Les pauvres peuvent-ils s’enrichir ? Une autre façon d’interroger la courbe de Kuznets1
p. 367-388
Texte intégral
1L’histoire montre que… Depuis quelques décennies, l’évolution historique des inégalités économiques se trouve au cœur de certains des plus importants débats sur la croissance économique. Mais, bien que les auteurs qui interviennent dans ces discussions soient sensibles au thème de la pauvreté et, par conséquent, à celui des différences sociales, il est certain que la majorité des indicateurs construits pour mesurer les inégalités et leur évolution dans le temps ne permettent guère de saisir les dynamiques de changement et de transformation des groupes sociaux qui forment les sociétés analysées. Pourtant, ces dynamiques ne se trouvent-elles pas à la base du phénomène que l’on veut analyser ? Ce travail s’articule autour des problèmes de méthodologie qui naissent de la nécessité et des difficultés propres à toute analyse historique qui entend traiter simultanément des différents groupes sociaux composant une société ainsi que des inégalités économiques existant au sein de la société et au sein de chaque groupe considéré. Nous argumenterons à partir d’une étude de cas, mais en examinant ici une région spécifique – le nord-est de la Catalogne – et une période spécifique – la seconde moitié du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle –, notre objectif principal sera de s’interroger sur les méthodes conventionnelles d’analyse et d’interprétation du développement économique dans l’histoire2.
I. L’étude simultanée des inégalités économiques et des groupes sociaux
2Dans quelle mesure et pourquoi cette proposition qui, en un sens, reprend des préoccupations anciennes des historiens, peut-elle être présentée comme novatrice ? En l’histoire sociale, nous partons en effet d’une longue tradition de recherche sur les groupes et les classes sociales. Depuis plusieurs années, nous disposons aussi d’une masse importante d’études sur les inégalités économiques. Mais si les relations entre les deux questions sont évidentes, le dialogue, néanmoins, n’est pas facile.
3Les études sur des groupes sociaux, si nombreuses dans les années 1960 et 1970, se sont surtout attachées aux « structures sociales », quitte à privilégier une vision « stable » des sociétés plutôt que la dynamique de leurs mouvements et de leurs transformations. Portant principalement sur les sociétés préindustrielles, elles ont peu pris en compte les disparités économiques qui pouvaient survenir au sein de tel ou tel groupe social, et, souvent du fait des sources mises en œuvre, elles ont eu du mal à percevoir que les groupes sociaux pouvaient évoluer et changer au fil du temps alors même que les catégories utilisées par la documentation demeuraient remarquablement stables. De là notre objectif : nous considérons qu’analyser l’évolution des inégalités économiques au sein des divers groupes sociaux et entre eux est nécessaire pour bien comprendre l’évolution de ceux-ci dans l’histoire, c’est-à-dire pour bien saisir les changements successifs dans la composition des sociétés.
4Qu’elles se soient attachées à la richesse ou au revenu, les recherches sur les inégalités économiques, quant à elles, se sont surtout interrogées sur les liens entre changement historique et croissance économique. C’est d’ailleurs pourquoi elles se sont surtout intéressées à la période contemporaine. Notre position est la suivante : si l’on étudie les inégalités économiques et les groupes sociaux simultanément (c’est-à-dire, si l’on étudie les inégalités économiques en tenant compte des différences sociales), on parviendra à mieux saisir l’évolution de ces inégalités dans le temps et l’on arrivera peut-être à la conclusion que certains paramètres ou indicateurs très utilisés pour étudier ce type d’inégalités ne sont pas aussi pertinents ou universels que ce que l’on avait pu penser.
1. Les problèmes des indicateurs de richesse qui ne tiennent pas compte des différences sociales
5Les études sur les inégalités économiques ont eu tendance à se contenter d’une perspective cavalière sur les caractéristiques des différents groupes sociaux qui composent les sociétés étudiées. Certains des indicateurs utilisés pour mesurer les inégalités économiques impliquent des hypothèses qui ne sont pas toujours explicitées. Par exemple, les études qui considèrent la propriété foncière ou la contribution qui en dérive comme un indicateur de richesse marginalisent une bonne partie de la population. Une solution consiste à considérer cette population comme pauvre, ce qui, dans certains contextes, pourra en effet être démontré. Toutefois, convertir cette hypothèse en une constante implique que l’on suppose que les pauvres n’avaient aucune autre alternative que celle de continuer à être pauvres. Bien entendu, cette supposition ne fera que confirmer la tendance de la courbe de Kuznets : si les pauvres continuent à l’être, une augmentation globale de la richesse impliquera une augmentation des inégalités sociales.
6Par ailleurs, de nombreuses études sur les inégalités économiques font l’hypothèse que, dans les sociétés rurales, ces inégalités sont peu importantes3. L’idée de la croissance économique est associée à celle d’industrialisation et, dans les sociétés d’Ancien Régime, à celle d’urbanisation. C’est pourquoi, on considère souvent utiles et suffisants certains indicateurs clairement urbains, comme les salaires urbains, en particulier les salaires dans la construction ou les rentes sur les maisons dans les villes4. Or, nous savons que jusqu’à une période très avancée du XIXe siècle, la population européenne était majoritairement rurale, y compris dans les nombreux pays qui durant ce siècle-là ont connu un processus d’industrialisation. Et, en ce qui concerne le XVIIIe siècle, la « proto-industrialisation » et la « révolution industrieuse » ne sont-elles pas des phénomènes qui ont émergé dans le monde rural ?
2. Les problèmes des indicateurs d’inégalité confectionnés à partir des tables sociales statistiques et/ou des revenus salariaux
7Confrontés aux problèmes posés par les indicateurs d’inégalité élaborés à partir des estimations de richesse, quelques auteurs ont préféré, pour aborder la question des inégalités économiques, étudier les différences entre les revenus des familles qui composent une société. C’est pourquoi ils sont partis de statistiques sociales qui classent les individus en différents groupes socioprofessionnels. Les membres de chacun de ces groupes se sont vus attribuer des revenus déterminés, supposés être les revenus moyens du groupe. Les travaux les plus connus sont ceux relatifs à l’Angleterre, où ils ont comme point de départ les statistiques sociales élaborées au XVIIe siècle par Gregory King. Cet auteur fournit des données sur les revenus des différents groupes socioprofessionnels, mais la réalisation de ce type d’estimation n’est pas toujours aisée5.
8Un trait souvent commun aux classifications socioprofessionnelles est le fait que la dernière position est presque toujours occupée par les salariés agricoles alors que ce groupe social est l’un des plus nombreux. C’est pourquoi certains auteurs ont défendu la possibilité d’élaborer des indices d’inégalité à partir des données sur les journaliers de la campagne6. De cette façon, la connexion a pu être établie avec toute la littérature relative aux salaires comme indicateurs du niveau de vie. Aujourd’hui, il est assez courant de raisonner sur les transformations des sociétés préindustrielles en s’appuyant sur quelques séries de salaires. Néanmoins, nous mettrons l’accent sur les erreurs que cette option peut entraîner. Faire l’hypothèse que les travailleurs ruraux percevaient seulement des salaires aurait pour conséquence de renforcer l’inversion du U de la courbe de Kuznets aux époques de croissance. Souvent, en effet, les individus qui figuraient dans les recensements de l’Europe de l’Ancien Régime comme travailleurs, journaliers ou ouvriers agricoles, ne vivaient pas seulement de salaires7.
3. La nécessité de tenir compte des dynamiques et des processus de transformation sociale
9Si nous ne voulons pas reprendre à notre compte d’entrée de jeu les hypothèses énoncées, il faut, en premier lieu, observer la société que nous voulons étudier d’une façon globale, incluant les individus les plus pauvres et les personnes qui vivent dans le monde rural ; et, en deuxième lieu, il faut rechercher des sources qui permettent de saisir à la fois les inégalités économiques et le dynamisme des groupes sociaux. Selon notre point de vue, les sources notariales sont les plus adéquates. Les dénominations sociales utilisées dans les archives notariales reflètent davantage la réalité des groupes sociaux, du moins la réalité telle qu’elle était perçue par les contemporains, que les catégories utilisées par des sources de type plus administratif.
10Les dénominations sociales des individus qui composent une société, y compris dans les cas où elles pourraient sembler peu utiles, peuvent offrir certaines pistes sur le dynamisme social. De fait, celles-ci nous fournissent souvent des informations, même partielles, sur quelques-unes des « capacités » des individus qu’elles qualifient. L’historien devra examiner, dans chaque contexte, le degré de développement de ces capacités. Sont également intéressants les cas où des discordances notables entre les catégories et les statuts économiques des individus sont évidentes. C’est le cas, par exemple, lorsque de nombreux individus sont regroupés sous une dénomination reflétant une condition humble, comme celle de « brassier » ou de « travailleur », mais jouissent d’un statut social et économique qui les situe parmi les groupes « moyens » de la société. Lorsque cela arrive, et dans ce travail nous en verrons quelques exemples, l’historien intéressé par les inégalités économiques doit s’interroger sur le parcours historique qui a rendu possible cette situation.
11Finalement, l’historien doit être sensible et très attentif à n’importe quel changement dans les nomenclatures sociales. Le travail empirique sur la région de Gérone que nous présentons ici met en évidence un changement significatif dans les catégories socioprofessionnelles puisque des individus jusqu’alors subsumés sous la rubrique « travailleurs » ont progressivement été qualifiés de « ménestrels ».
II. Les dots comme indicateur de richesse et, par conséquent, d’inégalité
12Dans les archives notariales qui offrent des informations sur les inégalités sociales et économiques, ce sont les inventaires après décès qui procurent l’information la plus utile. Toutefois, dans les régions européennes où régnait le régime dotal, les contrats de mariage fournissent en fait une information plus véridique sur la richesse des familles que les inventaires après décès. Nous défendrons ici l’utilisation des dots comme indicateur de richesse et, par conséquent, comme variable permettant de saisir les inégalités économiques et sociales dans des sociétés déterminées.
13Des chercheurs en sciences sociales ont étudié, de façon très variée et complémentaire, les mécanismes sociaux qui se trouvaient associés au régime dotal. Dans bon nombre de ces études, les dots qui sont payées pour les filles sont présentées comme une charge, comme une obligation des pères de famille, qui peut même conduire toute la famille à la ruine. Cette interprétation nous apprend que la majorité de ces études étudient en fait des familles plus ou moins riches, susceptibles en tout cas de se ruiner8.
14Mais si l’on étend la perspective à l’ensemble de la population, et si l’on regarde attentivement comment évoluent les dots dans l’ensemble de la société, y compris celles des plus pauvres, le phénomène d’inflation des dots conduit alors à un autre type d’interrogation : quand et comment est-il possible que le phénomène d’augmentation de dots se soit généralisé ? Le phénomène ne peut se diffuser d’une génération à l’autre que s’il y a une augmentation généralisée de la richesse qui permette à la majorité des familles de faire face à cette obligation avec succès. Et il est facile de se rendre compte que, lorsque nous l’appliquons aux familles situées sur l’échelon le plus bas de l’échelle sociale, il est possible de répondre d’une nouvelle façon à la question que beaucoup de chercheurs se sont posée : qu’est-ce qui incite les pères de famille à doter leurs filles avec des dots de plus en plus élevées ? Ce qui pouvait sembler irrationnel dans le cas des familles riches devient une aspiration logique et compréhensible dans le cas des familles pauvres : les pères de famille pauvres se sentent poussés à doter leurs filles avec des dots toujours plus élevées parce qu’ils veulent améliorer la situation de celles-ci. Dit d’une autre façon, dans le cas des familles les plus pauvres, l’augmentation des dots des filles pouvait être vue non comme un problème, mais plutôt comme un indice d’amélioration de la situation sociale et économique. On peut constater que le changement de perspective cadre bien avec les travaux récents qui ont reconsidéré le rôle des économies familiales paysannes en les mettant au cœur de la « révolution industrieuse »9.
15Le phénomène d’inflation des dots probablement le plus étudié est le processus observé en Inde dans les dernières décennies. Nous désirons attirer spécialement l’attention sur les travaux de Siwan Anderson qui mettent en relation le mouvement des dots avec la stratification sociale, représentée dans son pays par les castes10. Bien que cet auteur n’entre pas directement dans le débat sur les inégalités économiques, la prise en compte de la dot comme indicateur de richesse l’amène à présenter les deux situations suivantes comme caractéristiques du développement économique de son pays : 1) l’augmentation significative de la dispersion de la richesse dans chaque caste, et 2) le fait que certains individus des castes inférieures soient en mesure d’apporter des dots plus élevées que certains membres des castes supérieures, ce facteur entraînant une distorsion du marché matrimonial, ce qui finit par provoquer une inflation des dots. Curieusement, Anderson oppose ce qui est arrivé en Inde à ce qui s’est produit en Europe pour laquelle il fait l’hypothèse que la « modernisation » a comporté une déflation des dots11. Mais les données empiriques sur lesquelles il appuie cette affirmation sont très fragiles et, comme nous le verrons, notre étude ne la corrobore pas.
16Selon notre point de vue, dans certaines sociétés européennes, le mouvement des dots peut être considéré comme un indicateur de richesse aussi pertinent, ou même plus, que d’autres indicateurs utilisés jusqu’à présent, comme les contributions fiscales, les salaires ou les rentes sur les maisons des villes. Nous nous fondons sur les arguments suivants :
Les dots apportent une information quantifiable, plus fiable que les données fiscales, sur les inégalités économiques et, en même temps, sur les groupes socioprofessionnels auxquels les fiancés appartiennent.
Les dots présentent une relative homogénéité en ce qui concerne le cycle de vie des protagonistes, puisque les oscillations autour de l’âge du (premier) mariage ne sont pas trop grandes. Elles permettent d’établir des séries plus homogènes que celles qui peuvent être tirées d’autres types de données, notamment celles qui nous informent sur l’état de l’actif du défunt au moment du décès.
Dans certaines régions, le régime matrimonial dominant depuis le Moyen Âge n’a pas changé. La documentation sur les dots peut donc être utilisée pour des études de longue durée.
Enfin, il s’agit d’une source qui permet une analyse souple des groupes sociaux. L’analyse différentielle des dots peut nous aider à lutter contre une tendance très répandue dans les études d’histoire sociale, qui consiste à voir d’une façon trop fermée les groupes sociaux et les personnes ayant un même statut social ou un même métier. Les dots peuvent donc contribuer à dynamiser le tableau que l’on dresse d’une société.
17Pour toutes ces raisons, et surtout parce qu’il s’agit de données qui concernent l’ensemble de la société et qui fournissent une information qualitative sur les catégories sociales, leur étude peut faire ressortir d’une façon assez exhaustive les tendances générales de l’évolution de la richesse dans cette société, y compris dans le monde rural et parmi les plus pauvres. Dans d’autres sociétés, les données qui révèlent la richesse des chefs de famille au moment de la mort peuvent jouer le même rôle12.
Présentation d’une étude de cas : la région de Gérone (1768-1843)
18Pour illustrer ces possibilités, nous souhaitons examiner ici l’histoire de la région de Gérone comme s’il s’agissait d’une sorte de laboratoire. Située entre Barcelone et les Pyrénées, cette région couvre environ 380 000 ha et, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sa population s’accroît de manière assez rapide. En 1787, selon le recensement de Floridablanca qui est considéré comme le premier recensement moderne en Espagne, elle est de 120 773 habitants, mais elle atteint les 234 673 au recensement de 1857, soixante-dix ans plus tard. Entre les deux dates, la croissance démographique a été de près de 1 % par an. D’après les données socioprofessionnelles de ces mêmes recensements, c’est le groupe des journaliers agricoles qui contribue principalement à cette croissance, puisque ses effectifs passent de 35 % à 46 % des hommes âgés de plus de 16 ans. La ville de Gérone, la plus grande de la région, passe de 10 000 à 15 000 habitants.
19Mais ce qui fait que la région de Gérone peut être un bon laboratoire pour l’analyse historique, c’est la qualité des sources disponibles sur ce territoire. On va travailler principalement avec les registres des hypothèques (1768-1862). Ces volumes centralisent l’information contenue dans la plupart des actes notariaux de la région : les contrats de mariage, les contrats de vente de terres, les contrats emphytéotiques, les contrats de crédit. Il faut dire que l’importance de la terre dans la région rend cette source spécialement adaptée au type d’analyse que l’on veut entreprendre.
20Il y a une autre raison pour voir dans cette région un bon laboratoire. La société étudiée y est essentiellement une société rurale et, par conséquent, dans de nombreuses études elle serait considérée comme statique, c’est-à-dire, non dynamique. La période étudiée, à cheval entre les périodes moderne et contemporaine, nous permet également de dépasser certaines dichotomies habituelles, lesquelles, sans fournir de preuves, donnent une image d’immobilité de la société d’Ancien Régime et renforcent l’idée de changement à l’époque contemporaine. La « découverte » d’un mouvement quelconque dans cette société, l’observation des choses qui bougent, nous mettront en garde contre ces a priori.
Tableau 1 : Contrats de mariage analysés
Périodes | 1769-1770 | 1806-1807 | 1841-1843 |
Nombre de contrats | 1123 | 1633 | 2014 |
Contrats analysés | 825 | 1263 | 1575 |
Contrats pour lesquels on connaît la profession du fiancé | 1116 | 1596 | 1574 |
Contrats avec fiancé travailleur | 410 | 741 | 748 |
% de contrats avec fiancé travailleur par rapport au total des contrats où la profession du fiancé est connue | 36,7 | 46,4 | 47,5 |
Contrats avec fiancé travailleur analysés | 298 | 596 | 586 |
21En ce qui concerne l’échantillon analysé, il s’agit de tous les contrats de mariage, nommés « chapitres matrimoniaux »13, enregistrés dans les bureaux d’hypothèques de la région de Gérone et répartis en trois coupes temporelles, qui correspondent à trois générations14 :
22Pour l’analyse des dots, nous avons seulement considéré les cas dans lesquels la fiancée est célibataire et apporte une dot sous forme d’argent15. Il faut savoir que la plupart des chapitres matrimoniaux correspondent aux mariages entre un hereu (l’héritier universel du patrimoine du père) et une femme qui n’est pas pubilla (l’équivalent féminin de l’hereu). Néanmoins, il y a trois raisons qui nous permettent de considérer notre échantillon comme représentatif de l’ensemble de la population : 1) les sœurs d’une même famille recevaient « normalement » la même dot, indépendamment du statut du futur mari comme hereu ou cadet ; 2) le nombre de chapitres enregistrés augmente et, en fait, suit l’évolution de la population globale, et 3) le pourcentage des travailleurs sur l’ensemble des fiancés correspond à peu près au pourcentage que ce groupe social représente dans l’ensemble de la population dans les recensements contemporains (35 % en 1787 et 46 % en 1857).
23Après avoir pris la décision de traiter les dots comme indicateur des inégalités, on peut comparer nos séries avec d’autres séries ayant le même objectif. Le tableau 2 (tab. 2) compare les données sur différents centiles calculés par Lindlert et Williamson pour l’Angleterre de 1801-1803, à partir des revenus, et par Van Zanden pour la Hollande de 1808, à partir de rentes sur les maisons. Pour l’instant, nous nous limiterons à dire que les résultats nous rassurent sur la source. On peut observer que la principale différence que montrent les données de Gérone, par rapport à celles concernant l’Angleterre ou la Hollande, est bien reflétée dans les valeurs qui correspondent au 1 % le plus riche de la série des dots. Toutefois, ces données sont précisément celles qui, dans une série comme celle que nous avons élaborée, posent le plus de problèmes pour des périodes courtes de temps. Les dots les plus élevées étant minoritaires, elles pouvaient osciller beaucoup selon les années et cela pouvait avoir une incidence sur les résultats. Mais, comme nous l’avons dit, notre principal objectif est l’analyse globale des inégalités et le collectif le plus pauvre est celui qui nous semble le plus intéressant à étudier ; c’est pourquoi la source nous paraît satisfaisante.
Tableau 2 : Comparaison entre la distribution des dots de la région de Gérone et autres indicateurs d’inégalité
% revenus Angleterre* (1801-03) | % valeur rente immoblière Hollande** (1808) | % valeur dots de Gérone (1806-07) | |
1 % les plus riches | 14,6 | 14 | 20,3 |
5 % les plus riches | 39,2 | 37 | 42,3 |
10 % les plus riches | 48,8 | 52 | 53,9 |
10-50 % les plus riches | 37,6 | 36 | 33,7 |
50 % les plus pauvres | 13,5 | 11 | 12,4 |
* Les données sur l’Angleterre ont été extraites des travaux de Lindert et Williamson, publiées dans www.econ.ucdavis.edu/faculty/fzlinder/Colquorn180103.html.
** Pour les données sur la Hollande, cf. Van Zanden J. L., « Tracing… », op. cit. (n. 3), p. 654.
24Les données sur les moyennes et sur les médianes des dots nous procurent une première idée sur l’évolution globale des dots dans la région de Gérone. Dans le tableau 3 (tab. 3), nous présentons ces mesures de deux manières différentes : en livres barcelonaises et en hectolitres de blé. Nous devons tenir compte du fait que notre exercice concerne deux périodes clairement différentes en ce qui concerne le prix du blé. Ce dernier a augmenté beaucoup entre 1769 et 1806, de 6,98 livres à 12,73 livres l’hectolitre, et baissa entre 1806 et 1843, jusqu’à 9,54 livres. Pour nos calculs, nous avons pris en compte le prix des 10 années antérieures à l’année analysée16. Le tableau semble refléter une élasticité élevée des dots par rapport au prix du blé durant les années d’inflation et, en revanche, une stagnation des dots, en termes nominaux, durant les années de déflation.
Tableau 3 : Moyennes et médianes des dots de la région de Gérone
Moyenne dots en livres barcelonaises | Médiane dots en livres barcelonaises | Moyenne dots en hl froment | Médiane dots en hl froment | |
1769-70 | 280,36 | 100 | 40,2 | 14,33 |
1806-07 | 474,47 | 200 | 37,3 | 15,71 |
1841-43 | 571,79 | 200 | 59,9 | 20,97 |
25Les dots sont classées selon leur valeur en équivalent hectolitres de froment. La figure 1 est la première de la série des graphiques qui convient bien à nos objectifs : exprimer, en tranches hiérarchiques, la division économique et sociale de la population et voir son évolution dans le temps. Nous avons considéré « pauvres » les mariages où le montant versé par la mariée n’a pas excédé 7 hl de blé. Au sommet de l’échelle sociale, il y a ceux dont les dots ont dépassé les 140 hl. Ce qui attire notre attention, c’est la similitude entre le premier et le deuxième diagramme, alors que le troisième fait apparaître un notable élargissement de ce que l’on pourrait appeler les tranches moyennes.
Figure 1 : Distribution des dots selon leur valeur mesurée en hl de froment

26Le graphique représente les tendances générales dans le mouvement des dots, mais comme nous l’avons dit, un des principaux intérêts de la source est le fait qu’elle permette de différencier les divers groupes socioprofessionnels.
III. Les dots du groupe des travailleurs
27Dans cette société, d’ailleurs, nous allons nous concentrer principalement sur le comportement du groupe social le plus nombreux et le moins étudié, qui est désigné dans les recensements comme jornalero. Dans les documents notariaux catalans de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il apparaît étiqueté comme treballador (« travailleur »). Durant la première moitié du XIXe siècle, et de façon progressive, certains membres de ce collectif commencent à être nommés menestrals (« ménestrels »), comme on peut le voir dans le tableau 4. Dans le traitement des données, nous ne différencierons pas les ménestrels des travailleurs. Notre étude prétendant surtout insister sur l’évolution des membres du groupe des « travailleurs », nous avons continué à considérer comme « travailleurs » les membres du groupe qui adoptèrent la nouvelle étiquette.
Tableau 4 : Table sociale dynamique des travailleurs de la région de Gérone (à partir de contrats de mariage enregistrés dans le registre des hypothèques)
Travailleurs | Ménestrels | Travailleurs + ménestrels | % des ménestrels | |
1769-1770 | 410 | – | 410 | – |
1806-1807 | 592 | 131 | 723 | 18,1 |
1841-1843 | 370 | 370 | 740 | 50,0 |
28De fait, le changement de catégories que nous constatons dans la documentation notariale ne se retrouve pas dans les recensements socioprofessionnels de la région. Dans le recensement de 1857 de la province de Gérone, 46 % de la population masculine de plus de 16 ans, un pourcentage bien plus élevé que les 35 % que révèle le recensement de Floridablanca de 1787, sont qualifiés de jornaleros del campo (« journaliers de la campagne »). Si nous avions élaboré des index de Gini à partir des tables sociales de ces recensements et des données sur les salaires, le résultat aurait fait apparaître une augmentation claire des inégalités et de la polarisation sociale.
29Nous allons maintenant consacrer notre attention à l’analyse des dots perçues par les fiancés appartenant à la catégorie des travailleurs17. Si nous regardons l’évolution des moyennes et des médianes de ce groupe, on constate que l’évolution du mouvement des dots est plus positive que pour l’ensemble de la population, surtout pour la période 1769-1806.
Tableau 5 : Moyennes et médianes des dots perçues par les fiancés du groupe des travailleurs
Moyenne dots en livres barcelonaises | Médiane dots en livres barcelonaises | Moyenne dots en hl froment | Médiane dots en hl froment | |
1769-70 | 92,5 | 67 | 13,3 | 9,6 |
1806-07 | 208,2 | 152 | 16,4 | 11,9 |
1841-43 | 221,8 | 160 | 23,2 | 16, 8 |
30Cette impression est confirmée quand nous classons les dots perçues par les travailleurs selon les tranches que nous avons définies auparavant pour l’ensemble de la population. C’est ce que représente la figure 2. Ce que l’on remarque particulièrement à présent, c’est l’augmentation progressive et significative des dots des travailleurs situées dans ce que nous considérons comme les tranches moyennes de l’ensemble de la société.
Figure 2 : Distribution des dots des travailleurs en équivalent hl de froment

31Le fait que nous soyons en train de parler des travailleurs agricoles invite à faire un pas de plus, en mettant en rapport la valeur des dots perçues par les fiancés de ce groupe social avec les salaires. Nous avons déjà dit que la valeur réelle des salaires est l’un des indices les plus couramment utilisés pour étudier l’évolution du niveau de vie et les inégalités sociales. Pour la région de Gérone, l’évolution des salaires réels pour chaque période est la suivante : 5,4 litres pour 1760-1769, 4,4 litres pour 1797-1806 et 5,9 litres pour 1834-184318. L’évolution aurait donc été négative dans la période d’inflation et positive dans la période de déflation19.
32La figure 3 reflète les dots reçues mesurées en années de travail, sur la base de 250 jours de travail par an. Le graphique suggère deux observations : d’abord, les données semblent corroborer, contre ce qu’indique l’évolution des salaires réels, l’impression d’une amélioration de la capacité d’épargne des familles des travailleurs dès le dernier tiers du XVIIIe siècle. Deuxièmement, les données montrent que nous ne parlons pas d’une capacité symbolique, mais de l’équivalent de plusieurs mois, voire années, de travail d’un chef de famille.
Figure 3 : Distribution des dots perçues par des travailleurs perçues par les travailleurs (en années de travail)

33Si nos calculs sur les dots pour l’ensemble de la population situent l’élargissement des couches de la population que l’on pourrait appeler « moyennes » principalement au cours de la période qui va de 1806-1807 à 1841-1843, les données relatives aux travailleurs montrent le rôle important que ce groupe a joué dans la formation de ces nouvelles classes moyennes, et indiquent aussi que ce processus a commencé au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
34L’étude des dots qui montre que les travailleurs sont venus gonfler les nouveaux groupes sociaux moyens a été également corroborée par l’analyse d’une liste de résidents dans la région en 1795. Élaborée à l’occasion de la guerre de l’Espagne contre la Convention, cette liste classait les ménages afin de les imposer sur la base d’une estimation de leur « richesse ». Cette liste offre une image fort semblable à ce que nous avons obtenu à partir de l’analyse des dots pour les années 1806-1807. On peut constater que les deux sources, pourtant de nature très différente, l’une étant statique et l’autre dynamique, révèlent, pour la fin du XVIIIe siècle, ou le début du XIXe, le même phénomène20. Cela a été rendu possible parce que toutes deux ont en commun de fournir des informations à la fois sur les groupes sociaux et sur les inégalités économiques.
IV. Hypothèses sur le dynamisme du groupe des travailleurs de la région de Gérone
35Les données démographiques sur cette période n’indiquent pas de changements importants qui puissent expliquer l’inflation des dots en fonction de l’évolution du marché matrimonial. Par contre, on peut constater le poids croissant, dans la composition des dots, de l’argent gagné par les fiancées hors de la maison. Les possibilités pour les travailleurs d’obtenir des revenus pouvaient être multiples et variées : pluriactivité, diverses opportunités de travail, travail féminin, travail infantile… Nous ne les citerons pas toutes. Dans ce travail, on mettra l’accent sur l’importance des petites parcelles dans l’économie des familles de travailleurs, en tenant compte des conditions du marché foncier et du marché du crédit. Notons seulement que la disponibilité des parcelles de terre augmenterait et diversifierait énormément la liste précédente21.
Tableau 6 : Poids des travailleurs dans différents types de contrats notariaux

36On sait que les travailleurs participaient régulièrement au marché des terres, aussi bien comme vendeurs que comme acheteurs (tab. 6). Nous savons également, grâce aux inventaires après décès, que les travailleurs disposaient de terres de plus en plus étendues22. Une autre façon d’observer et d’évaluer le montant d’une dot consistera donc à envisager la possibilité que cette somme puisse servir à l’acquisition de parcelles de terre. Si on tient compte de l’évolution du prix d’un hectare de culture23, les données indiquent que la valeur médiane de la dot des travailleurs aurait permis d’acquérir 0,19 ha de terre labourable de moyenne qualité en 1770, 0,22 ha en 1807, et 0,23 ha en 1841. Toutefois, les données sur le prix des terres ne sont pas suffisantes pour évaluer les possibilités réelles d’accès à la terre. La figure 10 montre que, au cours de la période observée, de nombreuses parcelles de terre ont été transférées aux travailleurs par des contrats emphytéotiques24. Elle fait également ressortir que, surtout durant le dernier tiers du XVIIIe siècle, la majorité des lopins de terre cédés par contrat emphytéotique concerne des terres boisées ou en friche. Ce sont principalement les membres du groupe des travailleurs qui se chargèrent de les convertir en terres cultivables (fig. 5).
Figure 4 : Évolution des contrats emphytéotiques

Figure 5 : Qualité des terres données en emphytéose

37D’autre part, l’accès à la terre par voie emphytéotique comporte seulement la réalisation d’un premier paiement, nommé entrada. Avec le temps, la valeur du premier paiement diminue de plus en plus25. Tenant compte de ces données, nous avons pu confectionner le tableau 7, qui montre que l’emphytéose a en effet facilité l’accès à la terre.
Tableau 7 : Valeur de la dot médiane des travailleurs en nombre d’ha de terre
Terre labourable (vente) | Terre labourable (emphytéose) | Terre en friche (emphytéose) | Forêt (emphytéose) | |
1760-1769 | 0,19 | 0,33 | 1,27 | 1,18 |
1797-1806 | 0,22 | 0,45 | 1,27 | 1,53 |
1834-1843 | 0,23 | 0,80 | 2,02 | 2,89 |
38La consultation de la documentation notariale révèle que les travailleurs étaient également actifs sur le marché du crédit. Ils représentent un pourcentage important des débiteurs, et il ne faut pas sous-estimer non plus le nombre de travailleurs apparaissant dans les contrats comme créanciers (tab. 6). Mais les nouveaux contrats de crédit ne suffisent pas pour voir le rôle du crédit dans les campagnes. Le système de crédit dominant durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, le censal, une sorte de rente constituée, avec un intérêt de 3 %, explique que dans de nombreux cas les travailleurs aient pu acheter des terres sans avoir à avancer beaucoup de numéraire. L’analyse de la documentation notariale révèle que dans de nombreux achats de parcelles de terre, ou de paiement d’entradas de contrats emphytéotiques, l’acquéreur de la terre n’avançait qu’une petite partie du prix d'achat, en reconnaissant la dette – le censal – à l'égard de la personne qui transférait la terre.
39En fait, si l’on regarde de plus près les diverses activités réalisées par le groupe des travailleurs, un autre phénomène apparaît qui semble particulièrement intéressant car il montre que l’évolution des dots n’était pas un phénomène isolé. Les quantités d’argent mobilisées dans les différentes opérations auxquelles participent les travailleurs sont de plus en plus élevées. Cela n’est pas très surprenant en ce qui concerne la période 1769-1806, période durant laquelle nous savons que le prix du blé a pratiquement doublé. Mais le fait que les montants aient continué à augmenter durant la période 1807-1841, malgré la baisse du prix du blé, est un phénomène assez significatif. À bien y regarder, les dots des travailleurs comme les sommes qu’ils ont engagées dans des opérations de crédit ont évolué de la même manière : forte élasticité par rapport aux prix du blé durant la période d’inflation, mais inélasticité durant celle de déflation.
40Ce comportement reflète un dynamisme des membres du groupe des travailleurs difficile à expliquer à partir de la thèse de l’exclusion, de la passivité ou de l’appauvrissement de ce groupe social. Un dynamisme qui, à son tour, a été favorisé par l’accroissement des terres possédées par une partie de plus en plus importante des travailleurs, ceux-ci étant de moins en moins salariés et de plus en plus propriétaires. Cela expliquerait pourquoi beaucoup d’entre eux ont préféré adopter le nouveau titre de ménestrel.
Figure 6 : Évolution des quantités d’argent mobilisées dans les diverses opérations par les travailleurs (moyennes)

V. En guise de conclusion
41Dans les débats sur les inégalités sociales et économiques, l’augmentation du nombre de travailleurs – ou des groupes sociaux voisins – est souvent assimilée à une forme de « prolétarisation » et le sort de ces travailleurs est associé à l’évolution des salaires réels ; quand on parle des classes moyennes, on pense plutôt aux professions libérales et, indirectement, à une plus grande polarisation sociale. L’hypothèse d’une expansion des classes moyennes à partir de l’évolution des membres du groupe le plus humble, comme nous venons de l’observer pour la région de Gérone, est à peine envisagée. Loin de croire que le cas de Gérone soit unique au monde, il nous semble au contraire que l’analyse conjointe et dynamique des groupes et des inégalités sociales soit bien la seule façon d’étudier un processus comme celui que nous venons de voir.
42L’analyse, telle qu’elle a été conçue, du mouvement des dots a remis en question certaines méthodes conventionnelles d’analyse et d’interprétation du développement économique dans l’histoire. Si nous avions tenu compte seulement des données relatives aux recensements officiels de 1787 et de 1857 et des informations sur les salaires, nous aurions obtenu des résultats certes très similaires à ceux de nombreuses études réalisées pour d’autres sociétés, mais reflétant justement les tendances contraires à celles que nous avons détectées dans ce travail.
43Par conséquent, pour ces conclusions, nous retrouverons certains points énoncés dans l’introduction et ayant inspiré ce travail :
La nécessité de prendre en compte la nature dynamique des rapports sociaux – en sachant que ce dynamisme n’est pas facile à percevoir à partir de données agrégées ou macroéconomiques ou de taux – afin de les placer à l’arrière-plan des processus réels de changement historique. Le fait que nos analyses se soient centrées sur les zones rurales, souvent considérées comme statiques, plus encore lorsqu’il s’agit de l’Europe du Sud, a renforcé dans une certaine mesure cette idée. L’hypothèse suivie ici pour expliquer l’évolution positive vécue par une partie importante des travailleurs de la région de Gérone porte sur les nouvelles possibilités d’accès à la terre. Il nous semble que la plupart des études qui alimentent les débats actuels sur les inégalités économiques n’ont pas pris assez en compte cette variable26.
La nécessité, pour interpréter correctement toutes les dynamiques sociales observées dans une région, d’analyser conjointement les groupes socioprofessionnels qui composent une société – information qui nous donne une idée de leur capacité à agir sur des ressources comme le travail, spécialisé ou non, masculin, féminin, ou infantile, et la terre – et d’analyser, en même temps, les inégalités existant dans cette société et au sein de chaque groupe considéré. De cette façon, nous obtiendrons une idée des capacités d’action et de décision de ces groupes sur les marchés, formels et informels. En particulier, nous avons relevé ici le défi qu’implique l’analyse des classes inférieures d’une société donnée. Les résultats obtenus ont révélé que c’est seulement en intégrant ces groupes sociaux à l’analyse que nous pouvons saisir d’une façon compréhensive l’ensemble des dynamiques qui ont changé la société analysée.
Nous désirons également souligner les avantages de l’analyse des périodes qui ont souvent été étudiées séparément (XVIIIe siècle et XIXe siècle). Les résultats présentés ici nous montrent dans quelle mesure l’analyse séparée aurait pu entraîner une interprétation biaisée du changement historique, en attribuant aux politiques libérales, par exemple, des changements qui ont connu un élan décisif sous l’Ancien Régime.
44Finalement, il convient de mentionner la volonté de promouvoir une perspective comparative. Le fait de travailler avec des données équivalentes à des hectolitres de blé facilitera la comparaison avec d’autres régions. Bien entendu, comparer les dots n’a de sens que dans les cas où l’héritage est transmis au moment du mariage des filles et si la valeur des dots reflète bien la situation socio-économique de la famille. Mais, aussi en termes comparatifs, on sait que les travailleurs de la région de Gérone touchaient des salaires plus bas que les salaires moyens d’Angleterre et que la région ne connaissait pas le système des poor laws. On ne peut pas douter de la « pauvreté » initiale de nos protagonistes.
45Et c’est précisément cette pauvreté manifeste des travailleurs de la région de Gérone de 1769 qui a fini par donner plus de poids à l’idée centrale de ce travail : le U inversé de Kuznets ne peut avoir de valeur explicative que si l’on a envisagé, avant de commencer à le dessiner, l’hypothèse du U non inversé – c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle, dans certains processus de croissance bien déterminés, les pauvres sont arrivés à s’enrichir. C’est pourquoi il faut regarder les pauvres de près.
Notes de bas de page
1 Le texte qui suit est une transcription de l’exposé prononcé directement en français par l’auteur. On lui a conservé son style oral.
2 La recherche présentée ici fait partie d’un projet de recherche financé par le ministère espagnol de la Science et de la Technologie intitulé « Dynamiques sociales et changement historique dans les zones rurales : l’analyse des groupes sociaux et des inégalités sociales ». L’auteur remercie certains collaborateurs de ce projet, tout particulièrement Gérard Béaur, Ricard Garcia, Gabriel Jover, Gilles Postel-Vinay, Rosa Ros, Enric Saguer et Rui Santos, pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.
3 Voir, par exemple, Van Zanden J. L., « Tracing the beginning of the Kuznets curve : western Europe during the early modern period », Economic History Review, vol. XLVIII, no 4, 1995, p. 649 : « In the countryside the differences in income between farmers, cottagers, and farm labourers were small, even though this may reflect a ′perspectival disminution′ : from the viewpoint of the elite, those who compiled the tax registers, the differences between farmers and cottagers may have seemed insignificant ». Cette considération a conditionné les conclusions de cet article : « Consequently, it can be argued that there was a super Kuznets curve spanning many centuries that was characterized, by rising inequality until some time in the nineteenth century and a decline in inequality during the twentieth century » (p. 662).
4 On peut voir l’importance des salaires dans Allen R. C., « Progress and poverty in early modern Europe », Economic History Review, vol. LVI, 2033, p. 403-443. Les rentes sur les maisons ont été utilisées comme indicateur d’inégalité par Vries J. (de), The Dutch rural economy in the golden age, New Haven/London, Yale University Press, 1974, p. 35-67 et Van Zanden J. L., « Tracing… », op. cit. (n. 3).
5 Les plus connus sont les calculs de Williamson et Lindert pour l’Angleterre en 1801-1803. Voir Lindert P. H. et Williamson J. O., « Revising England′s Social Tables, 1688-1812 », Explorations in Economic History, no 19, p. 385-409. Les mêmes données révisées peuvent être consultées dans www.econ.ucdavis.edu/faculty/fzindler/Colquorn180103.html.
6 Dans ses travaux, Williamson suggère comme index le ratio Y/W, Y étant le revenu moyen et W le revenu des journaliers agricoles non qualifiés. Tout changement important dans ce ratio entraîne des changements décisifs du coefficient Gini. Voir Williamson J. O., « Land, Labor and Globalization in the Third World 1870-1940 », Journal of Economic History, no 62, 2002, p. 55-85.
7 À ce propos, les mots de Pierre Vilar restent bien actuels : « Le salaire n’est une donnée économiquement et socialement fondamentale que dans les sociétés où domine le ′salariat′… Il importe donc de ne pas attirer l’attention des historiens économistes sur le seul jeu des prix et salaires. C’est l’activité économique dans sa totalité qui est leur domaine », Vilar P., Une histoire en construction. Approche marxiste et problématiques conjoncturelles, Paris, EHESS/Seuil, 1982, p. 175.
8 La plupart de ces études se réfèrent, d’ailleurs, à l’époque médiévale : Moser S., « Dowry Increase and Increments in Wealth in Medieval Ragusa (Dubrovnik) », Journal of Economic History, vol. 16, no 4, 1981, p. 795-812 ; Chojnacki S., « Dowries and Kinsmen in Early Renaissance Venice », Journal of Interdisciplinary History, no 4, 1975, p. 571-600 ; Hapgood Thompson K., « Dowry and Inheritance Patterns. Some examples from the descendents of King Henry I of England », Medieval Prosopography, vol. 17, 1996 ; Livingstone A., Out of Love for my Kin : Aristocratic family life in the lands of the Loire, 1000-1200, Cornell, Cornell University Press, 2010. Pour l’époque moderne, l’idée que les dots sont une cause du déclin de la classe des yeomen est présente dans le travail d’E. P. Thompson, « The Grid of Inheritance : A comment », in Goody J., Thirsk J., Thompson E. P. (eds), Family and inheritance : rural society in Western Europe, 1200-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 328-360.
9 Sur la « révolution industrieuse », voir Vries J. (de), The Industrious revolution : consumer behavior and the household economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
10 Anderson S., « Why Dowry Payments declined with Modernisation in Europe but are rising in India ? », Journal of Political Economy, vol. 111, no 2, 2003, p. 269-310.
11 Anderson S., « Why… », op. cit. (n. 10). L’idée est explicite dans le titre de son travail. Pourtant, lorsque nous lisons l’article, nous constatons qu’il se base sur une seule et unique étude, celle de Limbari-Dimaki J., « Dowry in Modern Greece : An Institution at the Crosssroads between persistence and decline », in Kaplan M. A. (ed.), The Marriage Bargain : Women and Dowries in European History, New York/London, Harrington Park Press, p. 165-178. L’auteur de cette étude envisage justement l’incitation que l’épargne réalisée pour obtenir une bonne dot peut signifier pour les jeunes Grecques à une date aussi avancée que la seconde moitié du XXe siècle.
12 La détention d’un patrimoine au moment de la mort comme indicateur d’inégalité est proposée par Bourdieu J., Postel-Vinay G., Suwa-Eisenmann A., « Pourquoi la richesse ne s’est pas diffusée avec la croissance ? Le degré zéro de l’inégalité et son évolution en France, 1800-1940 », Histoire & Mesure, vol. XVIII, no 1-2, 2003, p. 149 : « Ce que nous mesurons, ce n’est donc pas un indicateur appauvri de l’inégale distribution de la ‘ richesse économique’, mais un rapport socialement construit à la constitution du patrimoine des familles dont le caractère économique n’est qu’une dimension parmi d’autres ».
13 Sur les contrats de mariage catalans, Ros R. (éd.), Els capítols matrimonials. Una font per a la història social, Gérone, Documenta Universitària, 2010.
14 Le choix des années a été partiellement conditionné par les avatars de la source. Le registre des hypothèques a été créé en 1768, ce qui explique la première tranche temporelle sélectionnée : 1769-1770. Malheureusement, il faut attendre l’année 1806 pour que les volumes relatifs à la région soient de nouveau complets, c’est-à-dire, trente-six années plus tard ; la dernière tranche temporelle examinée, 1841-1843, permet d’observer les dots après une même période de temps. Cette source existe jusqu’en 1862 mais il faut préciser que, à partir de 1845, elle intègre rarement les informations sur le métier des fiancés.
15 Pour une analyse plus détaillée de l’ensemble des chapitres matrimoniaux, cf. Congost R. et Ros R., « Transforming society by marring as usual. An approach to social dynamics throught marriage contracts (Catalonia, 1750-1850) », Continuity & Change, à paraître.
16 La série des prix du marché de la ville de Gérone se trouve à l’Arxiu Històric de la Ciutat de Girona.
17 Il est vrai que les résultats n’auraient pas été très différents si nous avions plutôt choisi d’observer les dots suivant la profession du père des fiancées, cf. Congost R. et Ros R., « Transforming… », op. cit. (n. 15). Cependant, il faut préciser que l’information sur les professions des pères des jeunes mariées est plus limitée, surtout à partir de 1806.
18 Il faut préciser que ces quantités sont bien plus basses que ce que laissent deviner les données relatives aux journaliers agricoles d’Angleterre publiées par Lindert et Williamson.
19 Pour les salaires agricoles en Catalogne, on est parti de Garrabou R., Roca F. et Tello E., « Preus del blat i salaris agrícoles a Catalunya, 1720-1936 », in Carreras A. et Gutiérrez M., Jordi Nadal : la industrialització i el desenvolupament econòmic d’Espanya, Barcelone, université de Barcelone, 1999, p. 422-460.
20 Sur cette liste, cf. Congost R. et Villalón S., « Studying social groups and inequalities in a world of small and medium-sized family exploitations. The example of eighteenth-century Catalonia », communication présentée à la Rural History Conference, Brighton, 2010. La liste de 1795 est également intéressante pour une autre raison : au moment de définir les différents critères de classement des individus, les autorités ont décidé de distinguer, en leur imposant un taux plus élevé, les travailleurs qui « ne sont pas considérés inférieurs à un ménestrel ». La majorité des travailleurs qui disposent d’une maison ou de terres sont en fait qualifiés de ménestrels. Comme nous l’avons déjà observé, à partir de cette date, le titre de ménestrel est de plus en plus présent dans la documentation notariale : alors qu’en 1806-1807, on trouvait seulement un fiancé ménestrel pour quatre fiancés travailleurs, en 1841-1843, le nombre de fiancés ménestrels dépasse celui des travailleurs.
21 On peut rappeler, par exemple, que nous sommes dans la période de diffusion de plantes nouvelles comme la pomme de terre.
22 Une étude réalisée à partir des inventaires après décès des travailleurs de cette région révèle que, effectivement, la quantité de terre possédée par les membres de ce groupe a eu tendance à s’accroître durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cf. Esteve E., Homes, terres, cases i masos al Baix empodrà. Estudi de les transformacions socials del segle XVIII i XIX, Thèse de doctorat, université de Gérone, 2011.
23 Le prix de la terre a été établi sur la base de la valeur médiane des ventes perpétuelles de terre enregistrées dans le registre des hypothèques durant les années 1770, 1806 et 1841. Le dépouillement des volumes correspondant à ces trois années a été réalisé dans le cadre du projet « Explora. Eppur si muove. De la propriété comme idée à l’idée de la propriété comme œuvre », subventionné par le ministère de la Recherche, par une équipe d’étudiants en histoire de l’université de Gérone, sous la direction de l’auteur.
24 Les données sur les contrats emphytéotiques proviennent de Congost R., Els propietaris i els altres, Vic, Eumo, 1990. Pour une comparaison plus détaillée entre les ventes de parcelles et les contrats emphytéotiques, cf. Congost R., « The social dynamic of agricultural growth. The example of Catalan emphiteusis », in Béaur G. et Schofield P. (eds), Property Rights, Land in Market and Economic Growth, Bruxelles, Brepols, sous presse.
25 On a calculé la valeur totale en ajoutant à la valeur de l’entrada la capitalisation à 3 % de la valeur du cens annuel. Sur cette base, la valeur de l’entrada a d’abord été égale à la moitié de la valeur totale, puis a fini par ne plus en représenter qu’un quart.
26 Il serait peut-être opportun de rappeler que les contemporains, comme Malthus et Young, considéraient cette variable comme importante.
Auteur
Professeur d’histoire économique, université de Gérone
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