l’édition scolaire, progrès qui se traduisent par la multiplication et la diversification de ces images, l’arrivée de la couleur, etc. Une autre orientation, remise en avant depuis quelques temps, est l’idée d’« images-patrimoine », c’est-à-dire d’images réputées appartenir au patrimoine de l’humanité et dont la connaissance est requise pour s’inscrire dans le monde actuel : image singulière telle l’entrée du port de New-York ou De Gaulle descendant les Champs-Elysées, image-type telle une cathédrale gothique ou une oasis, etc. Ces images sont à connaître et leur étude demande toujours un temps de description qui est une première étape vers une appropriation.
10L’image c’est le réel, donc connaître le réel demande de connaître l’image. Le premier acte de cette connaissance est la description, activité qui revient à identifier des formes et à mettre des mots justes dans un ordre convenable, sans que cet ordre soit stable ou précis. Décomposer l’objet, décrire et nommer ses parties, le recomposer, aident à le mémoriser et, derrière lui, à apprendre le monde qu’il re-présente.
1.2. La description et les élèves
11Quant aux élèves, empruntons quelques résultats à diverses recherches pour entrer dans leur univers. Dans des enquêtes par questionnaire auprès d’élèves des classes de première des voies technologiques et des voies professionnelles3, ceux-ci devaient choisir, parmi une liste de substantifs et une liste de verbes, ceux qu’ils associaient le plus avec histoire et avec géographie ; leurs réponses montrent une association très forte entre la géographie et les mots « description » et « décrire ». Nous y retrouvons les mêmes priorités que celles affichées dans et par les textes officiels ; pour les substantifs : localisation, monde, nature, phénomène et description ; pour les verbes : localiser, cartographier, repèrer, observer et décrire ; ces mots caractérisent la géographie tandis que l’histoire se situe à nouveau ailleurs. Des entretiens menés avec des élèves de collège et de lycée affirment également cette connivence de la description avec la géographie et la lient avec une conception de la connaissance qui exprime une continuité naturelle et immédiate entre l’expérience et le savoir. La géographie est la consignation par écrit, par carte et par image, de choses vues, observées, parcourues, comme l’histoire est le résumé ou l’addition, plus rarement la confrontation, des récits de ceux qui ont vécus ou observés les évènements. L’image impose sa puissance réaliste, elle donne du réel à voir ; plus encore, elle prouve : puisque c’est là et que c’est la réalité, c’est vrai. Les activités scolaires correspondant à cet établissement du réel se calent toujours sur le même point de départ : tirer les informations, observer, décrire...
12Sur ce fond se greffent des paroles qui mettent en doute non la liaison {document = réalité}, mais certaines activités scolaires attendues. Nombre d’entre les élèves expriment un certain agacement devant les questions d’évidence qui leur sont posées : à quoi bon décrire ce qui est sous les yeux, ce qui s’impose au regard ? A quoi bon dire que l’on voit une route au premier plan ou des colonnes dans la nef puisque cela est sur l’image ? De plus, que faut-il apprendre de l’image ? L’objet observé pour lui-même ou la catégorie dans laquelle il s’inscrit ? Nous retrouvons l’hésitation entre la situation toujours singulière que montre l’image, la généralisation ou le type à apprendre sans oublier les images-patrimoine. Ces remarques d’élèves illustrent à leur manière une question déjà posée, celle de l’origine des mots attendus pour décrire, mots qui sont censés être « exacts », exacts du point de vue de la réalité représentée, exacts du point de vue du regard disciplinaire porté, et une question non encore rencontrée, le caractère généralement unique de l’image décrite et l’absence de pratiques scolaires invitant à la comparaison pour distinguer le spécifique et le commun et se donner ainsi la possibilité d’échapper à ce que la méthode inductive, si souvent recommandée, contient d’illusion voire de fausseté.
13Après cette rapide visite dans ce que suggère l’institution et donc le modèle d’activité proposé aux enseignants4 et cette tout aussi rapide incursion dans quelques données ouvrant au monde des élèves, nous entrons plus précisément dans... la description de quelques pratiques scolaires. Nous avons dit les raisons pour lesquelles nous limitons notre présentation aux images. Une autre absence demande également à être expliquée. Ainsi, nous ne traitons pas des questions de code ou de langage, si ce n’est pour énoncer quelques possibles orientations de recherche dans notre conclusion, tout simplement parce que, dans les classes observées et les consignes proposées aux élèves, extrêmement rares sont les moments où un travail réel sur les codes, autre qu’une lecture de la légende ou une introduction de quelques références culturelles, un travail sur les langages, notamment sur la composante spatiale de toute image, est vraiment pratiqué. Il n’y a pas d’image innocente. Le regard, et donc la description qu’il initie, se pose et s’énonce toujours d’un certain point de vue. Pourtant, mise à part la question énoncée au départ qui recadre souvent ce regard pour le mettre dans l’univers de l’histoire ou de la géographie – par exemple, les élèves apprennent très vite que l’appréciation esthétique de ce qui leur est montré n’a pas sa place –, le travail sur le point de vue, le problème étudié, sa pertinence et son intérêt, tout cela est aussi rare que le sont le code et le langage. Nous expliquons ces absences en nous interrogeant plus loin sur le pourquoi de la description.
2. La description : comment ?
14Ainsi, la description est très fréquente et ne se fait pas n’importe comment, ce que nous allons illustrer par quelques exemples ; bien que ceux-ci soient hétérogènes comme le sont les pratiques et les objets scolaires, ils convergent pour mettre en valeur la délicate rencontre entre un objet quelconque et l’univers disciplinaire qui lui donne sens.
15– Soit un cours de géographie en classe de seconde portant sur l’étude de la population mondiale. Les élèves ont à étudier un planisphère où la population est représentée par des points, chacun valant une certaine quantité d’habitants. La première activité est de décrire le document, de le « mettre en mots ». Une première difficulté surgit : faut-il chercher une (ou quelques) règle générale ? faut-il nommer des lieux singuliers ? Autrement dit, l’élève doit-il établir la liste des lieux où la population est nombreuse, c’est-à-dire où les points sont serrés et nombreux ? Doit-il décrire la carte par des généralités : les villes, les côtes... les vides présents dans la plupart des climats arides, etc. ? Le travail n’est évidemment pas le même dans un cas ou dans l’autre. L’attente scolaire hésite entre la construction d’une encyclopédie factuelle, une liste à apprendre, la liste des principaux lieux de la Terre où les hommes sont les plus nombreux, et une anticipation-préparation de l’étape suivante du travail qui est la recherche d’explications. Dans le premier cas, la description consiste à délimiter les espaces où il y a le plus de points et à leur attribuer un nom, nom généralement porté sur le planisphère lui-même. Ici surgit une nouvelle difficulté qui est l’échelle de nomination de ces lieux ; ainsi faut-il dire l’Asie du Sud-Est, la Chine..., détailler la Chine orientale, le Vietnam, la Corée..., nommer des Etats, des morceaux, des régions naturelles, etc. Les choix faits sont aussi liés à une anticipation du travail ultérieur dont nous avons dit qu’il était d’ordre explicatif. Ce travail ultérieur conduit nécessairement à l’introduction de nouvelles informations relevant pour une grande part des conditions naturelles, notamment climatiques et de quelques rappels historiques. A nouveau, se glisse l’hésitation entre des faits de nature que l’on aura tendance à généraliser, les hommes n’aiment ni le froid, ni l’aridité, et des faits d’histoire qui traditionnellement renvoient à du singulier, le commerce triangulaire a vidé l’Afrique de l’ouest et peuplé les Antilles...
16– Soit la photographie aérienne oblique d’un paysage, objet très habituel de la géographie scolaire, représentant par exemple la grande banlieue d’une ville moyenne, c’est-à-dire un espace à dominante rurale, mais où sont situés des « objets » qui n’ont de sens que par rapport à la ville non représentée sur la photographie. Le regard diversifie des formes : des routes, des champs, des bosquets d’arbres, des maisons avec un ensemble pavillonnaire à l’avant, un autre au loin jouxtant un groupe de petits immeubles, etc., sans oublier le ciel avec ou sans nuages... La description d’une telle photographie peut avoir évidemment plusieurs buts. Une image, mille mots... Dans un cours de géographie sur la France, en classe de troisième par exemple, une telle photographie sera utilisée pour mettre en évidence un phénomène bien connu des géographes, la rurbanisation. Le travail attendu, espéré !, de l’élève est alors de distinguer des formes, voire de dire une « organisation de l’espace » ou au moins des différences dans l’occupation de l’espace, puis de se rendre compte que dans un paysage rural certains objets sont « mal placés » et qu’il ne peut donc s’agir d’un paysage seulement rural, etc. Pour mettre en texte l’image, l’élève dispose de ses connaissances antérieures et de quelques bouts de méthodes. Les connaissances antérieures lui fournissent du vocabulaire – haies, openfield, etc. – ainsi que des principes de classement. Il pratique alors, selon ce que l’enseignant lui a enseigné, soit une description par plans, méthode plan-plan-plan, soit une description par tiroirs, relief, végétation naturelle5, cultures, habitat, etc. En restant sur l’image, rien ne lui permet de construire sa description en fonction du processus qui est l’objet central de l’étude. L’image montre un état, l’apprentissage intéressant est un processus. Ajoutons que l’ordre de la description contient des principes explicatifs, du moins, il les suggère. Si on commence par les éléments dits naturels, ceux-ci sont en position favorable pour porter une grande part de l’explication des implantations humaines.
17Ces deux exemples, très rapidement... décrits, illustrent des pratiques très fréquentes dans les cours de géographie. Elles posent plusieurs questions, par exemple :
18– d’où viennent les mots utilisés pour décrire puisqu’ils ne sont pas dans ou sur l’image ?
19– comment l’élève s’approprie-t-il le problème géographique censé être l’objet du travail et donc lui donner du sens ?
20– que faire des absents de l’image ? Dans les deux exemples, ces absents sont divers : des absents dont il y a une trace : des champs donc des agriculteurs, donc de l’agriculture, des routes donc de la circulation, etc. ; des absents dont la présence est seulement suggérée telle la banlieue dont on observe ici les ultimes tentacules et la ville elle-même, « pas loin » ; des absents « invisibles » tels les flux d’informations ou les flux financiers...
21– qu’apprendre ? Certainement pas l’image, évidemment le processus, mais un processus qui prend un peu de consistance, de réalité, grâce à l’image. In fine, l’élève doit-il être capable de « reconnaître » dans une autre image un processus de rurbanisation, ou doit-il être capable d’expliquer par des mots le processus, l’image n’étant plus là que comme une sorte de déclencheur d’un discours plus complexe qui suit ou accompagne le temps de la description ? Un peu des deux sans doute, mais le jeu image-texte, singulier-général, paysage décrit-processus, description-explication n’est pas vraiment clair !
22– Soit, en classe de 4e, une gravure du XVIe siècle représentant le roi Henri IV touchant les Ecrouelles. La scène est dominée au fond par une construction qui rappelle les temples antiques ; tandis que l’assistance dessine un demi-cercle, le roi, situé à l’intérieur de ce demi-cercle qu’il semble parcourir pour en saluer les participants, avance la main vers une des personnes présentes. Soit à nouveau la consigne, décrire, ou une consigne proche ; soit à nouveau, mais dans une leçon d’histoire, le problème des connaissances préalables, de l’attente du professeur, du sens du travail pour les élèves. Le projet du professeur est d’introduire et d’illustrer le concept de « monarchie de droit divin » ; la façon de procéder assez proche de ce que nous avons rencontré jusqu’à présent : une image, une description, un commentaire, une idée générale qui dépasse l’exemple singulier de l’image... Certaines habitudes didactiques et certaines routines scolaires sont ici présentes. Ainsi, avant d’entrer dans le thème de l’étude, il convient de dessiner (un peu) l’environnement culturel. Nous en avons dit l’importance pour l’histoire. Une gravure est une représentation et non la réalité. La technique trace d’emblée une frontière, une différence avec le réel. Ce type d’image n’est pas la réalité ; ce n’était et n’est pas si clair avec la photographie. Aussi, le professeur commence par attirer l’attention des élèves sur certains éléments du décor, leur permettant ainsi de rappeler quelques aspects de la période dans laquelle la gravure a été produite : colonnes qui rappellent l’Antiquité, nous sommes dans la Renaissance..., acquis scolaire qui esquisse un lien entre cette leçon et une leçon précédente. Ce n’est qu’après ces reconnaissances remémorées que le dialogue descriptif s’engage vers le but de l’observation : identifier le personnage central, son acte, le sens de son acte, la raison de ce sens... progression implicitement placée sous les passages du concret à l’abstrait, du simple au complexe, des faits aux idées. Qui est au centre ? Que fait ce personnage ? Pourquoi le fait-il ? Que signifie cet acte ? Les réponses, comme les questions, semblent s’enchaîner l’une à l’autre. Pourtant, à nouveau, seul l’enseignant connaît la suite et donc le chemin ; seul, il sait ce qu’il convient de regarder et plus encore la signification de ce qui est regardé et qui n’est évidemment pas dans l’image. D’ailleurs, d’autres regards sont possibles ; quelques instants à peine après le début de l’observation, un élève dit : « c’est lui qui veut qu’on le regarde comme cela ». En une phrase il appelle l’enseignant et ses camarades à transformer leur regard et leur description, à mettre les éléments décrits non plus au service d’un concept qui n’est introduit qu’à la fin, mais au service d’une analyse « critique » au sens le plus fort du terme, une analyse qui fait intervenir les circonstances de production de l’objet observé pour le comprendre. C’est une image de propagande destinée à fixer, à rappeler, à enfoncer dans les esprits l’origine divine de la monarchie. Ici, l’intervention de l’élève arrive totalement en porte-à-faux avec le projet de l’enseignant, aussi, ce dernier n’entend-il pas la remarque et poursuit la description selon les étapes prévues.
23– Soit, dans un manuel de la classe de 5e6 la photographie de l’intérieur d’une mosquée, photographie placée dans le chapitre consacré à l’étude du monde musulman au Moyen âge. L’étude de la religion musulmane occupe une part importante de ce chapitre. Une des questions posées ici est celle des relations entre le présent et le passé : est-ce une photographie d’aujourd’hui qui doit aider les élèves à donner du sens au thème étudié qui est censé ne pas dépasser notre Moyen Âge, ou est-ce le passé qui aide l’élève à avoir quelques notions sur l’Islam aujourd’hui ? Cela suppose que les gestes et les objets d’hier sont les mêmes et ont le même sens que ceux d’aujourd’hui. L’ambiguïté du projet de l’enseignement de l’histoire est ici total et parfaitement illustré par l’image proposée au regard des élèves. Comme il est souvent d’usage, des questions accompagnent l’image pour orienter le regard et la description qui en sera faite. Même si peu nombreux sont les enseignants qui utilisent telles quelles les consignes des manuels, ils sont nombreux à en utiliser les « documents » et à formuler des consignes très semblables. Il est ainsi demandé aux élèves : « Décris l’attitude des fidèles pendant le prêche. Que portent-ils sur la tête ? Et aux pieds ? De quoi le sol est-il recouvert. » Ces questions sont précédées d’autres qui attirent l’attention des élèves sur des éléments d’architecture et de décor afin de placer le vocabulaire spécifique habituellement attaché à cette leçon : mirhab, minbar... La question de description est ici totalement caractéristique du jeu de devinette, placé sous la double légitimité supposée du raisonnement inductif et de la construction de sa connaissance par l’élève qui est si souvent proposée comme impératif de l’enseignement7. Indépendamment des questions de lisibilité technique, la description d’attitudes demande un répertoire déjà bien présent dans l’esprit des élèves, dans ce cas, un répertoire qui associe certains gestes à un sens religieux ; autrement dit, le sens ne saurait se déduire des attitudes, l’élève qui se situe dans un registre religieux le fait parce qu’il sait que c’est là qu’il faut se situer. Comment ? Par le titre du chapitre, sa culture personnelle, le regard posé sur d’autres parties du chapitre, les moments où cette image est introduite, etc. Ce qui est certain ici, c’est que le sens précède toute description et que celle-ci n’est pas un préalable ; tout au plus peut-on avoir un va et vient entre les idées et l’image. Cette image est également intéressante par ce qu'elle porte d’apprentissage patrimonial, orientation de notre enseignement que nous avons déjà évoquée : décrire l’intérieur d’une mosquée particulière, c’est aussi mettre en place des images et des mots que l’élève pourra associer à n’importe quelle autre image de mosquée qu’il rencontre ultérieurement.
24Ajoutons enfin, à propos de ces deux derniers exemples, que l’on touche une des limites de la description : l’imaginaire collectif et les croyances sont encore moins que les autres « choses » présents dans les images à décrire, au sens où ils ne sont pas des objets identifiables comme tels alors que ce sont eux qui leur donnent totalement sens.
25-Soit, dans le même manuel, une carte de l’Empire byzantin du VIIe au XIIe siècle. Il est demandé aux élèves non seulement de décrire la position de la ville de Byzance mais d’expliquer en quoi cette position est source probable (?), possible (?), nécessaire (?) d’une certaine activité économique, elle même à l’origine de la prospérité de cette ville. Il est en fait suggéré de faire fonctionner un scénario explicatif supposé connu des élèves et largement diffusé : Byzance est au carrefour de routes maritimes nord-sud et de routes terrestres est-ouest, un carrefour appelle le commerce, donc... Dans ce cas, non seulement la description est liée à la connaissance supposée de quelque chose d’extérieur au document, mais elle est en plus prise en otage par la dimension rétrodictive de l’explication historique : ce n’est pas parce que Byzance est un carrefour qu'elle est une ville riche, généralité non acceptable sinon tout carrefour « naturel » engendrerait une richesse commerciale, mais c’est parce que l’historien et, après lui, le professeur d’histoire savent que Byzance est un carrefour qu’ils cherchent des raisons, des arguments réputés expliquer cette réalité et que la référence au commerce s’impose.
26Ces quelques exemples n’épuisent évidemment pas la description en histoire et en géographie. Nous y retrouvons certains caractères attribués à la description par les linguistes et didacticiens du français, notamment ce qu’Yves Reuter définit comme son noyau dur, dans le chapitre qui ouvre cet ouvrage : visibilité, possibilité d’être catégorisé, absence de transformation. En nous centrant sur l’image, nous opérons un regard que nous avons qualifié d’inverse : l’objet est visible, c’est sa qualité première ; sa mise en texte implique toujours des opérations de catégorisation, internes puisqu’il y a découpage à la fois physionomique et conceptuel de l’objet regardé, externes puisque l’objet est rangé dans un type, mis en relation avec un contexte, etc. Ces opérations ne sont rien moins qu’évidentes et pourtant on fait comme si le regard « naturel » avait ce pouvoir. Enfin, l’image montre un état, ce qui ne facilite pas son inscription dans le flux du texte du cours où l’activité de description est presque toujours un moment détaché, souvent un moment de méthode, même s’il appelle immédiatement une suite. Quant au référent, la position inverse dans laquelle nous sommes, situe la description comme une activité qui fait croire que derrière l’image, c’est le référent qu’il convient de voir : derrière le Serment du Jeu de Paume c’est la Révolution française ! D’ailleurs, c’est bien le monde réel que l’on cherche à connaître et non son image, si fidèle soit-elle ! Cela nous conduit à proposer quelques éléments pour expliquer cette présence de la description et ouvrir à diverses questions didactiques importantes dans nos disciplines.
3. Pourquoi la description est-elle ainsi, si constamment présente ?
27Pour répondre à une telle question, il faut revenir à l’objet même de la connaissance en histoire et en géographie. Quels que soient les débats qui frappent ces disciplines et les formules variées qui peuvent les caractériser, nous énonçons ainsi leur objet8 : étudier les sociétés présentes et passées, les changements et permanences, les manières d’habiter la Terre. Les sociétés passées sont évidemment absentes ; les société présentes laissent des traces présentes, mais la plupart sont absentes de la classe et de l’univers des élèves. Une difficulté majeure de l’enseignement de l’histoire et de la géographie est d’étudier un monde réel mais (presque) toujours absent. Certes, sortir de la classe permet parfois de « voir » le paysage ainsi transformé en objet d’étude, la visite d’un musée de rencontrer des objets d’un autre temps et d’un autre lieu, mais « la » monarchie absolue n’est pas dans le château de Versailles, « la » bourgeoisie avenue Foch ou « le » prolétariat à Saint-Denis, « la » rurbanisation n’est pas dans le petit morceau de campagne mité par un habitat de personnes travaillant en ville...
28Le professeur d’histoire et de géographie pourrait rendre présent ce monde absent simplement par un discours verbal, comme dans une fiction littéraire par exemple ; la description serait alors sans doute très proche de ce qu'elle est en lettres ; d’ailleurs, les textes d’histoire comme les textes de géographie comportent souvent cette dimension9. Mais, ce professeur n’étudie pas n’importe quel monde ; il étudie un monde qui a existé et qui existe ; il en donne des traces et des images, en même temps qu’il parle de lui. Nous retrouvons cette double fonction : rendre présent le réel et, ce faisant, le rendre réel, faire vrai. Autrement dit, l’enseignant « crée » le Moyen Âge ou l’industrie japonaise en même temps qu’il en parle ; il lui faut donc donner aux élèves des moyens pour qu’ils s’imaginent ces objets en même temps qu’il en parle. S’imaginer, faire image, mettre des images... Inversement, les montrer ne suffit pas ; il faut les décrypter, les désigner, les décomposer, les classer, en classer les éléments, etc. Il faut toujours des mots, des discours. Mettre en mots ces objets pour les insérer dans le texte du savoir ; mettre des mots sur les images pour que le texte du savoir ait du sens.
29Nous avons ainsi un jeu à trois composantes :
la réalité
les auxiliaires qui montrent quelque chose du monde
des discours sur ces auxiliaires.
30Dans ce jeu, les discours, , font croire que l’on parle directement de la réalité, . Ils la font exister et gomment, la plupart du temps, la relation entre et puisque n’est là que pour « voir » et par là connaître . Les mots sont les choses. Ce jeu s’organise entre deux pôles : soit il est au service d’un texte déjà transmis ou en accompagne la transmission, nous sommes alors dans l’illustration, la preuve, la précision..., soit les auxiliaires sont mis en premier, réel auquel les élèves sont directement confrontés et qu’ils doivent mettre en texte pour apprendre le réel en même temps qu’ils apprennent de l’histoire et de la géographie. Cette mise en texte se fait donc, en principe, selon les canons de l’histoire et de la géographie, c’est-à-dire avec certains mots et dans un certain ordre. Dans ce schéma massivement présent dans les pratiques et dans les conceptions, la description est une première approche de l’auxiliaire, un premier acte de connaissance du monde.
31Ainsi, la connaissance est-elle au bout du regard pourvu que celui-ci soit armé de quelques mots et de quelques principes. La connaissance en histoire et en géographie se présente dans une simple continuité avec les réalités et les objets qui disent le monde à connaître. Les recommandations qui conseillent de « partir » du document et les pratiques correspondantes accentuent cette proximité. Elles laissent donc dans l’ombre, plus exactement dans le bricolage quotidien de l’enseignant, la transmission des outils propres à chaque discipline et qui sont nécessaires pour décrire en histoire et en géographie et non pas comme cela vient spontanément à l’esprit.
32Ainsi, décrire un objet quelconque c’est le décomposer en différents morceaux, ce qui pose le problème des catégories avec lesquelles l’élève et le professeur opèrent cette décomposition, le problème des classifications qui ne sont évidemment pas « dans » l’objet tout en devant, d’une certaine manière ou de plusieurs manières, lui correspondre. Il y a des « droits de la réalité » qui contraignent l’analyse à la manière dont Eco parle des « droits du texte » dans le travail d’interprétation. Décomposer, c’est nommer ces morceaux avec des mots qui varient entre les acquis scolaires et le sens commun, des mots dits spécifiques de nos disciplines et des mots de tous les jours. A ce titre, nous observons une très grande instabilité du « vocabulaire » descriptif. Plus important encore est l’usage de la langue naturelle qui fait prendre les mots pour les choses, que celles-ci soient des objets matériels ou que ce soit des processus et donc immédiatement des abstractions. Cette phase parcourue, il convient ensuite de relier ces morceaux entre eux pour recomposer la complexité de l’objet décrit et à travers lui de la réalité étudiée. En principe la recomposition de l’objet en déplace et en enrichit la signification.
33Enfin, la description est aussi inscrite dans cette autre dimension de la discipline scolaire qu’est l’évaluation. A ce titre, ce que nous appelons les « mots-objets », vont avoir beaucoup de succès ; des « mots-objets » ce sont des mots qui sont aisément identifiables avec quelque chose que l’on voit et qui est délimité : une oasis, un centre-ville européen, une nef gothique, un détroit, une rizière irriguée, un temple grec, une pyramide, etc. Chacun d’entre eux a la faculté de pouvoir donner lieu à un apprentissage précis, très souvent lié à une définition, et donc à une évaluation aisée ; tout cela concourt à diffuser un sentiment de légitimité disciplinaire.
34Dans ce schéma, l’histoire et la géographie naviguent de conserve. Cependant, plusieurs de nos observations différenciaient la manière dont la description était considérée et mise en œuvre dans chacune de ces disciplines. Poussant plus loin cette différenciation, suggérons que la description serait à la géographie ce que le récit serait à l’histoire : un moment de vérité brute, un moment où la vue impose sa puissance pour rendre présent l’absent comme le récit impose sa force pour dire l’expérience humaine10. La géographie étudie des répartitions, des dispositions et des différenciations spatiales, elle est étude dans la synchronie ; l’histoire étudie les changements, les permanences, les évolutions, elle est étude dans la diachronie. Certes, cette opposition demande à être immédiatement complétée par une nouvelle mise en solidarité : la diachronie est présente en géographie, la synchronie en histoire. Mais maintenons la différence un moment pour mieux caractériser chaque discipline et rendre ainsi compte de la place privilégiée qu’occupe la description dans l’enseignement de la géographie11. Cette place, reconnue dès l’ouverture de ce chapitre, est sans doute renforcée par la primauté que notre culture attribue à la vision parmi nos sens : perception immédiate qui se transforme aisément en connaissance immédiate des objets vus, contrôle de la vérité des assertions, aspect supposé concret qui semble légitimer un modèle pédagogique largement répandu.
35En plaçant l’histoire sous le registre de la diachronie, du temps qui passe, et la géographie sous celui de la synchronie et de l’espace, nous retrouvons des manières de dire les états et les actions. Dans des disciplines de sciences sociales, les états n’ont d’intérêt que parce qu’il y a des actions avant et après, du temps qui suggère d’autres actions et d’autres états. Le champ de blé a été planté et sera moissonné, la rurbanisation est signe de l’extension de la ville, d’un déplacement de populations et d’activités, de décisions d’acteurs sociaux. Mise en mots d’images, la description de cartes, de photographies, de paysages, de gravures ou de tableaux, est alors mise en séquence de mots et de phrases de quelque chose de spatial, c’est-à-dire d’un objet que l’on peut parcourir de différentes façons, qui n’impose pas une logique de succession chronologique aux énoncés qui disent cet objet. Langage linéaire et langage spatial ont chacun leurs propriétés et leurs potentialités. Jusqu’à présent, celles des langages spatiaux ont été, dans nos disciplines, encore peu explorées, mais elles sont susceptibles de modifier en profondeur les usages et les places de la description.
4. Reprise terminale de quelques hésitations
36La description dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie est une activité scolaire prise, comme toute activité scolaire, dans les habitudes et les contraintes disciplinaires, activité le plus souvent liée à l’image. Celle-ci se présente comme la re-présentation du monde lui-même avec la carte ou la photographie d’un paysage, la re-présentation d’un objet, ou la re-présentation d’un phénomène lorsqu’il s’agit par exemple d’un graphique. Sa description, mais nous disons aussi souvent sa lecture, plus ou moins bien ordonnée, est censée donner une connaissance du monde ou du phénomène ainsi représenté. Les questions majeures posées par cette activité sont celles du découpage, de l’ordre et des mots employés, c’est-à-dire des mots et des catégories à l’œuvre, plus profondément du problème que l’on se pose avant de décrire, questions majeures dès lors que l’enseignement a pour but d’introduire les élèves dans le monde dont parlent l’histoire et la géographie et dans les manières dont elles en parlent. Ni les mots, ni les questions posées au réel représenté, ni le sens du travail proposé, ne sont dans l’image comme tant de pratiques et de mises en scène pédagogiques semblent le présupposer. Les raisons de décrire et les manières de décrire sont à la rencontre des objets que l’on décrit et d’interrogations disciplinaires, c’est-à-dire élaborées dans un univers particulier de compréhension du monde. Cette situation a ses raisons, raisons fortement liées au fonctionnement particulier de nos disciplines ; à ce titre, elle est en étroite correspondance avec le projet de l’enseignant qui est de faire se rencontrer un sujet, avec une intention de connaissance, et un objet de savoir, construit dans un certain univers de pensée ; un tel projet contraint toujours à valser entre le sens commun, ce qu’il y a de spécifique dans les univers disciplinaires et les objets étudiés. Cependant, ces manières de faire et la place donnée ainsi à la description ne sont pas vraiment satisfaisantes. Des orientations de travail permettant d’inscrire la description dans un autre ensemble de pratiques et de significations sont parfois esquissées. Elles font passer la description de son statut principal d’introduction ou d’illustration raisonnée d’un discours préétabli, à son inscription dans des situations d’enseignement plus complexes où le problème est premier. Elles sont alors plus propices pour prendre en considération les conditions de production de l’objet observé, décrit et étudié, c’est-à-dire les catégories intellectuelles et culturelles qui ont servi à le produire et celles qui servent aujourd’hui à le décrire et, au-delà, à lui donner du sens, c’est-à-dire à construire le monde dont il parle, le monde que nous parlons. Cette posture intellectuelle est nécessaire pour faire véritablement place à la formation intellectuelle et critique qui est l’autre pilier affirmé de notre contribution à la construction d’un sujet autonome, l’élève. Ceci ouvre un autre chapitre.
Bibliographie
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Adam, J.-M., (1993), La description, Paris, PUF.
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Bruner, J., (1990),...car la culture donne forme à l’esprit, Paris, Eshel (trad. 1991).
Certeau, M. de, (1975), L’écriture de l’histoire, Paris, NRF Gallimard.
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Lepetit, B., (1995), (dir.), Les formes de l'expérience, Paris, Albin Michel.
Ricœur, P., (1983, 1984, 1985), Temps et récit, tomes I, II, III, Paris, Le Seuil.
Notes de bas de page
1 Nous préférons le terme d’« auxiliaires » à celui de « documents » qui est généralement utilisé, d’une part parce que sous cette catégorie se rangent une très grande diversité d’objets dont une partie importante n’a pas le statut de document au sens où l’entendent les spécialistes, ce qui introduit donc de la confusion, d’autre part parce que ces objets sont, pour le professeur, des aides, des auxiliaires dans la transmission, la présentation, la négociation du texte du savoir.
2 Nous nous en tenons dans ce chapitre à ce qui concerne la description d’objets non-verbaux, d’images au sens le plus large du terme, mais nous trouvons des situations où il est demandé aux élèves de décrire une action ou un objet à partir d’un texte. De plus, il y a de nombreuses descriptions dans les textes des manuels et les textes des cours. Cela nous situe d’une certaine manière, à l’opposé de la discipline littéraire où l’effet recherché est généralement de créer une image dans l’esprit de l’auditeur ou du lecteur. Nous ne traitons ici que des situations où l’image est là, et où il est demandé, presqu’à l’inverse, de produire un texte, des mots, des phrases.
3 Voir Audigier, F., et Panouillé, J.-P., (1996).
4 Les programmes et les instructions ne sont pas appliqués par les enseignants comme un cataplasme de compétences et de connaissances sur le cerveau des élèves ! Les enseignants réinterprètent ce qui leur est demandé, contribuant ainsi, de façon centrale, à construire les disciplines scolaires qu’ils enseignent et donc la culture scolaire. Si nous donnons une place importante à ces textes officiels, à ce que nous appelons par ailleurs le modèle de l’institution (Audigier, 1995, 1997), c’est parce que la relation est ici à double sens. Les orientations pédagogiques officielles traduisent, pour une grande part, ce que leurs auteurs pensent être une sorte de consensus de la corporation des enseignants. A ce titre, elles expriment une sorte de noyau dur de la conception la plus partagée.
5 Même si en France cela n’existe plus !
6 Par exemple, dans le manuel des éditions Magnard, classe de 5e, page 18.
7 Loin de nous l’idée de critiquer cet impératif, au moins dans l’orientation générale qu’il exprime. Mais, il est plus souvent brandi pour produire un effet de légitimation qu’à l’origine de pratiques et de dispositifs rigoureusement conçus et mis en œuvre, sans compter l’ambiguité d’une telle formule qui définit un cadre d’interprétation des apprentissages mais ne dit rien de direct sur les manières d’enseigner.
8 Définir ainsi l’objet n’est pas définir le projet. Celui-ci est civique. L’histoire et la géographie sont là pour former des citoyens à travers la transmission d’une culture commune fondée sur une représentation partagée de la mémoire et du territoire. C’est une autre question que celle traitée ici bien qu'elle ne soit pas sans incidence sur la conception des savoirs et des pratiques à mettre en œuvre.
9 Voir par exemple De Certeau (1983) qui énonce trois traits partagés par l’histoire dans son espèce scientifique et l’histoire dans son espèce média : « la représentation des réalités historiques est le moyen de camoufler les conditions réelles de sa production... Le récit qui parle au nom du réel est injonctif. Il « signifie » comme on signifie un ordre... Bien plus, ce récit est efficace. En prétendant raconter du réel, il en fabrique. Il est performatif... ». Ce qui est dit ici de l’histoire est également pertinent pour la géographie.
10 Sur cette puissance du récit voir par exemple Bruner (1991), du côté des historiens de Certeau (1975) et (1983), et Lepetit (1995), du côté des philosophes Ricoeur (1983-1985).
11 Probablement plus dans les petites classes, jusqu’en seconde, que dans les grandes classes des lycées.
Auteur
Département « Didactiques des disciplines »
Institut National de Recherche Pédagogique
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