De la description à l’explication : analyse d’un processus de construction des connaissances
p. 105-122
Texte intégral
1La plupart des connaissances dont on dispose sur la description sont le produit d’études littéraires et concernent les textes répertoriés comme tels. Par contre, on connaît moins bien les formes et les rôles du descriptif dans le discours dit « scientifique ». Ce terme désigne l’utilisation des données de l’observation pour construire un système de concepts, à travers une série d’opérations à la fois cognitives et discursives : descriptions, explications, argumentations, inférences...
2L’objectif de cet article est d’analyser la description comme outil de construction des connaissances. Quels sont les indicateurs de validité de l’activité descriptive ? Quelles sont les conditions de sa pertinence ? Quelle est sa relation avec les notions de représentation et de schématisation ? Quelles sont les parentés et les limites entre description, interprétation et explication ? Ce questionnement s’intègre dans une perspective didactique concernant le rôle pédagogique de la description dans la conceptualisation de notions socio-morales.
1. Représentation et schématisation dans l’activité descriptive
3Décrire est une façon de représenter un objet dans l’esprit. Cette représentation se fait à travers le discours qui est un support et un outil de pensée, un médiateur entre l’objet et le sujet. On peut rappeler à ce propos quelques caractéristiques de la notion de représentation.
4La représentation mentale est opératoire, c’est-à-dire qu'elle n’a pas un caractère statique. Elle se développe et se structure sous forme de schèmes conceptuels chaque fois que le sujet se trouve dans une situation de résolution de problème. Même si elle a un caractère dynamique qui lui permet d’évoluer au fur et à mesure que le répertoire d’expériences du sujet s’enrichit, elle s’organise autour d’un noyau dur, celui des invariants conceptuels. Ceux-ci concernent les propriétés et les fonctions des objets d’un domaine de connaissances donné, exprimées sous forme d’un réseau conceptuel.
5La représentation est en même temps liée à un système de signifiants parmi lesquels le langage occupe une place importante. Mais il y a des représentations qui peuvent rester implicites ou « en acte », c’est-à-dire fonctionnelles dans l’action du sujet mais non exprimées verbalement (Vergnaud, 1990).
6Cela signifie que la représentation mentale ne peut pas se réduire à sa forme discursive. La représentation d’un objet dans le discours passe par ce qu’on appelle une « schématisation discursive », notion particulièrement pertinente pour désigner l’activité descriptive qui vise à « faire voir ».
7La notion de schématisation enveloppe aussi bien la dimension subjective de l’activité discursive que sa dimension objective. Le terme recouvre, d’une part, l’ensemble des opérations logico-discursives que le locuteur utilise dans une situation donnée pour représenter des aspects des objets en question, les transformer, les mettre en relation. Ces opérations s’inscrivent dans un cadre de « logique naturelle » et non pas « formelle » en ce sens que leur validité ne repose pas sur des critères de vérité (comme c’est le cas de raisonnements déductifs et inductifs) mais plutôt sur des critères de cohérence discursive où il y a plusieurs stratégies qui interviennent dans un jeu complexe de significations. Ainsi, ces opérations construisent, en même temps qu’elles les communiquent, des invariants conceptuels des objets en question.
8Le terme de schématisation indique, d’autre part, le résultat, le produit de ces opérations, tel qu’il est exprimé par des moyens linguistiques. Les qualités des objets décrits dépendront du type d’expression qui les dénomme et les thématise ainsi que de la place qu’elles occupent dans un texte, mais également des niveaux des représentations dont dispose le locuteur et des objectifs qu’il se donne par rapport à son interlocuteur. Comme le dit Grize :
« Si dans une situation donnée, un interlocuteur A adresse un discours à un locuteur virtuel B (dans une langue naturelle), je dirai que A propose une schématisation à B, qu’il construit un micro-univers devant B, univers qui se veut vraisemblable pour B » (Grize, 1982, 58).
9Cela signifie que le contexte dans lequel on s’inscrit influence le produit de l’activité descriptive. L’objectivation qui a lieu pendant la description n’implique pas nécessairement l’objectivité. Il n’y a pas a priori une réalité objective que je décris, il y a une réalité que je construis pour lui donner un sens particulier. La notion de schématisation est dans ce sens pertinente pour révéler, d’une part, le caractère contextuel de l’activité descriptive et, d’autre part, ses fonctions à la fois cognitives et discursives.
2. Description, interprétation, explication
10Dans cette perspective, la description peut être définie comme une opération de schématisation faite par le langage pour donner forme à des objets du discours de sorte que cette forme ait une signification pour le locuteur lui-même et son interlocuteur. Il existe tout de même certaines conditions qui sous-tendent l’activité descriptive en tant que telle. D’une part, les propriétés de l’objet ne sont pas présentées comme nécessaires comme cela serait le cas d’une définition. D’autre part, les propriétés décrites n’engagent ni le passé ni l’avenir comme cela serait le cas du récit ou de l’argumentation, mais seulement le présent, vu par l’observateur. Enfin, l’unité de l’objet décrit tient davantage à la chose concrète qu’à une théorie qui la construirait. Cette théorie est pourtant sous-jacente car la description témoigne d’une organisation des éléments de l’objet selon une certaine forme, d’où la fonction évaluative (ou argumentative ou axiologique) de la description (voir Reuter dans cet ouvrage).
11Dans cette optique la description est très proche de l’interprétation. En analysant les descriptions dans les textes ethnographiques, Borel constate que l’auteur est loin de se présenter comme un collecteur de données neutres et exhaustives. Son activité est plutôt celle de l’interprète qui, sous le couvert d’un énoncé descriptif objectif, indique l’intervention d’un point de vue. Elle conclut donc que, dans nos discours et dans nos activités de pensée orientées vers les choses du monde, il n’y a pas d’« objet » sans « sujet » ou encore, ce qui est donné dans l’expérience, ce qui s’y montre, l’est toujours à quelqu’un dans le champ d’une certaine activité. Ainsi, on peut dire qu’il n’y a pas d’objets « purs », sans sujet, ou de descriptions qui ne devraient rien à l’interprétation. Ricoeur considère à ce propos que toute connaissance est interprétative et que l’explication est une forme que prend l’interprétation lorsqu’elle s’objective (Borel, 1990).
12Expliquer signifie, d’une façon générale, établir le rapport de cause à effet, qui est ordinairement compris comme associant deux événements. La « cause » ne représente donc pas un événement mais une relation entre deux événements. Un événement consiste en la transformation de l’état d’un objet. Il représente une modification inattendue, qui marque un décalage entre ce qui était (ou ce qui devait être) et ce qui est (Granger, 1978). Grize dit à ce propos que :
« le phénomène à expliquer est un constat ou un fait qui représente une situation lacunaire qui fait qu’il y a une nécessité de donner les raisons de son existence » (Grize, 1981, 9-10).
13Selon Duval, l’explication répond à des questions de type « pourquoi » concernant des énoncés « de re » : « pourquoi tel phénomène se produit-il ? ». Tandis que les questions de type « pourquoi » concernant des énoncés « de dicto » renvoient à un discours argumentatif (justification d’une thèse, par exemple « pourquoi mon explication de ce phénomène est-elle juste ? »). Pour lui, l’explication n’a pas pour but la modification de la valeur épistémique d’un énoncé-cible : elle ne s’appuie pas sur la valeur épistémique des propositions mobilisées mais seulement sur leur contenu. C’est pourquoi d’ailleurs, pour lui, le discours explicatif est quasi descriptif :
« Une explication donne une ou plusieurs raisons pour rendre compréhensible une donnée (un phénomène, un résultat, un comportement,...). Or ces raisons avancées ont en réalité une fonction quasi descriptive : elles contribuent à représenter le système de relations (mécaniques, théoriques, téléologiques,...) au sein duquel la donnée à expliquer se produit ou trouve sa place. Et comme dans toute description, la valeur épistémique des raisons énoncées ne joue aucun rôle ». (Duval, 1992-1993, 40-41).
14Brassart conçoit différemment la relation entre description et explication. Il considère que dans les manuels contemporains de français pour « bien rédiger, exposer... » on distingue trois types d’explication qui renvoient aux questions « quoi », « comment » et « pourquoi ». Les explications en « quoi » sont de type interprétatif. Elles définissent une expression, précisent la signification d’un énoncé ou clarifient un problème. Les explications en « comment » sont de type descriptif. Elles décrivent des mécanismes, des structures, des fonctionnements. Les explications en « pourquoi » finalement sont de type explicatif proprement dit. Elles comportent des principes, des généralisations, une évaluation des nécessités ou des valeurs et font intervenir la notion de cause ou de motif. Dans cette optique, expliquer un phénomène c’est dire comment il se produit nécessairement quand les conditions sont réunies ce qui implique que le phénomène en question est situé dans un système de facteurs (Brassart, 1990).
15Ce troisième type d’explication peut être approfondi davantage par les caractéristiques de l’explication proposées par Borel (1981) :
L’explication implique une certaine « objectivation ». Le locuteur occupe la place de l’observateur, ce qui signifie qu’il prend ses distances par rapport à l’action produite et la considère en tant qu’objet.
L’explication implique aussi bien une démarche descriptive qu’une démarche argumentative. Cela apparaît à travers l’analyse des étapes d’une explication :
Ancrage de l’explication : l’objet à expliquer (« explicandum ») est décrit comme singulier, différent, comme un problème qui doit être résolu. L’activité explicative s’appuie donc sur la description d’un objet ou d’une situation qui existe et qui est modalisée d’une certaine façon.
La production de l’explication comprend d’abord une démarche interprétative qui consiste dans la recherche d’une raison qui explique (« expliquant »). L’expliquant est une condition de l’explicandum dans la mesure où accéder à une raison fait entrer dans un système. Mais cette mise en relation de l’expliquant et de l’explicandum ne va pas de soi. Les deux éléments sont hétérogènes et leur mise en relation se fait au nom d’une loi ou d’une règle qui est de l’ordre du général (qui dépasse le contexte du problème particulier qu’on cherche à expliquer). C’est pourquoi le discours explicatif donne lieu à une démarche justificative contenant des preuves factuelles ou déductives, et dans laquelle l’explicandum devient conséquence de l’expliquant. L’explication acquiert alors un caractère de nécessité.
L’explication a enfin un caractère contextuel : l’aspect sous lequel le phénomène concerné est expliqué est lié aux conditions dans lesquelles se produit le discours et à sa finalité.
16Si construire un domaine de connaissances signifie distinguer ses éléments constitutifs (concepts, règles, situations...) et les intégrer dans un système de relations, la possibilité de décrire ces éléments constitue une condition indispensable à cette construction. Dans ce cas-là le rôle majeur de la description n’est pas de fournir des réalités évidentes mais plutôt de servir de support matériel à l’imagination et à la conceptualisation, un support qui évolue à mesure que celles-ci progressent. On va décrire les enjeux de cette évolution à partir d’un exemple précis.
3. Etude d’un cas : décrire la réalité morale contemporaine
17Les extraits qui vont être présentés font partie d’une recherche qui visait à étudier les processus de conceptualisation des valeurs morales à travers l’analyse du discours argumentatif des adolescents de 13 à 18 ans (Pagoni, 1994). La consigne qui leur a été donnée était de trouver six règles de comportement qu’ils considèrent comme indispensables pour les relations humaines et de les hiérarchiser selon leur importance en justifiant leur opinion. Les groupes, qui étaient homogènes selon l’âge et hétérogènes selon le sexe, étaient constitués par trois jeunes. Une fois la consigne donnée les adolescents discutaient entre eux avec la seule présence d’un magnétophone.
18L’objectif de la recherche était de voir comment à partir de la description de la réalité morale actuelle les jeunes arrivaient à établir des relations de nécessité entre les valeurs morales. Comment on passe de « ce qui est » à « ce qui doit être » ? Comment les différentes situations de la réalité se combinent dans un système de relations qui ait du sens pour les locuteurs ? Quels sont les indices du discours qui révèlent ce processus de conceptualisation du réel ? Comment se présentent, se combinent et s’utilisent, les modalités du prescriptif, du faisable, du possible et du nécessaire dans le discours ? Voilà certaines des questions que l’on s’est posées.
4. Décrire une situation problématique
19Le point de départ de la discussion est, souvent, la description de la réalité morale quotidienne. Cette description prend la forme de constatations d’états de fait sur la crise morale actuelle et l’absence des valeurs comme le montre l’extrait suivant (deux garçons et une fille de 13 ans) :
34 Chr. : Moi, je crois en général que..., en ce qui concerne l’amitié, elle n’existe pas de nos jours...
35 A. : Il n'y a pas de vraie amitié ?
36 Chr. : Seulement chez les enfants ; où il y a un enfant il y a aussi son ami.
37 S. : Les amitiés des grands se basent aussi sur le profit personnel mais...
38 Chr. : Ecoute, moi je te parle des grands de 20, 25 ans, quand ils deviennent des professionnels...
39 A. : Et même plus...
40 Chr. : Oui, quand ils travaillent ils essayent de trouver par tous les moyens un ami qui puisse les aider ; c’est-à-dire... disons que quelqu’un occupe un poste qui est loin de chez lui et il veut réussir à avoir un déplacement...
41 A. : Oui...
42 Chr. : Alors il trouve quelqu’un qui puisse l’aider, il fait semblant d’être son ami, il l’invite à manger, puis il lui dit son problème et une fois le service rendu il ne lui parle plus.
43 A. : C’est-à-dire qu’il l’utilise pour ce moment-là...
44 Chr. : Oui, bien sûr, il l'exploite.
20Dans cet extrait, les locuteurs essayent de décrire un objet de la réalité morale contemporaine, à savoir l’amitié. Le premier aspect de l’amitié est exprimé initialement par 34 Chr. : « L’amitié, elle n’existe pas de nos jours » complétée par la suite par 36 Chr. L’intervention 37 S. qui suit vise à fournir une explication implicite à la position précédente en présentant une propriété de l’amitié, à savoir le profit personnel : « Les amitiés des grands se basent sur le profit personnel ». La pertinence de cette position est montrée plus loin par une situation « prototypique » : « Oui, quand ils travaillent ils essayent par tous les moyens de trouver un ami qui puisse les aider... ». L’utilisation de ces séquences descriptives dans le discours soulève certaines remarques :
L’extrait n’est ni explicatif ni argumentatif. Chaque séquence vise à montrer la validité de la séquence précédente en développant son contenu mais sans fournir des arguments ni analyser le « comment » des phénomènes décrits. Le « profit personnel », par exemple, se présente plutôt comme une propriété caractérisant l’amitié chez les grands que comme une raison de l’absence d’amitié. La juxtaposition de séquences descriptives qui se réfèrent au même objet crée un effet de redondance plutôt qu’une dynamique qui fait évoluer le discours.
La liaison entre les concepts de « profit personnel » et d’« amitié » est établie à travers des acteurs (« des grands », « des professionnels », « quand ils travaillent », « ils essayent de trouver un ami », etc.), ce qui montre que le discours exprimé reste dans les frontières du général et du particulier.
La description de la réalité morale se fait sur une base normative et prend le caractère d’une interprétation. Les actions décrites sont évaluées implicitement par les locuteurs par des expressions fortes qui désignent la transgression des normes de la moralité telles que : « ils essayent par tous les moyens », « il fait semblant », « il l’utilise », « il l’exploite », etc.
21L’extrait suivant présente les mêmes caractéristiques à la seule différence qu’il y a un va-et-vient explicite entre le descriptif et le prescriptif (trois filles de 13 ans) :
43 O : Maintenant, en ce qui concerne les profs, il est connu que nous les exploitons, surtout quand ils sont très bons et parfois même on se fout d’eux : on ne les entend pas, on ne fait pas attention à ce qu’ils disent et, en général, on se comporte comme s’il n’y avait pas de prof dans la classe.
44 P : Je crois que beaucoup de profs se montrent compréhensifs à l’égard de nos problèmes et essayent de nous aider mais nous, on ne les comprend pas. On ne comprend pas leur place, à savoir qu’ils sont obligés de gronder les enfants qui sont trop bruyants ; il y en a qui croient que les profs sont des monstres ; je crois que ce n’est pas juste ; je crois que les profs doivent être des amis des enfants.
45 X : Je veux aussi dire qu’il y a des profs qui sont trop indulgents ; qui sont très bons en tant que profs mais qui ne veulent pas se montrer...méchants avec nous. Je crois que ce n’est pas très bien...un prof ne doit pas être trop indulgent... il doit être un peu sévère...et... du moment où ils sont tellement indulgents, ils ne peuvent rien réussir tout en faisant de leur mieux pour nous faire apprendre.
46 P : Nous avons une prof à qui nous avons parlé de nos problèmes et qui nous a dit qu’elle croit qu’expulser des enfants de la classe, ce n’est pas une solution ; nous, on le sait et on l’exploite en se disant : « elle ne va pas nous gronder, parlons donc librement ».
22La description du thème implicite la « relation avec les profs » se fait par l’alternance de séquences descriptives et de séquences d’évaluation-prescription concernant le modèle du maître. Ainsi, il y a deux positions principales qui visent à décrire la relation avec les prof telle qu'elle est (« il est connu que nous les exploitons » développée par la suite dans la même intervention, reprise à l’intervention 45 X et illustrée en 46 P par un exemple précis ; et « beaucoup de profs se montrent compréhensifs à l’égard de nos problèmes et essayent de nous aider mais nous, on ne les comprend pas » développée davantage par la suite). Par ailleurs, deux autres positions évaluent les comportements décrits tout en présentant la relation avec les professeurs comme elle doit être : « je crois que ce n’est pas juste ; je crois que les profs doivent être des amis des enfants. » et « un prof ne doit pas être trop indulgent... il doit être un peu sévère. »
23La coexistence des modalités du descriptif et du prescriptif montre que l’approche descriptive et l’approche prescriptive de la réalité se trouvent en interaction. Les adolescents décrivent l’expérience vécue en fonction de normes déjà existantes. Mais, en même temps, ces normes sont construites à partir de l’interprétation des situations vécues. Dans le premier cas, les représentations constituent l’outil de construction et d’appréhension du réel tandis que dans le deuxième cas, elles sont le produit même de cette construction et servent de guide pour l’action. Il s’agit d’un cercle vicieux qui se reproduit et conduit à une vision rigide et unilatérale de la réalité.
24Parallèlement, l’écart constaté entre la description et la prescription des situations montre que celles-ci contredisent les attentes des locuteurs. Ainsi, ces descriptions s’inscrivent dans une démarche explicative : montrer l’existence d’un phénomène singulier (l’explicandum selon Borel) avant d’analyser les causes de son occurrence. On peut même dire, si l’on adopte le point de vue de Brassart, qu’on est déjà en présence d’une explication en « quoi » où les locuteurs essayent de construire la représentation d’une situation problématique tout en la communiquant à leurs interlocuteurs.
25Le besoin d’expliquer un phénomène étrange apparaît explicitement dans la discussion qui suit (trois filles de 14 ans) :
372 E. : Personne n’essaye de faire un monde meilleur, chacun veut seulement que son enfant...
373 O. :...devienne comme lui-même...
374 P. : Non.
375 E. :...détruise les autres autant que les autres le détruisent lui-même.
376 P. : Il n’essaye de faire que son propre bien et le bien de sa famille... il ne regarde pas un peu plus large, le reste de la société...
377 O. : Il essaye de transmettre toutes ses haines à son enfant.
378 E. : Il essaye de se venger.
379 O. : Chacun veut que son enfant fasse tout ce qu’il n’a pas pu faire lui-même dans sa vie. Si, par exemple il n’a pas pu devenir médecin...
380 P. : Mais, écoutez, vous n’avez pas compris ma question...
381 O. : Laquelle ?
382 P. : On suppose qu’une personne de 30 ans, de 40 ans est plus sage qu’un enfant de 15 ans...
383 O. : Pas forcément...
384 P. : Je parle des gens sérieux. Un enfant de 15 ans peut être influencé par différents facteurs externes et internes ; mais lui, qui a 40 ans, pourquoi n’applique-t-il pas ces règles ?
385 O. : Mais je crois qu’on a déjà répondu à cette question.
386 E. : Il se dit « pourquoi respecter ou aider les autres, du moment où je ne sais pas s’il vont eux aussi me donner quelque chose ? »
387 O. : Oui, je le sais.
388 E. : Dans notre société il y a ce qu’on appelle le « donner-prendre »...
389 O. : Oui.
390 E. :...c’est-à-dire... l’échange.
26Bien qu’il n’y ait pas de connecteurs explicatifs, la question de l’explication est nettement formulée au cours de la discussion : 384 P : « ...mais lui, qui a 40 ans, pourquoi n'applique-t-il pas ces règles ? ». Cela implique que les phénomènes décrits ne sont pas présentés en tant que propriétés du thème (les règles morales), mais en tant que motifs explicatifs du phénomène constaté (la non application des règles).
27Pourtant, la présence des phénomènes décrits dans les précédents extraits montre que cette explication ne s’opère pas de façon impartiale mais prend plutôt la forme d'attribution « interne » à des acteurs. Le comportement humain n’est pas considéré comme le produit d’un ensemble de facteurs situationnels qui se trouvent en interaction. Les personnes et leurs intentions sont présentés comme « les prototypes des origines » (Jaspars, J., Hewstone, M., (1984) et Deschamps, J.C., Clémence A. dir. (1990,)).
28On retrouve ici la forte présence des acteurs, ce qui indique la persistance de la difficulté de généralisation qui serait indispensable pour passer des personnes et de leurs motifs aux concepts. L’imputation de responsabilité à des acteurs entraîne là aussi une attitude d’évaluation implicite ; il s’agit d’une tendance à la désapprobation, qui se laisse entrevoir dans l’utilisation du mode négatif (« il n’essaye que... », « il ne regarde pas un peu plus large... ») et d’un vocabulaire critique assez fort (« que son enfant détruise les autres... », « haines », « se venger »). Ces indices linguistiques témoignent du fait que l’explication entreprise est fortement imprégnée par le rejet de l’ordre établi qui caractérise l’adolescence. On pourrait d’ailleurs attribuer à cette tendance le fait que la discussion ne prend pas la forme d’un débat mais plutôt d’une succession de critiques dont les unes constituent le complément et le prolongement des autres.
5. Décrire un système de facteurs pragmatiques
29Le thème initial de l’épisode suivant n’est pas un état de fait qui contredit nos attentes, comme c’était le cas des épisodes précédents, mais la classe-objet de « la morale » ou du « comportement moral » qui se pose explicitement comme objet d’investigation (discussion entre deux garçons et une fille de 17 ans) :
169 K. : La morale joue un grand rôle dans la vie de l’individu...
170 Th. : Oui.
171 K. : C’est-à-dire...elle façonne son caractère.
172 Th. : On a dit au début que la morale se forme principalement...
173 N. :...dans la famille.
174 Th. : Oui, dans la famille.
175 K. : Ecoute, moi je crois que ça se forme dans la famille jusqu’à 18 ans.
176 Th. : Oui mais si quelqu’un a reçu une bonne éducation jusqu’alors, il continuera à...
177 K. :...même pas jusqu’à 18 ans... plus tôt...jusqu’à 14-15 ans ; après ça se forme exclusivement par le groupe de pairs.
178 Th. : Si quelqu’un a des problèmes dans sa famille, il se peut que son comportement ne soit pas très bon jusqu’à l’âge de 12-13 ans. Mais je crois qu’il aura plus tard la possibilité de s’améliorer, quand il sortira dans la vie...
179 K. : Oui, sans doute, au fur et à mesure qu’on grandit, on termine l’école et on commence à fréquenter des gens de la société plus large, on change de morale. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
180 N. : Qu’est-ce que tu entends par là ?
181 K. : On change...si quelqu’un n’a pas appris à respecter les autres et il va, plus tard, à la fac, il va éventuellement y rencontrer des étudiants plus cultivés que lui ; ainsi, à travers l’instruction d’une part, et les bonnes compagnies d’autre part, il pourra comprendre que son comportement doit avoir quelques limites.
182 N. : Selon ce que tu dis l’instruction est aussi un facteur de morale.
183 Th. : L’instruction ?
184 N. : Oui, la vraie instruction, pas celle qu’on acquiert à l’école parce que celle-ci ne nous sert à rien... l’instruction qu’on acquiert dans la vie ou par la lecture d’autres livres, littéraires ou scientifiques. Plus on est instruit et cultivé plus on prend conscience de l’utilité et de la nécessité de ces valeurs.
……
192 K. : Et la nouvelle génération a des critères de jugement complètement différents de ceux des générations précédentes. La technologie, le progrès de la connaissance, tout ça influence notre idée de la morale. Nos parents n’ont pas reçu d’instruction pareille, c’est pourquoi ils entrent en conflit avec nous.
193 Th. : T’as dit que les deux générations sont différentes. Je veux ajouter qu’à l'époque il n’y avait pas la liberté qui existe aujourd’hui et qui peut former un caractère juste. Je crois que de nos jours, c’est le jugement personnel de chaque enfant qui l’aide à former sa propre morale.
228 K. : Mais parfois il y a trop de liberté, il n’y a plus de limites ; il pourrait y avoir une certaine surveillance...
231 N. : Oui mais cela ne viendrait pas de nos amis, ça viendrait des adultes, non ?
232 Th. : Oui.
233 K. : Par exemple, on nous a déjà dit de ne pas casser les chaises à l’école ; il y en a qui croient que ça c’est une bravoure et qu’ils ont le droit de le faire puisqu’on est des personnes libres ; ça c’est un exemple de liberté mal comprise. Mais si quelqu'un le disait une fois au directeur, je crois que le phénomène serait réduit et que le respect entre nous augmenterait.
234 Th. : La discussion est une bonne solution je crois. A travers la discussion on peut comprendre le sens de ses actes.
235 K. : Ou si les profs nous disaient de se partager le prix de chaque chaise cassée, alors personne ne casserait rien. C’est une méthode qui pourrait éventuellement être appliquée.
30Les locuteurs visent à décrire les aspects de la classe-objet de « la morale » en répondant à la question « Comment cela devient possible ? ». Plusieurs facteurs de formation et/ou de remédiation du comportement moral sont exprimés : la famille (172 Th.-173 N.), le groupe de pairs (175 K. -177 K.-179 K.-181 K.), l’instruction (182 N.-184 N.), la liberté (193 Th.), la discipline (228 K, 233 K.), la discussion (234 Th.), le partage de la responsabilité d’un acte (235 K.).
31Le thème en question prend souvent la forme d’un argument qui figure dans les positions exprimées soit en tant que sujet (« la morale joue un grand rôle... », « elle façonne son caractère », « la morale se forme... », etc.), soit en tant qu’objet (« le jugement personnel... l’aide à former sa propre morale », « on change de morale », etc.). Ces indices linguistiques témoignent d’une prise de conscience et d’une certaine généralisation de la classe-objet concernée. On est donc dans le cadre d’une description non pas « figurative » mais « thématique » comme le dirait Borel. Celle-ci s’intègre en même temps dans le cadre d’une démarche explicative en « comment » selon Brassart.
32L’effort pour généraliser se fait quand même avec prudence. Il y a un va-et-vient continu entre les jugements exprimés et les situations de la vie quotidienne. Celles-ci sont pourtant fournies à titre d’exemples, ce qui fait qu’elles constituent des supports illustratifs et pas véritablement démonstratifs des représentations exprimées. Dans cette optique la fonction de la description est de fournir des données nécessaires pour construire un modèle du fonctionnement du comportement moral.
33Il en résulte que les locuteurs ne sont plus des observateurs critiques des états de fait. Leurs jugements n’expriment plus des attitudes axiologiques mais des attitudes épistémiques appuyées sur un sentiment d’évidence qui régit la nécessité des choses. Il ne s’agit pas pourtant d’une nécessité logique (du type « si...alors »). Cette nécessité est plutôt de nature pragmatique : les locuteurs sont soucieux de classer l’ensemble des situations qui concernent la faisabilité (possibilité du faire) du comportement moral. Le discours descriptif s’éloigne de l’interprétation subjective qui dominait les extraits précédents en faveur de l’objectivité de l’observation. Mais plus la description gagne en objectivité, plus elle s’approche de la construction d’un système explicatif d’une théorie donc de la morale. Est-ce qu’il y a des indices linguistiques de ce déplacement ?
34La forte utilisation de la modalité « pouvoir » peut en être un indice linguistique. Cette modalité est utilisée tantôt pour exprimer la faisabilité (« la liberté...peut former un caractère juste », « ...il aura la possibilité de s’améliorer ») tantôt pour exprimer l’éventualité (« il se peut... », « il pourrait... », ainsi que d’autres types du conditionnel tels que « Mais si... il serait réduit », « Si les prof... personne ne casserait rien »). On dirait que le recul de l’obligatoire (marqué par l’absence d’expressions normatives) est suivi par l’apparition du possible au double sens que celui-ci acquiert, du faisable et de l’éventuel, ce qui marque le souci d'effectuer une description objective et complète du phénomène en question.
35Mais dans cet extrait, le faisable et l’éventuel coexistent simplement sans être directement mis en rapport. Il n’y a pas de relations de hiérarchisation ni de conditions nécessaires qui s’établissent. Toutes les conditions référées ne se veulent pas nécessaires et suffisantes et ne s’excluent pas mutuellement. Ainsi, il est bien clair, dans les discours transcrits, que l’importance de l’éducation familiale dans la formation morale de l’individu n’exclut pas celle de l’influence du groupe et que, loin d’être incompatible avec la liberté et la responsabilité, l’imposition d’une certaine discipline finit par les renforcer. Par conséquent, l’implication qui unit la classe-objet et ses aspects n’est pas de type « compréhension » mais plutôt de type « connexion » qui fait que le refus du conséquent est incompatible avec l’antécédent, c’est-à-dire que chaque fois qu’on a l’un, on a aussi l’autre.
36C’est par la confrontation entre le faisable et l’éventuel que les locuteurs vont passer progressivement de la détermination des conditions de faisabilité (quelles sont les conditions qui rendent le comportement moral accessible ?) à la détermination des conditions de validité des valeurs (une valeur est valide si...). Ainsi va faire son apparition la catégorie du nécessaire qui sera indicative de la construction d’une théorie de la morale.
6. Décrire le comportement moral à partir d’une théorie
37L’extrait suivant donne des indices de la relation qui existe entre la description du comportement moral et la construction d’une théorie explicative (deux filles et un garçon de 18 ans) :
358 E. : Oui mais, je vais te dire quelque chose...c’est bien toutes ces règles mais elles ne sont pas toujours suivies, non ? C’est-à-dire que... d’une certaine façon... on ne fonctionne que par le sentiment et non par la logique. Les règles appartiennent à la logique.
359 X. : Eh... pas toujours...
360 S. : Mais l'amour n’est pas un sentiment aussi ?
361 X. : Si, si...
362 E. : Je veux dire qu’en effet,... nous ne pouvons pas... c’est-à-dire... d’accord... on parle des règles mais...
363 X. : Ecoute, ces règles sont, d’une certaine façon, des règles logiques qui appartiennent au sentiment. Il est logique que, dans une relation humaine, comme le sentiment joue un rôle très important dans la personnalité de l’individu, il est logique que les règles qui régissent les relations humaines soient basées sur le sentiment ; c’est-à-dire que ça, c’est sa logique. Sa logique est qu’il doit y avoir du sentiment ou plutôt que...
364 E. : Non, je ne dis pas ça... ça, je l’accepte... je dis que très souvent ces règles... la sincérité, par exemple, tu ne peux pas dire quelle appartient au sentiment...
365 X. : Mais si ;
366 E. :...en tant que concept pur, ne la mets pas au sein de l’amour...
367 X. : Elle y appartient...
368 E. : Sans l’amour ?
369 X. : Sans quoi ?
370 E. : Ne la considère pas au sein de l’amour... mais plus généralement...
371 X. : Mais...
372 E. : Quand elle est au sein de l’amour, elle appartient au sentiment. Mais quand elle est hors de l’amour elle appartient à la logique. C’est-à-dire qu’au delà... c’est ton propre choix d'être sincère ou non.
373 X. : Ah, oui, j’ai compris, oui.
374 E. : C’est ça que je dis... Il y a des règles qui n’appartiennent qu’à la logique.
375 X. : Oui, je comprends ce que tu dis...
376 E. : Si à un certain moment...
377 X. : Il se peut qu’elles appartiennent à la logique du moment où tu sens que ce n’est pas moralement juste... c’est-à-dire il se peut que tu n’aies aucune envie d’être sincère avec quelqu’un mais comme tu n’aimes pas mentir, tu es sincère.
378 E. : Alors, tu veux dire que ça commence par le sentiment...
379 X. : Ca commence par le sentiment mais il y a aussi une part de logique.
380 E. : Une part de logique... Mais, je vais te dire quelque chose... quand tu te trouves...
381 X. : C’est la logique du sentiment... c’est que la conscience n’est pas satisfaite... C’est le sentiment qui influence là encore...
382 E. : Oui mais, quand même... quand on se trouve dans une situation chargée sentimentalement...
383 E. : Oui...
384 E. : On ne peut pas fonctionner logiquement... c’est-à-dire... on ne fonctionne jamais logiquement, non ?
385 X. : Oui mais nous, maintenant...
386 E. :...alors on oublie les règles, on oublie tout ce qu’on a appris et on fonctionne comme on veut soi-même, comme on se sent...
387 X. : Oui mais, c’est ça la question, que nous mettons toutes ces règles comme ça mais... pour les suivre dans une relation, il faut les sentir... c’est comme ça que je le vois, moi...
38Cet épisode contient beaucoup d’indices d’un discours argumentatif exprimé, souvent, par des propositions assertoriques (« les règles appartiennent à la logique », « ces règles sont, d’une certaine façon, des règles logiques qui appartiennent au sentiment »...). Le débat se développe autour de l’objet « comportement moral » et la préoccupation des locuteurs de décrire le processus qui engendre ce comportement. Cette préoccupation a deux effets essentiels :
d’une part, elle nécessite la mise en œuvre d’une opération métacognitive (décrire son propre comportement) ;
d’autre part, on voit que le même comportement est décrit différemment par les deux interlocuteurs qui se trouvent en opposition (X et E) parce qu’ils adoptent deux théories différentes du comportement moral. C’est ce que Reuter appelle la fonction positionnelle de la description (voir sa contribution dans ce même ouvrage). Ces théories, qu’on retrouve d’ailleurs dans les travaux de recherche sur la psychologie morale, peuvent être schématisées de la façon suivante :
39Pour le locuteur E, il y a une incohérence entre la source du comportement, qui est le sentiment, et la source des règles, qui est la logique (358 E, 374 E, 382-384-386 E). Par conséquent, les règles sont conçues comme imposées par l’extérieur et, de ce fait, ne sont pas intégrées dans l’ensemble de la conduite. Cette approche serait compatible avec l’orientation morale de la sollicitude (Gilligan, 1986) selon laquelle le comportement moral authentique ne peut qu’être orienté par des motifs affectifs. Dans cette optique, celui-ci devient fortement conditionné par le contexte de chaque situation (372 E).
40Pour le locuteur X, en revanche, logique et sentiment coexistent en harmonie, sous l’égide de la conscience considérée comme la source principale des valeurs (363 X, 377 X). C’est une thèse purement piagétienne qui s’exprime ici (Piaget, 1932/1969) qui veut que la morale soit la logique du sentiment ; celle-ci constitue en même temps un des principes essentiels de l’orientation morale de la justice selon laquelle les valeurs servent de « guide pour l’action » et leur validité dépend de leur nature même et non pas des conditions de chaque situation.
41A travers cette dernière approche de la morale on voit apparaître la catégorie du nécessaire dont on a parlé plus haut. Pour le locuteur E, il y a un décalage entre le faisable (ce qu’on fait et ce qu’on peut faire) et le normatif (ce qu’il faut faire), c’est pourquoi il reste enfermé dans une conception normative de la morale selon laquelle celle-ci reste « extérieur » à l’individu. Par contre, le locuteur X considère qu’il y a une cohérence entre le faisable et le normatif et de cette cohérence découle la catégorie du nécessaire qui est à la fois moral et pragmatique : 387 X : « ...pour les suivre dans une relation, il faut les sentir... ». La référence à ce principe moral transforme d’ailleurs l’objet du questionnement des interlocuteurs. Il ne s’agit plus seulement de décrire le processus du comportement moral mais plutôt d’expliquer pourquoi on choisit tel ou tel comportement et, plus particulièrement, pourquoi il se trouve qu’on est dans l’impossibilité d’appliquer ces règles.
7. Conclusion
42Les discours analysés présentent sans doute des particularités (produits sous forme dialogique en dehors d’un contexte didactique et sur un objet assez vaste) qui ne nous permettent pas d’aboutir à des conclusions solides. Ils nous conduisent pourtant à la formulation de certaines hypothèses concernant les fonctions de la description dans l’initiation à une démarche scientifique de construction des connaissances socio-morales.
7.1. Quoi décrire ?
43Décrire, dans un objectif de construction des connaissances signifie ancrer celles-ci dans la réalité. Si cette fonction pédagogique de la description apparaît évidente pour les disciplines dites « expérimentales », elle ne va pas de soi pour les disciplines sociales telles que l’éducation civique et morale. Utiliser la description des situations de la vie quotidienne pour construire les notions socio-morales signifie attribuer à celles-ci un caractère opérationnel et pragmatique qu’elles n’ont pas au sein des cours traditionnels. Dans le choix des situations à décrire, il me semble qu’il est pertinent d’analyser la différence entre descriptions « figuratives » et « thématiques » ou, selon Reuter, entre descriptions « singularisantes » et « typifiantes ». Ces différences sont à prendre en compte dans les usages didactiques de ces deux formes de description si on ne veut pas aboutir à leur confusion : obtenir une description « typifiante » en faisant recours à des situations « singulières » et vice-versa. C’était le cas dans les extraits présentés où les locuteurs utilisaient des références singulières et concrètes pour construire la représentation typique d’un phénomène.
7.2. Comment décrire ?
44Décrire implique distinguer les éléments constitutifs d’un système et les présenter d’une façon précise et exhaustive. Elle est donc l’opération fondamentale pour construire la référence en question et nécessite une démarche d’objectivation c’est-à-dire de présentation d’un objet en tant qu’observateur. Assumer le rôle de l’observateur est fondamental dans le cadre des situations où on est habitué de jouer un rôle d’acteur, comme c’est le cas des situations socio-morales. Ce déplacement de point de vue implique la possibilité de décentration qui fait que d’une vision rigide et unilatérale de la réalité on passe à sa perception souple et complexe. L’évolution en question peut s’exprimer par le passage d’un mode axiologique et évaluatif de la description à un mode constatif et impartial, ce qui implique, comme on l’a vu dans l’analyse des extraits, le passage d’une description à tendance interprétative, à une description à tendance explicative.
7.3. Pourquoi décrire ?
45Une des fonctions essentielles de la description est de fournir des « données » pour soutenir une démarche scientifique : définir, expliquer, prouver (Borel et al., 1986), comme le montrent aussi les exemples qu’on a analysés. C’est là d’ailleurs où se trouve un paradoxe de la description : comme discours, elle schématise des données dans un rapport qui se veut neutre et objectif. Et pourtant, comme schématisation et comme moyen, elle est opérée en vue d’objectifs et des idées que les locuteurs se font d’eux-mêmes et du monde. Il en résulte que la mise en évidence du changement de forme du même objet décrit, selon les cadres de référence et les objectifs qu’on se donne, peut constituer une des fonctions pédagogiques de la description. Prendre conscience du fait que la réalité n’est ni unique ni rigide mais qu'elle acquière du sens dans un contexte donné implique aussi un processus de décentration intellectuelle voire de métaconnaissance ainsi que l’adoption d’une attitude pragmatique envers le monde. Dans cet objectif, la description d’un objet par un groupe d’apprenants peut se révéler pertinente puisqu’elle implique la nécessité d’intégrer des points de vue différents pour construire la même référence. La même fonction peut aussi avoir la description d’un phénomène à partir des points de vue des acteurs concernés.
46Nous citerons à ce propos la mise en scène didactique proposée par Basuyau sur la description du débat suscité par la loi concernant les greffes d’organes (Basuyau, 1995). Cette description est faite à partir d’un dossier de documents sur les points de vue des acteurs impliqués. Un des enjeux des situations didactiques de ce type est de passer d’une description analytique qui vise à distinguer les différentes parties du problème, à une description globalisante du système dans lequel ces parties s’intègrent. Ce passage nécessite en même temps la recherche des lois, principes, valeurs qui permettent au système de conserver sa cohérence et son équilibre, d’où le passage de la description à l’explication ou même à l’argumentation si on veut mettre en question la validité même de ces principes.
47Loin de clore le débat sur les fonctions pédagogiques de la description, ces réflexions ouvrent des multiples pistes de recherche. Moyen d’ancrage sur le réel, outil de formation à l’observation objective et impartiale, la description se révèle une méthode pertinente pour la conceptualisation de l’expérience socio-morale. Son rôle, plutôt négligé jusqu’à maintenant notamment dans le cadre de l’éducation civique et morale, est à approfondir et à analyser en même temps que les objectifs de celle-ci et les enjeux qui caractérisent le savoir scientifique sur lequel elle se base (Audigier, F., Lagelée, G. (1996)).
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Auteur
Université Charles de Gaulle - Lille III
Equipe THEODILE (E.A. 1764)
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