L’activité descriptive comme démarche d’investigation dans le cadre d’une construction de connaissances
p. 85-104
Texte intégral
1On a souvent souligné combien l’activité descriptive a partie liée avec la connaissance1. Cette dimension mathétique du descriptif renvoie à des liens historiquement privilégiés avec le juridique et le didactique, à travers l’activité de classification et l’ordre qu'elle cherche à construire, comme l’a montré Foucault2 : elle en fait un discours qui se pose, selon Hamon, comme « topologie de savoirs ». Même si elle ne se contente pas de refléter un état de connaissances, mais le produit en quelque sorte, la description est vue alors comme lieu de déploiement et de communication de savoirs sur la langue, sur le texte et sur le monde : les exemples abondent, surtout dans l’écriture de fiction réaliste du XIXe, des techniques mises en place pour disposer, à l’intérieur du récit, des savoirs venus de lectures et « naturaliser l’insertion de l’autre discours, du document, dans le texte narratif3 » Dans cette perspective, même si l’activité descriptive peut constituer une activité d’acquisition de connaissances chez le lecteur qui a à découvrir et reconstruire par l’interprétation ces représentations pour accéder à ce savoir, pour le locuteur en revanche elle est plutôt abordée comme transmission, mise en forme d’une représentation déjà constituée, en fonction d’effets attendus sur le lecteur. Le fait par exemple qu'elle puisse se développer à partir d’un effet d’énigme ou de dévoilement progressif d’un référent inconnu, paraît relever d’un procédé rhétorique centré sur le lecteur : l’affectation en fin de séquence d’un thème-titre nommant rétrospectivement un objet après l’avoir construit par la description est vu comme moyen de ménager un effet d’attente, une tension chez le lecteur, plus que comme élucidation à travers le travail du langage pour le locuteur lui-même. Hamon suggère cependant les multiples statuts de ces savoirs, et le fait qu’ils ne sont pas seulement thésaurisés et mis en scène, mais « mis en jeu » par le descriptif, c’est-à-dire offerts à une activité énonciative et interprétative qui doit les « faire fructifier » au cours du développement du texte, par un jeu de confirmations et d’anticipations qui construit pas à pas sa propre mémoire4. Dans ce double mouvement de reconnaissance et de mise en place prospective d’un savoir à valider par la suite du déroulement, le discours descriptif apparaît comme élaboration progressive d’une représentation et émergence d’un ordre non forcément préétabli, non seulement chez celui qui découvre un monde non connu, mais chez celui qui le construit à travers le travail énonciatif.
2Beaucoup de pratiques courantes imposent cette idée d’un dynamisme de l’activité descriptive comme expérience aux enjeux de connaissance pour celui qui tente de décrire, et pas seulement comme transmission à travers la description d’une représentation déjà construite. Quand on sort du cadre privilégié de l’écriture romanesque, dans l’esthétique réaliste en particulier, pour prendre en compte les conduites de description aussi bien dans les discours quotidiens que dans les textes théoriques, l’activité descriptive a souvent une fonction heuristique, qu’il s’agisse d’ajuster des catégories permettant de structurer l’expérience commune et de la rendre partageable, de poser de nouveaux objets offerts à l’exploration, ou d’explorer des points de vue nouveaux sur des objets connus. Dans les échanges quotidiens, relayés dans une certaine mesure par les discours des média, les pratiques et les rencontres sociales sont sans cesse précédées, commentées, rétrospectivement réfléchies à travers de multiples descriptions et comptes rendus qui sont une manière d’en négocier le sens, en les situant par rapport à des formes acceptables de rationalité et en ajustant les cadres d’interprétation entre interlocuteurs. Hoggart par exemple parle du goût du portrait rapide, stylisé, à fonction de dévoilement, dans les conversations des locuteurs de culture ouvrière5 : décrire les situations ou les gens de l’entourage, c’est à la fois vérifier la valeur de catégories d’appréhension communes aux interlocuteurs, situer des éléments nouveaux dans un ordre, développer ensemble une connaissance empirique mais schématisée du monde social. En ce sens, selon les ethnométhodologues, la description partagée fait partie des méthodes par lesquelles les membres pratiquent ensemble une mise en forme de leurs activités qui tend à les rendre descriptibles, rapportables et intelligibles6. On peut ainsi transposer aux pratiques de la description ce que Bruner dit du récit comme conduite discursive et interactive quotidienne à travers laquelle l’enfant apprend à négocier les significations attachées aux actions humaines, en les situant dans des chaînes d’intentions, de buts et de conséquences et en les éclairant par référence à des points de vue multiples7. Les descriptions quotidiennes sont aussi une des médiations que les interactions verbales établissent entre l’enfant et ses propres actes, entre lui et les situations ou les individus rencontrés, lui fournissant des catégories d’intelligibilité et de questionnement sur l’expérience qui la filtrent mais aussi entrent en contradiction avec elle, et représentent donc un lieu d’apprentissage fondamental8.
3Ce qui est vrai des situations et des relations sociales dans les interactions ordinaires l’est aussi a fortiori des conduites d’investigation vis à vis des phénomènes et des objets de l’environnement, qu’elles soient plus ou moins réglées par les procédures normées de démarches canoniques de connaissance, dans le cadre de disciplines par exemple. Si les conduites spontanées de description en situation chez les enfants semblent avoir été peu étudiées, sauf assez allusivement par Wallon, on peut leur rattacher certaines procédures permettant la construction d’une représentation de la situation et de la tâche lors d’échanges verbaux en résolution de problème. Même si les formes du langage sont alors prédicatives, non complètement explicitées, on peut considérer comme éléments de conduites descriptives les énoncés par lesquels les interlocuteurs nomment, inventorient, isolent en faisant saillir ou regroupent dans des ensembles les éléments de la situation partagée pour en parcourir les différents aspects, s’en construire un modèle, en intégrer les transformations et ajuster leurs représentations en vue d’une action commune. L’école peut d’ailleurs codifier ces conduites d’appropriation en leur attribuant un statut dans les démarches réglées de construction de connaissances : moyen de récolter des données en vue de leur traitement intellectuel ultérieur, l’observation et sa socialisation par la description sont aussi en elles-mêmes considérées comme une discipline de réglage de l’attention dans un parcours d’investigation en commun des choses, de mise à l’épreuve de l’exactitude du langage à travers une confrontation entre les énoncés et leurs référents. Cependant, au delà du discours codifié des disciplines scolaires sur leurs propres démarches, analyser la fonction des conduites descriptives dans l’apprentissage supposerait de mieux distinguer le rôle qu’elles peuvent avoir dans la démarche même d’élaboration des connaissances ou de découverte, et ce qui relève de codes de mise en forme d’une démarche élaborée, la mise en intrigue de la découverte décrite par Greimas9, dans un ordre qui est celui de l’exposition, la codification des étapes de la démarche expérimentale dans le milieu scolaire par exemple. Il faudrait voir comment elles peuvent constituer une étape d’une démarche d’investigation, d’exploration, de problématisation de l’expérience dans les démarches disciplinaires, en particulier quand elles interviennent à titre d’outils intermédiaires au cours de l’élaboration de connaissances, en anthropologie ou en sociologie par exemple10. Classiquement, dans les textes théoriques, la description apparaît comme dit Borel « au service d’autres procédures auxquelles elle fournit des objets à traiter », en établissant comme « base empirique à la conceptualisation et au raisonnement » un ensemble de données préalable à des opérations ultérieures (de manipulation, de comparaison), tout en jouant un rôle argumentatif plus complexe dans la mise en texte du savoir, « assurant un rôle de légitimation pour l’exposé dont elle est un des préconstruits »11.
4Approfondir ces fonctions supposerait de ne pas envisager seulement la description comme observation, enregistrement ou classement de données du réel que la mise en texte ne ferait que consigner, mais comme travail langagier et textuel sur les données et le rapport à l’expérience, comme expérience discursive non transparente qui élabore ses propres objets et son ordre dans une situation d’interlocution. On dispose de théories de la description comme texte, on dispose de réflexions sur les fonctions d’observation, de recueil et de traitement des données dans les démarches de connaissance, mais ces deux sources d’analyse entrent peu en interaction pour entrevoir comment à travers la pratique discursive, se construisent des objets de connaissance12. Cette mise en rapport s’inscrirait dans l’analyse plus large des « pratiques d’inscription », par lesquelles des expériences, des suppositions élaborées par un sujet subjectif peuvent se cristalliser, émerger comme objets d’attention, des jugements devenir des faits échangeables, discutables et susceptibles d’accord, ce qui oblige à prendre en compte les caractéristiques mêmes de l’écriture ou du discours qui permettent la constitution de ces objets : Latour parle des processus de textualisation, en particulier ce qui dans l’écriture permet le passage d’une connaissance en action à la mise en circulation d’objets de discours homogènes, comparables, situables dans des relations à d’autres objets, par la mise en listes et en tableaux en particulier13. On est renvoyé alors aux opérations mêmes du discours, par lesquelles ces objets émergent, sont posés, se développent, se transforment, pour le locuteur lui-même et pas seulement pour le lecteur. La question devient alors de savoir sur quelles dynamiques spécifiques repose cette élaboration d’objets dans le cas de l’activité descriptive.
1. Quel travail de construction d’objets propose le pacte de communication descriptive ?
5La description, comme construction de représentations du monde à travers les catégories du langage, cristallise des fonctions et des opérations générales de toute activité discursive. Qu’il soit narratif, argumentatif, expositif, le discours est construction de représentations partagées du monde, ce que Grize appelle une schématisation, terme qui comme celui de description recouvre à la fois les constructions élaborées par cette activité discursive, et l’activité même qui les construit14. Cette schématisation est dynamique en plusieurs sens : plus que refléter une organisation préalable des états du monde dont on parle, elle construit dans l’espace du discours des objets qui vont devenir objets d’attention, de transformations de la part des interlocuteurs15. D’autre part, elle n’est pas seulement pour le locuteur traduction d’une intention préalable, de représentations ou de jugements déjà constitués, mais élaboration, redéfinition, élucidation à travers le travail de mise en discours16. Les opérations par lesquelles le discours descriptif constitue ses objets renvoient aux grandes opérations constitutives d’objets de discours dans la logique naturelle :
« le discours indique ce dont il va parler, découpe ou fait saillir un faisceau au moyen d’un signe indicateur qui renvoie à un ensemble de significations préconstruites que filtre le sens du signe. Une classe-objet est engendrée par une opération d’ancrage qui la pose en donnant son premier élément, ensuite par d’autres opérations d’objets auxquelles l’ancrage sert de repère, toute rupture thématique signalant un nouvel ancrage. Ces opérations d’enrichissement ou de spécification extraient ou injectent des aspects dans un faisceau établi par ancrage : ces aspects peuvent être des parties, des parties de parties, des éléments catégorisants, plus ou moins intrinsèques à l’objet »17.
6Comme le remarque Hamon, le discours descriptif se caractériserait alors
« par la mise en dominante de certaines opérations et constructions sémiologiques très générales, mais rendues comme plus manifestes, plus tangibles dans et par la description, d'où un statut de lecteur différemment attentif »18.
7et donc un pacte de communication original, centré sur le fonctionnement même de ces processus de construction d’objets. Comment fonctionne ce pacte, quels sont les cheminements et les postures auxquels il convie par le discours ?
8Toute activité de parole partagée suppose d’ajuster les représentations de l’activité en cours, c’est-à-dire de négocier un cadre commun d’interprétation permettant au moins partiellement de converger sur ce que l’on est en train de faire en parlant, de quoi on parle et à quel niveau on en parle19. Pour déterminer à quel type d’activité convie un pacte descriptif donné, ce processus de cadrage doit s’opérer à un double niveau, sur le plan logique et sur le plan pragmatique : ajuster les représentations réciproques de la référence (de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce qui est décrit, qu’est-ce qui est prédiqué ?), ajuster les représentations de l’énonciation descriptive (que fait-on en décrivant ?)
9Classiquement, l’opération de construction d’objets à laquelle l’interlocuteur participe dans le pacte descriptif doit lui permettre l’identification d’une référence, la reconnaissance parmi l’ensemble des référents possibles de celui visé par le locuteur. La description prolonge ici la « fonction désignative » du langage dont parle Milner. La description identifiante relaie la désignation ostensive par laquelle le mot montre un élément précis présent dans le contexte, ou absent mais mobilisable dans la culture commune : la combinaison des références virtuelles des différents termes de l’énoncé descriptif permet de lui attribuer une référence actuelle, la représentation d’une entité du monde qui satisfait à l’ensemble de conditions auxquelles correspond la signification lexicale des termes qui la désignent20. Le problème est dans ce cas pour le locuteur la sélection des prédicats permettant à l’interlocuteur la spécification par comparaison du référent parmi d’autres possibles, c’est-à-dire à la fois la quantité et la pertinence des éléments différenciateurs choisis. En ce sens, même dans le cas d’une simple communication référentielle à fonction d’identification ou de reconnaissance, l’activité descriptive peut être constructive, dans la mesure où les traits pertinents permettant de différencier la référence ne sont pas donnés d’avance, mais sont à cerner et à expérimenter pour le locuteur lui-même. Cependant, cette fonction instrumentale de base, par laquelle la description relaie la désignation par dénomination quand elle ne suffit pas pour la reconnaissance, n’est qu’un de ses fonctionnements sémiotiques possibles. Le pacte convie souvent moins à reconnaître un référent qu’à s’attacher au processus même d’élaboration d’un référent à découvrir, à concevoir ou à voir autrement, et cela à travers plusieurs types de renvois signifiants du discours à ce à quoi il réfère. Ce peut être le cas où la conduite descriptive s’attache à un objet existant précis du monde auquel elle renvoie, mais pour l’inscrire dans d’autres cadres et d’autres contextes, le catégoriser autrement, en produisant un effet d’étrangement, ou à l’opposé celui où la description même doit faire exister une réalité qu’aucune dénomination ne suffit à évoquer, parce qu'elle n’est pas encore connue. Que ce référent soit présent, absent, réel ou seulement possible, particulier ou indéterminé, présenté comme conjoncturel ou nécessaire, inscrit le travail descriptif dans des fonctionnements sémiotiques différents21, que doit identifier l’interlocuteur pour trouver la bonne posture.
10On oppose traditionnellement cet usage référentiel, si on développe les caractéristiques pertinentes permettant d’identifier l’entité précise dont on parle et de la constituer en objet d’attention, aux usages attributifs de la description, si elle vise à faire évoquer tout référent qui lui corresponde et permette ainsi, soit d’identifier quelque chose de nouveau en le rendant identique à quelque chose de déjà décrit, soit de donner par la particularisation un contenu à la notion, la référence évoquée ayant statut d’indéterminé, plus ou moins typique22. Pour reprendre l’exemple donné par Hintikka, un énoncé descriptif peut fonctionner sur deux modes : « voici quelque chose, je le décris comme une coccinelle rouge à points noirs », ou « voici une description, quelque chose de rouge à points noirs : c’est celle de la coccinelle »23. Les deux descriptions ne seront pas formalisées à l’aide des mêmes quantificateurs, leurs conditions de vérité ne seront pas les mêmes, mais la distinction, la plupart du temps, n’est pas linguistique et ne peut se faire que sur des indices pragmatiques : une même description, définie ou indéfinie, peut souvent être utilisée soit dans une perspective référentielle, soit dans une perspective attributive. Des indices contextuels ou une définition claire du cadre référentiel peuvent en début de discours orienter a priori la perception de ce qui est décrit comme renvoyant à un existant particulier ou comme indéterminé, et donc permettre le cadrage du type d’activité sémiotique dans laquelle on se trouve. Mais il peut arriver que l’ambiguïté soit possible sur le statut du référent, comme on l’observe dans beaucoup de dialogues, où les interlocuteurs doivent négocier pour se mettre d’accord sur ce statut, par exemple à propos du niveau auquel comprendre ce qui est évoqué dans les exemples. Un dialogue peut se développer sur un décalage entre les interprétations des interlocuteurs, ou osciller d’une approche à une autre. Cette oscillation en rejoint d’autres possibles sur le statut de ce dont on parle, par exemple entre sa perception en termes de rôle ou en termes de référent spécifique existant dans un contexte donné. Le président ou la religion désignent des individus ou des phénomènes différents suivant les sociétés ou les époques, dont les paramètres assignent des valeurs différentes à la fonction de rôle : il faut donc distinguer les propriétés du rôle lui-même et les propriétés d’une valeur du rôle, ce qui n’est pas évident quand les propriétés permettant de définir et de différencier l’un et l’autre ne sont pas établies ou connues de façon stabilisée. Par exemple, dans une discussion en CM1 entre enfants d’origine maghrébine à propos de leurs pays d’origine, ils s’aperçoivent qu’ils savent que le Maroc est un royaume et Hassan II un roi, alors que l’Algérie est une république, mais pour eux ce couple antithétique est en fait vide : ils sont capables d’en user de manière désignative (Hassan II est le roi, Chedli le président), mais incapables d’actualiser des propriétés de rôle ou les éléments d’une définition qui permette a priori de situer la différence. Ils vont donc essayer de construire par une description tâtonnante les faisceaux des deux termes et une schématisation qui permette de penser l’un par l’autre, à la fois chacun des deux termes, et chacune des réalités sociales auxquelles ils peuvent être rapportés. L’exploration se développe de façon tâtonnante sur la base d’une double tension : comment savoir, parmi les qualités de l’Algérie et de Chedli, du Maroc et de Hassan II que l’on passe successivement en revue, lesquelles sont pertinentes, nécessaires, suffisantes pour les différencier en tant que royaume ou république ? Comment inférer des qualités de l’un ou l’autre, c’est-à-dire des propriétés des valeurs que prend le rôle, ce que peuvent être les propriétés du rôle de roi ou de président, d’autant que, malgré le même terme roi ou président qui sert d’ancrage au développement descriptif, le point d’ancrage d’où elle se développe n’est en fait pas le même suivant les interlocuteurs et suivant les moments :
– Hafida : ben un roi il est vieux hein mon père il était petit c’était déjà le roi
– Karim : Chedli aussi il est vieux hein il a les cheveux blancs je l’ai vu à la télé mais il est pas trop vieux je l’ai vu euh il prend l’avion même il a un petit avion à lui hein
– Abdel : mais l’Algérie c’est/c’est un pays euh moderne/pas moderne enfin comme/enfin elle est moitié moderne Chedli il est/ moderne il est hein c’est pareil comme ici... //.. (à Karim) tu le connais celui qui était président avant/euh avant/y en avait un avant/comme président....//.... t
– Abdel : le président il commande il commande il commande à/ à les à l’Algérie il les décide il ben c’est comme un/ c’est le chef quoi
– Enseignante : oui alors qu’est-ce qu’il fait un président
– Karim : il prie/ ben quoi il faisait la prière le président et puis il est gentil/ parce que ben ça se voit j’ai pas été le voir mais ça se voit je le vois à la télé des fois une fois à la télé je l’ai vu qu’il priait
– Yaya : moi aussi je l’ai déjà vu il passe à la télé pas ici la télé là-bas même d’abord il a une moustache et même il a les cheveux blancs..//
– Abdel : le président ben il commande il commande ah ya des ministres il a des ministres y en a un pour le Maroc là ben il leur dit quoi et le ministre il le fait/ même un jour à la télé il disait quoi pour le Maroc
– Enseignante : et toi Malika ou Hafida vous savez si le roi il a lui aussi des ministres
11L’oscillation entre rôles et valeurs de rôle (sensible par exemple dans le jeu des temps verbaux, des déterminants définis/ indéfinis et des différentes valeurs des déterminants, générique ou singulier, dans la sélection des qualités ou le sens des termes, vieux pouvant être compris comme à cheveux blancs ou comme non moderne) double ici celle qui existe entre les dimensions déterminative ou non déterminative, implicative ou non implicative de la description. On a en fait, comme le dit Martin24, un continuum qui mène insensiblement d’un effet de sens à un autre, comme par exemple dans les énoncés d’Abdel. Ce jeu possible dans l’interprétation, cette possibilité de passer d’un cadre à un autre peut être un espace où s’instaure le double mouvement de particularisation et de généralisation qui fonde la fécondité d’une entreprise descriptive : les réalités élaborées par la description, même construites comme particulières, y ont la possibilité d’être constituées en même temps comme typiques, donc de fournir l’analogue concret d’un concept, dont le déploiement d’aspects pourra par suite appeler comme référence toute réalité indéterminée qui y corresponde. Si une même description peut être interprétée et développée simultanément sur ces niveaux et selon ces modes différents, si souvent l’intérêt même d’une description s’inscrit dans cet espace de jeu possible entre singularité et exemplarité, le rapport entre les deux dimensions, le passage d’un cadre à l’autre ou d’un mode de référence à un autre, et donc les modifications de l’objet de discours sont justement ce que montre la description dans son déroulement même.
2. Le parcours de la description et la transformation des objets
12Quel que soit le mode de renvoi, il a souvent été souligné qu’une caractéristique de la description était de proposer un processus de mise en équivalence d’une dénomination avec une expansion discursive25, ce qui peut partiellement différencier le fonctionnement de ses opérations de construction de la référence de celles d’autres types de discours. Mais cette équivalence ne peut justifier l’entreprise descriptive que si elle fonde en même temps une altérité, si la description ne lui est pas réductible. Le processus de connaissance qu'elle peut permettre repose alors sur une double dimension de cette altérité.
13Classiquement, l’expansion descriptive est conçue comme déploiement d’un faisceau de propriétés ou de composantes potentiellement incluses dans le nom même de l’objet, mises à jour et mises en relation par le développement discursif, d’où la dominance de formes de thématisation axées sur les relations internes tout-partie et les relations d’intégration ou d’implication des propriétés entre elles ; c’est pourquoi, comme le rappelle Apothéloz, elle
« manifestera souvent une structure arborescente, mode d’organisation privilégié lorsqu’il est nécessaire de penser simultanément partition, expansion, organisation hiérarchique »26.
14Mais cette image de développement analytique de parties déjà inscrites dans le tout risque de chosifier sur le mode d’entités réductibles à une taxonomie (les pièces d’une maison, les meubles d’une pièce) des objets de discours qui sont loin de tous relever d’une telle structure d’emboîtement. Il faut donc penser des formes d’enrichissement du faisceau de l’objet autres que le déploiement de sa structure ou même de son répertoire interne, relevant davantage d’une « opérativité externe » créatrice de nouveauté27, en particulier les « ingrédients » correspondant aux mises en relation très diverses à d’autres objets ayant en quelque façon à voir avec lui28 ou l’inscription de l’objet dans différents domaines ou contextes qui le font voir d’un autre point de vue. Cet accent mis sur l’identité risque de réduire la description à n’être qu’une forme de tautologie, une équivalence statique, en valorisant la permanence de l’objet sans attention aux déplacements et aux variations qu’introduit le développement discursif ; or, comme dit Grize,
« tout se passe comme si, à côté de l’équivalence logique qui conduit à des tautologies, il existait des équivalences discursives créatrices de sens »29.
15Si l’équivalence peut être créatrice de sens, c’est que « la construction de la référence discursive associe des variations à une constance dans la centration, faute de quoi on cesserait à la fois d’inventer et de parler de la même chose ». Se trouve alors interrogé le postulat d’une permanence de l’objet, présentée souvent comme caractéristique de l’expansion descriptive, et son corollaire, l’exclusion d’un ordre temporel lié au référent lui-même, au nom duquel on l’oppose au narratif. Ce qui est mis en lumière par cette tension entre constance de l’objet auquel on dit se référer, et changement des objets de discours construits au cours du déroulement discursif pour en parler, c’est un fonctionnement habituel et général des signes verbaux, comme le suggérait Hamon, mais que la centration du descriptif sur la constitution des objets du discours révèle comme étant bien plus complexe que le simple renvoi des signes au monde et que le fonctionnement binaire du signe en signifiant et signifié.
16Si on s’inscrit dans la perspective de Peirce, l’objet auquel la description dit se référer comme à une réalité extérieure n’est une unité simple qu’en apparence, et la signification des mots par lesquelles nous accédons à ces objets se dédouble aussi en plusieurs réalités. On connaît la définition triadique du signe, à partir de laquelle Peirce tente de formaliser le processus dynamique et créatif de l’interprétation. Pour lui,
« un signe ou representamen est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire qu’il crée dans l’esprit de l’interprète un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé : le signe qu’il crée je l’appelle l’interprétant du premier signe »,
17l’interprétant étant le médiateur entre signe et objet qui fonde la relation triadique. Cette définition complexifie les rapports de référence et de signification sur deux points. D’abord, celui de l’objet :
« le signe tient lieu de son objet non pas sous tous rapports, mais par référence à une sorte d’idée que j’ai appelé fondement (ground) du representamen »30.
18C’est pourquoi il faut selon lui distinguer deux niveaux d’objets : ce qu’il appelle « l’objet dynamique » (le réel extérieur au monde des signes, qui en détermine l’usage et constitue la limite vers laquelle tend la sémiosis, par exemple le paysage pour le photographe, pour reprendre une comparaison de Grize), et ce qu’il appelle « l’objet immédiat » (« l’objet comme le signe lui-même le représente, dont l’être par suite dépend de sa représentation dans le signe »)31. L’objet immédiat auquel réfère le signe est l’objet dynamique tel qu’il est appréhendé au travers du signe par l’intermédiaire du fondement, d’un certain point de vue et sous un certain rapport (le paysage cadré et appréhendé à travers l’objectif du photographe, par exemple). Grize rapporte cette notion d’objet immédiat à sa propre notion de micro-univers construit par la schématisation discursive proposée, mais on pourrait rappeler aussi la distinction établie par Greimas entre le « monde naturel » et les objets, caractérisés par leur « existence sémiotique, c’est-à-dire une existence qui nous est révélée par un certain mode de leur présence dans le discours »32. Dans la mesure où au cours du déroulement descriptif le mode de présence de ces objets dans le discours se transforme, ou le point de vue qui les constitue comme objets change, quand ils sont vus autrement, on peut dire que les objets décrits ne sont plus les mêmes : le mouvement de passage d’un objet à d’autres objets de discours, le terme désignatif restant le même, est ce qui fonde la possibilité d’une progression et d’une créativité de la description.
19Cette complexification de l’objet est inséparable d’une complexification du processus de signification : selon Peirce, ce n’est pas directement que le signe renvoie à son objet, mais par l’intermédiaire d’un tiers, un autre signe qu’il suscite à travers l’interprétation, et qui est dans le même rapport que lui à l’objet auquel il renvoie :
« un signe est tout ce qui détermine quelque chose d’autre, son interprétant, à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie, son objet, de la même manière, l’interprétant devenant à son tour signe et à l’infini »33.
20La signification du signe primitif ne peut donc être saisie qu’à travers la signification d’autres signes qu’il engendre et qui le traduisent : c’est donc un engendrement continu de traductions et de reformulations (d’une formulation à une autre, d’un mode de représentation à un autre..) qui permet de fixer le rapport à leurs objets des signes initialement posés, et donc de leur donner sens, d’où la vision du fonctionnement sémiotique comme processus illimité34.
21Si on voit ainsi le processus de représentation comme engendrement d’objets successifs à travers des déplacements de points de vue et de sens que produisent les glissements des signes verbaux et des énoncés traduisant ceux qui les ont précédés, on est amené à mettre l’accent sur la temporalité particulière de la constitution des objets dans le déroulement descriptif et sur les parcours selon lesquels les interlocuteurs vont mettre en place leur schématisation, en effectuant un trajet de traduction en traduction, de point de vue en point de vue. Ces trajets peuvent être de plusieurs types, mais la question peut toujours se poser du lien entre cet ordre temporel de la description et ce qu’il dit de l’objet lui-même. Il a souvent été souligné que dans la description, à la différence de la narration, l’ordre temporel n’était pas inscrit dans le référent lui-même, mais relevait d’une décision discursive, arbitraire en quelque sorte, en fonction des effets à produire sur le lecteur en particulier. C’est juste si on pense le référent comme l’objet extérieur au langage et statique auquel le discours dit se référer. Mais si on conçoit que, comme dit Greimas, un objet ne peut exister qu’à l’intérieur d’une relation liant un sujet connaissant et l’objet de son activité de connaissance35, on peut penser que la temporalité de la découverte ou de l’investigation inscrite dans cette relation de connaissance est constitutive de l’objet de discours lui-même, ne lui est pas extérieure.
22Un premier exemple de parcours pourrait être tiré d’une description en commun d’un objet réel présent dans le contexte situationnel : une séance d’observation en classe d’un vélo par des élèves de maternelle grands, pour initier un travail de technologie36. Le fonctionnement sémiotique de la description est ici apparemment simple : les énoncés des élèves renvoient de manière désignative au vélo matériel que tous ont sous les yeux et aux manipulations effectuées sur lui. Ils en détaillent successivement les éléments, selon une logique analytique partie-tout : partant du vélo perçu globalement, l’attention commune se focalise ensuite sur certains de ses éléments que le discours isole (le pédalier le plateau et la chaîne, le système du frein, le guidon et la fourche...), qui deviennent thèmes du discours et donnent eux-mêmes lieu à développement analytique. Parallèlement, des reformulations en boucle de l’enseignante recondensent périodiquement ces expansions analytiques : les différents éléments du pédalier par exemple (pédale, roue dentée, chaîne...) sont pointés, différenciés par la nomination et les prédicats, mais aussi reliés entre eux et réintégrés dans une unité fonctionnelle commune, marquant les étapes de l’enrichissement du faisceau de l’objet. La description apparaît bien ici comme outil de régulation de l’attention commune, permettant de se focaliser de façon conjointe et réglée sur certains aspects de l’objet, d’en effectuer une exploration méthodique, comme le montrent le lien constant dans les consignes entre l’injonction de regarder et celle de dire, et l’importance dans cette focalisation de l’attention des procédures linguistiques d’extraction marquant la différenciation (du type y ça qui bouge... c'est la pédale qui fait tourner). Le parcours de la description est à ce niveau inséparable de celui d’une exploration par le regard, au cours duquel certains éléments, découverts en tant qu’objets matériels, sont constitués en objets d’investigation. Au cours de ce parcours, les objets non seulement émergent (les exclamations signalent ces émergences ou des ruptures dans la représentation) et évoluent par enrichissement et différenciation analytique, mais aussi se réorganisent et se redéfinissent : la schématisation discursive qui s’élabore progressivement amène des découpages perceptuels et notionnels différents. Ainsi, le terme frein renvoie au départ chez les élèves de façon désignative directe à la poignée sur le guidon qu’ils manipulent pour freiner ; le parcours méthodique, réglé par le discours, qui élucide la transmission du mouvement le long du câble aux patins et à la roue, construit un objet nouveau, le frein en tant que système complexe comprenant des éléments de nature diverse, certains invisibles, mais reliés en une unité fonctionnelle. On peut dire que cette réalité du frein est inhérente à l’objet technique qu’est le vélo, qu’elle préexiste à la conscience qu’en ont les élèves, mais si on définit l’objet dans sa relation au sujet connaissant, cette redéfinition au cours du parcours descriptif apparaît comme création d’un nouvel objet qui, non seulement ne correspond plus au même découpage du réel, mais encore change de nature ou de statut. En délimitant comme objet de centration une partie de l’objet du monde, abstraite de sa globalité concrète et de l’usage habituel, la description le place dans un autre espace, celui de la mécanique par exemple, où la visée discursive est de voir comment cela fonctionne, où les prédicats discursifs attachés à des actants non animés (c'est les dents de la roue qui fait avancer la chaîne, la pédale là elle suit...) finissent par définir l’objet comme ensemble de relations interdépendantes. Mais l’espace où l’objet se définit comme système mécanique interfère avec un autre, l’espace fonctionnel de l’usager où l’analyse de fonctions comme avancer, arrêter, diriger le vélo passe aussi par une description d’actions, non plus attachée à l’objet concret devenu générique, mais à la représentation mentale des processus par lesquels ces fonctions sont mises en œuvre. Comme dans l’autre espace, des questions en apparence tautologiques de l’enseignante (qu’est-ce que je fais quand je freine ? Pour tourner comment je fais ?) sont intégrées (non sans tâtonnements et renégociations sur ce qui est demandé) comme appel à passer d’un cadre à un autre, à transposer un objet en un autre objet de discours : traduire le mouvement vécu en mise en œuvre de fonctions techniques, l’objet familier en système mécanique, passer de l’espace des causalités mécaniques à l’espace des fonctions technologiques et réciproquement. Par ailleurs, le parcours par lequel on passe de la centration sur un premier objet (le pédalier et le plateau) à un second (le frein) puis à un troisième (le guidon à la fourche) contribue aussi au changement de statut des objets : si on reprend l’analyse de Peirce, les trois systèmes mettant en jeu les mêmes principes (rapport éléments fixes/éléments mobiles, transmission du mouvement), chaque exemple développé est un interprétant pour l’autre, permettant de comprendre, par transposition, en quoi il est un système : la description change alors de modalité, et c’est la notion de système, défini par ses exemplifications possibles, qui devient l’objet immédiat.
23Un cas opposé serait celui où la description elle-même doit faire exister un objet qui ne peut être identifié en dehors d’elle, parce qu’il est non connu ou qu’il n’existe pas de nom pour lui. C’est une fonction importante de la description : comme dit Peirce les noms à eux seuls ne peuvent nous faire connaître ce que nous ne connaissons pas. On peut voir comme prétérition rhétorique à fonction de dramatisation la fréquente affirmation initiale d’une difficulté à rendre compte dans les catégories du langage d’une réalité qui lui échappe. Mais si on considère la description comme activité énonciative orientée dans une dynamique de connaissance pour le locuteur lui-même, cette difficulté à dire apparaît comme constitutive de l’entreprise descriptive : il s’agit de construire une référence pour laquelle le renvoi référentiel par la nomination ne suffit pas, dans un espace de tension entre le connu à reconnaître et le nouveau à quoi donner consistance, entre l’ordre du discours, avec sa linéarité et ses catégories précodées, et la multiplicité des points de vue possibles.
24Dans le cas d’un objet inédit, il s’agit d’abord de le poser comme objet d’attention commune, de le thématiser en présupposant son existence. Par exemple, à l’époque où Tocqueville en parle, pour les lecteurs à qui il s’adresse, le régime démocratique n’est pas une entité du monde connue par l’expérience mais un possible qu’il pose comme réalité conceptuelle. L’objet générique à connaître est posé comme objet d’attention en tant qu’inconnu à construire à partir de la description même, par ancrage à partir d’un point vide qui détermine un espace d’investigation. La description est alors attributive : toute réalité qui correspondra à ce tableau hypothétique pourra être appelée ainsi, relever de cette notion et par là même lui donner un contenu spécifique. La structure de la description est donc un objet inconnu auquel la description va donner existence en montrant qu’il est B, ou qu’il est comme B, en proposant des équivalences provisoires. Le pacte descriptif est posé à partir de la question : comment concevoir le type de dérive politique que peut engendrer la démocratie, alors que cette réalité n’existe pas encore sur le plan référentiel, qu’aucun nom n’est forgé pour elle ? Il pose comme point d’ancrage du discours une catégorie vide, « l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés », reprise à la fin, une fois élaborée, par « cette sorte de servitude » : « puisque je ne peux la nommer, il faut tâcher de la définir », permettre de déployer des interprétant, rendre possible une transposition par l’exercice d’une imagination conceptuelle. Puisqu’une telle réalité ne peut être définie par des traits et des propriétés, la définition ne pourra être qu’une description, cherchant à montrer plutôt qu’à définir : « je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule... » En même temps, comme elle constitue l’approche de quelque chose d’inédit, c’est à la construction même de ce tableau que le texte associe le lecteur, en rappelant bien qu'elle n’est qu’une équivalence approximative, une transposition par analogie pour susciter un travail interprétatif, un médiateur pour imaginer le possible, et pas la réalité elle-même.
25Ce qui signifie dans le tableau n’est pas seulement la liste des éléments qui le composent, selon une organisation partie-tout ou des propriétés spécifiques, selon une logique de classes, mais le mouvement même par lequel aspects et centrations s’engendrent dans la description et donnent à voir cet engendrement. L’ordre dans lequel émergent et sont parcourus les différents aspects ne relève pas simplement d’une rhétorique du dévoilement, mais pose le point de vue à partir duquel est appréhendé l’objet, le fondement de sa représentation, et l’orientation du parcours qui en est constitutif. Cherchant à construire cet objet inédit, le texte va figurer le trajet du regard dans un tableau, apparemment selon un plan traditionnel : la foule en bas, puis « un pouvoir immense et tutélaire qui s’élève au dessus de ceux-là », puis les liens que tisse cette entité surplombante avec ce qui est en bas, comme dans les tableaux religieux anciens. Mais ce qu’on pourrait voir comme structure relevant d’un lieu commun montre le mode de construction de l’objet à travers des reformulations et des déplacements successifs. Parlant d’un despotisme sans despote, ce n’est pas comme instance politique que ce pouvoir va être approché, mais à partir de la foule, d’un état de la société civile : c’est d’abord par des prédicats construisant l’objet « foule » que s’amorce une réflexion sur le pouvoir. Le rapport entre le thème-titre et cette première centration n’est pas explicité, il est en attente d’un interprétant ou d’une intégration ultérieure : à objet inédit, cadrage inédit. « La foule » est reformulé ensuite en « chacun d’eux », ouvrant un développement thématique au singulier et construisant une schématisation où foule et individu mis en équivalence s’opposent aux termes du collectif (espèce humaine, patrie, concitoyens, auxquels est opposé famille, placé dans le faisceau du particulier). C’est à partir de la centration sur l’individu particulier et sa sphère familiale que se développe sur la base d’un retour au pluriel la deuxième centration, sur le pouvoir tutélaire, dont le faisceau se développe par une série de prédicats inscrits dans la relation aux individus, dite d’abord dans les termes de la relation familiale pour s’élargir par glissements insensibles de la sphère privée à la sphère économique et juridique. La dernière unité thématique met en relation ces deux entités en reformulant la relation pouvoir-individu en relation gouvernement-société, en développant les traits proprement politiques de ce pouvoir, et en instillant dans le faisceau une dimension de processus, qui permet d’interpréter rétrospectivement en quoi la notion de foule, produit et condition d’existence de ce pouvoir, est bien le fondement d’où déployer l’investigation. La reformulation finale à fonction de clôture oriente et éclaire a posteriori la somme de prédicats évoqués précédemment en les intégrant dans la reprise du terme initial, maintenant partiellement construit au terme du parcours. Comme dit Goodman, un monde nouveau ne peut être construit qu’à partir d’éléments anciens d’autres mondes par diverses procédures de recomposition : séparer, réunir, pondérer, accentuer, déformer37, ce qui rejoint l’attention de Grize et Apothéloz pour les phénomènes de filtrage, de saillance ou de résonance qui caractérisent l’activité de schématisation discursive38. Le matériau pour décrire l’oppression démocratique est ici l’ensemble connu des prédicats, notions et analogies utilisés entre autres par Kant dans sa critique du monarque éclairé au nom de la démocratie (l’image paternelle et tutélaire, en particulier), mais déplacés, décalés, retournés dans ce jeu de recadrages : ce parcours dit ainsi en lui-même quelque chose de ce qu’est l’objet qu’on cherche à faire exister.
26Ces deux exemples contrastés de l’engendrement du sens à travers le parcours descriptif (défamiliariser un objet connu en le transposant à travers d’autres cadres et d’autres interprétant ; donner consistance à un inédit par approximations et inférences à travers déplacement, déformation, changement de résonance de cadres ou de références connues) peuvent se retrouver dans un même texte, quand la description par des mises en relation réciproques essaie de susciter simultanément la compréhension de situations familières mises en série, cadrées autrement (par exemple l’usage du téléphone portable dans les trains, le courrier électronique, vus comme moyens d’effacer les frontières entre espace professionnel et espace privé), et de donner consistance par la particularisation à une catégorie encore vide (les nouveaux modes d’exploitation). Beaucoup de textes mettent ainsi en scène dans la description ces mouvements de passage d’un thème apparent, permettant de développer des éléments prédicatifs pour progressivement construire le thème réel (la référence nouvelle à connaître), qui progressivement sera en mesure d’intégrer dans son réseau prédicatif tout objet indéterminé qui lui corresponde. La temporalité est alors constitutive dans ces cadrages et recadrages, ces déplacements, ces dénivellations, ces réévaluations plus ou moins explicites : va et vient entre mouvements analytiques et mouvements de globalisation, entre particularisation et typification, entre logique dessinée du dévoilement et activité explicite de commentaire ou de traduction. Le problème se pose alors du discernement des niveaux de description souvent emboîtés dans le même texte descriptif, à cause de la fragilité des indices qui, signalant le pacte et les recadrages, permettent de repérer comment évoluent les objets de discours et ce qu’est, à ce moment du discours, le travail de description. Le pacte descriptif apparaît alors comme autorisant une grande mobilité dans le cadrage de l’activité en cours, les points de vue et les modes sémiotiques mobilisés. Ce sont peut-être ces possibilités de traduction, de passage d’un niveau à l’autre et de positions intermédiaires (entre particulier, indéterminé et générique, entre possible et nécessaire, conjoncturel et spécifique, entre description, définition ou explication, entre monstration et commentaire) qui lui permettent d’être un médiateur pour une élaboration conjointe de notions ou de relations.
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Notes de bas de page
1 Hamon par exemple, insiste beaucoup sur ce point : « L’énoncé descriptif est certainement proche, matériellement et psychologiquement, des textes du savoir qu’il contribue à constituer par son activité même », 1993), p 48.
2 Foucault (1967), chapitre Classer.
3 Adam, Petitjean (1989), p 29.
4 « Dans le descriptif, un savoir semble toujours quelque part mis en réserve ou en jeu, un certain capital de savoir, caché ou asséné, déjà archivé ou en cours d’archivation, posé ou présupposé, est à faire fructifier, et à transmettre », Hamon (1975) p 50.
5 Hoggart (1970). Voir aussi la multitude de portraits dans Hoggart (1991).
6 C’est ainsi qu’on peut comprendre la notion d’« accountability » centrale chez les ethnométhodologues, chez Garfinkel par exemple : « Par descriptible, j’entends observable et rapportable, grâce à la perception et au langage dont sont pourvus les membres d’une communauté. Les comptes rendus des membres sur leurs activités courantes sont utilisés comme prescriptions pour repérer, classer, rendre reconnaissables les occasions comparables ou pour s’y repérer » (1992) p 649, ou chez Coulon : les descriptions que font les acteurs de la réalité sociale « révèlent comment ils reconstituent en permanence un ordre fragile et précaire, afin de se comprendre et d’être capables d’échanger : la propriété de ces descriptions n’est pas de décrire le monde, mais d’en montrer en permanence la constitution, en tant que cette description en se réalisant construit le monde », (1987), p 42.
7 Bruner (1993). Il faudrait renvoyer à ses travaux moins connus sur la catégorisation sociale et les formes d’activité intellectuelle dirigées vers l’appréhension des états mentaux d’autrui (1996).
8 Guillaume en particulier souligne l’importance des acquisitions indirectes sur les personnes, les situations transmises à l’enfant dans les conduites sociales de description de son entourage, qui lui permettent de cadrer, d’anticiper, d’interpréter et de commenter à son tour les situations, et sont donc un outil de connaissance. Cité dans Oléron (1981), p 41. Sur les tensions chez l’enfant entre les catégories discursives à travers lesquelles est transmise et commentée l’expérience et les catégories de l’expérience, voir Wallon, H. (1945, ed 1975).
9 Greimas, A. (1979).
10 Voir Communications no 58 (1994), Laplantine (1996).
11 Borel, M.J. (1990), p 14 et p 182.
12 « En délaissant la science conçue comme système, peut-on la représenter comme procès, c’est-à-dire comme un faire se manifestant, de manière toujours incomplète, dans les discours qu’il produit ?.. C’est à une image statique de la science qu’aboutit une logique qui se considère comme syntaxe parfaite manipulant les objets inscrits dans des taxonomies établies. Une vulgarisation déformante en arrive à présenter le discours scientifique comme la programmation en vue de sa transmission d’un savoir constitué, l’identifiant ainsi avec le discours didactique » Greimas (1976) p. 9 et p. 13.
13 Latour (1985). Latour B., Callon, M. (1991).
14 « Une schématisation est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » Grize (1996), p. 50.
15 « Le discours est création de sens et construit pour cela des objets de pensée à partir de la signification des termes dont il se sert. De tels objets relèvent à la fois des objets des signes et des référents auxquels ils renvoient, ils constituent les référentiels du discours » (1996), p. 67.
16 « Une schématisation est une organisation de connaissances dont le locuteur prend conscience en même temps qu’il les met en forme pour les communiquer. Plus qu’un objet, c’est un processus qui, dans un environnement doté de finalités, exerce une activité et voit sa structure interne évoluer au fil du temps sans qu’il perde son identité unique » (1996), p. 143.
17 Borel, in Grize (1984), p. 177.
18 Hamon (1993) p. 5. Aussi p. 88 : « Le descriptif n’est pas plus du côté du référentiel que du conatif », mais peut se caractériser « à la fois par la convocation dans le texte d’un certain statut de lecteur et d’émetteur, donc d’un certain pacte de communication, et par la mise en dominante de certaines opérations ou constructions sémiologiques très générales ».
19 « Tout énoncé peut être compris de multiples façons et nous décidons de l’interprétation à donner à partir de la définition de ce qui se passe au moment de l’interaction, en termes de cadre ou de type d’activité ». Par des indices linguistiques de contextualisation, « les locuteurs signalent et les allocutaires interprètent la nature de l’activité en cours, la manière dont le contenu sémantique doit être compris et dont chaque phrase se rapporte à ce qui précède ou ce qui suit » Gumperz (1989), p. 28. Voir aussi Goffman (1991).
20 Entre autres auteurs, Frege (1882, ed. 1971).
21 « Les objets – car un signe peut en avoir plusieurs – peuvent chacun être une chose existante, connue, ou une chose dont on croit qu'elle a existé ou dont on s’attend à ce qu’elle existe, ou une collection de ces choses, ou une qualité ou une relation connues ; et cet objet unique peut être, à son tour, une collection, ou un tout de parties, ou il peut avoir quelque mode d'être tel que quelque acte permis dont l’être n’empêche pas sa négation d’être également permise, ou quelque chose d’une nature générale désirée, requise ou invariablement trouvée dans certaines circonstances » Peirce (ed. 1971), p. 123.
22 Par exemple, Moeschler, Reboul (1994), p. 139.
23 Cité par Borel (1990), p. 52.
24 Martin, R. (1983).
25 Par exemple, Hamon, p. 41.
26 « Une description résulte d’une sorte de mise en équivalence d’unités qui ont été prélevées sur l’objet et sont autant de points d’ancrage de prédicats descriptifs, ces derniers pouvant eux-mêmes contenir des unités susceptibles à leur tour de constituer le lieu de nouveaux points d’ancrage à d’autres prédicats descriptifs et ainsi de suite » Apothéloz D. (1983), p. 5.
27 Selon l’expression d’apothéloz in Grize (1984).
28 Voir par exemple la notion de classe méréologique utilisée par Miéville pour figurer les classes-objets du discours et la variété des relations d’ingrédience et d’appartenance à prendre en compte, de celles qui sont liées au domaine de l’objet à celles qui relèvent de l’activité métaphorique (1996), p. 116.
29 (1996), p. 18.
30 Peirce (1971) p. 121.
31 Peirce (1971), p. 189.
32 Greimas, A., Courtes, J. (1979) p. 18.
33 Peirce, p. 126.
34 « Toute pensée doit être interprétée dans une autre et toute pensée est dans les signes, il n’y a aucune exception à la loi selon laquelle toute pensée signe est traduite dans une pensée signe subséquente ».
35 L’objet se présente comme « acception opératoire établie dans le cadre de la relation transitive entre sujet connaissant et objet connaissable... » Greimas (1979), p. 258.
36 Ce corpus, appartenant à M.C Javerzat et P. Dorange, a fait l’objet d’analyses croisées de plusieurs auteurs, en fonction de perspectives différentes. A paraître à l’INRP en 1998.
37 Goodman (1992), p. 15 et suivantes : « les différentes substances dont les mondes sont faits vont être faits à partir d’autres mondes : faire, c’est refaire », d’où « l’intérêt pour les procédés qui permettent de construire un monde à partir des autres ».
38 (1996), p. 68. Voir aussi la façon dont Apothéloz reprend ces notions, celle de saillance en particulier, à propos du rôle des procédures discursives de thématisation et de focalisation comme les constructions disloquées, in Miéville, Berrendonner (1996)
Auteur
IUFM de Lille
Equipe THEODILE (E.A. 1764)
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