Un monde de ressemblances surprenantes ?1
p. 311-340
Texte intégral
1L’ouvrage de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence2, a modifié la façon d’envisager un problème historiographique central. C’est ce qu’un historien peut espérer de mieux. Le livre, déjà un classique, est aujourd’hui incontournable. Il a eu un retentissement considérable dans le champ de l’histoire mondiale et c’est l’œuvre la plus remarquable produite par la prétendue école historique californienne3. J’en ai fait un compte rendu détaillé et positif4. Pourtant, cet ouvrage n’est pas à l’abri de tout reproche. Je nourris des doutes assez sérieux sur la façon dont Pomeranz et, plus généralement, l’école californienne, traitent de la « grande divergence ». Je pense qu’il faut amender et élargir leur programme de recherche. De fait, l’étude de cette divergence nécessite d’aborder de front quatre questions différentes. La première traite du tout premier décollage : quelle est la cause qui permit, pour la première fois dans l’histoire, de s’affranchir des contraintes malthusiennes ? Avec la seconde, on se demande comment la croissance qui en découla put devenir durable. Troisième question : à quelles conditions certains pays ont-ils pu parcourir une phase de rattrapage ? Si « tous » les pays en avaient fait autant, il n’y aurait pas eu de « grande divergence ». D’où la quatrième question : pourquoi y eut-il tant de pays qui n’ont pas connu cette phase de rattrapage ? Dans cette communication, je mettrai l’accent sur la première question et sur la façon dont les Californiens, c’est-à-dire les membres de l’école californienne, la traitent.
2La thèse principale de l’école californienne est que la « grande divergence » débuta historiquement tardivement, au XVIIIe et au début XIXe siècles, et qu’elle fut accidentelle. Ses partisans rejettent l’idée de l’exception européenne selon laquelle l’Europe aurait suivi très tôt – au moins depuis la fin du Moyen Âge – une trajectoire différente du reste du monde. Selon cette thèse, l’Europe aurait été de loin le berceau le plus probable de la naissance de la révolution industrielle5. Les Californiens affirment au contraire que, même au début du XVIIIe siècle, il n’apparaissait pas clairement que l’Europe occidentale s’acheminait vers une percée économique. Elle n’était pas plus prospère, plus dynamique ou plus développée que d’autres parties du monde. Son avenir industriel n’avait rien d’inéluctable. Peter Perdue synthétise succinctement ce point de vue dissident :
À la lumière des recherches récentes, la révolution industrielle n’est pas un profond et lent changement qui provient de conditions particulières propres seulement aux débuts de l’Europe moderne. Il s’agit d’une conséquence tardive, rapide et inattendue d’une combinaison fortuite de circonstances à la fin du XVIIIe siècle. […] Des explications recevables doivent adopter une perspective mondiale et admettre un grand nombre de changements à court terme6.
3Dans cette optique, la première révolution industrielle fut avant tout une affaire de « conjoncture » historique. Selon les Californiens, avant ses débuts, les conditions économiques et les potentialités de plusieurs régions avancées du monde, par exemple certaines régions de la Chine, le Japon et la Grande-Bretagne, étaient encore assez proches ou, si l’on reprend la fameuse formule de Pomeranz, ces pays formaient « un monde de ressemblances surprenantes »7. De leur point de vue, il n’y avait pas, à ce moment-là, de différences structurelles ou de fossé entre les économies de ces régions. Ce qui est, bien entendu, une affirmation contestable. Mais beaucoup se sont laissés convaincre. L’école californienne réussit à inciter des historiens à se poser sérieusement la question : pourquoi la Chine ne fut-elle pas la première nation industrielle à la place de la Grande-Bretagne ? Il n’y a pas si longtemps, la plupart d’entre eux auraient trouvé la question saugrenue. Ils analysaient l’économie de la Chine au début de l’époque moderne en termes de « mode de production asiatique » et de « despotisme oriental », lesquels renvoient à un manque de dynamisme et de potentiel économiques. Leur façon d’envisager le passé de la Chine a changé8. Je suppose que c’est parce que, pour une grande part, leur vision du présent et de l’avenir de ce pays a également changé.
4Lorsque Pomeranz et d’autres Californiens affirment qu’il n’y avait pas de différences fondamentales au XVIIIe siècle entre, par exemple, les économies de la Chine, de la Grande-Bretagne et du Japon, ils laissent entendre que celles-ci étaient toutes malthusiennes. Aucune d’entre elles n’avait résolu le problème de base que Malthus avait montré du doigt, à savoir que, dans les sociétés qu’il connaissait, les besoins économiques élémentaires (nourriture, logement, habillement et énergie) devaient tous être presque entièrement satisfaits par la production du sol. Toute société préindustrielle devait faire face au problème suivant : une augmentation durable de la population, dans le long terme, ne pouvait s’associer à une croissance continue du PIB par habitant, en raison de disponibilités limitées en terres, tant en quantité qu’en qualité9. Une croissance économique durable n’était pas possible. Le mieux qu’on pouvait espérer est ce que Jack Goldstone appelle des « efflorescences »10. On ne peut qu’y souscrire : en effet, toute société préindustrielle était malthusienne et, de ce point de vue-là, toutes les sociétés préindustrielles se ressemblaient fortement. Même si ceci peut, d’une certaine façon, constituer une évidence, il est absolument essentiel de se rendre compte que, avant la révolution industrielle, il existait des obstacles très nets à la croissance économique dans toutes les économies de par le monde.
5Les sociétés industrielles ne sont plus malthusiennes. Si la disponibilité limitée des terres était l’obstacle principal des sociétés préindustrielles à la création d’une croissance économique durable et significative – c’est le type de croissance qui caractérise les sociétés industrielles –, les sociétés industrielles l’ont apparemment surmonté. La Grande-Bretagne fut le premier pays à y parvenir. C’est pourquoi ce fait figure au premier rang dans les études des Californiens. Selon Pomeranz, les Britanniques étaient pourvus d’une grande quantité de houille et de beaucoup d’hectares fantômes11 dans leurs colonies, ce qui leur permit de crever le plafond malthusien. C’est le principe et, du point de vue de Pomeranz, l’explication de la révolution industrielle britannique. Les Californiens assurent que, parmi les régions extérieures à l’Europe occidentale, la Chine aurait été celle qui possédait l’économie la plus avancée. Cependant, les Chinois ne disposaient pas de suffisamment de charbon – ou, du moins, il était mal situé, avec tous les problèmes qui en découlaient. Son exploitation aurait été un mauvais pari. Ils n’avaient pas de colonies dotées d’hectares fantômes, où ils auraient pu organiser la production et faire du commerce à leur avantage. Aussi ne pouvaient-ils se libérer de Malthus. Pomeranz ne nie pas qu’il y ait eu des différences entre les diverses parties de l’Eurasie. Mais, à l’en croire, leurs effets n’étaient pas significatifs au point de voir la Grande Transformation se produire uniquement en Europe. Il met l’accent sur les similitudes, à la date tardive de 1750, dans le développement de l’agriculture, du commerce et de la proto-industrie dans plusieurs parties de l’Eurasie.
6Comme on l’a déjà dit, l’école californienne a eu une influence exceptionnelle dans le débat concernant « l’ascension de l’Occident »12, et c’est bien mérité. Il faut cependant récuser certaines affirmations empiriques. Plus important, il faut élargir l’approche et s’attacher aux mécanismes réels susceptibles d’expliquer la grande divergence, au lieu de se contenter d’en décrire les caractéristiques principales13. J’ai l’intention de me concentrer, ici, sur les différences majeures entre la Grande-Bretagne et la Chine à l’aube de l’industrialisation britannique et sur les implications qu’elles pourraient avoir sur les recherches à venir. Je vais m’intéresser au très long XVIIIe siècle, en gros les années 1680-1850, époque pendant laquelle la grande divergence prit forme. Je vais tenter de mettre en évidence nombre de différences qui sont si fondamentales et substantielles qu’il est impossible qu’elles n’aient pas fait la différence dans le développement économique et les capacités des deux pays. Mes commentaires, généraux et introductifs, seront « schématiques » dans le sens où je juxtaposerai la Chine et la Grande-Bretagne, comme si elles étaient en fait des entités homogènes. Je n’entrerai pas dans le débat interminable et plutôt technique sur la question de savoir lequel des deux pays en cause, la Grande-Bretagne ou la Chine (en fait, ses régions les plus avancées), était la plus prospère à la veille de l’industrialisation britannique. Disons cependant que, dans plusieurs publications récentes, l’optimisme des Californiens concernant la richesse de la Chine a été bien tempéré : d’après leurs auteurs, le PIB réel par habitant était largement supérieur en Grande-Bretagne, avant que celle-ci ne s’industrialise réellement14.
I. Un monde de différences frappantes
7Le premier banc d’essai de la thèse des ressemblances surprenantes entre la Grande-Bretagne et la Chine doit forcément être l’agriculture, la source principale de revenus et d’emplois dans toute société préindustrielle. En examinant ce secteur, on ne peut qu’être frappé par les différences et non par les ressemblances. Même si, en fin de compte, les rendements par habitant semblent avoir été assez proches, la structure des secteurs était fort différente15. Cela se voit, par exemple, dans la taille des exploitations. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, dans la partie méridionale de la Grande-Bretagne, celles-ci avaient en moyenne 60 hectares ; au nord, elles en couvraient 40. Dans les parties densément peuplées de la Chine au sens strict, c’est-à-dire les 18 provinces qui avaient toujours constitué le cœur de la Chine, les exploitations comptaient seulement 2 hectares en moyenne. Je n’appellerai pas cela une « ressemblance frappante ». En considérant l’utilisation de leurs terres par les paysans, on constate encore une différence énorme : en Grande-Bretagne, 60 % du sol étaient voués à l’alimentation des bêtes ; en Chine, seulement 3 à 5 %. Ce n’est pas, non plus, ce que j’appellerai « une ressemblance frappante ». En Europe occidentale, aux environs de 1800, on consacrait plus de terres à l’alimentation de millions d’animaux utilisés en agriculture qu’à nourrir la population. Ces animaux consommaient beaucoup : un cheval de poids moyen pouvait absorber autant de nourriture que huit adultes. La comparaison des agricultures britannique et chinoise fait apparaître une troisième différence de taille : 50 % voire, selon certains, 75 % de la population rurale britannique étaient constitués de travailleurs salariés, alors qu’en Chine, ils étaient moins de 5 % ; on les y connaissait sous le nom de « branches mortes », ce qui signifiait qu’habituellement ils ne se mariaient pas et n’avaient pas de famille. Là encore, une différence importante.
8Bref, l’agriculture britannique se pratiquait à grande échelle ; les animaux y jouaient un rôle essentiel et le salariat était une donnée courante et généralisée. Un marxiste de la vieille école dirait que l’agriculture en Grande-Bretagne avait un tout autre mode de production que celle de la Chine. Les Californiens ne sont pas enclins à raisonner en termes de mode de production. La notion, qui fut au cœur de l’analyse marxiste pendant si longtemps, figure en tout cas rarement dans leurs publications. Son interprétation dogmatique, notamment l’idée qu’il existe une succession définie de modes de production, doit assurément être rejetée. Mais, en tant qu’outil d’analyse, elle est vraiment pertinente.
9Nous ne sommes pas encore allés jusqu’au fond des différences frappantes entre les agricultures chinoise et britannique. En Chine, l’agriculture se caractérisait par un mode de production familial. Les petites exploitations gérées par des ménages paysans l’emportaient numériquement. Non seulement dans la riziculture, où il y avait de bonnes raisons de diviser la terre en petites parcelles, mais aussi dans la culture et la transformation du thé, qui, hors de Chine au cours du XIXe siècle, devint synonyme de grandes plantations. La taille courante des exploitations productrices de thé en Chine était de 0,4 à 2 hectares. Comparées à la plupart des plantations de thé qui sont apparues ultérieurement dans le reste du monde, ce n’était que des jardins. La culture du coton s’effectuait aussi, en général, sur de petites parcelles, en contraste avec ce qui se faisait, par exemple, dans le sud des États-Unis. Même chose pour la culture du tabac et du sucre. Enfin, la transformation de toutes ces récoltes ne se faisait pas non plus habituellement dans de grandes manufactures. Les différences entre ce qui se passait en Chine et, dans le cas présent, les colonies britanniques sont également très frappantes16.
10Quant au secteur secondaire de leurs économies, nous constatons également en Chine, par opposition à la Grande-Bretagne, la prédominance du mode de production familial. En fait, en Chine, l’agriculture et l’industrie étaient très souvent associées sous le même toit, bien plus qu’en Grande-Bretagne. Dans le secteur manufacturier britannique, il y avait en général plus de production à l’extérieur et/ou de la main-d’œuvre salariée non familiale. De plus, en Chine, le système connu dans l’histoire économique européenne sous le nom de Putting-out system ou Verlag était bien moins répandu qu’en Europe occidentale. En revanche, on y trouvait habituellement ce que, en allemand, on appelle le Kaufsystem. En principe, cela se résume à un système de production dans lequel une personne achète une certaine quantité de matières premières ou de denrées, la transforme, apporte sa production au marché et la vend à quelqu’un d’autre. L’acheteur la transforme à son tour, l’amène au marché et la vend à quelqu’un d’autre. Bref, en Chine, le processus de production était marqué par une longue chaîne de gens qui effectuaient chacun une tâche particulière dans la production finale. De manière générale, l’on constate en Chine, selon la formule d’Elvin, « la substitution du commerce à la gestion »17. En Grande-Bretagne, ce sont généralement des marchands qui centralisaient et coordonnaient la production. Dans la pratique, il était relativement compliqué de surveiller constamment des gens travaillant à domicile dans le cadre du putting-out system. Cependant, ce système se distinguait du mode de production familial type dans la mesure où il était régulé à partir d’un centre, permettait quelques économies d’échelle et était davantage une production à base de capitaux, étant donné les sommes investies.
11Les Californiens se plaisent à nier l’existence du capitalisme en tant que phénomène spécifiquement européen18. S'il existait un capitalisme spécifiquement européen, ce capitalisme ne s’incarnait pas dans un mode de production mais dans une économie politique spécifique, à la Wallerstein ou à la Braudel, où les marchés étaient manipulés par des monopoles et où la collusion entre le pouvoir et le profit était la règle. Raisonner de la sorte me semble être une erreur. Le mode de production européen ou, plus exactement, celui de plusieurs régions européennes, d’abord et avant tout l’Angleterre, avait des caractéristiques capitalistes bien avérées. Presque tous les spécialistes qui ont débattu du capitalisme européen considèrent la « marchandisation » de la main-d’œuvre et la séparation de la famille et de l’entreprise comme des principes absolus du capitalisme. Je me bornerai là-dessus à m’en remettre à Marx et à Weber. Si l’on considère que la main-d’œuvre salariée était si rare en Chine alors que famille et entreprise étaient pour ainsi dire indifférenciées, l’affirmation selon laquelle, à l’aube de l’industrialisation de la Grande-Bretagne, l’économie de la Chine était aussi capitaliste que celle de la Grande-Bretagne paraît, par conséquent, plutôt déconcertante. De fait, soutenir comme les Californiens que la Chine des Qing aurait été capitaliste revient à dire qu’elle possédait une économie de marché avec une croissance de type smithien. Même si personne n’oserait contester l’importance fondamentale du marché et de ses mécanismes pour définir le capitalisme, on retrouve, en fin de compte, une interprétation plutôt limitée et particulière du terme « capitalisme ».
12Lorsque les secteurs primaire et secondaire sont tous deux caractérisés par un mode de production familial, cela ne peut manquer d’avoir des implications considérables. Des producteurs familiaux, comme ceux de la Chine, ne sont pas susceptibles d’acheter des machines ou tout autre outil, à cause de leur coût élevé. Leur investissement dans des biens de production sera en général minime. Comme de telles familles produisent des biens manufacturés, elles auront tendance à en acheter moins sur le marché. De plus, elles seront enclines à ne pas se séparer de leur main-d’œuvre et à en embaucher plutôt que d’en licencier. Les raisons d’un tel comportement sont assez évidentes. À savoir que la main-d’œuvre fait partie de la famille et, en règle générale, coûte moins cher : ses intrants et sa production ne sont pas calculés sur la base des prix du marché. Qui plus est, le mode de production familial tend à rendre la main-d’œuvre bon marché par rapport aux biens d’équipement. Ce qui entraîne une moindre urgence à rogner sur les coûts de main-d’œuvre. Du reste, dans plusieurs secteurs économiques, l’utilisation de machines et d’outils semble décroître sur la longue durée19.
13Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la Grande-Bretagne, si on la compare à la Chine – et de fait au monde entier –, était un pays de hauts salaires (si on les rapporte aux prix du capital et de l’énergie) et au niveau de vie élevé20. On y trouvait une tendance durable à utiliser le salariat. Bien avant la percée industrielle, on avait de bonnes raisons de faire le choix de procédés et de modes de production susceptibles d’économiser le travail ou du moins d’en réduire le coût, ce qui dans le cas britannique signifiait le choix de solutions à grande échelle et l’utilisation de sources d’énergie non musculaires. La houille fournissait déjà la moitié de la consommation énergétique de la Grande-Bretagne vers 170021. Son utilisation pendant la révolution industrielle proprement dite ne constitue donc pas une rupture dans l’histoire économique du pays, au contraire de ce que laisse entendre Pomeranz22. Il en est de même pour l’utilisation des machines. De façon générale, dès avant l’industrialisation, on utilisait davantage de machines et de fer en Grande-Bretagne qu’en Chine. L’économie britannique était plus mécanisée et le pays comptait plus de mécaniciens, c’est-à-dire d’ouvriers qualifiés qui faisaient fonctionner ou entretenaient les machines.
14Je tiens à mentionner encore une autre conséquence de la prédominance en Chine du mode de production familial dans ma brève analyse de sa rationalité. La tendance des producteurs familiaux à moins dépenser sur les marchés, surtout les marchés abstraits ou lointains, que ne le feraient les salariés, a nécessairement eu un effet sur le taux d’urbanisation et le rôle des villes en Chine. En Europe, et notamment en Angleterre, le taux d’urbanisation était nettement plus élevé qu’en Chine, et il augmentait. De plus, en Chine, il était selon toute probabilité plus élevé pendant la dynastie Song entre le Xe et le XIIIe siècles que sous les Qing au début du XIXe siècle23. En tant que tel, le taux d’urbanisation ne signifie pas grand-chose en termes de taille ou de concentration des marchés. La densité de bien des régions rurales chinoises était plus forte que dans beaucoup de régions urbanisées d’Europe. Mais la densité n’est pas tout : il se pourrait que, dans ce contexte, ce ne soit pas l’élément décisif. En Europe, une division du travail entre ville et campagne existait habituellement, ce que l’on n’observe pas à un tel degré entre les villages chinois.
II. Un monde de trajectoires différentes
15Au XIXe siècle, l’industrialisation tend à être associée à l’usage à grande échelle de combustibles fossiles comme source d’énergie, aux usines, au travail salarié, au machinisme, aux entreprises de grande taille et à l’urbanisation. La révolution industrielle en Grande-Bretagne fut au sens plein du terme une révolution, on ne peut en douter. Plusieurs innovations de grande portée, d’abord et avant tout la machine à vapeur et ses utilisations diverses, ont fondamentalement accru la capacité de production de l’économie britannique. Néanmoins, à bien des égards, on assiste seulement à la continuation en accéléré d’une trajectoire déjà caractéristique de l’économie de la Grande-Bretagne depuis bien des décennies, si ce n’est de siècles.
16Indépendamment du fait que, au début du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne et la Chine avaient toutes deux des économies malthusiennes, celles-ci, loin d’être étonnamment semblables, étaient fort différentes. Voir l’industrialisation éclore en Grande-Bretagne était de loin plus probable que de la voir se produire en Chine. Je ne suis pas du tout en train de suggérer que l’industrialisation d’un pays qui aurait suivi la même voie que le Royaume-Uni était inéluctable, mais seulement qu'il était « logique » de chercher et de trouver une solution que plus tard on décrirait comme « l’industrialisation ». Les caractéristiques du mode de production de la Grande-Bretagne dans l’agriculture et l’industrie – sa préférence pour des projets à grande échelle, l’utilisation d’animaux et d’outils, la diffusion du salariat et le coût absolu et relatif du travail, du capital et de l’énergie – pouvaient assurément promouvoir et faciliter un processus d’industrialisation. Je n’emploie pas, remarquez-le bien, le mot de cause. Mais, malgré tout, nous décelons ici une certaine trajectoire.
17La possibilité de voir la Chine devenir la première nation industrielle du monde était, de mon point de vue, proche de zéro. Même si, au XVIIIe siècle, le pays était tombé sur une quantité énorme de charbon facilement exploitable et avait acquis de vastes colonies, cela, à mon sens, n’aurait pas déclenché un processus d’industrialisation analogue à celui de la Grande-Bretagne. C’est qu’il est tout à fait improbable qu’une économie dont les coûts de l’énergie et des ressources, par rapport à ceux de la main-d’œuvre, tendent à s’accroître, et qui possède peu de main-d’œuvre salariée, change facilement et adopte une stratégie dans laquelle la main-d’œuvre familiale bon marché serait remplacée par des travailleurs non familiaux aux salaires élevés utilisant des machines et des sources d’énergie onéreuses. La Chine se situait sur une autre trajectoire qui, selon toute vraisemblance, menait à une sorte d’impasse24. On ne trouve pas d’indications sur le fait que la machine à vapeur aurait pu voir le jour en Chine25. Les mines chinoises, en dépit des affirmations de Pomeranz, connaissaient sans aucun doute des problèmes sérieux et répétés d’exhaure26. Cependant, ces problèmes n’ont pas entraîné l’invention et l’utilisation de la pompe à vapeur27. Du reste, le même constat vaut pour le Japon28. De plus, même en écartant les problèmes d’exhaure, les machines à vapeur auraient pu se révéler très utiles pour la ventilation et la prévention des incendies dans les mines chinoises29. On aurait pu aussi faire bon usage des pompes à vapeur dans l’extraction du cuivre et dans l’irrigation, bien que leur introduction n’eût été possible qu’à partir du moment où leur efficacité aurait contrebalancé le coût du transport du charbon alors prohibitif30. Cependant, là encore, on n’observe pas de percée technique et, bien plus, on ne cherche pas systématiquement à innover.
18Le charbon et la vapeur ont fait, au bout du compte, la grande différence. Cependant, il ne faut pas oublier le fait que, pendant l’industrialisation, la Grande-Bretagne fut touchée par une « cascade de trouvailles ». À savoir des inventions, des innovations et des améliorations dans tous les secteurs de l’économie – agriculture, transport, production, commerce et finance – sans équivalent en Chine et qui ont beaucoup contribué à créer la croissance économique moderne et à transformer la Grande-Bretagne en économie évoluée31. Les Californiens ont tendance à minimiser le fait que l’émergence en Grande Bretagne d’une croissance économique moderne et l’acquisition de la primauté économique ont exigé plus que le développement de l’industrie. L’époque pendant laquelle la Grande-Bretagne fut une nation industrielle ou plutôt la nation industrielle du monde fut un court intermède de son histoire, allant en gros des années 1820 aux années 1870. L’accent mis par les Californiens sur la houille et les hectares fantômes fait perdre de vue, par exemple, l’importance capitale du secteur tertiaire dans la modernisation de l’économie britannique de l’époque. Les apports du commerce, du transport, du secteur bancaire et financier, pour ne citer que les plus importantes branches, à la richesse, au développement et à la croissance, étaient déjà fort considérables bien avant l’industrialisation et n’ont fait que s’accroître avec le temps. Je me permettrai de formuler une proposition plus audacieuse encore : la Grande-Bretagne n’aurait jamais pu s’industrialiser comme elle le fit sans son secteur tertiaire32. Qu’il me soit permis de donner un argument, parmi d’autres, pour appuyer cette affirmation : même lorsque la Grande-Bretagne était l’atelier du monde, sa balance commerciale était généralement déficitaire. Cependant, ce déficit était plus que compensé par l’excédent de la balance des invisibles, c’est-à-dire le commerce des services, le transport maritime et les revenus des placements à l’étranger33.
19Cette tendance à négliger le secteur tertiaire dans la comparaison entre la Grande-Bretagne et la Chine préindustrielles se retrouve chez Pomeranz et d’autres Californiens. Leur point de vue, comme nous le verrons plus tard, se focalise sur les ressources et les denrées. On tend à décrire le commerce comme un simple échange de biens. On mentionne à peine les revenus générés en dehors de la production. Ce n’est pas sans risque et, en tout cas, bizarre, étant donné les sommes énormes investies dans le commerce et d’autres secteurs et les bénéfices réalisés. Le commerce du thé entre la Grande-Bretagne et la Chine serait un bon exemple pour montrer ce que représente ce « risque ». Les Britanniques achetaient le thé produit en Chine et le réexportaient en Europe. On présente souvent cet échange comme étant plus ou moins un « gain » pour les producteurs chinois et une « perte » pour les commerçants britanniques34. C’est un contresens. C’est comme penser que les planteurs de café colombiens sont les seuls à s’enrichir lorsque leur café est consommé aux États-Unis et en Europe. Ce n’est pas le cas : la masse de l’argent que le consommateur occidental paie va à ceux – d’autres Occidentaux – qui ont acheté, torréfié, empaqueté et vendu le café en provenance de Colombie. Un phénomène semblable se produisit pour le thé chinois dans la période dont nous parlons. Le thé fut commercialisé en Grande-Bretagne au début du XIXe siècle à des prix plusieurs fois supérieurs à ceux payés aux producteurs chinois. Les Britanniques empochaient le gros de la différence35. Prenons juste un exemple concret : lors de la décennie 1801-1810, la compagnie anglaise des Indes orientales a acheté du thé en Chine pour 15 millions de livres sterling et le revendit en Grande-Bretagne plus de 36 millions. En taxant lourdement le thé – de 75 % en moyenne pendant cette décennie –, le gouvernement britannique en tira encore plus de bénéfices36. Bien entendu, les détaillants britanniques prélevaient aussi leur marge. Dans le capitalisme mercantiliste, mais pas uniquement, la règle veut que ce soient les intermédiaires qui gagnent et fassent le plus de profits, et non les producteurs. On ne peut étudier la « grande divergence » de façon satisfaisante sans analyser systématiquement le secteur tertiaire des pays que l’on compare. Si on le fait, je pense que l’on devra conclure que, dans ce domaine aussi, la Grande-Bretagne et la Chine étaient fort différentes.
III. L’entrée en scène de l’État et des institutions
20Que l’on m’autorise, après avoir discuté de différentes questions relatives aux modes de production, à introduire un second ensemble de questions qui n’ont pas encore été suffisamment étudiées dans l’analyse californienne de la « grande divergence » mais qui, là encore, pourraient susciter des doutes sérieux sur la thèse des « ressemblances surprenantes ». On peut les regrouper sous l’étiquette du « rôle de l’État », question qui n’est pas sans rapport, à bien des égards, avec l’explication de Pomeranz à propos du « charbon et des colonies ». Dans l’approvisionnement houiller de la Chine, le rôle du gouvernement fut crucial et dans une certaine mesure négatif. Celui-ci s’opposa maintes fois à l’ouverture de mines nouvelles et en ferma d’autres de peur que des mineurs indisciplinés ne provoquent des troubles sociaux. Sans compter qu’il ne fit rien pour améliorer les voies de communication entre les mines et les zones peuplées.
21Ces mêmes remarques s’appliquent également à la possession de colonies. Si un minuscule pays comme la Grande-Bretagne, avec quelques millions d’habitants, était en mesure de conquérir des millions de kilomètres carrés et de gouverner des millions d’habitants, la Chine n’aurait-elle pas dû, en principe, être de taille à bâtir elle aussi un empire ? Là encore, le gouvernement joua un rôle crucial et négatif. Les Qing ont effectivement doublé la taille de leur empire au XVIIIe siècle ; cependant, ils n’ont rien fait pour bâtir quelque chose de similaire aux empires d’outremer érigés par les États européens avec le but avoué de prospecter, de contrôler et de tirer profit des richesses de leurs colonies37. Cela n’intéressait pas les Qing et leur économie politique fonctionnait selon une autre logique38. Encore plus frappant, d’un point de vue européen, est le fait que les dirigeants chinois, et à un moindre degré leurs sujets, n’ont quasiment rien fait des hectares fantômes et des ressources de régions relativement proches du cœur de la Chine, comme la Mandchourie, la Mongolie et, dans une moindre mesure, le Xinjiang. Les régions annexées à la Chine propre par les Qing – eux-mêmes originaires de Mandchourie – ont, dans l’ensemble, coûté de l’argent à l’État chinois. Roy Bin Wong explique que ce dernier était plus enclin à investir dans les « périphéries » qu’à en extraire des ressources39. Dans le cas particulier de la Mandchourie, cela veut dire que l’État laissa une énorme quantité de ressources inexploitées40.
22La situation était bien différente en Europe occidentale. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’elle acquit ses colonies lointaines à bon compte. Un pays aussi petit que la Grande-Bretagne ne pouvait pas s’emparer facilement d’un si vaste empire. Dire que la Grande-Bretagne eut la « chance » d’avoir des colonies ou encore qu’elle « en vint » à les posséder, comme Pomeranz aime à le faire, c’est passer à côté de la quantité prodigieuse d’efforts que la Grande-Bretagne a consentis et de ressources qu’elle a mobilisées pour acquérir, conserver et développer son empire41. De plus, cela dévalorise les liens indissolubles et de longue durée entre la Grande-Bretagne et son empire, tant sur le plan économique qu’institutionnel42. Le coût de l’empire était énorme. La Grande-Bretagne a dû mener de nombreuses guerres contre des peuples non européens qui finirent par rejoindre l’empire, ou comme les habitants des États-Unis, s’en séparèrent. D’autres guerres furent livrées contre des États européens bâtisseurs d’empires comme l’Espagne, les Pays-Bas et la France. La constitution d’empires impliquait la mondialisation des conflits européens. Le globe devint le théâtre des guerres occidentales. Presque tous les États européens étaient des États « militaro-fiscaux », prélevant des impôts élevés et sans cesse croissants43. Au cours du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne se hissa au rang d’État ayant les impôts les plus élevés44. Apparemment, cela ne produisit pas assez de recettes. Tous les gouvernements européens durent supporter d’énormes dettes. En Grande-Bretagne, après les guerres napoléoniennes, celles-ci se chiffraient à plus du double du PIB45. Presque tout ce que le gouvernement prélevait passait dans la guerre.
23On ne doit pas non plus sous-estimer le coût pour le gouvernement de l’administration coloniale. Dans le cas de la Grande-Bretagne, certaines colonies, en tout premier lieu l’Inde, étaient censées payer elles-mêmes leurs propres frais de défense et d’administration. D’autres, par exemple les colonies de peuplement européen, ne le faisaient absolument pas46. Le coût de ce que Cain et Hopkins décrivent comme « l’appel du nouveau monde à exister », c’est-à-dire « l’ouverture » de régions périphériques pour les convertir en régions exportatrices, fut également colossal47.
Tableau 1 : Exportations de capitaux britanniques, moyennes annuelles en millions de livres (estimation)48
Fin des années 1860 | 40 |
Début des années 1870 | 55 |
1875-1884 | 90 |
1900-1904 | 130 |
1905-1909 | 145 |
1910-1914 | 175 |
Tableau 2 : Produit national de la Grande-Bretagne (en millions de livres)49
1850 | 1860 | 1870 | 1880 | 1890 | 1900 | 1910 | 1915 |
636 | 694 | 936 | 1076 | 1385 | 1750 | 1984 | 2591 |
24En 1914, on estimait le total des investissements britanniques à l’étranger à quelque 20 milliards de dollars, ce qui représente un peu plus de 4 milliards de livres sterling. Les investissements se répartissaient dans le monde de la manière suivante :
Tableau 3 : Investissements britanniques à l’étranger (en millions de dollars)
Europe | 1 050 |
Amérique du Nord | 7 050 |
Amérique Latine | 3 700 |
Océanie | 2 200 |
Asie | 3 550 dont la moitié en Inde |
Afrique | 2 450 |
25La moitié des investissements extérieurs allait vers des pays qui faisaient partie de l’empire britannique et, sur ce total, pas moins des trois-quarts étaient destinés aux dominions50. Le total des investissements à l’étranger en 1914 était de loin plus élevé que le revenu national. La plus grosse partie concernait les réseaux ferroviaires, les ports, les lignes télégraphiques et téléphoniques51.
26Tandis que Pomeranz ne mentionne pas, ou juste en passant, les dépenses, tant officielles que non officielles, destinées à bâtir l’empire, il en majore les apports en termes de ressources bon marché tirées de l'exploitation intensive de la terre. Dans ses travaux, il affirme systématiquement et sans détour que la Grande-Bretagne pouvait profiter aussi facilement des hectares fantômes disponibles car ils se trouvaient dans des pays où elle disposait d’un ascendant politique. C’est pourquoi on fait fréquemment usage du terme « colonies ». La Grande-Bretagne pouvait y organiser l’économie comme elle l’entendait52. En réalité, cela ne se vérifie pas dans nombre de pays qui fournissaient la Grande-Bretagne en produits alimentaires et en matières premières. Il suffit de penser aux États-Unis, un partenaire commercial essentiel de la Grande-Bretagne. Lieu de destination de gros flux de capitaux et d’immigrés britanniques, ils furent les principaux fournisseurs de coton pendant l’industrialisation. Cela vaut aussi, dans une certaine mesure, pour les colonies de peuplement européen dotées d’un « gouvernement parlementaire », qui jouaient le même rôle économique pour la Grande-Bretagne mais où le pouvoir réel de la métropole était tout à fait mince. Cela ne se vérifie pas non plus pour les pays d’Europe centrale et orientale qui exportaient produits alimentaires et matières premières vers la Grande-Bretagne. De manière générale, le rôle du marché dans les échanges économiques au XIXe siècle avec d’autres parties du monde était plus important et la part de la contrainte moins nette que ne le suggère Pomeranz53.
IV. La surestimation des avantages géographiques, des ressources et de l’accumulation et la sous-estimation de l’innovation
27La critique du paragraphe précédent est d’ordre essentiellement empirique. Je voudrais, cependant, l’amener à un niveau qui participe davantage de l’ordre des principes fondamentaux. Je pense que la plupart des membres de l’école californienne, à l’exception notable de Jack Goldstone, sont trop préoccupés par les ressources et l’accumulation en tant que bases de la croissance et du développement. Selon Pomeranz, « le charbon et les colonies », c’est-à-dire des ressources à bas prix et abondantes, représentaient un avantage essentiel. En tout cas, on suppose que ce fut le cas pour la Grande-Bretagne. Dès lors, il fait de la « grande divergence » une sorte d’aubaine géographique54. Dans son livre ReOrient, Andre Gunder Frank insiste uniquement sur la démographie, les ressources et l’accumulation. À ma grande surprise, cette façon de raisonner est devenue à la mode. Ian Morris, dans son récent livre à succès, Why the West rules, déclare avec insistance que la primauté de l’Occident est basée sur la géographie et que, actuellement, il domine grâce à elle55. Morris aime à dire que ce qui compte dans l’histoire mondiale, ce sont « les cartes, pas les individus »56, et affirme que la géographie offre à l’humanité des défis et des possibilités qu’elle affronte selon l’adage « À chaque période la pensée dont elle a besoin »57. Selon l’argument de Pomeranz, le charbon n’est qu’un fossile. En fait, il ne fait rien par lui-même. Il faut le localiser, l’extraire du sol et le transformer. De même pour les colonies : elles peuvent fournir des matières premières qui seront exportées vers la métropole. Mais, ainsi que Joseph Chamberlain, homme politique britannique, le déclara en avril 1895 : « Ce n’est pas tout d’occuper de vastes étendues à la surface du globe, il faut encore en tirer le maximum, avoir le désir de les développer »58. Et ainsi que je l’ai déjà dit, cela nécessite de lourdes dépenses. Du reste, à quoi cela aurait-il servi d’importer des matières agricoles, par exemple du coton brut bon marché, si la Grande-Bretagne n’avait pas été capable de le transformer en produit fini aux débouchés mondiaux ? Bref, à quoi bon importer du coton sans une industrie très performante ? De fait, Jack Goldstone semble être le seul Californien à soulever ce point59. À mon sens, le commerce extérieur, c’est-à-dire l’importation de matières premières autant que l’exportation de produits finis, furent au service de l’industrie, plutôt que l’inverse.
28La « grande divergence » se produisit parce que les pays occidentaux ont connu une croissance économique moderne, à savoir un accroissement considérable et durable du PIB réel par habitant. Cette croissance est à l’origine d’un écart entre les pays qui ont fait un bond en avant et ceux qui sont restés à la traîne. Elle a été poussée par le souffle permanent de la « destruction créatrice » que Schumpeter considère comme l’essence du capitalisme. L’innovation est le moteur de la croissance. Des ressources abondantes et bon marché peuvent être, au mieux, une solution de remplacement de courte durée. La corrélation entre les ressources inventoriées des pays et leur richesse est plutôt mince. Toute recherche empirique sur l’histoire de la croissance économique montre l’importance écrasante de la disponibilité et de l’application de connaissances dignes de confiance (c’est-à-dire la science et la technique dans leur acception la plus large), ainsi que d’institutions et de politiques économiques adéquates60.
29De plus, si le fait de détenir ou plutôt d’importer de grandes quantités de coton bon marché a influencé de manière décisive la capacité de la Grande-Bretagne à s’industrialiser, alors pourquoi certaines parties de la Chine ne s’industrialisèrent-elles pas plus tôt ? En effet, ce pays disposait de colossales quantités de coton à bas prix sur place et pouvait, ce qu’il fit à maintes reprises, importer d’énormes volumes de coton brut indien61. Pomeranz semble apprécier les raisonnements à la Toynbee qui enchaînent défis et réponses : l’inconvénient de posséder des mines susceptibles d’être inondées en permanence constitue une incitation à inventer la machine à vapeur et l’absence de coton brut sur place semble une bonne raison d’implanter une industrie cotonnière. Quelle que puisse être la valeur de ce type de raisonnement, l’Europe dans son ensemble n’était pas en tout cas soumise à une contrainte malthusienne. Sa production totale de céréales tripla au cours de la période 1815-1913, tandis que sa population ne fit que doubler62. L’Allemagne, qui allait devenir le nouveau géant industriel de l’Europe, exporta des céréales presque tout au long du XIXe siècle. D’ailleurs, les importations de produits extra-européens ne prouvent pas nécessairement l’existence de pénuries en Europe. Que l’on me permette de fournir un exemple. Au cours du premier quart du XIXe siècle, le gouvernement britannique imposa des droits de douane d’environ 100 % sur le bois étranger importé, tandis que le bois des colonies était admis en franchise. Les prix du bois en provenance de la Baltique et de Scandinavie augmentèrent artificiellement dans des proportions telles que chaque année, entre 1815 et 1846, le bois canadien représentait 60 % au moins, et le plus souvent plus de 75 % de tout le bois non scié importé en Grande-Bretagne, malgré des distances bien plus considérables que depuis la Scandinavie ou la Baltique63.
30La possibilité de posséder ou de se procurer des denrées est le type d’aubaine qui d’habitude ne dure pas en histoire, en tout cas jamais bien longtemps. Prétendre que la Grande-Bretagne devint une nation industrielle riche parce qu’elle eut la chance d’avoir du charbon et des colonies signifie que l’on esquive des questions cruciales et que l’on prend une condition qui n’est même pas nécessaire pour une condition suffisante. Et même si cela permettait d’expliquer ce qui se passa en Grande-Bretagne, qu’apprendrions-nous sur d’autres pays riches et développés d’Europe censés être analysés dans le livre de Pomeranz, si nous prenons le titre au pied de la lettre ? Que nous dit-il sur la Suisse, la Belgique et l’Allemagne en voie d’industrialisation ? Que nous dit-il des Pays-Bas qui restèrent riches et développés ? Et qu’en est-il des pays scandinaves qui sont également devenus une partie du monde riche ? Le fait que Pomeranz passe continuellement de la Grande-Bretagne à l’Europe et vice-versa, sans indiquer de façon claire et systématique quelles propositions s’appliquent à quelle région, pose un réel problème. Que pourrait-il nous apprendre sur les États-Unis ? Quelle place accorde-t-il au Japon, qui de toute évidence ne fait pas partie de l’Europe, ni même du monde occidental mais n’en reste pas moins un pays en proie à des contraintes malthusiennes bien plus fortes que la Chine et qui, en outre, avait peu de charbon et aucune colonie ? Malgré tout, il décolla économiquement64.
31Si la clé de la croissance durable est l’innovation, l’importance de la science et de la technique au sens large dans cette croissance, y compris ce que l’on pourrait appeler « l’ingénierie sociale » ou « la gestion », est flagrante. Cependant les Californiens, excepté encore une fois Goldstone, accordent, de manière surprenante, peu d’importance à la science et à la technique65. Je ne vais pas m’étendre là-dessus. Je préfère conclure en faisant quelques remarques sur le rôle des institutions, l’État en particulier, dans la controverse sur la « grande divergence ».
V. Des États et des politiques radicalement différents
32Tandis que les économistes mettent plutôt l’accent sur les institutions, l’école californienne se montre, chose surprenante, plutôt désinvolte sur leur importance dans l’histoire économique mondiale que ses membres étudient. Je me bornerai à faire quelques commentaires sur l’État, « l’institution derrière toutes les institutions ».
33Lorsque l’on considère la Grande-Bretagne et la Chine à la veille de l’industrialisation britannique, on constate d’étonnantes différences qui, nécessairement, ont eu des conséquences majeures sur le développement économique des deux pays. Roy Bin Wong se démarque des Californiens en ce qu’il étudie vraiment l’État. Il consacre tout son China transformed à montrer les différences fondamentales entre ce qu’il appelle « l’État chinois » et « l’État européen ». Mais toute son argumentation consiste à montrer clairement que l’ensemble des différences n’a eu d’effet réel sur la croissance et le développement qu’une fois l’industrialisation enclenchée. Je n’approuve pas ce point de vue. Ici aussi, nous voyons des trajectoires différentes66. À mon sens, on ne peut expliquer, dans une large mesure, les déboires de la Chine au XIXe siècle, tant économiques que non économiques, qu’en se référant à l’échec relatif (par rapport aux puissances occidentales) et absolu (au vu des problèmes intérieurs à affronter) de l’État chinois. Celui-ci manquait tout simplement des moyens – et souvent aussi de la motivation – pour régler les (nouveaux) défis qu’il avait à affronter, même avant d’être la proie du harcèlement inquiétant des puissances occidentales. Il se montra tout à fait désarmé quand il lui fallut défendre ses intérêts contre les puissances occidentales. Il était à court d’argent, de fonctionnaires et d’une stratégie cohérente pour traiter avec les pays étrangers et pour régler les problèmes internes de plus en plus nombreux qui minaient le pays. Non seulement il était trop faible pour maintenir le statu quo, mais il était encore moins capable de soutenir le développement des industries et de les doter des voies de communication nécessaires. La littérature sur la crise de l’État chinois à partir de la fin du XVIIIe siècle est très abondante. Je me contenterai de citer William Rowe et de renvoyer le lecteur curieux à son livre et à la bibliographie de celui-ci : « […] Il est indéniable que des échecs systémiques à l’intérieur même de l’empire Qing devinrent flagrants au tournant du XIXe siècle. […] Non seulement il fut dépassé par l’Europe mais il subit aussi une perte intrinsèque et absolue de puissance »67.
34La Grande-Bretagne et la Chine avaient des États fort dissemblables. Permettez-moi de faire ressortir ici les différences les plus frappantes. Parler des États de l’ère moderne veut dire évoquer la structure du pouvoir, c’est-à-dire l’argent et donc les impôts. Le niveau d’imposition en Grande-Bretagne, par habitant en chiffres réels, était environ cinq fois plus élevé qu’en Chine, au moment où leurs chemins divergèrent autour de 1800. Il ne s’agit pas ici de sommes négligeables. Au cours de la période 1780-1850, le revenu total du gouvernement britannique représentait en moyenne quelque 15 % du revenu national. Lors des longues guerres de la Révolution et de l’Empire, ce pourcentage atteignit parfois 20 % et même davantage68. Nous manquons d’informations solides permettant de donner des chiffres exacts sur les revenus officiels du gouvernement chinois, mais je suppose que le pourcentage moyen avoisinait les 5 %69. Je dois insister sur le fait que je parle ici d’un ordre de grandeur, d’une estimation. Mais je dirai là encore que nous voyons une différence de taille. Pomeranz n’y fait aucunement allusion. Le mot « impôt » ne figure pas dans l’index de son livre.
35Les dépenses du gouvernement, là encore par habitant et en chiffres réels, étaient à cette époque au minimum sept fois plus élevées en Grande-Bretagne qu’en Chine, si l’on se base sur une estimation optimiste, donc assez favorable à la Chine. Si, en Grande-Bretagne, les dépenses étaient à ce point plus élevées que les rentrées, les dettes devaient être massives. Ce qui fut effectivement le cas. À la fin des guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne avait une dette publique qui se chiffrait à quelque 260 % de son PIB. De 1760 à 1860, cette dette ne descendit jamais à moins de 100 % du PIB. Ce qui est frappant, c’est que le gouvernement s’en tira sans encombre. Les Britanniques achetèrent de leur plein gré des bons du Trésor et le gouvernement ne fit jamais défaut au cours de la période70. Le gouvernement chinois ne fit pas l’expérience de l’emprunt avant la première guerre de l’opium (1839-1842). On peut bien sûr discuter à perte de vue des avantages spécifiques, des inconvénients et des risques des systèmes financiers publics, y compris les systèmes monétaires, de la Grande-Bretagne et de la Chine d’alors. En ce qui me concerne, cependant, il est tout à fait évident que la Grande-Bretagne et son économie bénéficièrent largement sur le long terme du fait que son gouvernement avait la possibilité d’emprunter des sommes énormes auprès de sa population, et le cas échéant, dans d’autres pays. Le gouvernement de la Chine était incapable d’en faire autant ; ainsi donc, les dettes relativement faibles supportées par le pays à partir des guerres de l’opium étaient susceptibles de susciter de gros problèmes.
36Prenons quelques faits schématiques basés sur des approximations très grossières pour montrer combien les différences étaient marquantes dans ce domaine. Sauf mention contraire, les chiffres se rapportent à la première moitié du XIXe siècle. Pour les mettre en perspective, quelques précisions simples s’imposent. La première chose à observer est l’énorme différence démographique. La population de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, au cours de la période, passa approximativement de 16 millions à 27 millions de personnes. En 1800, un tiers en gros habitait en Irlande et, en 1850, à peu près un quart. La population de la Chine, au cours de ces mêmes 50 années, passa d’environ 340 millions à 410 millions. Les disparités entre les chiffres totaux et par habitant sont donc de taille. Il y a également un écart de pouvoir d’achat entre les monnaies de ces deux pays. À cette époque, le pouvoir d’achat d’un gramme d’argent était beaucoup plus faible en Grande-Bretagne qu’en Chine. En gros et en moyenne, on peut le fixer à un tiers pour les besoins de la comparaison. Dans ce contexte, je reste persuadé que les chiffres présentés ci-dessous et les commentaires qui suivent sont éloquents71. Dans mon estimation assez élevée, la valeur moyenne des impôts et autres redevances acquittés au gouvernement chinois, par an et par habitant, n’a jamais dépassé 30 grammes d’argent au cours de la première moitié du XIXe siècle. Pour la Grande-Bretagne, en excluant l’Irlande, ils variaient de 500 grammes, au plus haut dans les années 1810, à quelque 220-250 grammes, au plus bas dans les années 1840. Même en se basant sur des estimations très optimistes, le revenu annuel moyen par Chinois, pendant cette période, ne dépassait pas 500 grammes d’argent. Pour la Grande-Bretagne, on peut estimer ce revenu à plus de 2 000 grammes en 1850, tandis que des estimations le situent à près de 3 000 pour les années 1810.
37La dette publique de la Grande-Bretagne se montait en moyenne à plus de 800 millions de livres sterling pendant les années 1815-1850. Au début des années 1820, elle s’élevait à environ 4 200 grammes d’argent par habitant dans tout le Royaume-Uni, en incluant les Irlandais parmi les gens ayant à supporter cette charge. À la fin des années 1840, cette somme était d’environ 3 000 grammes. En Chine, où le gouvernement s’endetta réellement dans les années 1850, les ordres de grandeur n’avaient rien de comparable. Pendant toute la période 1843-1899, les réparations de guerre de la Chine se montèrent à 713 millions de taels de 37,8 grammes d’argent. En moyenne, cela représentait quelque 12 millions de taels, soit 1 à 1,5 gramme d’argent par an et par habitant. Ces remboursements furent à l’origine de graves problèmes pour le gouvernement chinois. Cette dette gouvernementale étrangère – qu’on ne peut confondre avec la dette publique car elle concerne des Chinois et des étrangers – s’éleva au cours la période 1861-1898 à un total de quelque 270 millions de taels. Ce qui représente moins de 30 grammes d’argent par habitant72. Néanmoins, la Chine de cette époque considérait cette dette comme un problème important. En Europe, on aurait estimé que des dettes de cette ampleur étaient insignifiantes.
38Lorsque l’on examine le domaine monétaire, on remarque aussi des différences frappantes et tout à fait significatives. N’importe quel manuel d’histoire chinoise évoque les problèmes que la prétendue ponction d’argent opérée pendant le deuxième quart du XIXe siècle a causé ou est sensée avoir causé au gouvernement et à l’économie de la Chine. D’après des estimations récentes, une quantité d’argent d’environ 7 millions de taels a quitté le pays chaque année en moyenne pendant la période 1825-1856. Soit moins d’un gramme par an et par habitant. Entre 1834 et 1836, la Grande-Bretagne connut un déficit commercial se chiffrant, au moins, à 150 grammes d’argent. Pour les années 1844-1846, on en était à environ 200 grammes. Cela n’a guère suscité de problèmes. La Grande-Bretagne avait un système monétaire bien supérieur et plus complexe et, de plus, elle compensait cette grosse ponction par les revenus tirés des services. Il va sans dire que ces chiffres, tout à fait schématiques et grossiers, ont besoin d’être affinés. Cependant, en tant que tels, ils suffisent pour les besoins de la démonstration. Quoique l’on pense de la richesse de la Chine comme pays, son gouvernement, après la période Qianlong (1736-1795), était faible et son système financier et monétaire rudimentaire. Cela eut des effets de grande ampleur sur les performances économiques du pays et ses possibilités. Le gouvernement de la Grande-Bretagne était riche, solide, socialement bien ancré et évolué sur les plans financier et monétaire.
39On trouve d’autres différences significatives souvent liées les unes aux autres. Elles montrent un État chinois fondamentalement faible. Que penser du fait que, vers 1800, le gouvernement de la Grande-Bretagne avait à son service autant de fonctionnaires que celui de la Chine ? Ou du fait qu’à partir des dernières décennies du règne de l’empereur Qianlong, ainsi qu’on peut le lire dans tous les manuels d’histoire de la Chine, le peuple se plaignait de plus en plus de la grande corruption et de l’inefficacité des fonctionnaires du pays ? Peut-on réellement imaginer que cela n’a pas fait de différence pour l’économie ? Que penser du fait que l’armée chinoise de l’époque, même d’après des estimations optimistes, comptait moins d’un million de soldats, dont l’immense majorité n’avait jamais combattu ou s’entraînait à peine ? En ce qui concerne, la Grande-Bretagne, au plus fort des guerres napoléoniennes, l’armée comptait 260 000 hommes et la marine royale environ 160 000. De plus, au cours de la seule période 1803-1806, 47 000 hommes servaient comme corsaires. Entre 1804 et 1813, en moyenne, 80 000 soldats engagés volontaires étaient sous les drapeaux pour cinq ans. À côté de cette milice, existait aussi une armée de réserve qui a compté jusqu’à 30 000 hommes. Le nombre de miliciens de la marine (les Sea-Fencibles), l’équivalent de la milice territoriale, atteignit parfois 25 000 hommes. Il faut encore ajouter environ 500 000 hommes appartenant aux troupes alliées financées par le gouvernement britannique. La Grande-Bretagne (avec l’Irlande) comptait à cette époque quelque 18 millions d’habitants. Si la Chine avait eu le même pourcentage de sa population sous les armes, elle aurait eu une armée de plus de 18 millions d’hommes. Dans l’hypothèse d’un conflit direct, l’armée chinoise de l’époque n’aurait pas fait le poids face à celle de Grande-Bretagne. Il n’existait même pas de flotte chinoise capable d’affronter la Royal Navy. Est-ce sans signification ? Dans un monde où la puissance et le profit étaient aussi étroitement entremêlés, les Britanniques détenaient assurément une bien meilleure position pour créer et protéger la richesse dans l’arène mondiale que les Chinois73.
40La Grande-Bretagne et la Chine n’étaient pas seulement très différentes en ce qui concerne la structure et l’organisation de leurs États : leurs gouvernements avaient également des politiques très dissemblables. L’Europe constituait un système d’États qui se faisaient continuellement la guerre sur les plans économique et militaire. Beaucoup d’entre eux étaient de force comparable. Cela suscita une catégorie d’État et un type de politique économique fondamentalement différents de ce que l’on trouve en Chine. Ici encore, les différences ont fait toute la différence. Aux débuts de l’époque moderne, l’Europe a vu l’affirmation du mercantilisme ou du nationalisme économique. L’État britannique était et resta farouchement mercantiliste jusqu’aux années 1830 et fit tout ce qu’il put pour renforcer son économie, face à celles de ses concurrents, en soutenant ses producteurs et ses marchands74. Il suffit de penser aux Navigation Acts et à la façon dont ces lois étaient conçues pour donner à la Grande-Bretagne un avantage compétitif sur le reste du monde et aussi à la manière dont l’État britannique soutint le développement d’une industrie cotonnière nationale. On peut sérieusement douter que les consommateurs britanniques en tiraient un quelconque avantage, mais, de toute évidence, cela aida les producteurs et négociants britanniques, un groupe qui joua un rôle central dans l’accroissement de la production et de la productivité.
41Rien de tel en Chine. Le gouvernement chinois ne s’intéressait guère au commerce extérieur. Parfois il le limita et, à bien des égards, l’entrava ouvertement. Il ne se considérait pas en concurrence avec tous ses petits voisins, de son point de vue, plutôt sans intérêt. Fondamentalement, sa politique intérieure consistait à ne se mêler de rien. Pendant la période très conflictuelle et violente qui vit naître l’Europe moderne, aucun État ne pouvait se permettre une telle attitude de retrait et de non-intervention. Agissant dans un autre environnement et devant affronter des problèmes différents, les dirigeants chinois se comportèrent de façon très différente. Leur politique a été qualifiée de « paternalisme agraire »75. Ils n’ont pas fait le choix du mercantilisme. Cela ne veut pas dire qu’ils étaient arriérés, conservateurs ou passifs, bien que, d’un certain point de vue, ils le fussent. La question est : pourquoi auraient ils voulu résoudre des problèmes qui n’existaient pas ? Jusqu’aux deux premières décennies du XIXe siècle, la Chine n’a subi aucune concurrence économique de taille et n’a pas eu d’ennemis vraiment puissants et malfaisants. C’est pour diverses raisons qui ne peuvent être discutées ici mais qui sont évidemment liées aux différences dans l’histoire de la formation de leurs États, que la Chine ne se transforma pas en une nation à l’instar de la Grande-Bretagne. Et elle en paya les conséquences.
VI. Remarques en guise de conclusion
42En essayant d’expliquer la « grande divergence », il faut vraiment se pencher sur les ressources, d’abord et avant tout l’énergie. À cet égard, l’école californienne, s’inspirant dans une large mesure des travaux de E. A. Wrigley, est largement dans le vrai. Si un pays ne résout pas les problèmes de base décrits par Malthus, surtout dans le domaine énergétique, il sera forcément condamné à un faible niveau de développement économique et de richesse. L’Occident, selon Pomeranz et les siens, échappa au malthusianisme grâce au charbon, ou plutôt à la machine à vapeur brûlant du charbon, et en important des produits du sol en provenance de pays périphériques. Le charbon et les colonies ont été décisifs dans l’ascension de l’Occident, ou plutôt de la Grande-Bretagne. Bien des parties de l’Europe n’échappèrent pas à Malthus par une combinaison « charbon et colonies », de même que beaucoup d’autres pays dans le monde au moment de leur décollage. Se borner à mentionner le charbon et les colonies ne peut même pas suffire à expliquer celui de la Grande-Bretagne. Il en faut davantage pour éclairer un phénomène aussi complexe. On ne peut pas non plus se contenter de voir dans le charbon et les colonies des avantages relevant seulement de la bonne fortune. Que certaines parties de l’Europe aient été capables d’en tirer profit a des racines profondes, solides et ramifiées dans l’histoire occidentale. De façon générale, les Californiens seraient bien inspirés d’élargir leur approche, comme certains, Jack Goldstone par exemple, l’ont déjà fait. Dans ce texte, je m’en suis tenu à discuter des modes de production et de la nature des États des deux pays au centre du débat sur la « grande divergence », la Grande-Bretagne et la Chine. J’aurais pu aussi mentionner le rôle de la culture comme celui de la science et de la technique qui sont relativement passées sous silence dans les travaux de la plupart des Californiens.
43Actuellement, dans mes travaux, je me consacre à l’État. Je pense que l’on ne peut comprendre le fonctionnement de l’économie si l’on en fait abstraction. Discuter de la « grande divergence » oblige à tenir compte des nombreuses façons dont l’État a eu un impact sur l’économie des pays que l’on veut comparer. En particulier, n’oublions pas que l’ère de l’industrialisation, avec l’importance croissante du capital fixe et des communications, fut celle de la « territorialisation » et de la « nationalisation » de l’économie, quand on la compare à l’époque antérieure du capitalisme marchand et à celle des flux financiers circulant aujourd’hui à l’échelle mondiale.
44Procéder ainsi ne résout pas, bien entendu, tous nos problèmes, si tant est que ce soit possible dans un débat aussi complexe que celui-ci. J’ai montré les différences essentielles entre la Grande-Bretagne et la Chine en ce qui concerne la nature des États. Les effets précis des différences signalées et la façon de les relier à la « grande divergence » ne relèvent pas de l’évidence. J’ai souligné le fait que les impôts étaient beaucoup plus élevés en Grande-Bretagne qu’en Chine. Cela vaut aussi pour les dépenses et la dette publiques. Mais qu’est ce que cela signifie ? Cela voudrait-il dire que des niveaux élevés d’imposition, de dépenses gouvernementales – la plus grosse part allant à la guerre – et de dette publique mènent au développement économique ? Beaucoup d’économistes, si ce n’est la plupart, ne seraient pas entièrement d’accord. Ma position serait plutôt que la Grande-Bretagne, au cours de toute la période qui va de la fin du XVIIe siècle jusqu’aux années 1830 au moins, et même à certains égards plus tard, était indéniablement un État militaro-fiscal mercantiliste : cela signifie que, d’une certaine façon, cela n’a pas entravé son développement économique et que, d’une certaine manière, cela a été une bonne chose. Les débats sur le rôle de l’État dans le développement économique, jamais vraiment éteints, se sont d’ailleurs rallumés dernièrement76. Les positions des chercheurs et des politiques ne sont nullement incontestées et incontestables. Mais quelle que soit l’issue de ces débats, les différences que j’ai soulignées entre la Chine et la Grande-Bretagne (nature des États, modes de production, systèmes des connaissances et des techniques) ont sûrement fait la différence. Nous devons bien évidemment tenir compte de tous les facteurs si nous voulons avoir une chance de résoudre l’énigme de la « grande divergence ».
Notes de bas de page
1 Ce texte a été publié pour le première fois dans le numéro spécial de Leidschrift. Leids Historisch Tijdschrift, « The Role of the state in the Great Divergence », Conference Publication, Leidschrift Foundation, Leyde, 2009, p. 35-49. La version qui est publiée ici a été révisée, augmentée et mise à jour. Elle a été traduite par Denis McKee, professeur agrégé d’histoire.
2 Pomeranz K., Une grande divergence, la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel/Maison des sciences de l’homme, 2010.
3 Les plus connus des membres de cette école, hormis Kenneth Pomeranz, sont Roy Bin Wong, Jack Goldstone, James Lee, Dennis Flynn, Arturo Giráldez, Robert Marks, Peter Perdue, et le regretté Andre Gunder Frank. On les rattache souvent à « l’école californienne », car nombre d’entre eux ont travaillé dans des universités de Californie. John Hobson et Jack Goody, bien qu’ils n’aient aucun lien avec la Californie, peuvent aussi être considérés comme en faisant partie. Le terme a été inventé par Jack Goldstone.
4 Vries P., « Are Coal and Colonies Really Crucial ? Kenneth Pomeranz and the Great Divergence », Journal of World History, vol. 12, no 2, 2001, p. 407-446.
5 Un défenseur ardent de l’exceptionnalisme européen, et brillant dans le genre, est Landes D. S., The wealth and poverty of nations. Why some are so rich and some so poor, Londres, Little, Brown and Company, 1998 ; édition française : Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000. Voir mon analyse de ce livre dans « Culture, clocks, and comparative costs. David Landes on the wealth of ′the West′ and the poverty of ′the Rest′ », Itinerario, European Journal of Overseas History, vol. 22, no 4, 1998, p. 67-89. Pour un livre récent affirmant que, en gros, l’Europe a eu une histoire différente, cf. Morris I., Why the West rules – for now. The patterns of history and what they reveal about the future, Londres, Profile Books, 2010.
6 Perdue P. C., China marches West. The Qing conquest of Central Eurasia, Cambridge Massachusetts et Londres, Cambridge, MA, The Belknap Press of Harvard University Press, 2005, p. 537. Cf. note 54 pour plus de références sur le rôle du hasard dans l’explication de la « grande divergence ».
7 C’est le titre de la première partie de l’ouvrage de Pomeranz.
8 Sur le point de vue traditionnel et plutôt sombre sur l’économie de la Chine au début de l’époque moderne, cf. Blue G., « China and Western social thought in the modern period », in Brook T. et Blue G. (eds), China and historical capitalism. Genealogies of sinological knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 57-109, et Hung H-.F., « Orientalist knowledge and social theories : China and European conceptions of East-West differences from 1600-1900 », Sociological Theory, vol. 21, 2003, p. 254-280. Pour une analyse plus détaillée du prétendu mode de production asiatique, Brook T. (ed.), The Asiatic mode of production in China, New York, M. E Sharpe Inc., 2001. Sur le despotisme asiatique, cf. le livre classique de Wittfogel K. A., Oriental despotism. A comparative study of total power, New Haven et Londres, Yale University Press, 1957.
9 Pour un bon exposé des idées de Malthus sur cette question, cf. Wrigley E. A., Energy and the English Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, et la bibliographie citée dans ce texte. Si l’on veut une approche strictement malthusienne de l’histoire de l’Europe préindustrielle, cf. Malanima P., Pre-modern European Economy. One thousand years (10th-19th centuries), Leyde et Boston, Brill, 2009. Cette approche n’est, bien sûr, pas restée à l’abri des critiques. Voir, par exemple, Persson K. G., An economic history of Europe. Knowledge, institutions and growth, 600 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, et idem, <http://www.econ.ku.dk/europe/stagnation/lies.docx>.
10 Goldstone J. A., « Efflorescences and economic growth in world history : rethinking ′the rise of the West′ and the ′Industrial Revolution′ », Journal of World History, vol. 13, 2002, p. 323-389.
11 Voir Vries P., op. cit. (n. 4). Pour le concept d’hectare fantôme, cf. Borgstrom G., The hungry planet, New York, Collier Books, 2e édition révisée, 1972.
12 Les idées des Californiens ont déjà servi de base à plusieurs manuels. Par exemple, Marks R. B., The origins of the modern world. A global and ecological narrative, Lanham, Rowman and Littlefield Publishers, 2002, et Goldstone J., Why Europe ? The rise of the West in world history 1500-1800, New York, McGraw Hill, 2008. En principe, au moins pour les débuts de l’ère moderne, période sur laquelle les Californiens mettent l’accent, elles ont été validées par Morris dans son Why the West rules.
13 Pour une discussion des idées des Californiens et de plus amples détails, je renvoie à la liste de mes publications qu’on trouvera sur mon site web : <htp://wirtges.univie.ac.at/>, et particulièrement mon article « The Californian School and beyond : how to study the Great Divergence ? », History Compass, no 8, 2010, p. 730-751 et la bibliographie qui y est citée.
14 Allen R. C., The British Industrial Revolution in global perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, chap. 2, et la littérature qui s’y rapporte, et Gupta B. et Ma D., « Europe in an Asian mirror : the Great Divergence », in Broadberry S. et O’Rourke K. H. (eds), The Cambridge Economic History of Modern Europe, Volume I : 1700-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 264-285.
15 Allen R. C., « Agriculture during the Industrial Revolution, 1700-1850 », in Floud R. et Johnson P. (eds), The Cambridge Economic History of Britain. Volume I : Industrialisation, 1700-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 96-117 ; Bray F., The rice economies. Technology and development in Asian societies, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1986 ; Brenner R. et Isett C., « England’s divergence from China’s Yangzi Delta : Property relations, micro-economics and patterns of development », Journal of Asian Studies, vol. 61, 2002, p. 609-662 ; Chao K., Man and land in Chinese history. An economic analysis, Stanford, Stanford University Press, 1986 ; Huang P., The peasant economy and social change in North China, Stanford, Stanford University Press, 1985 ; Huang P., The peasant family and rural development in the Yangzi Delta, 1350-1988, Stanford, Stanford University Press, 1990 ; Huang P., « Development or involution in eighteenth-century Britain and China ? », Journal of Asian Studies, vol. 61, 2002, p. 501-538, et vol. 62, 2003 ; Isett C. M., State, peasant, and merchant in Qing Manchuria, 1644-1862, Stanford, Stanford University Press, 2007 ; Li B., Agricultural development in Jiangnan, 1620-1850, Houndmills, Macmillan Press Ltd, 1998 ; Overton M., Agricultural Revolution in England. The transformation of the agrarian economy 1500-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Perkins D., Agricultural development in China 1368-1968, Chicago, Aldine Publishing Company, 1969 ; Pomeranz K., « Beyond the East-West binary : resituating development paths in the eighteenth-century world », Journal of Asian Studies, vol. 61, 2002, p. 539-590, et vol. 62, 2003 ; Wrigley E. A., Continuity, chance and change. The character of the industrial revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
16 Voir mon livre, Zur politischen Ökonomie des Tees. Was uns Tee über die englische und chinesische Wirtschaft der Frühen Neuzeit sagen kann, Vienne/Cologne/Weimar, Böhlau Verlag, 2009, p. 91-114.
17 Elvin M., Another history. Essays on China from a European perspective, Broadway Australia, Wild Peony Press, 1996, p. 54. Cf. aussi Rowe W., « Domestic interregional trade in eighteenth-century China », in Blusse L. et Gaastra F. (eds), On the eighteenth century as a category of Asian history, Aldershot, Ashgate, 1998, p. 173-192.
18 Voir par exemple Pomeranz K., op. cit. (n. 2), et Wong R. B., China transformed. Historical change and the limits of European experience, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1997. Andre Gunder Frank, avec sa vigueur caractéristique et sans nuances, affirme carrément qu’il n’existe pas de capitalisme, encore moins quelque chose du genre capitalisme spécifiquement européen. Lire son ReOrient. Global economy in the Asian Age, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1998.
19 Voir par exemple Elvin M., The pattern of the Chinese past, Stanford, Stanford University Press, 1973, chap. 17, pour son analyse du piège de l’équilibre de haut niveau, ainsi que Another history, op. cit. (n. 17), chap. 2 et 3, et Chao K. et Chao J. C. Y., The development of cotton textile production in China, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
20 Allen R. C., The British Industrial Revolution in global perspective, op. cit. (n. 14), chap. 2, 3 et 4. Ces affirmations sont très explicitement faites p. 33.
21 Warde P., Energy consumption in England and Wales, 1500-2000, Consiglio Nazionale delle Ricerche, s. l., 2007, p. 69.
22 Pomeranz K., op. cit. (n. 2), p. 7.
23 Maddison A., Contours of the world economy, 1-2030. Essays in macro-economic history, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 43, tableau 1.7 : « Taux d’urbanisation en Europe et en Asie, 1500-1890 ».
24 À ce sujet, je soutiens l’opinion d’Elvin selon laquelle l’économie de la Chine aurait abouti au piège de l’équilibre de haut niveau. Cf. Elvin M., Pattern of the Chinese past, op. cit. (n. 19).
25 Consulter Cohen H. F., « Inside Newcomen’s fire engine, or : the Scientific Revolution and the rise of the modern world », History of Technology, vol. 25, 2004, p. 111-132, et Deng K. G., « Why the Chinese failed to develop a steam engine », History of Technology, vol. 25, 2004, p. 151-172.
26 Golas P. J., Science and civilisation in China. Part V, Volume 13, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 186. Cf. aussi Dixin X. et Chengming W. (eds), Chinese capitalism, 1522-1840, Houndmills, Macmillan Press Limited, 2000, où il y a des références aux inondations comme problème dans les mines et à l’exhaure aux pages 5, 13, 93, 266, 267, 277, 280, 287, 289, 290, 291, 296, 297, et Elvin M., « Skills and resources in late traditional China », in Elvin M., Another history, op. cit. (n. 17), p. 64-100, notamment p. 90-93.
27 Deng K. G., « Why the Chinese failed… », op. cit. (n. 25), p. 168. Comparez, par exemple, Elvin M., « Skills and resources in late traditional China », op. cit. (n. 26), p. 92-93.
28 Murakushi N., Technology and labour in Japanese coal mining, Tokyo, United Nations University, 1980, p. 11.
29 Deng K. G., « Why the Chinese failed… », op. cit. (n. 25), p. 168.
30 Pour l’exploitation du cuivre, voir Chen T.-S., « China’s copper production in Yunnan province 1700-1800 », in Van Cauwenberghe E. (ed.), Money, coins, and commerce : essays in monetary history of Asia and Europe (From Antiquity to Modern times) Louvain, Leuven University Press, 1991, p. 95-118, la conclusion p. 117 : « Au début du XIXe siècle, c’est à cause du danger représenté par des puits de mines de plus en plus profonds, les filons les moins riches en cuivre ayant été épuisés, de l’inondation des mines, et de la pénurie de combustibles pour la fusion, que l’exploitation du cuivre est devenue plus onéreuse. […] La production de cuivre du Yunnan périclita en raison de l’échec à régler le problème du goulot d’étranglement des techniques minières ». Pour l’irrigation, voir Elvin M., « Skills and resources in late traditional China », op. cit. (n. 26), p. 90.
31 Cf. Mokyr J., « Accounting for the Industrial Revolution » et Bruland K., « Industrialisation and technological change », in Floud R. et Johnson P. (eds), The Cambridge Economic History of Modern Britain, op. cit. (n. 15), chap. 1 et 5. L’expression « cascade de trouvailles » vient de Ashton T. S., The Industrial Revolution 1760-1830, Londres, Oxford/New York, Oxford University Press, 1948, p. 48.
32 Sur l’importance de ce secteur, voir deux approches distinctes, Cain P. J. et Hopkins A. G., British imperialism 1688-2000, Harlow, Pearson Education Limited, 2e édition, 2002, et Wrigley E. A., Energy and the English Industrial Revolution, op. cit. (n. 9), chap. 5.
33 Pour la période 1850-1911, cf. Cain P. J. et Hopkins A. G., British imperialism, op. cit. (n. 32), p. 158.
34 C’est le cas de beaucoup de textes qui assurent que la Chine aurait été le centre de l’économie mondiale parce qu’elle exportait tant de denrées vers l’Occident et en importait autant d’argent dans un échange où en gros les Occidentaux n’étaient guère plus que des « transporteurs » ou des « intermédiaires ». Cette thèse est soutenue dans toutes les publications de Frank postérieures à ReOrient et dans les travaux, notamment, de Dennis Flynn, Arturo Giráldez et Robert Marks.
35 Voir mon Zur politischen Ökonomie des Tees, op. cit. (n. 16).
36 Chung T., « The Britain-China-India trade triangle, 1771-1840 », The Indian Economic and Social History Review, vol. 11, 1974, p. 411-431 et p. 415, et Wong J. Y, Deadly dreams : opium, imperialism and the Arrow War (1856-1860) in China, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1998, p. 344.
37 Abernethy D. B., The dynamics of global dominance. European overseas empires, 1415-1980, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000, en particulier p. 39 et chap. 9.
38 Pour un bref mais éclairant aperçu de cette logique, voir Arrighi G., Adam Smith in Beijing, Lineages of the twenty-first century, Londres et New York, Verso, 2007, chap. 11 : « States, markets, and capitalism, East and West ».
39 Wong R. B., China transformed, op. cit. (n. 18), p. 148.
40 Lire par exemple, Xue Y., « A ′fertiliser revolution′ ? A critical response to Pomeranz’s theory of ′geographic luck′ », Modern China, vol. 33, 2007, p. 195-229.
41 Pour ces affirmations, cf. la note 54.
42 La raison pour laquelle Pomeranz prend l’exploitation coloniale pendant son industrialisation pour une rupture cruciale dans l’histoire de la Grande-Bretagne m’échappe. Voir, par exemple, Pomeranz K., op. cit. (n. 2), p. 7, note 10, et p. 13.
43 Pour une introduction générale, cf. Bonney R. (ed.), Economic systems and state finance, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; Bonney R. (ed.), The rise of the fiscal state in Europe, Oxford, Oxford University Press, 1999 ; Cavaciocchi S. (éd.), La fiscalità nell’economia europea secc. XIII-XVIII = Fiscal systems in the European economy from the 13th to the 18th centuries, Florence, LeMonier, 2008 ; Dincecco M., « Fiscal centralization, limited government, and public revenues in Europe, 1650-1913 », The Journal of Economic History, vol. 69, 2009, p. 48-103 ; Storrs C. (ed.), The fiscal-military state in eighteenth-century Europe. Essays in honour of P. G. M. Dickson, Farnham UK/Burlington US, Ashgate Publishing Limited, 2009, et Torres Sánchez R. (ed.), War, state and development. Fiscal-military states in the eighteenth century, Pamplona, Ediciones Universidad de Navarra, S. A., 2007. Pour comparer le niveau d’imposition dans plusieurs parties du monde, consulter mon « Governing growth. A comparative analysis of the role of the state in the rise of the West », Journal of World History, vol. 13, 2002, p. 67-138.
44 Il y a une énorme bibliographie sur l’histoire de la fiscalité britannique dont nous discutons ici. Je fais seulement référence à Martin Daunton, Trusting Leviathan : the politics of taxation in Britain, 1799-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, et aux articles de O’Brien, Hoppit, Capie, Daunton et Peden, in Winch D. et O’Brien P. K. (eds), The political economy of British historical experience, 1688-1914, Oxford, The British Academy, 2002.
45 Pour plus de renseignements sur les dettes de la plupart des gouvernements européens et sur la position originale de la Grande-Bretagne à ce sujet, voir, par exemple, Ferguson N., The cash nexus. Money and the modern world, 1700-2000, Londres, Allen Lane/The Penguin Press, 2001, et Macdonald J., A free nation deep in debt. The financial roots of democracy, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2006.
46 Voir, par exemple, Davis L. E. et Huttenback R. A., Mammon and the pursuit of empire. The economics of British imperialism. Abridged Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 113 où ils mentionnent Sir Charles Adderley, un pourfendeur actif de la construction d’empire, qui, en 1860, affirma que la Grande Bretagne consacrait 4 millions de livres sterling à leur défense, quand les colonies en dépensaient moins de 40 000.
47 Cain P. J. et Hopkins A. G., British imperialism, op. cit. (n. 32), 3e partie. Cain et Hopkins utilisent cette expression au chapitre 9 en faisant référence à la seule Amérique du Sud. Mais je pense qu’on peut l’appliquer plus largement.
48 Davis L. et Huttenback R., Mammon and the pursuit of empire, op. cit. (n. 46), p. 35.
49 Mitchell B. R. et Deane P., Abstract of British historical statistics Cambridge, Cambridge University Press, 1962, p. 367-368.
50 Woodruff W., The impact of Western man. A study of Europe’s role in the world economy, 1750-1960, New York, Saint Martin’s Press, 1967, p. 154 et 156.
51 Pour plus d’informations, consulter Cain P. J. et Hopkins A. G., British imperialism, op. cit. (n. 32), 3e partie ; Davis L. et Huttenback R., Mammon and the pursuit of empire, op. cit. (n. 46), et Williamson J. G. et O’Rourke K. H., Globalization and history : the evolution of a nineteenth century Atlantic economy, Cambridge, MA et Londres, The MIT Press, 1999, chap. 11.
52 Lire par exemple Pomeranz K., op. cit. (n. 2), p. 7, 13, 24-25, 185-186, 188, 212-213, 264-265, 273, 296-297, pour trouver des références, britanniques et européennes, à la contrainte, l’exploitation et le commerce inégal lorsqu’il s’agit de relations avec la périphérie. Bien entendu, l’usage de la force se rencontrait aussi dans les périphéries, mais plusieurs autres pays auraient pu profiter tout autant des hectares fantômes disponibles dans le monde que les Britanniques. Si ceux-ci en ont mieux tiré parti, c’est parce qu’ils avaient davantage investi.
53 Lire Davis L., Huttenback R., Mammon and the pursuit of empire, op. cit. (n. 46).
54 Voir quelques allusions à la contingence et à la chance géographique dans Pomeranz K., op. cit. (n. 2), avec ses références aux « conjonctures mondiales fortuites », « la bonne fortune géographique », « les accidents géographiques », « les accidents décisifs de la géographie et leur juxtaposition » et « les aubaines nombreuses » dans le texte de couverture et aux pages 12, 16, 68 et 241. Marks R. B., The origins of the modern world, op. cit. (n. 12), où, p. 118, il résume son explication de la montée de la Grande-Bretagne comme suit : « En vérité, les fabricants et inventeurs britanniques ont relevé le défi auquel ils étaient confrontés, en particulier ce qui concerne l’extraction houillère et le développement de la machine à vapeur. Mais il n’y a aucune raison de penser que les Chinois ou les Indiens (ou d’autres peuples dotés d’économies avancées d’ancien régime, comme les Japonais, par exemple), n’auraient pas été en mesure de résoudre ces problèmes de façon analogue. Ils n’avaient tout bonnement pas de colonies ou de charbon » ; Hobson J. M., The Eastern origins of Western civilization, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 313-316. Pour Hobson, « contingence » équivaut à « accident fortuit », p. 313 ; Rosaire Langlois affirme pour sa part que « les Européens n’avaient pas simplement de la chance ; ils l’ont eue à profusion », cf. son « The closing of the sociological mind », Canadian Journal of Sociology/Cahiers Canadiens de Sociologie, vol. 33, 2008, p. 134-148, p. 141. Pour une analyse très sensée, équilibrée et bien informée de cet aspect, voir Knöbl W., Die Kontingenz der Moderne. Wege in Europa, Asien und Amerika, Frankfort et New York, Campus, 2007.
55 Morris I., Why the West rules, op. cit. (n. 5), p. 29-30, 331, 421, 429, 497, 557, 560, 565, et 619.
56 Morris I., Why the West rules, op. cit. (n. 5), p. 346 et 427.
57 Morris I., Why the West rules, op. cit. (n. 5), p. 420, 476, 506, 568, 570, 595, et 611.
58 J’ai trouvé cette citation dans Davis L. et Huttenback R., Mammon and the pursuit of empire, op. cit. (n. 46), p. 33.
59 Voir, par exemple, Goldstone J., Why Europe, op. cit. (n. 12), p. 67.
60 Je m’en rapporte aux nombreuses publications de Moses Abramowitz sur la croissance économique ; Helpman E., The mystery of economic growth, Cambridge Massachusetts/Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2004, et Olson M., « Big bills left on the sidewalk : why some nations are rich and others poor », Journal of Economic Perspectives, vol. 10, no 2, 1996, p. 3-24.
61 Cf. Bowen H. V., « British exports of raw cotton from India to China », in Riello G. et Roy T. (eds), avec la collaboration de Om Prakash et Kaoru Sugihara, How India clothed the world. The world of South Asian textiles, 1500-1850, Leyde/Boston, Brill, 2009, p. 115-137, p. 115-116, p. 127, pour une vue générale du commerce du coton entre l’Inde et la Chine pendant la période 1785-1833, s’appuyant sur des renseignements fournis par Hosea Ballou Morse. Voir aussi Parthasarathi P., « Review article : the Great Divergence », Past and Present, vol. 177, 2002, p. 275-293, p. 283-284.
62 Hugill P. J., World trade since 1431. Geography, technology and capitalism, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1993, p. 74-75.
63 Potter J., « The British timber duties, 1815-60 », Economica, vol. 22, no 86, New Series, May 1955, p. 122-136.
64 Pour une analyse de la question : dans quelle mesure les Californiens peuvent-ils aborder le cas japonais ?, cf. Gruber C., At the edges of the Pacific : what the California School means for Japan, Master Thesis for the Master of Global Studies, université de Vienne, non publié mais qu’on peut télécharger sur demande.
65 Voir, par exemple Mokyr J., The enlightened economy. An economic history of Britain 1700-1850, New Haven/Londres, Yale University Press, 2009, et Cohen F., How modern science came into the world : four civilizations, one 17th-century breakthrough, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011.
66 Wong R. B., China transformed, op. cit. (n. 18).
67 Rowe W., China’s last empire. The great Qing, Cambridge, MA/Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2009, p. 149-150.
68 Pour la bibliographie, cf. les notes 43 et 44.
69 Pour des données concrètes et des calculs, je dois citer mon livre à paraître, A world of surprising differences. State and economy in early modern Western Europe and China. Un long développement n’a pas sa place ici.
70 Cf. Macdonald J., A free nation deep in debt, op. cit. (n. 45), p. 355.
71 Les citer en détail – comme on devrait le faire – dans le cadre de cet article prendrait trop de place. Ils proviennent de mon livre à paraître, Vries P., A world of surprising differences.
72 La plus grosse partie de la dette publique de la Grande-Bretagne était détenue par ses habitants.
73 Pour une récente analyse dans laquelle, enfin, suis-je tenté de dire, des économistes sont prêts à reconnaître le lien très étroit entre le pouvoir et la richesse, ou comme les mercantilistes l’auraient dit « l’abondance », lire Findlay R. et O’Rourke K., Power and plenty. Trade, war and the world economy in the second millennium, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2007.
74 Je mentionne dans l’ordre alphabétique Ashworth W., Customs and excise. Trade, production and consumption in England, 1640-1845, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; Magnusson L. (ed.), Mercantilist theory and practice ; the history of British mercantilism, Londres, Pickering and Chatto Ltd, 2008 ; Morgan K., « Mercantilism and the British Empire, 1688-1815 », in Winch D. et O’Brien P. K., The political economy of British historical experience, op. cit. (n. 44), p. 165-192 ; O’Brien P. K., « Mercantilism and imperialism in the rise and decline of the Dutch and British economies 1585-1815 », De Economist, vol. 148, 2000, p. 469-501, et Ormrod D., The rise of commercial empires. England and the Netherlands in the age of mercantilism, 1650-1770, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
75 Sur l’interprétation « paternalisme agraire » du rôle de l’État Qing dans la vie économique, je me réfère, dans l’ordre chronologique à Susan Mann, Local merchants and the Chinese bureaucracy, 1750-1950, Stanford, Stanford University Press, 1987 ; Will P.-E. et Wong R. B., avec James Lee, Nourish the people. The state civilian granary system in China, 1650-1850, Ann Arbor, The Center for Chinese Studies of the University of Michigan, 1990 ; Leonard J. K. et Watt J. R. (eds), To achieve security and wealth. The Qing imperial state and the economy, 1644-1911, Ithaca, New York, Cornell University of East Asia Program, 1992 ; Will P.-E., « Chine moderne et sinologie », et « Développement quantitatif et développement qualitatif en Chine à la fin de l’époque impériale », Annales. E. S. C., vol. 49, no 1, 1994, p. 7-26 et vol. 49, no 4, 1994, p. 863-902 ; Dunstan H., Conflicting counsels to confuse the age. A documentary study of political economy in Qing China, 1644-1840, Ann Arbor, The Center for Chinese Studies of the University of Michigan, 1996 ; Wong R. B., China transformed, op. cit. (n. 18) ; Deng G., The premodern Chinese economy. Structural equilibrium and capitalist sterility, Londres et New York, Routledge, 1999 ; Wong R. B., « The political economy of agrarian empires and its modern legacies », in Brook T. et Blue G., China and historical capitalism, op. cit. (n. 8), p. 210-245 ; Antony R. J. et Leonard J. K. (eds), Dragons, tigers, and dogs. Qing crisis management and the boundaries of state power in late imperial China, Ithaca, New York, Cornell University East Asia Program, 2001 ; Wong R. B., « The search for European differences and domination in the early modern world : a view from Asia », The American Historical Review, vol. 107, 2002, p. 447-469 ; Gerlach C., Wu-wei in Europe. A study of Eurasian economic thought, London School of Economics, Department of Economic History, Working Paper no 12/05, 2005, et Dunstan H., State and merchant. Political economy and political process in 1740s China, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2006.
76 Quelques ouvrages éclairants à partir de la perspective d’un historien et d’un économiste : Ashworth W., Customs and Excise, op. cit. (n. 74) ; Bremmer I., The end of the free market. Who wins the war between states and corporations, Londres, Penguin Books, 2010 ; Chang H.-J., Kicking away the ladder. Development strategy in historical perspective, Londres, Anthem Press, 2002, et ses publications plus tardives sur l’économie du développement ; Findlay R. et O’Rourke K., Power and plenty ; Nye J. V. C., War, wine, and Taxes. The political economy of Anglo-French trade, 1689-1900, Princeton et Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Ormrod D., Rise of commercial empires, op. cit. (n. 74) ; Reinert E. S., How rich countries got rich… and why poor countries stay poor, New York, Caroll and Graf Publishers, 2007 ; Weiss L. et Hobson J. M., States and economic development. A comparative historical analysis, Cambridge Massachusetts, Polity Press, 1995 ; voir aussi la littérature mentionnée aux notes 43 et 44, ainsi que les nombreuses publications sur le prétendu « État développementiste ». Voir aussi Wikipédia, version anglaise.
Auteur
Professeur d’histoire économique, université de Vienne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015