Repenser le changement économique de longue durée : la Chine, l’Europe et l’histoire comparée1
p. 293-310
Texte intégral
1Paru il y a dix ans, mon livre The Great Divergence2 avançait des propositions controversées sur l’histoire économique globale comparée de la période de la révolution industrielle britannique et de celle qui l'a précédée. La question centrale soulevée par l’ouvrage était que, avant son industrialisation, l’Europe était moins exceptionnelle sur le plan économique qu’on ne l’a souvent prétendu car les performances de ses régions les plus avancées étaient plus ou moins équivalentes à celles des régions les plus développées d’Asie orientale. Prises dans leur ensemble, ses performances économiques n’étaient pas si différentes de celles que l’on constatait en Chine. Le second point, lié à la question précédente, était que, compte tenu de ces ressemblances, l’industrialisation européenne ne peut être considérée comme inéluctable ni s’expliquer complètement par des facteurs endogènes. Certains travaux ultérieurs ont conforté ces analyses, alors que d’autres les modifiaient ou même les remettaient en question.
2Dans une première partie de mon exposé, je reviens sur la thèse centrale du livre en tenant compte du contexte historiographique dans lequel il s’inscrivait. Dans la seconde, j’examine les arguments avancés par des chercheurs européens et nord-américains3.
I. La thèse du livre dans son contexte original
3Depuis les années 1960, les historiens économistes européens se sont détournés de la problématique de l’industrialisation comme étant un big bang venu de Grande-Bretagne. Ils l’ont réinsérée dans une histoire longue de marchés à croissance lente, de division du travail, de multiples innovations de faible portée et d’accumulation de profits médiocres4. Une telle croissance par étapes, découlant du marché, fut certainement décisive, mais elle n’a pas suffi à différencier l’Europe de l’Asie orientale. Une dynamique de type smithien y a fonctionné, mais elle n’a pas bouleversé les données de base. En fin de compte, des régions très développées se sont trouvées partout confrontées à des ressources limitées, en partie parce que le développement des échanges commerciaux et la proto-industrialisation ont accéléré la croissance démographique. La plus grande partie de la nourriture, de l’énergie, des fibres textiles et des matériaux de construction étaient encore des produits de la terre. Après tout, en Flandre et même en Hollande, la proto-industrialisation a abouti à des performances plus proches de celles du delta du Yangzijiang (connu aussi sous le nom de Jiangnan) en Chine ou de la région japonaise du Kinai (Kyoto-Osaka) que de celles de l’Angleterre du XIXe siècle. En l’occurrence, des réseaux commerciaux étendus, une diversification économique croissante et des niveaux de vie relativement élevés, malgré une croissance démographique sensible. Il n’y eut pas de transition intrinsèque vers un monde plus consommateur d’énergie, ni d’évolution technique rapide et continue, ni de croissance durable du revenu par habitant. Récemment, Jack Goldstone a souligné de façon convaincante ce que ces poussées de croissance – qu’il appelle des « efflorescences » – avaient en commun et comment elles se distinguaient toutes de la croissance contemporaine5. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, malgré la plus grande insistance que l’on met sur des trajectoires de croissance graduelle de longue durée, la révolution industrielle reste, en fin de compte, une rupture en attente d’une explication. La raison en est qu’il est aussi facile d’envisager l’Europe comme une « Chine manquée » que l’inverse, ou bien l’Angleterre comme une « Flandre manquée ». Afin de surmonter ces contraintes communes, la Grande-Bretagne, je le maintiens, n’avait pas seulement besoin d’institutions et de techniques, mais également de charbon, du Nouveau monde et de la conjonction de plusieurs éléments favorables.
4Mais avant de s’interroger de manière plus approfondie sur la manière dont les comparaisons multirégionales pourraient éclairer ce mélange de continuité et de rupture, il faut délimiter les unités à comparer. L’historiographie actuelle, comme beaucoup de nos données, s’organise en fonction des frontières politiques du XXe siècle. Mais les prendre comme allant de soi fausserait gravement l’analyse. Parce qu’elles sont constituées de grandes régions très différenciées mais ayant des liens entre elles, la Chine et l’Europe peuvent faire l’objet de comparaisons pertinentes. Le Jiangnan et l’Angleterre sont analogues car ce sont les régions les plus actives dans le commerce et les plus prospères à l’intérieur de chacun de ces deux vastes ensembles. À l’inverse, il en irait de même du Hunan et de la Pologne, des régions relativement pauvres et exportatrices de céréales. (Afin d’écarter l’objection que l’Angleterre est un pays et le Jiangnan une simple région, rappelons que ce dernier comptait à peu près 31 millions d’habitants en 1770, soit plus que tout pays européen, hormis la Russie)6. Cependant, une comparaison entre la Chine et l’Angleterre soulève un grand nombre de problèmes : les différences de taille, les degrés de diversité régionale, et ainsi de suite, sont tout bonnement trop considérables.
5Dans une vigoureuse synthèse de l’approche gradualiste, Jan de Vries a enraciné la révolution industrielle dans une « révolution industrieuse » plus vaste qu’il utilise pour faciliter la résolution d’un paradoxe7. Entre 1430 et 1550, le pouvoir d’achat réel des salaires journaliers chuta brutalement en Europe. Alors que les salaires se remirent à augmenter dans quelques villes anglaises et néerlandaises, ailleurs, ils stagnèrent voire déclinèrent. Même en Angleterre et aux Pays-Bas, ils n’ont dépassé les niveaux de 1430 qu’après 18258. Et si, en se concentrant sur les biens de première nécessité, on divise les salaires par les prix des céréales, la situation semble encore pire.
6Mais si, à l’ère moderne, des salaires réels en baisse ne semblent pas suggérer de grands progrès économiques, d’autres indicateurs le font : aux XVIe-XVIIIe siècles, les inventaires après décès, par exemple, montrent que des gens du commun dans certaines parties de l’Europe du Nord-Ouest étaient en train d’acquérir davantage de biens. À la différence de leurs salaires, la valeur de leurs biens n’était probablement pas plus basse au XVIe qu’au XVe siècle. Selon De Vries, les biens personnels pouvaient s’accroître sans que les salaires en fassent autant, parce qu’on passait plus de temps par an à travailler pour le marché, ce qui générait de l’argent disponible pour l’acquisition de nouveaux biens et aussi des quantités inchangées de pain alors que celui-ci était de plus en plus coûteux. Il se peut que les gens aient eu moins de loisirs et il est sûr qu’ils consacraient moins de temps à fabriquer des objets domestiques. Autrement dit, ils se spécialisaient davantage et achetaient d’autres choses, ce qui, pour utiliser une expression moderne, leur faisait « gagner du temps » dans les tâches domestiques.
7Un phénomène semblable eut lieu en Chine, et peut-être ailleurs. Les salaires journaliers réels calculés sur la base du prix riz chutèrent surtout après 11009, mais vers 1750, les revenus des agriculteurs et des producteurs textiles du delta du Yangzi se comparaient favorablement à ceux de l’Angleterre. Dans l’agriculture, une parité approximative a duré jusqu’aux années 182010. Les preuves très lacunaires dont on dispose suggèrent que les rations alimentaires se sont maintenues au niveau de celles de l’Europe11. En gros, une concordance nutritive se lit dans l’espérance de vie en Chine, qui était proche, jusque vers 180012, de celle de l’Angleterre (supérieure donc à la presque totalité de l’Europe) et, de façon indirecte, dans les taux de natalité. À l’opposé des mythes, entre 1500 et 1850, les taux de natalité chinois semblent ne pas avoir été supérieurs aux taux européens, alors que la population s’accrut un peu plus vite13, ce qui laisse penser que les taux de mortalité chinois n’étaient pas plus élevés, voire un peu plus bas, que les taux européens.
8Néanmoins, la preuve probable d’une consommation accrue de produits « non indispensables » par des Chinois moyens entre 1500 environ et 1750, se révèle d’un plus grand intérêt : c’est ce que montrent les récits de voyageurs, les plaintes formulées par les élites sur la consommation populaire et d’autres sources. Pour les biens dont j’ai pu évaluer la valeur aux alentours de 1750, la Chine se situe au même niveau que l’Europe, et le Jiangnan à celui de l’Angleterre14.
9Mais, bien entendu, ce mouvement parallèle n’a pas duré. Entre 1750 et 1900, la production, la consommation et la spécialisation ont toutes connu une très forte augmentation en Europe, surtout après 1815, alors qu’en Chine, la consommation par habitant de produits non-céréaliers a en réalité décliné. En 1900, les chiffres pour le coton et le sucre étaient inférieurs à mes estimations les plus prudentes pour 175015.
10Pour l’essentiel, la différence tient à l’environnement, mais pas dans le sens où la pression démographique suscitait des tensions plus graves dans les régions les plus peuplées de Chine qu’en Europe. Le livre reconstruit les flux probables d’azote induits par l’agriculture sèche dans les régions de la Chine du Nord et en Angleterre aux environs de 1800, et ceux-ci ne montrent pas un appauvrissement du sol plus grave en Chine. De plus, cette comparaison est biaisée en faveur de l’Europe. Afin de comparer deux régions productrices de blé et non irriguées, on confronte finalement l’agriculture la plus avancée d’Europe qui pratique des assolements améliorés et utilise beaucoup d’animaux de trait et celle d’une partie de la Chine relativement arriérée et sinistrée au plan écologique. Si, à la place, j’avais mis en parallèle les flux d’azote d’une quelconque région européenne avec ceux des rizières irriguées faisant un usage intensif des engrais comme on en trouve dans de nombreuses régions du sud de la Chine, la balance aurait nettement penché du côté chinois16.
11En ce qui concerne la déforestation, et en dépit d’une population bien plus faible, les données ne font pas apparaître un avantage décisif en faveur de l’Europe occidentale vers 1750. Les Chinois utilisaient la terre et l’énergie de façon très efficace, et faisaient même mieux à certains égards que les Européens pour assurer des approvisionnements suffisants en nourriture et en bois de construction. Soulignons que la couverture forestière et l’offre énergétique par tête (toutes sources confondues) ont, semble-t-il, diminué moins rapidement17. On a trop peu remarqué une caractéristique de la percée de l’Europe occidentale, à savoir que quelques variables écologiques importantes se sont stabilisées au XIXe siècle, en dépit d’une croissance sans précédent de la population et de la consommation par habitant. La croissance beaucoup plus faible de l’ère moderne avait accru les tensions environnementales de façon préoccupante18. Des indices archéologiques montrent une grave dégradation des sols au XVIIIe siècle dans certaines régions de France et d’Allemagne. Ce qui confirme le constat de rendements stationnaires ou déclinants. Les forêts se réduisaient de façon spectaculaire et les tempêtes de sable devenaient plus fréquentes19. Il faut assurément se demander pourquoi la situation se stabilisa au moment même où la demande en produits bruts s’élevait à un rythme jusque-là inconnu.
12Un des facteurs déterminants fut la conversion dans certaines régions aux sources d’énergie extraites du sous-sol : en premier lieu, le charbon anglais qui fut inséparable de l’histoire de la machine à vapeur. Vers 1700, l’Angleterre souffrait de déforestation à un point extrême, mais elle avait à sa disposition un combustible extrêmement bon marché : une grande quantité de charbon à faible profondeur et à proximité des voies d’eau. Mais les ressources exploitables sans puits profonds étaient limitées. En creuser entraînait aussitôt une montée en flèche des besoins en pompes pour évacuer l’eau. Michael Flinn a estimé que, sans machines à vapeur, la production houillère anglaise n’aurait guère pu dépasser les niveaux de 1730, ce qui aurait entravé également le développement de la sidérurgie et d’autres secteurs20. Mais les machines à vapeur ont fait sauter ce goulot d’étranglement. Inversement, le pompage créa les conditions idéales pour l’utilisation et l’amélioration d’une machine volumineuse et très peu efficace à ses débuts. Les premières machines à vapeur transformaient seulement 1 % de l’énergie utilisée en mouvement ; ainsi donc, elles ne se justifiaient que là où l’énergie était bon marché et où d’autres procédés étaient trop onéreux ou simplement impraticables. Aussi, jusqu’en 1800, 80 % des machines à vapeur étaient installées sur des puits de mines, surtout de charbon, où le combustible ne coûtait pratiquement rien. Mais, l’utilisation régulière de la machine à vapeur justifia son amélioration et son perfectionnement, ce qui donna naissance à une machine qui bouleversa un grand nombre de procédés de fabrication21.
13Il ne fait pas de doute que la machine à vapeur et les révolutions de l’énergie fossile appartiennent à l’histoire de l’innovation technique, mais leur synergie fait partie d’une histoire où le rôle de la chance n’est pas moindre. Celui-ci devient encore plus clair lorsque l’on considère que les gisements houillers chinois étaient tout bonnement trop enclavés et éloignés des centres économiques pour être rentables avant la mise en service des chemins de fer. Étant surtout localisées dans le nord-ouest aride, les mines pâtirent davantage des coups de grisou que des inondations. Ce problème fut résolu mais sans qu’apparaissent des techniques globales à grande échelle. Du reste, les mines étaient si éloignées des concentrations d’artisans qualifiés qu’elles ne pouvaient tirer parti des modifications techniques. Au contraire, le delta du Yangzijiang qui, comme le Grand Londres, souffrait de déforestation mais était relativement prospère et bénéficiait d’une grande concentration d’artisans qualifiés, manquait cruellement de toutes sortes de ressources énergétiques – charbon, bois, énergie hydraulique – ainsi que de minerais. Une industrie lourde ne s’y développa pas vraiment22.
14Les pressions exercées sur les terres de l’Europe du Nord-Ouest – un goulot d’étranglement probable pour la croissance – ont été soulagées par l’extraction de charbon et, indirectement, par l’utilisation de terres dans les colonies qui, en permettant des importations croissantes de produits issus du sol, apportèrent une solution à ce problème. À mesure que la demande de produits alimentaires, de fibres textiles, de matériaux de construction et d’énergie (les quatre requis de Malthus) augmentait avec la croissance de la population, les centres économiques, où qu’ils aient été situés, devaient se procurer ces produits en faisant du commerce avec une périphérie demandeuse de produits manufacturés, textiles pour la plupart.
15Mais ce commerce se heurta à d’étroites limites. Dans une région telle que l’Europe orientale, handicapée par de multiples obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre et par le grand nombre de personnes vivant hors des circuits monétaires, la réaction à la demande étrangère fut limitée. En fait, vers 1650, le commerce baltique avait atteint un niveau étal et représentait une part infime du commerce chinois de denrées alimentaires à longue distance. Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, le commerce baltique reprit sa croissance23. Sur la longue durée, le commerce plus ouvert des régions avancées de la Chine avec l’intérieur du pays atteignit aussi ses limites. Grâce à des familles habitant les provinces intérieures et plus ou moins libres de disposer de leur propre main-d’œuvre, l’explosion des exportations et des échanges commerciaux stimula la croissance de la population au cours du XVIIIe siècle dans des régions telles que le nord de la Chine et la moyenne vallée du Yangzijiang. À mesure que les meilleures terres ont été occupées, une partie de la main-d’œuvre se reconvertit dans l’artisanat, ce qui diminua les excédents de matières premières destinées à l’exportation et la demande de textiles importés. Jusqu’alors le plus important, le commerce de denrées de base à longue distance stagna et périclita lorsque les périphéries se peuplèrent et virent l’artisanat se développer24.
16De plus, les termes de l’échange sont devenus brutalement défavorables aux manufactures, et par conséquent au Jiangnan. La même pièce de tissu permettait de se procurer moitié moins de riz en 1840 qu’en 1750 et la valeur du travail qu’elle contenait baissa encore plus25. Ce qui entrava le développement des régions centrales : entre 1770 et 1850, la population du delta du Yangzijiang resta stationnaire et la part de la main-d’œuvre non agricole chuta, semble-t-il. Du fait que le Jiangnan représentait une plus petite part de la population de la Chine, ses niveaux relativement élevés de consommation pesaient moins dans le total chinois, ce qui explique en partie le déclin apparent des estimations faites entre 1750 et 1900.
17Cependant, les Amériques constituaient une autre espèce de périphérie. La variole et d’autres catastrophes dépeuplèrent la région, et la plus grande partie de la main-d’œuvre fut remplacée par des esclaves achetés à l’étranger. De plus, les esclaves du Nouveau monde furent moins employés dans l’agriculture vivrière que les travailleurs d’Eurasie forcés de faire pousser des cultures d’exportation. Aussi, malgré leur pauvreté, ces esclaves constituaient-ils un marché non négligeable pour des tissus grossiers et d’autres produits bon marché. De sorte que la région englobant les Antilles, du Brésil jusqu’à ce qui forma ensuite le sud des États-Unis, devint la première périphérie de type moderne : des coûts élevés d’importation de biens d’équipement (en l’espèce, du capital humain capturé) et une assez grosse dépense en biens de consommation de masse, le tout payé par des exportations sans cesse croissantes de produits issus du sol.
18Au contraire, à la même époque, le delta du Yangzijiang se trouvait confronté à des problèmes liés à la substitution des importations dans plusieurs de ses provinces périphériques. On retrouve une situation similaire au Japon dans les régions avancées du Kinai et du Kanto qui n’ont pas connu de croissance démographique entre 1720 et 1820. Simultanément, d’autres régions ont vu leur population (d’origine han) augmenter et développèrent leur propre activité artisanale, alors que les monopoles étatiques s’effondraient, si bien que leurs excédents en riz diminuaient sensiblement, (en dépit du fait que l’équilibre écologique était mieux assuré dans les régions périphériques qu’en Chine26). Ainsi, les régions les plus avancées de l’Asie orientale ont pu pâtir de marchés très actifs au moment où les dotations en facteurs de production ne se différenciaient pas assez entre régions. Cela déboucha sur une dispersion croissante de la proto-industrie et une impasse écologique, au moment où l’Europe engrangeait les bénéfices des limites imposées aux marchés et de la politique de substitution des importations (telle que la main-d’œuvre servile et les monopoles coloniaux).
19En faisant du cas chinois un exemple ordinaire, on suppose du même coup qu’il était important de desserrer les contraintes liées à la terre, grâce simultanément à l’extraction minière et aux Amériques, pour déclencher la croissance en Grande-Bretagne et plus tard dans l’Europe du Nord-Ouest au sens large. Même en 1830, avant le boom nord-américain des exportations de céréales, de viande et de bois au milieu du siècle, et le décuplement de la consommation anglaise de sucre dans la seconde moitié du siècle, le remplacement des importations en provenance du Nouveau monde par des produits d’origine nationale aurait nécessité environ 9 300 000 hectares (surtout pour le coton importé). Ce chiffre dépasse, selon l’estimation d’E. A. Wrigley, les 6 000 000 d’hectares de forêts devenus inutiles aux alentours de 1815 du fait de la production de houille, quantité qui excède aussi la superficie des terres arables et des pâtures réunies27. Sans ces nouvelles ressources, les contraintes écologiques auraient probablement contrarié, sans toutefois l’arrêter, la croissance anglaise, de la même façon que le peuplement de l’intérieur de la China gêna le développement du delta du Yangzijiang.
20Au XIXe siècle, les problèmes écologiques de la Chine s’aggravèrent. Détail significatif, ceux-ci n’étaient pas particulièrement alarmants dans les régions centrales densément peuplées, mais l’étaient davantage dans des régions comme le Nord-Ouest dont les ressources en bois étaient surexploitées, dans d’autres régions nouvellement défrichées et dans les terres cotonnières de la Chine du Nord. Une baisse rapide du niveau de la nappe phréatique dans le Nord et l’Ouest semi-arides se produisit alors que la population de ces régions augmentait. À la fin du XVIIIe siècle, on dispose de nombreux témoignages soulignant la nécessité de creuser plus profondément les puits existants. Au siècle suivant, de nombreux lacs rétrécissent ou même disparaissent28.
21Le tableau essentiel que mon livre suggère est celui de centres européens et chinois partageant beaucoup de points communs, mais reliés à des périphéries de type très dissemblables. Les périphéries chinoises se peuplaient, se tournaient vers l’artisanat, se heurtaient à des contraintes écologiques et exportaient moins de produits de base. Les périphéries européennes étaient spatialement vastes, écologiquement diversifiées, et organisées institutionnellement de façon à stimuler une politique d’exportation continue. Ainsi le commerce avec le Nouveau monde façonné par la variole, l’esclavage et d’autres circonstances singulières, joua un rôle crucial, non pas en raison d’une rentabilité très élevée, comme le suggéraient les anciens modèles de la dépendance, mais parce que les colonies représentaient un genre spécifique de partenaire commercial. Ce commerce transatlantique permettait aux centres européens de transformer la main-d’œuvre et le capital en importations qui économisaient des terres, ce qu’un commerce diversifié mais confiné à un espace proche ne pouvait faire. Le Jiangnan et le Lingnan ont eu des difficultés à suivre cette voie.
II. Poursuivre la discussion
22Toutes ces propositions de fond et leurs nombreuses implications ont suscité de nombreuses réactions. Je n’en examinerai ici que quelques-unes. Certaines de mes idées ont été confirmées, d’autres moins. Schématiquement, je distinguerai les thèses descriptives et celles à caractère explicatif.
23Au plan descriptif, la force relative de l’agriculture dans la basse vallée du Yangzijiang a été confirmée de la façon la plus nette. Grâce à un ensemble de données chinoises rassemblées par différents chercheurs, Robert Allen a réussi à construire des modèles de fermes relativement typiques des Midlands anglais et du delta de Yangzijiang aux alentours de 1820. Il pense que, même à cette date tardive, la productivité par journée de travail dans le delta équivalait à environ 90 % de celle de l’Angleterre. Le revenu annuel net d’une famille de fermiers chinois, en admettant que la femme, cas très fréquent, travaillait à temps partiel à produire du tissu, dépassait en fait de peu celui d’un ouvrier agricole anglais et de sa femme employée dans le textile29. Une étude parallèle de Li Bozhong et de Jan Luiten Van Zanden, s’appuyant sur des données et une méthodologie différentes, estimait la productivité de la main-d’œuvre agricole du delta du Yangzijiang vers 1800 égale à celle de la Hollande, ce qui suppose qu’elle atteignait approximativement 94 % du niveau anglais30. Personne ne mettant en doute la supériorité de la productivité agricole du delta, sauf dans certaines régions du Japon, on pourrait penser que la productivité totale des facteurs y était extrêmement élevée. En fait, elle était probablement plus élevée dans ces régions que partout ailleurs dans le monde, sauf là encore probablement dans quelques régions du Japon, bien qu’à cette époque l’industrie et le commerce urbains aient absorbé des ouvriers sous-employés venus des campagnes à un rythme spectaculaire. Les performances agricoles du Jiangnan sont particulièrement frappantes lorsque l’on compare le niveau de productivité de la main-d’œuvre avec les estimations beaucoup plus basses d’Allen pour plusieurs pays européens, dont la plupart ont commencé à s’industrialiser de manière significative au cours du XIXe siècle31.
24Les propositions sur l’intégration des marchés agricoles résistent aussi à l’épreuve de la critique. Wolfgang Keller et Carol Shiue montrent que, dans une grande partie de la Chine, les prix des céréales évoluent de façon plus synchronisée que partout en Europe continentale avant la construction des voies ferrées32. Pour le moins, ces aspects montrent que ce que certains spécialistes désignent sous le terme de « fondamentalisme agraire » est probablement inexact dans la forme défendue par Brenner ou sous toute autre forme33. En l’occurrence, l’idée que le démarrage de l’industrialisation dépendrait directement de l’efficacité agricole, laquelle libérerait de la force de travail et des capitaux à d’autres fins que le travail de la terre et maintiendrait les prix des produits alimentaires et donc le coût de la main-d’œuvre à un faible niveau, n'est pas tenable.
25L’affirmation descriptive la plus centrale du livre, à savoir la parité des niveaux de vie et des revenus par habitant entre la Chine et l’Europe, l’Angleterre et le delta du Yangzijiang, n’a pas été aussi clairement validée sur le plan empirique que mes affirmations précédentes. J’étais trop flou sur la datation du phénomène. Dans quelques passages du livre, je suggère que l’affirmation se vérifie jusqu’en 1800, alors qu’ailleurs je dis qu’elle est probablement valable aux environs de 1750. Cela constitue une différence cruciale. La proposition est acceptable sans doute pour 1750, mais non pour 1800.
26Cependant, même limitée à 1750, la parité des niveaux de vie représente malgré tout une remise en question de taille. Les estimations, largement utilisées du PNB par habitant, que l’on doit à Angus Maddison laissent penser que la Chine prit du retard par rapport à l’Europe des siècles plus tôt34. En fait, Maddison n’avait guère de matière à sa disposition pour traiter de la Chine et avait tendance à combler les lacunes de la documentation avec des hypothèses sur la stagnation de l’économie chinoise. En général, ses estimations reposent trop sur des projections hasardeuses. Il calcule aussi la productivité du secteur agricole dominant en se basant sur la taille de la population urbaine ; dans ses calculs, le nombre de citadins ravitaillés est supposé mesurer le volume des excédents agricoles. Les estimations chiffrées de l’urbanisation en Chine utilisées par Maddison, acceptées à l’époque par consensus, étaient selon toute vraisemblance trop basses, notamment pour le delta du Yangzijiang35. Ce qui importe, c’est moins le nombre de citadins que le volume de population non agricole, indépendamment du lieu d’habitation, que l’agriculture peut nourrir. De l’avis général, une région telle que le delta comptait un nombre d’artisans ruraux anormalement élevé puisque, en particulier, la plupart des femmes ne travaillait pas dans les champs plus de quelques jours par an. Si, en oubliant les ruraux qui ne participent pas aux travaux des champs, on suppose que seuls les citadins tirent leur nourriture de l’agriculture, on sous-estime gravement la productivité agricole. D’après une estimation grossière datant de 2004, cette simple correction réduit à moins de 10 % l’écart calculé par Maddison entre la Chine et l’Europe, ou le Jiangnan et l’Angleterre36. Du reste, Debin Ma a calculé que l’avantage en revenu par habitant du Jiangnan par rapport à la Chine entière équivalait à peu près à celui de l’Angleterre par rapport à l’Europe entière37.
27Néanmoins, il paraît assez évident qu’un grand écart s’est creusé en 1800, surtout parce que les travailleurs non agricoles étaient en moyenne beaucoup plus productifs que la main-d’œuvre rurale en Angleterre/Europe, mais pas forcément en Chine/Jiangnan. Le nombre de personnes ne vivant pas de l’agriculture augmentait rapidement en Europe38. Là encore, on peut penser que l’explication de cet écart, quelle qu’elle soit, ne réside pas dans l’agriculture.
28Dans un domaine cependant – les salaires de la main-d’œuvre non qualifiée, tant urbaine que rurale – la divergence semble être apparue plus tôt. Sur ce point, la qualité des données laisse souvent à désirer, surtout du côté chinois, mais elles semblent indiquer qu’au milieu du XVIIIe siècle les salaires réels avaient bien reculé et rejoignaient ceux de Milan et même de Varsovie, lesquels représentaient seulement un peu plus du tiers des salaires londoniens39. À cette date, comme je viens de le montrer, d’autres indicateurs font toujours penser que le Jiangnan et les régions européennes les plus riches sont relativement proches. Apparemment, ces deux points sont difficiles à concilier, mais ils le sont moins si l’on regarde les structures de ces sociétés de plus près.
29En fait, un écart des salaires réels n’est pas antinomique avec une équivalence générale des niveaux de vie. En Chine, les travailleurs salariés constituaient une petite minorité : vraisemblablement moins de 10 % des adultes ruraux, même dans la basse vallée du Yangzijiang aux très bons réseaux commerciaux où l’on pourrait s’attendre à voir une nombreuse paysannerie sans terre. En revanche, à la fin du XVIIe siècle, au moins en Angleterre et en Hollande, les travailleurs salariés représentaient presque la moitié de la population active40. Et comme la plupart des fermiers du delta possédaient des droits étendus d’usufruit, ils gagnaient bien plus que les travailleurs non qualifiés – en gros trois fois plus selon les meilleures estimations que j’ai pu réunir. (De petits fermiers qui possédaient leurs terres empochaient certainement presque cinq fois plus qu’un ouvrier agricole)41. De sorte qu’une comparaison entre les salaires réels des travailleurs non qualifiés revient à comparer les revenus du bas de l’échelle dans le Jiangnan avec ceux du milieu de l’échelle dans le nord-ouest de l’Europe, ce qui réconcilie les estimations de salaires et de revenus. (Si les fermiers du Jiangnan gagnaient trois fois plus que les ouvriers agricoles, par exemple, leurs gains les situeraient un peu plus haut que ceux des ouvriers agricoles anglais, comme les estimations d’Allen pour 1820 le suggèrent).
30Cette différence entre salaires et revenus permet aussi de comprendre pourquoi les taux d’urbanisation dans le delta (et en Chine en général) étaient beaucoup plus bas que ce que les excédents agricoles permettaient de satisfaire. En l’absence de puissantes corporations, les salaires des travailleurs urbains non qualifiés n’étaient guère plus élevés qu’à la campagne, comme les données l’indiquent42, et ainsi bien inférieurs aux revenus des fermiers. Il en résulte que même un fermier travaillant sur une exploitation plus petite que la moyenne ou devant acquitter un fermage au-dessus de la moyenne n’avait aucune raison de migrer vers les villes. Tout ceci est confirmé par ce que nous savons. À partir de 1200, dans leur grande majorité, les émigrés chinois se dirigeaient vers la frontière plutôt que vers les villes, même si cela entraînait des déplacements vers des régions à revenus moyens plus faibles. Actuellement, je consacre une grande partie de mon travail à l’analyse des implications de ce schéma (et les institutions qui le sous-tendent) sur l’industrie rurale, le commerce intérieur, la formation de l’État, la politique fiscale et d’autres problèmes. Mais ceux-ci étant en grande partie internes à la Chine, je vais provisoirement les laisser de côté et revenir aux comparaisons et aux problèmes liés à leur explication.
31Les méthodes et niveaux de preuve sont beaucoup plus complexes ici et sujets à discussion, mais quelques éléments se dégagent. Mon approche personnelle met l’accent sur la rémission écologique grâce au charbon et au commerce avec l'outre-mer. Il va de soi néanmoins que l’on n’explique pas une grappe de nouvelles machines en soulignant tout simplement la disponibilité en sources d’énergie pour les faire fonctionner. Du reste, telle n’était pas mon intention. Mon objectif consistait plutôt à attirer l’attention sur des questions à mon sens sous-estimées jusque-là. Je n’ai pas non plus essayé de prouver que le Jiangnan, ou tout autre endroit, se serait industrialisé grâce à une localisation plus avantageuse des matières premières. Je pencherai plutôt pour l’idée que le cas du Jiangnan met en évidence une discontinuité : celle entre une économie agricole et commerciale dynamique, appuyée sur un grand nombre d’artisans et de marchés, et la croissance qui caractérise le monde contemporain qui est marquée par une autre forme de capital et fondée sur l’utilisation du charbon. Ainsi je n’ai pas de divergence avec ceux qui, à l’instar de Joel Mokyr, insistent sur la nature particulière de la science européenne, à partir du moment où ils n’affirment pas qu’elle fournit une explication exhaustive43. D’ailleurs, je ne vois pas de problème pour les stades ultérieurs de l’industrialisation. En ce qui concerne les débuts de la révolution industrielle, le rôle du bricolage était primordial, toujours selon moi, et celui de la science assez mince, comme des spécialistes l’ont soutenu par le passé44.
32Le récent ouvrage de Robert Allen insiste beaucoup sur le charbon, d’une façon fort différente mais tout fait compatible avec mes propres analyses. Allen pense qu’une combinaison inédite de salaires inhabituellement élevés et de coûts d’énergie fossile exceptionnellement bas permit de se lancer dans la recherche de nouvelles techniques en Grande-Bretagne. Il était aberrant d’en faire autant ailleurs (ou même d’adopter ces techniques inventées par d’autres) jusqu’à une date bien plus avancée45. Et si l’on inscrit la Chine dans le récit d’Allen, on perçoit bien combien ces mondes étaient différents. Dans une étude qui s’appuie sur quelques données de 1704, les salaires réels à Canton étaient encore proches de ceux de Londres, surtout parce que l’alimentation coûtait bien moins cher. Mais, comme à Londres, le charbon de bois, rapporté à la main-d’œuvre, coûtait 15 fois plus46. Je considère donc le livre d’Allen comme compatible avec ce que je pense, bien qu’il soulève plusieurs problèmes que je n’ai pas traités en détail.
33Si ce point de vue se vérifie, il fait naître deux nouvelles questions, que je vais aborder pour finir cette brève étude. D’abord, qu’en est-il d’autres formes de rémission écologique ? On a essayé plusieurs fois de répondre à cette question, mais l’une des tentatives que je trouve des plus frappantes, en partie parce que la méthodologie est très différente de la mienne, est une étude datant de 2006 faite par Kevin O’Rourke et Jeffrey Williamson qui examine le ratio entre les salaires et les fermages en Grande-Bretagne sur le long terme47. Avec beaucoup de logique, ils soutiennent qu’une augmentation durable de ce ratio marque une transition décisive entre un monde plus ou moins malthusien, où la croissance de la population aura tendance à dégrader ce ratio du point de vue de l’ouvrier, vers un monde moderne. Dans ce dernier, les augmentations régulières de la productivité du travail et de la production par habitant, combinées à une demande limitée de produits de la terre, en particulier le recul de la part de la nourriture dans la plupart des budgets des ménages, signifient que le ratio salaire/fermage évolue brusquement en sens inverse, ce qui améliore la situation du salarié dans la durée, malgré la hausse de la population. Quand et comment cette transition s’est-elle produite, se demandent ces deux auteurs ?
34En postulant un modèle dans lequel le commerce extérieur ne joue aucun rôle dans la fixation des prix de détail, O’Rourke et Williamson affirment que celui-ci prédit exactement le ratio effectif (qui généralement se dégrade) des salaires britanniques par rapport aux fermages en réponse aux tendances démographiques entre 1500 et 1730. À partir de 1730 environ, et de façon plus marquée après 1800, le modèle devient moins précis. Le ratio salaire/fermage continue de se dégrader, mais plus lentement que le modèle ne le laisserait supposer. Après 1840, le ratio commence à se redresser, en dépit d’un accroissement réel et plus soutenu de la population. Entre 1842 et 1936, il s’accroît de façon marquante de 394 % quand le modèle basé sur la population prédit qu’il aurait dû décroître de 54 %48. Ce renversement de tendance repose sur deux facteurs simples :
- Un accroissement de la productivité du travail sans équivalent dans l’histoire humaine, qui se reproduisit bientôt dans d’autres pays.
- Une hausse beaucoup plus modeste des prix de la terre que prévue par le modèle, parce que les produits étrangers issus de l’agriculture intensive concurrençaient les produits britanniques de façon croissante49.
35Les grandes lignes de ce tableau sont sans surprise, mais nous procure néanmoins des évaluations et une chronologie indicative proches de mes intuitions. Ce qui est frappant et est crucial pour ce que je cherche à montrer, c’est le poids que O’Rourke et Williamson attribuent à ces deux explications du renversement du ratio salaire/fermage. Ils proposent deux séries de simulations : l’une qui suppose que la productivité du travail reste stationnaire et l’autre que le commerce transatlantique (ce qui équivaut pour eux au commerce intercontinental en général) n’a eu aucune influence sur les prix britanniques. O’Rourke et Williamson concluent que ces deux facteurs ont eu une égale importance. Autrement dit, après 1840, tous les changements destinés à accroître la productivité que l’on rattache à la modernité (le changement technique, les transformations organisationnelles, la révolution des combustibles fossiles, une main-d’œuvre mieux formée et en meilleure santé, etc.) ont contribué tout autant que l’expansion du commerce transatlantique à détourner l’Angleterre d’une trajectoire malthusienne50. De plus, le modèle O’Rourke-Williamson fait abstraction des migrations transatlantiques qui ont manifestement beaucoup fait pour réduire la pression démographique51. Aussi, il semble bien plus probable que l’on sous-estime le poids relatif des relations intercontinentales, plutôt que le contraire.
36Si tout cela s’avère exact pour le renversement postérieur à 1842, il est difficile de croire que cela n’eut aucune influence sur l’évolution qui, en Angleterre, entre 1730 et 1842, conduisit à desserrer les contraintes malthusiennes. Le changement technique y était beaucoup plus lent et le poids de l’agriculture et de la forêt, où il était particulièrement ardu d’accroître la productivité, aurait pesé davantage à la fois sur le coût de la vie et la productivité du travail. Cela n’explique pas totalement comment le commerce transatlantique créa des opportunités dont l’Angleterre put tirer parti, ni pourquoi elles furent irremplaçables. Mais j’y vois la confirmation de leur importance considérable. Aussi un programme commun de recherche qui mettrait l’accent sur les relations entre les régions dominantes et leurs périphéries serait vraiment prometteur.
37Ce qui nous amène à nous poser une seconde question importante, mais à laquelle probablement on ne peut pas répondre. Que serait-il arrivé en l’absence ou bien d’énergies fossiles ou d’autres formes de rémission écologique ? Sans charbon, y aurait-il eu une percée industrielle ? Une économie relativement prospère et non mécanisée, comme, par exemple, les Pays-Bas au XVIIIe siècle, le Kinai ou le Jiangnan, aurait-elle pu se maintenir longtemps ? En fin de compte, l’Europe ne se dirigeait-elle pas, elle aussi, vers des tensions environnementales graves ? En l’absence d’aubaines écologiques importantes, des risques sérieux de crises environnementales et économiques se seraient manifestés, identiques à celles qui, au XIXe siècle, ont frappé certaines parties de la Chine. Toutefois, sur ce point, il y a des raisons de penser que j’ai probablement surestimé l’ampleur des tensions au XVIIIe siècle, et minoré la possibilité d’une rémission écologique en Europe, même sans changement radical des institutions (par exemple, à partir d’une reprise de la croissance du commerce dans la Baltique, comme Klas Rönnback l’a montré dans un tout récent article)52. Ainsi, ce que j’ai appelé un « monde de ressemblances surprenantes » a bien pu, dans ce sens, apparaître un peu moins ressemblant que ce que j’avais envisagé. Mais je pense que la thèse générale, à savoir que les ressemblances étaient plus nombreuses qu’on ne l’admet habituellement, était exacte. Nous aurons une meilleure compréhension des deux côtés de cette « grande divergence » en poursuivant les recherches pour identifier plus précisément les différences.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été traduit par Denis McKee, professeur agrégé d’histoire.
2 Pomeranz K., The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.
3 Je rends succinctement compte de quelques remarques faites en Asie orientale dans ma préface à l’édition française : Pomeranz K., Une grande divergence : La Chine, l’Europe, et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010, p. 7-30.
4 Quelques travaux importants : O’Brien P. et Keyder C., Economic Growth in Britain and France 1780-1914 : Two Paths to the Twentieth Century, Londres, George Allen and Unwin, 1978 ; voir aussi Crafts N. F. R., British Economic Growth During the Industrial Revolution, Oxford, Clarendon, 1985 ; Britnell R. H., The Commercialization of English Society, 1000-1500, New York, Cambridge University Press, 1993.
5 Goldstone J., « Efflorescences and Economic Growth in World History : Rethinking the ′Rise of the West′ and the Industrial Revolution », Journal of World History, vol. 13, no 2, automne 2002, p. 323-389, surtout les p. 339-358.
6 Données extraites de Liang F., Zhongguo lidai hukou tianfu tongji, Shanghai, 1980, p. 273-279 ; définition de la région d’après Wang Y.-C., « Food Supply and Grain prices in the Yangtze Delta in the Eighteenth Century », in Institute of Economics, Academia Sinica, The Second Conference on Modern Chinese Economic History, vol. II, Taipei, Academia Sinica, 1989, p. 423-462.
7 Vries J. (de), « The Industrial Revolution and the Industrious Revolution », Journal of Economic History, vol. 54, no 2, juin 1994, p. 249-270, et The Industrious Revolution : Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
8 Allen R., The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 39-40.
9 Chao K. (Zhao G.), « Zhongguo lishishang gongzi shuiping de bianqian », Zhonghua wenhua fuxing yuekan, vol. 16, no 9, septembre 1983, p. 57. Il reste quelques problèmes avec la façon dont Zhao construit son raisonnement. Le plus notable est qu’il recense seulement des salaires en espèces, laissant de côté ce qui était souvent un supplément important en nature, mais la tendance est néanmoins probablement exacte.
10 Allen R., « Agricultural Productivity and Rural Incomes in England and the Yangtze Delta, ca. 1620-1820 », Economic History Review, vol. 62, no 3, août 2009, p. 542 et p. 544-548.
11 Pomeranz K., The Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 38-39. Voir aussi Pan M.-T., « Who Was Worse Off ? », Working paper d’un article présenté à la réunion des historiens chinois aux États-Unis (non publié), p. 10-11 ; Marks R., « Rice Prices, Food Supply, and Market Structure in 18th Century China », Late Imperial China, vol. 12, no 2, décembre 1991, p. 77-78 ; Clark G., Huberman M. et Lindert P. H., « A British Food Puzzle, 1770-1850 », Economic History Review, vol. 48, no 1, 1995, p. 223-226 ; Pan M.-T., « Rural Credit Market and the Peasant Economy (1600-1949) – The State, Elite, Peasant, and Usury », Thèse de doctorat, université de Californie, Irvine, 1994, p. 327, pour quelques chiffres clés. Pour certains chiffres français, qui sont bien pires, voir Aymard M., « Toward the History of Nutrition : Some Methodological Remarks », in Forster R. et Ranum O. (eds), Food and Drink in History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1979, p. 6-7.
12 Comparer Lavely W. et Wong R. B., « Revising the Malthusian Narrative : The comparative Study of Population dynamics in late Imperial China », Journal of Asian Studies, vol. 57, no 3, août 1998, p. 714-748, surtout le tableau II et le graphique III, et Lee J. et Campbell C., Fate and Fortune in Rural China : Social Organization and Population Behavior in Liaoning 1774-1873, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 79 avec Wrigley E. A. et Schofield R., The Population History of England, 1540-1871, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 230, 708-713. Voir aussi Razzell P., « The Growth of Population in Eighteenth Century England : A critical Reappraisal », Journal of Economic History, vol. 53, no 4, décembre, 1993, p. 757-763 qui suggère que ces chiffres sont trop élevés ; l’ajustement proposé par Razzell pour la seule mortalité infantile abaisserait l’espérance de vie à la naissance de 37 ans à une moyenne comprise entre 31,6 et 34 ans. Pour des exemples européens, voir Knodel J., Demographic Behavior in the Past, Princeton NJ, Princeton University Press, 1988, p. 68-69, et Blayo Y., « La mortalité en France de 1740 à 1829 », Population, novembre-décembre 1975 p. 138-139 (il montre une espérance de vie plus faible en France).
13 Li Z., « Zhongguo lishi renkuo zhidu : Qingdai xingwei ji qi yiyi », in Li Z. et Guo S. (éds), Qingdai huangzu renkou xingwei de shehui huanjing, Beijing, Beijing daxue chubanshe, 1994, p. 3 ; Li B., « Kongzhi zengchamg yi bao fuyu – Qingdai qian, zhongqi Jiangnan de renkou xingwei », Xin shixue, vol. 5, no 3, septembre 1994, p. 32-34 ; comparer McEvedy C. et Jones R. (eds), Atlas of World Population History, New York, Penguin, 1978, p. 28-29.
14 Pomeranz K., Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 116-127, 136-152 ; Pomeranz K., « Standards of Living in 18th Century China : Regional Differences, Temporal Trends, and Incomplete Evidence », in Allen R., Bengtsson T. et Dribe M. (eds), Standards of Living and Mortality in Pre-Industrial Times, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 23-54.
15 Voir, par exemple, l’estimation d’environ un kilo de sucre consommé par habitant dans les années 1930, cité par Daniels, « Agro-Industries », Section 42a, p. 85. Chang C.-L., The Income of the Chinese Gentry, Seattle, University of Washington Press, 1955, p. 303, cite une estimation de consommation de thé de 600 grammes dans les années 1930, ce qui serait beaucoup plus élevé que mon estimation pour 1840. Mais celle-ci est certainement sous-estimée, parce qu’elle comprend seulement le thé qui entrait dans le commerce au long cours et qui acquittait des taxes douanières.
16 Pomeranz K., Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 225-227 et p. 303-306.
17 Ibid., p. 226-236, p. 307-312.
18 Ibid., p. 239-241, p. 224-225.
19 Ibid., p. 221-224.
20 Flinn M. W., The History of the British Coal Industry. Volume 2. 1790-1830 : The Industrial Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 114.
21 Allen R. C., The British Industrial Revolution, op. cit. (n. 8), développe un raisonnement similaire, bien qu’il se concentre sur le faible coût de l’énergie et les coûts salariaux élevés dans l’économie britannique en général, plutôt que sur le faible coût de l’énergie et le manque de choix réaliste fondé sur le travail humain et animal dans les puits de mines en particulier. Donc, les arguments sont ainsi largement compatibles.
22 Li B., Jiangnan de zaoqi gongyehua, Beijing, shehui kexue wenxian chubanshe, 2000, p. 272-342, p. 455-514.
23 Pach Z. S. P., « The East-Central European Aspect of the Overseas Discoveries and Colonization », in Pohl H., (ed.), The European Discovery of the World and its Economic Effects in Pre-Industrial Society, 1500-1800, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1990, p. 186-188 et 190. Mais voir aussi Rönnback K., « New and Old Peripheries : Britain, the Baltic, and the Americas in the Great Divergence », Journal of Global History, vol. 5, no 3, novembre 2010, p. 373-394 pour une analyse qui insiste sur la disparition des goulots à la fin du XVIIIe siècle.
24 Pomeranz K., The Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 243-251 ; Li B., Agricultural Development in Jiangnan, 1620-1850, New York, St. Martin’s Press, 1998, p. 108.
25 Pomeranz K., The Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 290-292, 323-326.
26 Pomeranz K., Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 251-253. Pour une comparaison intéressante des réactions japonaise, chinoise, française et britannique à la déforestation, voir Saito O., « Forest History and the Great Divergence : China, Japan, and the West Compared », Journal of Global History, vol. 4, no 3, novembre 2009, p. 379-404.
27 Pomeranz K., Great Divergence, op. cit. (n. 2), p. 274-281, 313-315.
28 Ibid., p. 236-42.
29 Allen R. C., « Agricultural Productivity and Rural Incomes », op. cit. (n. 10), p. 532-534, 544-548.
30 Li B. et Van Zanden J. L., « Before the Great Divergence ? Comparing the Yangzin Delta and the Netherlands at the Beginning of the Nineteenth Century », CEPR Discussion Papers, 8023.
31 Allen R., « Economic Structure and Agricultural Productivity in Europe, 1300-1800 », European Review of Economic History, vol. 4, no 1, avril 2000, p. 20.
32 Keller W. et Shiue C., « Markets in China and Europe on the Eve of the Industrial Revolution », NBER Working paper #10778, septembre 2004.
33 Par exemple, Brenner R., « Agrarian Class Structure and Economic Development », in Aston T. H. et Philpin C. H. E., (eds), The Brenner Debate : Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 10-63 ; Overton M., Agricultural Revolution in England : The Transformation of the Agrarian Economy 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
34 Maddison A., The World Economy : a Millennial Perspective, Paris, OECD, 2001, p. 42, suggère que l’Europe occidentale dépassa la Chine vers 1300.
35 Pour une étude détaillée des estimations sur le Jiangnan, cf. Xue Y., Agrarian Urbanization : Social and Economic Changes in Jiangnan from the Eight to the Nineteenth Century, Thèse de doctorat, université de Yale, 2006, p. 432-470.
36 Van Zanden J. L., « Estimating Early Modern Economic Growth », Working paper, International Institute of Social History, université d’Utrecht, 2004, disponible en ligne sur : <http://www.iisg.nl/research/jvz-estimating.pdf>, téléchargé le 17 décembre 2007, p. 22-23.
37 Ma D., « Modern Economic Growth in the Lower Yangzi in 1911-1937 : a Quantitative, Historical, and Institutional Analysis », Discussion paper 2004-06-02, Tokyo, Foundation for Advanced Studies on International Development, p. 6.
38 Li B. et Van Zanden J. L., « Before the Great Divergence ?... », op. cit. (n. 30).
39 Allen R., Bassino J.-P., Ma D., Moll-Murata C. et Van Zanden J. L., « Wages, Prices and Living Standards in China, Japan, and Europe, 1738-1925 », disponible en ligne sur : <http://www.nuff.ox.ac.uk/Users/Allen/unpublished/allen%20et%20all%202007i(7-dp).pdf>. Leurs estimations des salaires agricoles en Chine sont, comme ils le notent, en fait très proches des miennes. Robert Allen, « Agricultural Productivity… », op. cit. (n. 10), suggère que les salaires de la basse vallée du Yangzijiang équivalaient à peu près aux salaires anglais à la mi-XVIIe siècle, p. 544, et que les paysans du delta étaient bien plus à l’aise que les ouvriers agricoles anglais à cette époque, p. 546.
40 Tilly C., « Demographic Origins of the European Proletariat », in Levine D., (ed.), Proletarianization and Family History, Orlando, Academic Press, 1984, p. 36, utilise une définition plutôt imprécise et en arrive à des chiffres encore plus élevés.
41 Calculs in Pomeranz K., « Standards of Living in Rural and Urban China : Preliminary Estimates for the Mid 18th and Early 20th Centuries », Communication à la session 77 du congrès de l’Association internationale d’histoire économique, Helsinki, 2006.
42 Allen R. et al., « Wages, Prices, and Living Standards », op. cit. (n. 39).
43 Mokyr J., The Gifts of Athena : Historical Origins of the Knowledge Economy, Princeton, Princeton University Press, 2004, et The Enlightened Economy : An Economic History of Britain, 1700-1850, New Haven, Yale University Press, 2010.
44 Par exemple, Landes D., The Unbound Prometheus : Technological change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge MA, Harvard University Press, 1969 ; Matthias P., « Who Unbound Prometheus ? Science and Technological change, 1600-1800 », in Musson A. E. (ed.), Science, Technology and Economic Growth in the Eighteenth Century, Londres, Methuen, 1972, p. 148-167.
45 Allen R., British Industrial Revolution, op. cit. (n. 8), p. 135-237.
46 Calculé à partir de données in Allen R., « Mr. Lockyer Meets the Index Number Problem : The Standard of Living in Canton and London in 1704 », juillet 2004, disponible en ligne sur : <http://www.iisg.nl/hpw/papers/allen.pdf>, téléchargé le 7 décembre 2008, p. 6 et 17.
47 Cf. Pomeranz K., « Le machinisme induit-il une discontinuité historique ? Industrialisation, modernité précoce et formes du changement économique dans l’histoire globale », in Beaujard P., Berger L. et Norel P. (éds), Histoire globale, mondialisations, capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 335-373.
48 O’Rourke K. et Williamson J., « Malthus to Ohlin, Trade Industrialisation, and Distribution since 1500 », Journal of Economic Growth, vol. 10, no 1, mars 2005, p. 18-22.
49 Ibid., p. 10.
50 Ibid., p. 22.
51 Pendant le XIXe siècle, les migrations nettes de Grande-Bretagne vers le monde non européen semblent se chiffrer à environ six millions de personnes, dont cinq entre 1871 et 1900. Pour le XVIIIe siècle, le chiffre – lorsque la population de base était plus faible et le coût de la traversée beaucoup plus élevé relativement aux revenus – se monte à 500 000. Pour les chiffres, cf. Mitchell B. R., British Historical Statistics, New York, Cambridge University Press, 1988, p. 76-79. L’effet sur la population totale a été sans doute plus important du fait que les descendants d’immigrés ont dépassé le nombre des migrants.
52 Rönnback K., « New and Old Peripheries », art. cit. (n. 23), p. 373-94.
Auteur
Professeur d’histoire, université de Californie, Irvine
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