La description de métier dans la presse généraliste
p. 123-141
Texte intégral
1Le métier (catégorie d’expérience professionnelle, et non l’emploi en général) constitue une pratique sociale assumée par un « type » professionnel. Sauf à rendre compte d’une activité à travers le portrait de personnages bien individualisés, sa description se situe du côté de la catégorie générale. On peut rappeler ici la définition de Schnedecker (1990, 71) :
« Ce que l’on peut qualifier grossièrement de description de métier est principalement constitué :
– de descriptions d’actions
– de référence au « praticien » davantage qu’à la pratique
– d’informations qui concernent nécessairement un type (le boulanger). »
2Néanmoins cette description va assez constamment jouer avec le singulier. La question n’est plus ici : comment l’objet à décrire est-il plus ou moins catégorisable, mais plutôt comment construit-il sa généralité constitutive avec du singulier ? Plus qu’ailleurs, joue la tension typification/singularisation.
3D’autre part, le métier appartient au champ des expériences pratiques susceptibles de devenir objet de discours. Ceux-ci s’entrecroisent, portés par des canaux et des supports très diversifiés. Le métier s’élabore donc par le langage, dans des discours ordinaires qui le décrivent, le racontent, le conseillent, le vantent, etc. C’est à certains d’entre eux que ce chapitre s’intéresse : non pas les discours au travail, ni issus du travail1, mais tenus sur le travail. J’analyserai comment certains titres de la presse généraliste2, dans leurs suppléments économiques, s’intéressent à cet objet commun pour en donner une représentation descriptive. Chaque article élabore une « schématisation » à usage de son lecteur, ce qui implique une interprétation du métier et des modes de prise en charge énonciatifs.
4Une schématisation a pour rôle de faire voir quelque chose à quelqu’un, plus précisément, c’est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité. (Grize, 1996, 50)
1. Des traces de séquentialité
1.1. Une assise descriptive propre au genre
5Tout d’abord, l’ancrage dès le paratexte (rubrique hyperonymique « Métier », titre constitué du nom du métier examiné, sous-titre, chapeau fréquent) signale le caractère typique de son référent, soit par l’absence de tout déterminant, soit par le recours à l’article défini pour introduire la dénomination du métier. Les journaux diffèrent néanmoins sur ce dernier point :
1. Le retour des « demoiselles du téléphone » (LM, 17/9/97)
3. Des milliers de femmes d’artisans restent des travailleurs sans statut (LM, 25/3/98)
4. Quel profil pour le technico-commercial ?
Vendeur et technicien, il jongle avec les compétences (EX, 16/1/97)
5. Commerciaux : la revanche des vendeurs
Les deux visages du vendeur (FS, 3/2/97)
6A travers le singulier ou le pluriel, la généricité connaît des degrés divers, qui influeront sur l’écriture.
7Contrairement au singulier qui renvoie à l’objet typique désigné par le reste du GN (référence d’emblée homogène), le pluriel générique de l’article défini invite à rechercher l’ensemble maximal des objets désignables par une telle expression. Cette opération de généralisation (la référence se constitue de façon hétérogène) débouche sur une généricité moins complète qu’avec le singulier. (Riegel et al., 1996, 155)
8Tous les pluriels ne se valent pas pour autant : LM pose le nom de métier en entité comptable3, voire quantifiable (3 glisse ainsi du générique au particulier) tandis qu'elle reste typique et insécable dans EX et FS, puisque anaphorisée par un « il » récurrent dans les articles.
9L’aspectualisation, pour sa part, obéit à une norme, qui la rend très vite repérable : celle de la classification des métiers4 à l’œuvre dans les discours de l’entreprise et de la formation qui produisent répertoires et référentiels. L’enjeu de la description est ici (notamment pour assurer sa lisibilité) de s’ajuster très exactement à la demande sociale : le profil, qui décline les parasynonymes qualités, compétences, facultés, acquis, puis les missions ou fonctions, tâches à accomplir, enfin la formation, qui thématise les filières et leurs lieux – et dont je considère, pour cette raison, qu’elle sort de la description de métier. Chaque classe organise un paradigme de propriétés que les articles entrelacent sans enchaînement contraignant mais selon deux procédés : d’une part, en thématisant le terme générique à intervalles réguliers, notamment en début de paragraphe, d’autre part en insistant sur les caractéristiques communes.
6. Difficile de tracer un portrait-robot idéal du commercial. Selon les entreprises, on retrouve cependant quelques grands traits communs, incontournables et indispensables. Ainsi, la ténacité, la résistance au stress et la motivation apparaissent-elles comme les premières des qualités requises. (FS, 3/2/97)
7. Difficile de définir aujourd’hui le portrait-robot du technicien idéal. Au-delà de sa technicité [...], le technicien doit également être un véritable homme orchestre, cumulant des qualités d’écoute, de conseil, de service et d’accueil. (FS, 17/11/97) (Je souligne).
10On peut voir dans ce découpage d’un réel professionnel un écho très indirect de débats propres à la sociologie du travail, portant sur « qualification » et « compétences ». De certaines réflexions (qui débordent le champ de ce chapitre), on peut tirer deux conclusions qui intéressent la mise en texte journalistique des métiers. D’une part, une ambiguïté y est soulevée, quant au support de la qualification :
Ce n’est pas le travail qui est qualifié, c’est le travailleur. Le demandeur d’emploi ne peut que démontrer que ses qualités sont conformes aux exigences du poste. (Stroobants, 1993, 75)
11Phénomène qui, semble-t-il, trouve sa transposition textuelle dans la description d’un profil idéal nettement prescriptif : même particularisé et défini en 8, le « cadre » ne condense qu’une série de pré-requis qui répondent au poste préalablement délimité5 :
8. « Le poste est souvent confié à un cadre ayant des connaissances approfondies de l’entreprise [...] », souligne Yves Renoux. Il doit savoir écouter, être ouvert, comprendre le point de vue de l’autre, être capable d’un bon jugement à tout moment, apte à résoudre les problèmes, objectif, et connaître les techniques de communication. (EX, 27/11/97)
12D’autre part, le caractère hétérogène des compétences allié à des relations d’implication discutables, limitent l’efficacité de cet outil descriptif :
L’équation compétences-qualification/classification n’est pas aussi assurée parce qu’une certaine indétermination demeure attachée à la notion de compétences. (Ropé, 1996, 93)
13« Indétermination » qui ne fait pas l’objet de développements dans la presse : tendanciellement, les articles inscrivent les compétences comme non problématiques. Selon une logique binaire, le métier exige d’en avoir ou pas ; la description n’en questionne pas le contenu.
1.2. Entre attribution et apposition
14Si ces deux démarches visent à qualifier, elles n’ont pas le même effet6. La première pose un référent qu'elle entreprend de construire par dotation de propriétés, alors que la seconde pose un référent déjà partiellement construit. L’apposition, très fréquente dans ces textes, naturalise les informations comme consubstantielles (l’objet possède ces propriétés, il a déjà un profil, des compétences, au lieu de les acquérir ou de les viser) et donne à lire un prototype d’emblée.
9. A la fois gestionnaire, manager et commercial, le chef de rayon doit avoir de solides qualités : dynamisme, adaptabilité, rigueur, résistance physique, esprit d’équipe... et une grande disponibilité car, si le travail est varié, les horaires sont lourds. (EX, 5/9/96)
10. Le technico-commercial aime les métamorphoses. Tantôt technicien, tantôt vendeur, il mêle adroitement connaissances scientifiques et sens du commerce. (EX, 16/1/97)
15L’apposition réalise certes une économie textuelle et cognitive, mais les risques sont coûteux, telles la saturation et l’absence de hiérarchisation. Quelles relations s’établissent en effet entre les qualités inscrites par apposition/attribution dans 9 et 10 ? Est-ce une redite par expansion, une inclusion, une implication (cause à effet) ou une condition nécessaire ?
16On remarque, parallèlement, que l’attribution a cet avantage textuel de favoriser la progression de l’information, puisqu’elle constitue le propos de la phrase : elle peut ensuite être anaphorisée ou voir un raisonnement s’accrocher à sa suite (ici d’ordre justificatif).
2. La construction du référent par approximations
17Comment « faire voir » un métier ? Il ne s’agit ni d’un objet visible (sauf à l’actualiser lors de scènes-types ancrées dans des lieux précis), ni à l’autre extrême d’un concept qui se prêterait à un inventaire lexicographique. L’objet « métier » se retrouve donc au sein de tensions à gérer, résolues globalement par une thématisation dominante de l’acteur typique qui supporte à la fois permanence et transformation.
2.1. Des reformulations en chaîne
18Le référent s’élabore à travers toutes sortes d’opérations discursives souvent amalgamées, qui instaurent une équivalence sémantique avec d’autres notions. Mais celle-ci s’effectue hors paraphrase : l’identité semble exister en soi, dans la langue, et non pas se construire. On rencontrera rarement (dans LM, seulement) des marqueurs de reformulation (paraphrastique ou non, d’ailleurs.)
19Les textes jouent rarement de la variété des désignations, sauf quand les parasynonymes servent à renforcer le niveau de pouvoir du métier (« directeur de magasin » et « responsable de grande surface » alternent ainsi) et quand un des enjeux descriptifs concerne l’établissement de la dénomination :
11. Depuis l’automatisation du téléphone, on les croyait à jamais disparues. Les voici réhabilitées. Avec le boom de la radiomessagerie, les « demoiselles du téléphone » sont de retour. [...] A la différence des demoiselles d’hier [...], les téléopérateurs d’aujourd’hui ont, eux, un vrai contact avec les correspondants. (LM, 17/9/97) (je souligne).
20En revanche, les caractérisations qui se donnent des tours définitoires7 sont légion : le verbe être abrite essentiellement des pseudo-définitions qui requalifient, interprètent évaluent. On remarque que LM offre dès ses premières lignes des définitions quasiment canoniques, en énumérant les rôles subsumés par le métier (12) ou en en faisant l’espèce d’un genre (13), tandis que ses confrères procèdent par qualifications successives comme autant de modifications destinées à changer la perspective8.
12. L’entrepreneur du paysage est à la fois paysagiste, jardinier, et bien d’autres choses encore. (LM, 11/3/98)
13. L’attaché de recherche clinique est avant tout un scientifique. (LM, 4/3/98)
14. Directeur de magasin (titre) Un chef d’entreprise à part entière (sous-titre) (EX, 5/9/96)
15. Loin de n’être que le gestionnaire des réclamations, c’est un médiateur, à l’importance reconnue, (responsable du service consommateurs) (EX, 5/9/96)
21D’ailleurs, plusieurs de ces énoncés apparemment définitoires reposent sur une rétro-interprétation du cotexte, qui apparaît clairement si on ajoute des connecteurs tels que en somme, au total, en définitive, bref. De plus, la fonction argumentative se perçoit encore mieux quand on relie ces énoncés à la description d’« images » niées aussitôt que convoquées, sortes de contrepoint à la « bonne » description qui agit alors comme rectification anticipée ou subséquente.
16. « On nous prend souvent pour des jardiniers qui plantent des fleurs au printemps » ironise Isabelle. (LM, 11/3/98)
17. L’image d’Épinal du commercial caricaturé en infatigable baratineur a vécu ! [...] Tour à tour gestionnaire, négociateur, conseiller ou psychologue, les commerciaux sont aujourd’hui de véritables chefs d’orchestre. (LM, 3/12/97)
22Un indice de ces fonctionnements est fourni par l’emploi de comme, opérateur d’inclusion dans le prédicat considérer comme... L’objet est ici mis en relation avec une catégorie valorisante, dont la dimension étonnante voire décalée est ainsi soulignée. On notera que cette construction promeut le point de vue de l’entreprise, le scripteur s’effaçant derrière la citation et la tournure passive et tenant pour acquise cette nouvelle qualification.
18. Directeur des achats de Metro, Michel Arnoult considère ainsi chacun de ses acheteurs comme « un véritable patron de PME, responsable des relations avec ses fournisseurs ». (EX, 5/09/96)
19. Fini l’image négative de « tireurs de sonnettes », les vendeurs sont bel et bien considérés comme les véritables locomotives de l’entreprise. (FS, 3/02/97)
23Enfin, le parcours peut intégrer des recatégorisations complètes, jusqu’au scandale (lexico)logique (identité établie entre antonymes, apparente tautologie, affirmation d’une contradiction) mais avec des effets pragmatiques d’autant plus sûrs que la ponctuation amplifie l’apparente non pertinence.
20. L’acheteur doit négocier sans cesse, être pugnace, têtu, ouvert d’esprit et, surtout, avoir la passion de son produit : l’acheteur est avant tout un vendeur ! (EX, 5/09/96)
21. Les vendeurs doivent être de véritables vendeurs. (FS, 3/02/97)
24Pour être un bon technicien, il ne faut plus se contenter d’être seulement... un bon technicien. (FS, 17/11/97)
25Je présente ci-après deux cas particuliers qui interrogent les capacités descriptives.
2.2. Une dénomination sans référent : le métier inconnu
26Comment construire le référent « métier », et à quel niveau, quand le texte postule que le lecteur ne possède pas de signifié clair, ou n’a qu’une représentation fausse du référent ?
22. Les cindyniciens Spécialistes de la gestion des risques techniques, naturels, financiers, et humains, leur fonction est de les prévoir.
Qu’ont de commun la catastrophe de Tchernobyl et un banal accident domestique ? Peu de chose pour le sens commun, mais pas pour les cindyniques, nouvelle science qui ne se décline qu’au pluriel pour cerner sous toutes ses formes le danger (kindunos, en grec, signifie danger). [...] La démarche cindynique réunit donc plusieurs ingrédients : la permanence d’une préoccupation de gestion des risques ; le décloisonnement entre approches [...] ; l’analyse scientifique des informations sur tous les précédents [...] ; enfin, la mise à la disposition de l’organisation d’outils de prévention [...]. (LM, 17/9/97)
23. Savez-vous ce qu’est un héliciculteur ? Héliciculteur, voilà un nom peu évocateur de la profession qu’il désigne puisqu’il s’agit d’un éleveur d’escargots. Dans les parcs d’élevage, l’héliciculteur organise la vie des escargots : la reproduction, l’éclosion des œufs, et la nutrition jusqu’à l’âge adulte. Même s’ils sont hermaphrodites, les escargots doivent tout de même s’accoupler si on veut qu’ils se reproduisent. [...] Ensuite, l’héliciculteur collecte les grappes d’œufs. [...] Au bout d’un mois, l’héliciculteur installe ces jeunes escargots. [...] Quotidiennement, il les nourrit en leur donnant. [...] En six mois de ce régime, les escargots arrivent, enfin, à maturité. [...] L’héliciculteur n’a plus qu’à les ramasser pour les livrer à leur destin. (publicité VediorBis en presse gratuite)
27La visée de didacticité9 gouverne ces deux textes, mais elle est gérée avec diverses stratégies. Le nom, posé comme énigmatique (que veut dire X ? et non plus seulement qu’est-ce que X ?), fait l’objet d’une définition explicitement métalinguistique, mais la similitude s’arrête là car l’étymologie, a priori éclairante pour le lecteur de LM, n’est même pas envisagée en 23.
28LM affiche un référent complexe formulé sous trois angles (soulignés en 22). La description n’entreprend pas de le simplifier, mais au contraire de le conceptualiser méthodiquement pour un lecteur mis en situation (textuelle) de s’écarter du « sens commun » évoqué au début, donc de passer à un autre niveau de représentation (la « science » ?). D’où le plan de texte par juxtaposition de concepts (qui décomposent « la démarche ») dissociés de l’acteur professionnel - lequel n’apparaît que tard dans l’article pour répondre au sous-titre qui, lui, offre un résumé définitionnel du type assez conforme aux normes de présentation du métier.
29VediorBis, de son côté, intègre des savoirs encyclopédiques dans un parcours mi-narratif mi-explicatif10 : le déroulement de la vie des escargots, laquelle recoupe les actions constitutives de l’héliciculteur, pour le promouvoir au final. Le texte est bouclé. Cette explication modélisant la description a des chances d’être reçue comme telle car elle répond, dans sa linéarité, aux questions qu’est censé se poser le lecteur sur la pratique du métier (comment ? pourquoi, quand ? où ? à quoi ça sert ?).
30Au total, les processus cognitifs mis en œuvre sont plus riches que pour les métiers mieux connus, et la textualisation également qui emprunte à d’autres discours et genres : plus ou moins ludiques, pédagogiques ou savants, selon les besoins de la vulgarisation.
2.3. Un référent instable : le métier en évolution
31A priori, ce projet descriptif parait contradictoire, eu égard au critère fondamental de non transformation, et s’affronte aux mêmes ambiguïtés typologiques que la description de métamorphose. Le risque est évidemment de sortir du descriptif, pour aller trop nettement vers le narratif ou vers l’explicatif par le centrage sur le processus (voilà pourquoi et comment on passe de telle pratique à telle autre).
32Trois niveaux de traitement alternent dans les articles, comme autant de thématisations : le processus de changement, marqué surtout par le lexique (mutation, passage, transformation) ; la notion abstraite en train de se transformer, à travers son contenu référentiel (la fonction ne consiste plus à... mais à...) ; le type humain, acteur de comportements qui connaissent deux états (la substitution d’une image, positive et actuelle, à une autre, négative et vétuste, est alors systématique dans ces descriptions).
33Simultanément, une rhétorique interne est à l’œuvre pour contenir l’irruption du narratif et privilégier l’image contemporaine du métier. On repère l’opposition structurante avant/ maintenant pour comparer deux états descriptifs en supprimant toute continuité entre eux. Chaque terme de l’opposition est renforcée par des faits de langue qui peuvent se combiner : l’avant par la négation (neplus/mais, non seulement/mais encore), les temps du passé ; l’après par l’assertion (souvent introduite par mais), le présent, le modal devoir qui souligne d’ailleurs la difficulté à la fois textuelle et référentielle de la transformation11. Lorsque des réajustements s’opèrent dans les désignations, c’est le verbe d’état devenir qui domine, au détriment de prédicats fonctionnels plus dramatisés.
24. La grande mutation des petits chefs s’accélère.
L’agent de maîtrise ne met plus les mains dans le cambouis, il conseille.
[…].
Le « superviseur » a pris la place du contremaître. Auparavant, en usine le contremaître était respecté parce qu’il connaissait mieux que personne le schéma de montage de son produit. Dans les nouvelles organisations, il ne doit même plus toucher une machine s’il veut avoir le temps de faire tout le reste. (L'Expansion, 23/10/97)
25. Acheteur Une fonction stratégique La négociation des prix n’est plus sa seule tâche. Il doit suivre toute la filière d’un produit. (EX, 5/9/96)
26. L’OS de naguère doit devenir un opérateur dont chaque acte est déterminé par les normes ISO 9000 [...]. Non seulement, il doit être capable de les lire, lui qui souvent est immigré, mais il doit aussi comprendre ce texte difficile et s’y conformer au plus près. Plus dur encore : il doit savoir déterminer en permanence s’il doit en respecter la lettre ou seulement l’esprit. (LM, 31/10/95)
34Pour clore cette partie, j’insisterai sur le métier dit « méconnu » qui se multiplie dans les journaux et tend à uniformiser l’écriture par le recours systématique aux procédés susdits.
3. Un topos descriptif : la journée-type
35Il s’agit d’une unité détachable, indexée ou non, qui reste difficile à situer en termes de séquence descriptive. Elle se nourrit de la temporalité, sans être elle-même une mise en relation temporelle ; à la fois tout et partie, elle constitue une étape informative de l’écriture sur le métier tout en offrant un condensé des parties constitutives de ce métier, puisqu’on y retrouve profil et missions distribués de façon particulière.
36La notion de description d’actions, au sens de séquence ordonnée d’actions renvoyant à un état professionnel, est à considérer. Elle semble certes efficace pour l’effet de « qualification » permanente qu'elle induit (ici acteur-type), mais elle risque de niveler les plans de textes variés qui s’imbriquent parfois ainsi que les visées pragmatiques secondes qui dépendent de facteurs tels que : insertion/autonomie de la journée-type ; ses dimensions ; sa localisation dans le texte.
37En témoignent les cinq exemples suivants.
27. Directeur de magasin. Sur le pied de guerre dès 7 heures le matin, M. le Directeur ne quittera pas son domaine, si tout va bien, avant 20 h 30 voire 21 heures. Il s’agit, en premier lieu, de s’occuper de la gestion du point de vente. Ce qui comprend cinq obligations : 1. La tenue du merchandising du magasin en fonction des directives régionales. 2. L’animation et le contrôle du personnel commercial et administratif. 3. La responsabilité de l’administration de la vente du magasin. 4. La gestion du stock. 5. La formation permanente du personnel interne. Le responsable devra s’intéresser, par ailleurs, aux relations avec la clientèle. Enfin, il devra veiller à la réalisation des objectifs fixés par la direction régionale des ventes. Ceux-ci sont de trois sortes.[...] d’abord d’ordre chiffré et budgétisé [...] ensuite technologiques [...]. Enfin qualitatifs : le client doit, dans tous les cas, obtenir satisfaction.
En moyenne, un directeur de magasin consacre 30 % de son agenda à la gestion et au contrôle, 15 % aux réunions avec les cadres, 40 % à superviser, à contrôler et à observer la bonne marche du point de vente. Le reste du temps, il le consacre à la formation du personnel, aux diverses relations avec les services internes et les sociétés qui participent à l’activité du magasin. Il se doit d’assurer les contacts avec la municipalité et le département. Il est, en effet, totalement responsable de l’image de marque de son point de vente et de son groupe [...]. Un métier complexe et complet, donc [...]. (EX, 5/09/96)
28. Chef de rayon « Ce métier est a priori très simple ; ce qui le rend difficile, parfois, c’est la multitude des tâches à effecteur », signale M. Levée, directeur du supermarché [...]. Les journées d’un chef de rayon sont, il est vrai, bien remplies. Il passe plus de la moitié de son temps dans le magasin : le matin, avant l’ouverture, pour s’assurer de la bonne présentation des produits (il lui arrive souvent de décharger lui-même des palettes, ces chariots sur lesquels on stocke et on déplace la marchandise) et, dans la journée, pour veiller au réassort, observer le comportement de la clientèle et la conseiller. [...] Il consacre le reste de son temps de travail aux relations avec les fournisseurs, à la préparation des commandes, à la comptabilité, aux réunions internes et aux visites des autres grandes surfaces. Dans les petits magasins, il vient aussi en renfort pour tenir la caisse aux heures de pointe ou faire les livraisons. (EX, 5/09/96)
29. La journée d’un boucher commence tôt et finit tard. Quand il n’est pas aux halles, chez le grossiste ou dans les abattoirs pour acheter les quartiers, le boucher travaille dans son laboratoire, debout et au froid. Les horaires du boucher varient en fonction des heures d’ouverture. En moyenne, il travaille 45 heures par semaine. (FS, 17/11/97)
3827, 28, 29 peuvent se lire en contraste pour le choix du parcours adopté. 27 quitte rapidement la chronologie. Le connecteur « en premier lieu », à la fois temporel et énumératif, marque le passage vers un ordre textuel (« par ailleurs », « enfin ») et non plus référentiel (Adam et al., 1989, 72). Sont thématisés essentiellement les constituants de la pratique du métier en emboîtements successifs, à travers des nominalisations et des concepts. L’affinement terminologique de cette pratique en cinq points hiérarchisés (tel un sommaire de cours) et la synthèse du temps chiffré en pourcentages éloignent le métier du factuel, du concret, et préparent la phrase de clôture, à la fois évaluative et métadiscursive : c’est la description qui semble imposer cette récapitulation valorisante.
3928 reçoit un encadrement inverse, avec une évaluation initiale du métier (très simple/difficile), que la journée-type s’emploie à justifier. Elle se présente comme une succession de fonctions non hiérarchisées, saisies dans un balisage temporel un peu lâche. Le praticien, cette fois (récurrence du « il »), supporte la progression textuelle. L’ensemble construit un métier plus manuel qu’intellectuel et décisionnel.
40Enfin, 29 se caractérise par l’expression des horaires (ce n’est plus « l’agenda » de « M. le Directeur » !), par l’anaphorisation du « boucher » qui « travaille » (ce terme générique évitant la description des gestes) et par la mise en relation spatiale (absente en 27, rare en 28) : la matière est son outil de travail.
4130, 31 (deux journées-types autonomes) sont maintenant à lire en parallèle pour le contexte et les visées pragmatiques.
30. Une journée avec un manager Frédéric Bougeot, 25 ans, titulaire d’un DUT de commerce. Après un an et demi au poste d’assistant-manager, il est aujourd’hui manager à la tête d’un magasin Pizza Hut. Le manager d’une exploitation Pizza Hut travaille quand ses clients mangent. Alternant services du soir et services du midi, il ne connaît pas la routine. [...] Les « heures creuses » sont consacrées surtout à l’administratif. [...] La formation des équipiers est l’une des missions essentielles de Frédéric bougeot. « Nous faisons de la formation sur place en permanence, dit-il. Car les équipiers sont polyvalents, maître mot de l'efficacité pour le client. » [...] Quand arrive « l’heure de pointe », Frédéric Bougeot n’hésite pas à mettre la main à la pâte. Comme ses assistants, il prend les commandes au téléphone et il fait des pizzas. [...] (FS, 26/05/97)
31. David, vingt-trois ans, ouvrier chez Peugeot La voiture avance. David s’engouffre par la portière arrière. Courbé, il place rapidement les câbles sur le plancher de la caisse. Il se redresse pour s’engouffrer, cette fois par la portière avant. Avec sa main droite, il tire les câbles pendant que sa main gauche les place en force dans les agrafes. La voiture avance toujours et le plancher de la caisse butte contre ses cuisses. Huit agrafes. En espérant qu’aucune d’elles n’aura de défaut. Il suit la progression du véhicule en avançant sur la pointe des pieds. Puis il ressort brutalement de la caisse. Il s’engouffre à nouveau par la portière arrière. Courbé, sur la pointe des pieds, il fixe maintenant 14 agrafes, toujours avec sa main gauche. La voiture avance toujours. Il se contorsionne un peu plus pour les dernières agrafes. Celles qui sont placées sur la paroi à hauteur du futur siège arrière. Nouveau coup de rein pour ressortir de la caisse. Les talons retouchent le sol. Il n’a pas coulé mais il est limite. Le temps de tourner la tête à gauche et un nouveau véhicule arrive. [...] Quinze jours de 6 h 15 à 15 h 24 et quinze jours de 15 h 24 à 0 h 33, et chaque jour trois voitures de plus. Sa main gauche force sur les agrafes plus de 3000 fois par jour. Il parcourt quotidiennement 600 mètres sur la pointe des pieds. Il s’extirpe de la caisse à hauteur de ses reins 450 fois. (L’Humanité, 30/10/95)
4230 : Mixte entre description générique et portrait individualisé (en témoigne le glissement initial de « manager »), ce texte est isolé et encadré sur une page « Restauration ». Il s’agit, en fait, du parcours d’une réussite exemplaire plus que d’une journée, au profit argumentatif du métier comme du personnage singulier. On ne sait d’ailleurs pas si certains constituants sont généraux ou anecdotiques (« mettre la main à la pâte » ?).
4331 : A l’opposé, la textualisation très originale12 construit une dénonciation du métier à travers un individu déjà générique, réduit à son faire, sans référence à l’être ni au savoir (faire). La décomposition extrême des gestes, dans une sorte de « tentative d’épuisement », la fragmentation du temps (5 h 45, 6 h 05, 6 h 15), des moments très ponctuels de récit non reliés, tout cela contribue à nier toute finalisation à ces gestes (ils ne sont jamais récapitulés en une fonction) et toute valorisation. Je précise que l’autre article de la page décrivait les privilèges des patrons, construisant ainsi une schématisation argumentative.
44On peut conclure d’une part sur une régularité : plus on monte dans la hiérarchie d’un secteur professionnel, de l’exécutant vers le décideur, moins la description recourt à la journée-type bien encadrée et bien scandée chronologiquement. Et d’autre part sur l’activité d’interprétation que constitue, semble-t-il, l’écriture de la journée-type. Goffman (1974, 18) évoque clairement un filtrage inévitable ; j’y ajouterai un enjeu de valeurs sous-jacentes qui fondent en définitive une appréciation :
Enfin, il est clair que les descriptions rétrospectives d’un « même » événement ou d’une « même » circonstance sociale peuvent diverger considérablement [...]. Nous sommes donc contraints de nous méfier de ceux qui imaginent avec complaisance qu’on peut identifier les participants d’une activité et s’y référer sans difficulté. »
4. Fonctions discursives et polyphonie
4.1. Une répartition binaire harmonieuse ?
45On trouve une mise en page, fixe dans EX et LM13 : le portrait d’un professionnel avec sa photographie, beaucoup plus court, est enchâssé dans l’article principal, comme pour une répartition manifeste des tâches discursives : d’un côté, l’explicatif, le didactique ? de l’autre, l’individuel, l’évaluatif, voire l’émotionnel ? Des complémentarités apparaissent en effet dans un premier temps.
46D’abord, c’est dans le portrait que figurent de rares traits descriptifs relevant du physique et du caractère, alors que les individus convoqué dans l’article principal sont identifiés seulement par leur statut professionnel et leur lieu de travail. Ensuite, les choix énonciatifs se font écho : le portrait présente souvent une transposition, au plan embrayé, de nombreux énoncés de l’article. Cela est particulièrement visible dans la phrase d’accroche servant de titre ou la première phrase du portrait qui sont des citations auto-descriptives :
32. « Dès le départ, je voulais faire du commerce »/Le candidat devra bien sûr faire preuve d’une véritable vocation commerciale. (EX, 5/9/96)
33. « Je suis un gourmand »/L’amour du produit est la qualité première d’un bon chef de rayon. (EX, 5/9/96)
47Plus encore, le « je » du portrait s’approprie des assertions de l’article principal, en leur imposant une orientation argumentative explicite :
34. Un chef d’entreprise à part entière/« Je me sens un véritable chef d’entreprise et ce métier m’offre, chaque jour, d’immenses satisfactions. » (EX, 5/9/96)
48D’autre part, un parcours biographique individualisé se met en place, souvent restitué au passé-composé, voire un parcours autobiographique par le biais du discours rapporté. Enfin, la modalité déontique du type il doit (être, faire, savoir) disparaît au profit de prédicats fonctionnels censés rendre compte du métier de façon transparente : la langue opère le passage de la règle à son application, d’un « il » en tant que profil idéal à un « il » qui actualise ce profil.
35. Il doit savoir gérer tous les aspects de la vie de son magasin/Il gère, à 36 ans, un magasin de 230 millions de francs. (EX, 5/9/96)
49Le portrait se termine fréquemment, dans EX (alors que LM propose une ultime évaluation globale par l’acteur) sur un élément qui en devient un stéréotype : la part de « rêve » énoncée par le personnage lui-même, en contrepoint du réalisme de l’article qui évoque « l’avenir », c’est-à-dire les possibilités de carrière. En fait, ces deux modes de clôture se rejoignent sur les informations dispensées ; c’est la perspective qui change, en impliquant un autre rapport entre le professionnel et son métier.
36. Un rêve ? « Evoluer vers d’autres horizons [...] Faire du marketing... mais au siège ! ». (EX, 5/9/96)
37. Mais l’ambition de Daniel Vidal ne s’arrête pas là. A 27 ans, il rêve aujourd’hui d’un poste d’encadrement commercial. (EX, 16/1/97)
50De cette harmonieuse distribution censée renforcer la crédibilité de la description, peut-on dire au total qu'elle représente une stratégie classique d’exemplification, dont la règle essentielle14 est l’articulation du générique et du singulier ? Articulation qui va jusqu’à se décliner en norme/exception, à travers la figure de l’autodidacte ou le parcours atypique, parvenu finalement au même état professionnel que ses collègues. Ce qui frappe en fait, au-delà de cette illusion d’une image du réel construite par la somme de singularités, c’est d’une certaine manière... l’absence de singularité. Chaque portrait particularisant présente des caractéristiques descriptives relevant du générique, car déjà attribuées au type de l’article principal. En bref, les deux articles se trouvent dans une relation fondamentale de duplication, plus ou moins masquée par l’inscription linguistique de l'individu qui entraîne les effets pragmatiques mentionnés plus haut.
4.2. Polyphonie ou monophonie ?
51La multitude des voix qui s’entrecroisent (dans l’article principal et de celui-ci au portrait) amène à poursuivre sur la lancée qui précède. Quel rôle jouent-elles dans la co-construction de leur objet discursif ? Quelle interdépendance entretiennent-elles ?
52Précisons en premier lieu la diversité des sources énonciatives : les autorités expertes fondées sur le savoir (formateurs), le pouvoir et l’expérience (patrons et responsables divers) ; ceux qui incarnent la fonction (mini auto-portraits internes à l’article principal) ; le locuteur journaliste, enfin, qui assure l’organisation de tous ces discours et en formule des synthèses ponctuelles. L’aspect cumulatif et redondant des citations (modalité dominante de discours rapporté) est ensuite assez remarquable. S’il est bien établi que la polyphonie est de règle dans le discours médiatique (l’événement même pouvant consister en des déclarations), encore faut-il voir si elle produit de l’altérité. Or, elle se module ici en redites informatives, descriptives et prescriptives, qui ne sont pourtant jamais assumées discursivement comme paraphrase ni comme reformulation pour expliciter ou réajuster un point Chaque propos fonctionne comme une donnée nouvelle, introduite par un connecteur d’addition ou, au plus, de confirmation ou de conséquence. Deux exemples suffiront :
38. Michel arnoult considère ainsi chacun de ses acheteurs comme « un véritable patron de PME, responsable des relations avec ses fournisseurs, mais aussi de l’assortiment, du marketing, de la communication, de l’évolution du chiffre d’affaires et de la marge nette finale de son rayon ». [...] Ces derniers (les acheteurs) se trouvent du coup au carrefour de toutes les fonctions de l’entreprise, touchant au marketing, à la logistique, à la gestion ou à la finance. [...] Olivier Belleteste, acheteur : « J’ai, en plus, une fonction marketing, puisque je suis mon produit en publicité et dans les catalogue. La gestion est également de mon ressort, via le contrôle hebdomadaire des ventes dans tous nos magasins. » (EX, 5/09/96)
39. L’audit interne « est avant tout une question de démarche et de méthode », explique de son côté Emmanuel de Geuser. « Les cadres opérationnels disposent de procédures écrites qui indiquent comment atteindre leurs objectifs. » (article)/« Nous avons un bagage méthodologique et des points de repère sur les activités que nous auditons. C’est notre légitimité première », explique-t-elle, (portrait) (LM, 11/2/98)
53On notera les verbes de parole, qui établissent souvent la même relation entre l’énonciateur, son propos et le lecteur-destinataire.
54Le résultat de cette fausse polyphonie (sous l’angle pragmatique) est une orientation argumentative quasiment unique, dans le sens d’un métier positif, dont les difficultés et contraintes apparaissent seulement dans des mouvements très locaux de concession/réfutation qui ne suffisent pas à construire une appréciation mitigée sur l’ensemble de l’article. De plus, quand le texte ne réussit pas à annuler les points négatifs, il les corrige à un autre niveau, par la mise en avant des perspectives de carrière. Autrement dit : si tel trait descriptif est rédhibitoire, un autre métier surgit dans la continuité du premier et ne fait que prolonger la description. Il faut néanmoins distinguer LM, le seul à ériger le métier explicitement en objet argumentatif, pour élaborer une opinion. La description ouvre sur une mise en discussion de cet objet et ce par le biais d’énonciateurs appartenant à d’autres institutions que FS et EX (syndicats, observatoires, etc.), impliquées en tous cas autrement, car n’ayant pas d’enjeu de pouvoir par rapport au métier. La co-construction du référent ne se fait plus sur le mode du renchérissement, mais de la confrontation, voire de la polémique – lesquelles sont assumées par LM qui en nourrit son paratexte :
40. Les commerciaux Devenus conseillers de leurs clients, et gestionnaires de leur propre activité, ces professionnels, en pleine mutation, restent soumis au stress de la rémunération au résultat (LM, 3/12/97)
41. Les auditeurs internes La fonction se développe, mais inquiète toujours les salariés qui y voient la main de la direction. (LM, 11/2/98)
55Que s’agit-il de prouver, finalement, à travers l’hétérogénéité affichée ? Première hypothèse, cette mise en scène énonciative mime grosso modo un discours sociologique portant sur travail prescrit/travail réel, qui est relativement tombé dans le domaine public. Les énonciateurs se répartissent alors les deux données selon leur autorité. Plus profondément, le fonctionnement massif de l’argument d’autorité met en jeu la posture du journal : quelle place discursive s’assigne-t-il, en effet, en convoquant tant de sources extérieures ? Peut-être la légitimité de sa parole n’est-elle pas assez assurée. Après tout, quel est son droit à décrire un métier, à conseiller, à prescrire, n’ayant pas vocation d’expertise officielle ? D’où la légitimation qu’effectuent les « professionnels de la profession ». Peu importe, à la limite, le propos précis (ou imprécis, ou banal, ou redondant) qu’ils tiennent sur le métier : la présence de leur dire est déterminante. Du coup, la stratégie de persuasion à l’accumulation n’est sans doute pas qu’une maladresse technique, ni ne provient seulement d’une conception de la description comme réitération, mais participe du positionnement du journal dans les discours sur le travail.
Conclusion
56Un constat, tout d’abord : ce genre de description, aux objectifs assez ambitieux, présente des fonctions cognitives ambivalentes. En suivant De Coninck (1995, 27-56), on reconnaîtra la clarification-explication d’une activité socialisée, donc une sorte de défi lancé au texte descriptif. En outre, ces articles réalisent une économie cognitive pour leurs lecteurs, en établissant des scripts d’usage ou instrumentaux, auxquels préside une hiérarchie de valeurs structurante entre métiers intellectuels/techniques/manuels et entre niveaux de pouvoir. Mais (car pour qui est-ce bénéfique ?) s’instaure une indissociable normalisation, autant à des appétences sociales qu’à un profil professionnel. La rubrique « réussir » (EX) en dit long et fait plus qu’asserter. La paraphrase irait du « voilà comment on réussit » (le « how to » des écrits techniques et professionnels) au « voilà comment vous devez réussir », nettement injonctif. La description propose alors un modèle anticipé de comportement, mais non prescriptif (ce n’est pas un règlement) car il comporte au contraire une part de séduction : la norme gratifiante (les individus sont heureux, motivés, révélés par le métier) à laquelle le récepteur doit avoir envie de se conformer de lui-même.
57Une conviction ensuite : le critère référentiel (dont le lectorat) et le poids du genre (dont le portrait) sont fondamentaux pour étudier des variations d’un support à l’autre. On observe la présence de certains métiers, à l’exclusion d’autres, dans certains journaux (le boucher dans FS mais non dans LM ni EX ; les traitements différents d’un même métier, notamment dans la mise en page et le paratexte, qui indiquent d’emblée l’identité rédactionnelle et des éléments de stratégie textuelle ; la présence de certains traits descriptifs, dont le lieu de travail (et ses outils) et les partenaires de travail. Un cas émerge surtout : la femme d’artisan, qui apparaît comme un attribut clé des métiers de l’artisanat (au même titre que le « personnel » du directeur de magasin). J’ai cité un article récent de LM qui y voit justement un référent à construire, socialement et juridiquement, par explorations successives15.
58Une suggestion, enfin : travailler plus spécifiquement autour de la typicité16 et de ses indices de construction. Quel est l’effet de lecture produit par l’entrelacement du singulier/pluriel et du défini/indéfini ? Quelle part prennent les différentes composantes de la langue ? Comment joue le plan de texte ?
Bibliographie
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Adam, J.-M., Revaz, F., (1989), « Aspects de la structuration du texte descriptif : les marques d’énumération et de reformulation », Langue française, no 81, 59-98.
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Notes de bas de page
1 Trop de paramètres, en termes de pouvoir, d’enjeux évaluatifs, de place du scripteur, interviennent, sauf à étudier un secteur très délimité. Je choisis donc un domaine de discours « semi-libre », à destination plus vaste, où des règles et fonctions sont néanmoins repérables.
2 En l’occurrence : France-Soir, Le Monde, L’Express, sondés sur quelques mois. Désignés désormais par FS, LM, EX.
3 Dont il peut ensuite présenter les occurrences. Il est significatif que, dans le passage suivant (suite de 1), LM observe et décrive sans hiérarchiser le qui sont-ils ? (paradigme ouvert des « individus » composant la classe) et non seulement le que doit-il être ? (paradigme des propriétés requises) : « Conseillers clientèle ou téléopérateurs, ils ont pour la plupart moins de trente ans. Ils sont étudiants ou vivent une première ou seconde expérience professionnelle. [...] On rencontre aussi des femmes recherchant un salaire d’appoint ou encore parfois des travailleurs indépendants ou des intermittents du spectacle ayant besoin d’un complément de rémunération. « Sans doute, est-ce aussi lié à la nécessité de remplir au plus juste la catégorie vétuste de « demoiselles du téléphone »... pour la recatégoriser.
4 Hamon (1993, 60) affirme : « Avant de classer le monde, d’être écriture du monde, la description classe d’autres systèmes de classements parmi lesquels le technologique (et ses praxèmes sériés), le juridique (ses lois et ses « cas »), l’esthétique (ses canons et ses modèles hiérarchisés), etc. »
5 Cette juxtaposition rappelle les grilles d’évaluation de postes internes aux entreprises, dont S. Pène (1994, 53) montre bien que « On recherche en quelque sorte un homme transparent à lui-même, capable de s’abstraire du tableau tout en se décrivant en exercice » à partir de postulats tels que : « L’activité est présentée comme une interprétation du poste. Le poste est premier. L’homme qui l’occupe est un acteur. »
6 Je précise que par attribution (ou prédicat attributif) j’entends la structure : X est Y ou X a Z, où avoir fonctionne comme une copule (Riegel, 1996,237). Les verbes montrer, faire preuve de, etc. peuvent avoir le même rôle sémantique de relation attributive (comme en 10).
7 Voir Riegel (1987, 33) : « L’énonciation d’une définition est un acte empiriquement observable qui répond à la question, explicite ou implicite : « Qu’est-ce que X ? » »
8 A propos de 14 : Plus proche de la définition serait « Diriger une grande surface ». La reformulation « Un chef d’entreprise » est-elle une façon plus attractive et économique (en termes cognitifs) de condenser par avance la « polycompétence » qui organise ensuite l’article ?
9 Notion définie par Moirand et al. (1994, 21-22) : « traces de la transmission de connaissances dans des discours dont ce n’était ni l’objectif premier ni l’objectif affiché » D’où le choix des discours ordinaires, médiatiques et transmetteurs d’informations.
10 LM aurait pu procéder ainsi. Après tout, l’outil de travail « catastrophe » offre matière à scénario. Les finalités que le journal s’assigne sont déterminantes, ainsi que les démarches discursives pour y parvenir.
11 Est-ce pour LM une manière de souligner la violence professionnelle subie par les « ouvriers à l’ancienne » ?
12 Article déjà ancien qui sort du corpus, mais que je garde car les angles d’étude en sont riches. Libération a commencé en 97-98 ce type de description dans des pages hebdomadaires spécifiques, destinées à élaborer une réflexion distanciée sur les pratiques professionnelles.
13 Depuis 1996, la stratégie de LM s’est d’ailleurs modifiée. Auparavant, seul le portrait d’un individu à la fois expert et représentatif assumait la description.
14 Sur la question de l’exemple, voir les trois « règles » formulées par Delcambre (1997, 78-83).
15 « Epouse ? Collaboratrice ? Employée ? Les trois étiquettes se confondent toujours, en dépit de la loi de 1982 qui offre un cadre juridique possible » (LM, 25/3/98). A l’inverse, cette description de « la femme du boulanger », présentée sans distance dans des gestes typiques : « C’est souvent sa femme qui tient la boutique, sinon une employée. Elle y soigne la présentation des produits, décore la vitrine et accueille les clients. » (FS, 17/11/97)
16 J’ai conscience de la complexité de la question, que je ne traite pas frontalement ici. Les réflexions portant sur prototype/stéréotype (en sémantique lexicale) et sur la référence devraient permettre d’avancer sur la construction de ce référent hybride. Voir notamment Langages n° 94 et les travaux de G. Kleiber.
Auteur
Université de Picardie - Jules Verne
Equipe THEODILE (E.A. 1764)
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